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HISTOIRE DE L’ART
‘PE NT) AN T
LA RENAISSANCE
25935. — PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9
J
ENFANT JÉSUS ET LE PETIT SAINT JeAN-BaPTISTE. CaRTON DU TABLEAU DE MaDRID, PAR BeRNARDINO LuINI.
(Musée de l’Ecole des Beaux-Arts.)
HISTOIRE DE L'ART
‘TE NT) AN T
LA RENAISSANCE
MICHEL-ANGE
LE CORRÈGE - LES VENITIENS
OUVRAGE CONTENANT
QUATRE CENT SOIXANTE-SEIZE ILLUSTRATIONS INSÉRÉES DANS I.E TEXTE
TRENTE-DEUX PLANCHES EN NOIR OU EN C H R O MO T Y P O G R A P II I E
TIRÉES A PART
PAR
EUGENE MÜN T Z
MEMBRE DE L INSTITUT, CONSERVATEUR DES COLLECTIONS
de l'Ecole Nationale des Beaux-Arts
III
ITALIE
LA EIN DE LA RENAISSANCE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET (
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
jfTY CEMTES
Les Anges portant le corps de sainte Catherine.
Fresque de Bernardincf Luini. (Musée de Brera à Milan.)
INTRODUCTION
LA FIN DE LA RENAISSANCE. — LIMITES CHRONOLOGIQUES DU SUJET.
« Mot sacré de la Renaissance. »
(Michelet.)
lors même que la dernière phase de la Renaissance,
celle à laquelle est consacré le premier volume, ne
compterait pas tant de noms éclatants — Michel-Ange
et Jean Bologne, le Corrège, Luini, le Titien, Paul
Véronèse, le Tintoret, Serlio, Vignole, Palladio,
Benvenuto Cellini; — alors même qu’elle ne nous
réserverait pas tant de hautes jouissances, qu’elle ne
nous lerait pas pénétrer dans l’intimité de tant de nobles esprits, ne nous
ferait pas respirer une telle atmosphère de distinction, l’étude de cette
société tour à tour si passionnée et si recueillie, si voluptueuse et si éthérée,
serait faite pour captiver au même point l’historien et le penseur. Est-il une
époque qui soulève un plus grand nombre de problèmes et d’une nature plus
délicate? Et tout d’abord se pose à nous cette question palpitante : Que sont
devenus les germes pleins de promesses semés par Pétrarque et ses auxiliaires
à l’aurore des temps nouveaux? Quel a été le résultat final de cette vaste
tentative de réorganisation intellectuelle et morale, la plus considérable qui
ait été entreprise depuis le triomphe du christianisme et l’invasion des
Bar barcs? Quelles sont les conquêtes qui ont sombré dans l’épouvantable crise
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
que l’Italie traversa au xvic siècle, et quelles sont celles qui sont devenues
le patrimoine imprescriptible de notre civilisation moderne?
L’on ne saurait, même dans une histoire spéciale de l’art, trop insister sur
ce que l’on appelle aujourd’hui l’état d’âme d’une société. Pourquoi, en effet,
les productions de telle période nous captivent-elles plus que celles de telle
autre? Serait-ce parce que la mise en œuvre y est plus parfaite, l’invention
plus vigoureuse, le style plus châtié? En aucune façon : c’est parce qu’elles
traduisent des sentiments
plus sympathiques, plus
purs, plus nobles1. Or ici
la solidarité qui unit l’ar-
tiste à ses contemporains
éclate au grand jour : ou
bien cet artiste exprime
des sentiments qui lui
sont absolument person-
nels, et dans ce cas il reste
incompris et isolé; ou
bien ses créations vont au
but, et dans ce cas c’est
preuve qu’il y a commu-
nion intime entre lui et
son siècle. La conclusion
qui s’impose, c’est que
nous n’avons pas le droit
de nous montrer impla-
cables pour une société au sein de laquelle ont pris naissance les chefs-d’œuvre
d’un Corrège, d’un Titien, ou d’un Michel-Ange, la fraîcheur et la grâce
incarnées, une foi profonde, l’amour le plus ardent de la justice. Malgré les
apparences, une telle société a dû conserver un fonds de passions généreuses;
malgré ses faiblesses et ses crimes, une génération au milieu de laquelle de si
nobles esprits ont lutté et souffert, a droit â des trésors d’indulgence.
Mais, avant de reprendre par le détail tant de problèmes ardus, je dois
essayer de délimiter la période que j’embrasse sous le titre de Fin de la
Renaissance, ce magnifique automne qui, jusque dans l’extrême arrière-saison,
a porté tant de fruits délicieux2.
1. « Malheur », a dit d’Alembert, « aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que
pour les artistes! » ( Eloge de Montesquieu .)
2. Bibliographie : T. I, p. 49-50. — Burckhardt, le Cicérone, trad. franc. Paris, Didot,
INTRODUCTION.
Il est à peine nécessaire de déclarer que les divisions que j’ai adoptées
— les Primitifs, l’Age d’Or, la Fin de la Renaissance — répondent, avant
tout, aux étapes de l’art, et qu’il serait difficile d’y faire entrer les évolutions
de la littérature italienne, à plus forte raison de les faire coïncider avec les
révolutions politiques de la Péninsule.
Fidèle à la définition que j’ai donnée du mot Renaissance au début de ce
travail, je veux dire l’alliance de la tradition (en d’autres termes, l’antiquité
classique) avec l’initiative ou l’émotion (en d’autres termes, le réalisme), j’ai
le droit d’assigner pour
limites extrêmes à la Re-
naissance le moment où
l’accord entre ces deux
facteurs est rompu, de
même que j’ai pris pour
point de départ le moment
où cet accord a été conclu.
En effet, le propre de la
Renaissance, dans son sens
absolu, n’a pas été l’imita-
tion de l’antiquité; sinon,
il faudrait y englober les
efforts des artistes contem-
porains de Charlemagne ou
des artistes de la période
romane, tout comme ceux
de Louis David, d’Ingres,
de Canova et de Thorwaldsen. Sa marque distinctive n’a pas non plus été le
réalisme : je m’en suis expliqué ailleurs (t. I, p. q3) et ne cesserai de pro-
tester contre l’application du terme de Renaissance aux efforts de réalistes
tels que les grands artistes flamands de la fin du xive et du commencement
du xv" siècle, les Claux Sluter et les Van Eyck'. Faite de vie et de poésie, de
fraîcheur et de distinction, de conciliation et de mesure, la Renaissance
proprement dite, en un mot la Renaissance qui s’étend, pour l’Italie, du
1892. — Le même : Gcschichtc der Renaissance in Italien; édit. Holtzinger. Stuttgart, 1891. —
Springer, Bilder ans der neueren Kunstgeschichte, 2 * édit., Bonn, 1886, t. I, p. .827 et suiv. —
Ebe, die Spat-Renaissance. Kunstgeschichte der eiiropàischeu Laiuler von der Mitte des 16 bis {mu Ende
des 18 Jarhwiderts. Berlin, 1886. — Gurlitt, Gcschichtc des Barochstilcs in Italien. Stuttgart,
1887.
1 . « L exemple de Rabelais, si puissant et si baroque, nous montre, dit Burckhardt, ce
qu’eût été la Renaissance sans la forme et la beauté. »
La Sainte Famille de Doni.
Par Michel-Ange. (Musée des Offices.)
4
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
commencement du xve siècle jusque vers la fin du x\T, se détache avec une
netteté parfaite sur la période antérieure, parfois plus fougueuse, mais aussi
plus incorrecte, et sur la période suivante, plus troide et plus artificielle, avec
ses productions déparées par la facilité, non moins que par l’agitation.
La Renaissance n’avait pas éclaté partout à la même heure, comme un
complot préparé à tête reposée (qu’on se rappelle combien l’Ombrie, Venise,
le Piémont furent en retard sur la Toscane!); de même aussi, elle prolongea
son existence dans telle partie de l’Italie et même dans telle branche de l’art
plus longtemps que dans d’autres. Ne croyons pas toutefois qu’une règle fixe
ait présidé à ces écarts de chronologie et que les dernières appelées parmi les
Ecoles italiennes aient fatalement survécu à leurs aînées. L’exemple des Ecoles
ombrienne ou piémontaise, chez qui la Renaissance s’éteignit si rapidement,
pareille à un feu de paille, tandis que l’Ecole de peinture vénitienne prolongea
sa glorieuse carrière pendant plus de cent ans, prouve que le temps ne
compta pour rien, et que les conditions spéciales firent tout. Plus encore
qu’une question de chronologie, la fixation de la Renaissance est donc une
question de style et de mérite. Nous excluons sans hésiter tous les artistes qui,
cessant d’avoir de l’originalité, ou tout simplement de la fermeté, se laissent
aller à la déplorable facilité que l’on sait.
Le problème se simplifie en effet singulièrement si nous consentons à passer
condamnation sur la peinture florentine, une fois la génération à laquelle
appartenait Andrea del Sarto disparue, et si nous remontons vers le nord de
l’Italie, où des jouissances infinies nous attendent. Le domaine que nous
avons à parcourir est suffisamment vaste déjà. Aussi abandonnons-nous de
grand cœur à d’autres, plus courageux ou plus patients, le soin d’étudier la
dégénérescence et la déformation d’un style dont nous n’avons entendu cueillir
que la fleur.
Diane.
Fresque de Paul Véronèse à la villa Barbaro.
COSJs'iO ÎLOR-lbDVCI O PT
INVÎCTItf, I o 1 1 A N ‘ MED* rjL.I • ij
LIVRE I
ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS
.Vf*?'
GRAVÉ PAR ENEA VlCO.
Frontispice
Entrée de Charles-Quint à Bologne, d’après la gravure de llogenberg.
CHAPITRE I
I. LE PATRIOTISME ET L’ART. — LE COSMOPOLITISME, LE SENTIMENT NATIONAL
ET L’ESPRIT RÉGIONAL. — II. LE GOUVERNEMENT INTÉRIEUR.
I
our juger sainement l’Italie du xvie siècle, il faut nous rappeler
qu’autre chose est la grandeur militaire, l’énergie des caractères,
la pureté des moeurs, et autre chose l’essor littéraire ou artistique;
que, s’il a été donné à quelques nations privilégiées de réunir au
même moment toutes les supériorités, trop souvent les fleurs *
délicates de la civilisition s’épanouissent seulement après qu’un peuple,
renonçant à dominer par les armes, cherche à dominer par les arts de la
paix; que trop souvent la dissolution morale et le raffinement intellectuel
sont étroitement liés l’un à l’autre. Force nous est de choisir entre la matière
et l’intelligence, entre les générations dures, brutales, égoïstes, vivaces comme
les mauvaises herbes, et les générations qui sacrifient tout aux jouissances de
l’esprit.
Cette mission, en quelque sorte providentielle, de fournir à tour de rôle
un idéal aux contemporains et à la postérité, n’est-elle pas elle-même en contra-
diction avec les besoins égoïstes de la conservation et de la préservation?
Toute la question en effet est là : vaut-il mieux qu’une nation vive obscu-
rément, dans la pratique de toutes les vertus publiques et privées, ou bien
8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
qu’elle brille dans les hautes sphères de l’intelligence, qu’elle recule les
limites des connaissances, qu’elle élève et ennoblisse la vie d’un chacun pour
le plus grand bien et la plus grande gloire de l’humanité? en un mot, les
devoirs vis-à-vis de la civilisation ne comptent-ils pas autant que les efforts en
qui se résume, pour une race ou un peuple, ce que l’on appelle aujour-
d’hui la lutte pour l’existence?
Remercions et bénissons la nation qui, à travers tant d’éclipses, n’a pas
désespéré, qui a cru dans une civilisation plus parfaite, dans le progrès, le
résultat le plus clair, à coup sûr, des luttes d’ici-bas. Les méfaits des Ita-
liens du xvf siècle ne regardent que leur conscience, leurs erreurs poli-
tiques n’intéressent que leurs compatriotes et leurs descendants; mais leurs
écrits, leurs créations artistiques, leur idéal de poésie et de beauté, relèvent
du jugement de la postérité entière, dont ils lui assurent à jamais la
gratitude.
Tout ce qu’elle pouvait ambitionner de gloire, en dehors de la puissance
politique, il est certain que l’Italie l’avait alors : ses généraux et ses amiraux
gagnaient des batailles pour le compte de l’empereur, du roi de France, du
roi d’Espagne; ses ingénieurs militaires l’emportaient sur tous dans l’art de
fortifier les villes ou dans celui de les prendre, et ses ingénieurs civils dans
celui d’établir des voies de communication; ses médecins étaient appelés en
consultation jusqu’en Ecosse ou jusqu’en Turquie; ses savants enseignaient
dans les principales universités de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre.
Et quelle armée de littérateurs et d’artistes italiens dans toutes les cours
étrangères, architectes, peintres, sculpteurs, orfèvres, médailleurs, chanteurs,
comédiens! Le spectacle est le même que celui que nous offre la Grèce anti-
que : l’Europe entière, tributaire de la nation vaincue, qui prend sa revanche
dans l’exploitation des choses de l’esprit.
Cette radieuse expansion, cette conquête pacifique de l’Europe ne servent
qu’à faire mieux ressortir toutes les misères intérieures, l’impuissance politique,
l’abdication devant les Espagnols, qui s’installent, au nord, dans le duché de
Milan, au sud dans le royaume de Naples, et qui dirigent à leur gré le gouver-
nement des autres régions de la Péninsule. Comment le sentiment patriotique
s’est-il affaibli à ce point, comment tant de vivacité intellectuelle s’est-elle
alliée à tant d’indifférence pour l’autonomie et l’indépendance nationales?
Certains historiens, entre autres le très éloquent et très partial Sismondi,
me paraissent avoir pris l’effet pour la cause quand ils ont écrit que tous les
malheurs de l’Italie sont venus de la disparition de la liberté. Mais l’amour de
la liberté n’est-il pas précisément la marque distinctive de l’énergie des carac-
tères? Et cette énergie n’a-t-elle pas forcément diminué en raison même
de l’effort prodigieux déployé par les Italiens pendant tant de siècles? En un
mot, aux explications tirées de l’organisation politique, ne serait-il pas plus
LE SENTIMENT NATIONAL.
9
judicieux de substituer celles tirées de la physiologie ? Une génération faiblit
devant l’étranger ou se plie aux volontés d’un tyran parce que celles qui l’ont
précédée ont épuisé la provision de vitalité départie à chaque peuple.
L’adoption de tel ou tel principe de gouvernement n’a qu’une action rela-
tive sur les destinées d’un peuple : son état de santé, son degré de jeunesse,
de maturité ou de vieillesse, voilà où réside le secret de ses exploits ou de ses
défaillances. De même
que la première maladie
venue mord plus cruel-
lement sur un corps
fatigué et épuisé, de
même cet immense
corps qui s’appelle une
société, cet être collec-
tif dont il faudrait étu-
dier les déformations
comme on étudie celles
du cerveau de tel ou tel
patient, finit par aller
à la dérive sous l’action
du souffle le plus léger.
Telle égratignure, qu’un
homme bien portant
peut impunément trai-
ter par le mépris, de-
vient chez les anémiques
une cause de décompo-
sition; tel remède se
change en poison, telle
défaite accidentelle, dont
une nation jeune se re-
lève comme d’un faux pas, entraîne une décadence irrémédiable chez une
nation vieillie. Divisée, l’Italie du xif ou du xiiL siècle l’avait été autant que
l’Italie du x\T siècle; pourquoi l’une a-t-elle repoussé les envahisseurs, tandis
que l’autre les a subis! Uniquement parce que les ressorts étaient aussi
tendus à l’époque de Frédéric Barberousse et de Frédéric II qu’ils étaient
relâchés au temps de Charles-Quint.
L’effet de l’âge, si je puis ainsi m’exprimer, sur l’état physiologique et
psychologique de l’Italie une fois constaté, une série de phénomènes s’expli-
quent avec une netteté parfaite. Nous comprenons enfin pourquoi, chez cette
nation parvenue à la maturité, la réflexion l’emporte sur les facultés sensi-
tives et imaginatives qui s’étaient incarnées dans le moyen âge, et pourquoi
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 2
Un général italien au xvi” siècle.
Buste de Julien de Médicis, par Michel-Ange.
(Sacristie de l’église Saint-Laurent à Florence.)
10
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
la Renaissance marque l’avènement de la raison, de la « Déesse Raison ».
L’Italie pèse et calcule, au lieu de suivre, comme les nations jeunes, les
impulsions du cœur, les élans de l’imagination. Quel élément artificiel et
desséchant ne s’introduit pas ainsi dans un organisme si vivant naguère! C’est
comme si l’on voulait taire abstraction du corps pour ne tenir compte que de
l’esprit. Générosité et héroïsme, saintes ardeurs de la jeunesse, amour même,
autant de passions subordonnées aux tacultés critiques. Cette loi se vérifie en
d’infinies applications : l’égoïsme se substitue au patriotisme, la prudence à
l'inspiration, les artifices de la diplomatie aux résolutions viriles. Cédant à la
force, tout en conservant le droit de juger
leurs vainqueurs, les Italiens prennent l’habi-
tude de préférer les réalités aux principes, de
tout rapporter aux intérêts du jour, de juger
froidement, au lieu d’agir par sentiment.
Même vis-à-vis des obligations les plus sacrées,
ils en viennent à faire par intérêt ou par glo-
riole ce qu’ils faisaient auparavant par devoir.
Il arrive ainsi fréquemment dans l’histoire
que les peuples les plus faibles au point de
vue physique déploient au point de vue in-
tellectuel les facultés les plus subtiles. C’est
un entraînement et une sélection, analogues
aux phénomènes que l’on observe dans le
règne animal ou végétal. Les Italiens y attei-
gnirent à une rare virtuosité. Au fur et à me-
sure que leur puissance déclinait, les qualités
correspondant à leur faiblesse se développaient.
On a prétendu que l'Italie de la Renaissance était dominée par l’idée d’art'.
C’est une confusion : ce que l’on appelle ici art, n’a rien à voir avec les
beaux-arts; c’est en réalité le triomphe de la logique, la perfection, raisonnée
en toutes ses parties, qu’un souverain donne à l’organisation de ses Ltats, un
général à l’élaboration d’un plan de campagne, un savant à la solution d’un
problème, bref l’idéal propre à tous les ouvriers de la pensée. De tels résultats
supposent forcément la surexcitation cérébrale ; mais depuis quand l’art propre-
ment dit constitue-t-il l’unique manifestation de l’activité intellectuelle?
Substituons donc le mot raison au mot art, et nous serons dans la vérité.
Rien de plus instructif à cet égard que l’évolution du génie italien. Le
courage, la vaillance, la virilité, qui font défaut lorsqu’il s'agit de combattre
l’étranger, se sont transformés; ils n’ont pas disparu. A l’impétuosité s’est
substituée la science militaire. Les généraux italiens, qui, placés à la tête de
Portrait de Ferd. de Gonzague,
prince de Guastalla.
D’après les Imagines. (Venise, 1569.)
1. Symonds, ‘Renaissance in Itaiy, t. III, p. i-5.
LE SENTIMENT NATIONAL.
1 1
troupes italiennes, n’eussent pu que difficilement affronter les Français ou les
Espagnols, révèlent des qualités transcendantes toutes les fois qu’ils com-
mandent des troupes étrangères. Il suffit de rappeler les exploits du marquis
de Pescaire, le vainqueur de Pavie; de Jean des Bandes Noires, dont les
régiments, entrés au service de la France, conservèrent jusqu’au xvne siècle
leur renom d’intrépidité; du maréchal de Strozzi1, un autre allié de Fran-
çois Ier; de Louis de Gonzague, duc de Nevers; puis des généraux de Charles-
Quint, Ferd. de Gonzague ( 1 5o6-i 557), Alexandre Farnèse (f 1692), le mar-
quis de Spinola, « l’espouvante des Pays-Bas », comme l’appelle Brantôme, ou
encore d’amiraux tels qu’André Doria et
Marc-Antoine Colonna, un des vainqueurs
de Lépante. Aussi Brantôme n’a-t-il pas
hésité, dans ses Vies des grands Capitaines
étrangers , à placer « les braves Italiens »
à côté des « braves Espagnols ou Alle-
mands ». En réalité, l’esprit des « condot-
tieri » d’autrefois (voy. t. II, p. 7-8) revi-
vait dans leurs descendants du xvE siècle,
et ceux-ci le transmirent à leurs successeurs
allemands ou français du siècle suivant, les
Mansfeld, les ducs de Lorraine, en attendant
que le génie militaire de l’Italie trouvât sa
suprême incarnation dans le plus grand des
capitaines de tous les pays et de tous les
temps, Napoléon F L
Descendons d’un degré : attachons-nous
non plus à la conduite des batailles, mais aux luttes individuelles : ici encore
l’adresse prend la place de la force ou de l’impétuosité : l’art de l’escrime est
littéralement renouvelé par les Italiens, qui y atteignent à une virtuosité rare2.
1 . L’antiquité intervenait parfois, d’une façon fort inattendue, aussi bien dans les combinai-
sons militaires de Strozzi que dans celles de Machiavel. L’un se flattait de jeter au-devant de
l’étranger des légions formées sur l’ordonnance de celles de Brutus et qui, avec la courte
épée, se précipiteraient sur l’artillerie des Barbares. L’autre s’amusait à traduire en grec les
Commentaires de César, s’exposant ainsi au reproche « de s’amuser trop à pratiquer ce qu’il
lisait dans les histoires; car autres modes, autres formes de guerre, sont aujourd’huy
qu’alors ». Brantôme, en rapportant le lait, prend la défense de Strozzi ( Œuvres complètes, édit.
Lalanne, t. Il, p. 240-241).
2. « On sait que Léonard de Vinci excellait dans ce genre d’exercices et qu’il composa une
série de dessins destinés à l’illustration du traité d’Alessandro Borro. Les ouvrages de Marozzo
( 1 536), des Milanais Camillo Agrippa (1 53l) et Grassi (1570), de Viggiani ( 1 57.5), répandirent
au loin la réputation des maîtres d’armes italiens. Vers la fin du xvie siècle encore l’Italie pas-
sait pour la patrie par excellence de l’escrime : Montaigne laissa son frère à Rome pour six
mois afin qu’il y apprît cet art à fond. (Voyage, édit. d’Ancona, p. 4 65, 533.) — Voir aussi
l’article Escrime de M. Maindron dans la Grande Encyclopédie.)
Portrait d’André Doria.
D’après les Imagines. (Venise, r 56ç.)
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Malheureusement pour l’Italie, sa situation, déjà si périlleuse, de nation
riche, épicurienne et divisée, proie facile à saisir par des voisins puissants,
se compliquait d’une foule d’autres éléments de faiblesse. Que le lecteur me
pardonne d’y insister : je le fais uniquement pour dégager la responsabilité
de la Renaissance, de ce principe fécond dont les historiens mes prédécesseurs,
le calviniste genevois Sismondi aussi bien que le catholique Cantù, ont fait
le bouc émissaire de toutes
les déchéances de l’Italie.
Ici, grâce aux pénétrantes
recherches d’Edgar Qui-
net, ma tâche est singu-
lièrement simplifiée : l’au-
teur des Révolutions d’Italie
a établi que ces malheurs
avaient leur origine dans
le principe byzantin et cé-
sarien qui avait ouvert la
Péninsule aux perpétuelles
invasions de l’étranger,
non moins que dans l’il-
lusion des partis, qui de-
mandaient l’autorité à un
passé incapable de re-
naître, et dans la guerre
des classes. A ces facteurs,
Quinet, reprenant la thèse
de Machiavel, ajoute l’in-
fluence de Rome, qui,
« en devenant la tête de
la chrétienté, avait dû
renoncer â être la tête de
l’Italie, et qui s’était également opposée à l’établissement d une monarchie
unique et d’une fédération ». Le cosmopolitisme, cette réminiscence de la
monarchie universelle des anciens Romains, n était-il pas 1 essence même
de la Papauté, qui, à ce moment même, réunit si souvent 1 Europe catho-
lique en de solennelles assises (conciles de Pise, de Constance, de Florence,
de Bâle, de Latran et finalement de Trente)? Ce cosmopolitisme, ajoute
l’historien français, ne tarda pas à devenir l’idéal de l’Italie, qui, « ayant à
choisir entre la patrie et le monde, mit tout son effort à s effacer elle-même,
à s’ensevelir, pour ne laisser subsister en elle que le génie de 1 humanité ».
Mais il y a autre chose encore : il y a ce que l’on pourrait appeler la défor-
mation du patriotisme, je veux dire 1 esprit municipal, le patriotisme de
LE SENTIMENT NATIONAL.
Io
clocher. En armant dès le xiT siècle les villes et, qui pis est, les concitoyens
les uns contre les autres, en les portant à tout instant à invoquer le secours
Tournoi organisé en i565 dans la cour du Belvédère au Vatican.
(D’après la gravure de Dupérac.)
de 1 étranger, ce particularisme à outrance ne pouvait manquer de préparer
1 asservissement de la patrie commune. Comme le siège de Sienne, pour ne
citer que cet exemple, nous fait toucher au doigt et la force et la plaie de
M
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
l’Italie! Cette même ville qui lutta avec l’énergie du désespoir contre l’oppres-
sion florentine, n’avait-elle pas accepté à plusieurs reprises, sans résistance
aucune, une garnison espagnole envoyée par Charles-Quint?
Mais l’Italie était-elle alors le seul pays où le sentiment national fût affaibli
à ce point? Les électeurs du Saint-Empire germanique n’avaient-ils pas hésité
entre deux compétiteurs étrangers, François Ier et
Charles-Quint, et n’avaient-ils pas fini par élire ce
dernier, le représentant par excellence de l’interna-
tionalisme, Espagnol, Bourguignon, Flamand, poul-
ie moins autant qu’ Allemand. En France, en Angle-
terre, les partis religieux ne firent-ils pas sans cesse
appel aux pires ennemis de la patrie, les Espagnols?
Une bonne moitié des Pays-Bas ne subit-elle pas,
jusqu’à la fin du siècle dernier, la domination his-
pano-autrichienne? Et même, si, élevant la question
plus haut, nous envisageons, non plus seulement la
communauté de race, ou la communauté de langue,
ou la communauté de régime politique, qui consti-
tuent une nationalité, mais la communauté des inté-
rêts qui constituent une civilisation; en un mot,
si, laissant de côté pour un instant l’Italie avec ses
confins naturels ou artificiels, nous envisageons
l’Europe entière — latine, germanique, slave, —
bref, l’Europe unifiée par le christianisme, quel
spectacle n’offre-t-elle pas! Au lieu de s’unir dans
un effort décisif contre le Turc, combien de princes
chrétiens ne pactisèrent pas avec l’ennemi commun
de notre civilisation européenne !
Eh bien, après avoir scrupuleusement pesé le poul-
et le contre, je ne crains pas de l’affirmer : l’Italie
ne fit pas plus que ses voisines, mais elle fut plus
coupable parce qu’elle savait, parce qu’elle avait
conscience de ses actes, parce qu’elle avait goûté le fruit de l’arbre du bien
et du mal. D’innombrables témoignages nous apprennent qu’après un temps
d’incertitude (voy. t. II, p. io-ii) les yeux s’ouvrirent. A partir du second
quart du xvf siècle, à partir des luttes entre François I"' et Charles-Quint,
nul doute ne subsista sur la solidarité qui unissait les unes aux autres les dif-
férentes provinces. Dès lors l’Italie avait la même conception que le xix1' siècle
de ce composé complexe qui s’appelle une nationalité, de ce composé qui
change selon que l’ethnographie et la langue, les croyances religieuses et la
forme de gouvernement, les éléments permanents et les éléments historiques,
le climat et les moeurs, y interviennent pour une part plus ou moins consi-
Armes italiennes imitées de l'antique
D'après la gravure
publiée par Lafreri en i55o.
LE SENTIMENT NATIONAL.
i5
dérable. Plus d’un effort tut tenté dès lors pour retaire l’Italie une et forte que
Machiavel avait si nettement définie trois siècles et demi avant Mazzini :
tantôt ce fut le chancelier milanais Morone, tantôt Clément VII ou Paul IV,
ou encore le Lucquois Fr. Burlamacchi, qui essayèrent de secouer le joug espa-
gnol. Mais que pouvaient ces tentatives isolées devant l’indifférence des masses?
Le sentiment de la solidarité nationale n’est
CeS^v
attribué à
pas moins net dans la ée natlonal de Fl0'eïlL littérature. Si quel-
ques écrivains encensèrent les oppresseurs étrangers
ou flottèrent entre Charles-Quint et François P 1 , l’immense majorité de ceux
qui avaient 1 honneur de tenir une plume exprimèrent en termes émus la
douleur que leur causait la déchéance de leur patrie1. Les protestations — tel
I. On pourrait multiplier à l’infini ces témoignages; quelques exemples suffiront. Ici, c’est
le Lucquois Guidicci qui déplore le sort de l’Italie, misérable esclave, n’attendant aucune fin
aux outrages que lui font endurer l’Allemand et l’ibère (Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII,
p .222). Là, ce sont les cardinaux qui gémissent sur la « povera Italia » (i53p. Lellerc di Principi,
t. III, f,a 160 v", 167). Parlant des formules de politesse, délia Casa, dans son Galateo, déclare
i6
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
est le reproche que nous leur adressons — n’ont pas été assez unanimes, ces
plaintes ont comporté une trop forte dose de résignation : c’est que l’Italie,
qui avait mis sa gloire à exceller dans les arts de la paix, trouvait de ce côté
de trop amples compensations à son abaissement militaire et politique. « Se
sentant la reine du monde par la pensée, même abattue sous les pas de
l’ennemi, elle ne sentait pas — d’après le mot de Quinet — le généreux
désespoir qui accomplit des miracles. »
On a rapproché la situation de la cour de Weimar pendant les guerres du
Premier Empire de celle des cours italiennes au milieu des luttes entre Français,
Casque italien du xvi* siècle.
D’après une faïence de Deruta. (Musée du Louvre.)
Chez les poètes, les lamentations sur les
commun.
Allemands et Espagnols; Herder,
Wieland, Goethe et Schiller ne
créaient-ils pas leurs chefs-d’œuvre,
comme jadis Léonard, Michel-Ange
et Raphaël, pendant que les armées
ennemies occupaient leur patrie ? Mais
tandis qu’en Allemagne la poésie et
la philosophie finirent par servir de
drapeau à l’indépendance nationale,
en Italie à peine si elles jetèrent
quelques fleurs sur un tombeau qui
demeura fermé pendant trois siècles1.
que l'Italie, devenue misérable, abaissée et
avilie, n’a eu d’accroissement et d’honneur
que dans les paroles vaines et les titres su-
perflus. (Édit. Sonzogno, p. 32.)
lalheurs de la patrie sont devenues un lieu
Ausonia felix, en quo discordia priscam
Virtutem et mundi imperium perduxit avitum. (Fracastor.)
Particulièrement éloquente est la protestation de Sabba da Castiglione, dans ses Ricoidi .
« Je parle de l’ancienne Italie, dont le nom tameux est encore un objet d amour, de îespect
et de terreur ; je ne parle pas de la misérable Italie moderne qui n est que 1 ombre de lautie,
qui n’a gardé de l'Italie que le nom, qui n’est qu'une proie jetée à 1 univers, une vile chouette
plumée par le premier oiseau venu; une fille effrontée, une infante courtisane, 1 oppiobre
des nations, jadis la reine du monde par ses vertus, aujourd’hui l’esclave des plus vils par ses
vices. O puissance, ô force, ô violence de la sainte vérité, que d infamies tu m obliges à dite a
ma chère patrie, mon doux nid, où je suis né, où j’ai reposé, où j ai grandi! Put donne-moi,
douce patrie, sois patiente; la vérité est plus forte que l’affection, n’importe! Je veux mainte-
nant, comme ton fils ému de tendresse, panser un peu tes blessures profondes et consoler tes
ruines. »(Ricordi, x 555, § 82. Cf. Bonnaffé : Sabba da Castiglione, p. ô.)
Des femmes trouvent de nobles accents pour pleurer les malheurs de leur patrie ou pour
exciter le courage de ses défenseurs. Veronica Gambara supplie Charles-Quint et François I"
de s’unir contre l’ennemi commun le Turc; elle exhorte les Florentins, pendant le siège de 1Ô20,
a combattre pour sauver leur liberté. Ailleurs, elle invoque l’assistance de Clément VII pour
mettre fin aux malheurs d’ « Italia mia ».
I. Quinet, les Révolutions d’Italie.
LE SENTIMENT NATIONAL.
1 7
Et cependant, même sur ce terrain, pour peu que nous changions de place
notre objectif, pour peu que nous considérions, non plus le sentiment national,
mais le patriotisme régional, quel esprit de sacrifice, que de traits d'héroïsme,
quelle unanimité dans l’attaque ou la résistance ne s’offrent pas à nous! Le siège
de Florence, celui de Sienne, les luttes des Vénitiens contre les Turcs, montrent
qu’il restait encore des trésors de vertus civiques et d’énergie. Ces dernières
convulsions de l’indépendance ont une grandeur épique : dans la guerre
autour de Sienne, qui dura près de trois ans, de 1 553 à 1 555, outre des géné-
raux de la taille du marquis de Marignan, du maréchal de Strozzi et de Biaise
de Montluc, on voit intervenir à chaque instant, non seulement les armées de
Médaille du marquis de Marignan,
par Pietro Paolo Romano.
Médaille du maréchal de Strozzi,
par un anonyme italien.
François Ier, mais encore celles de Soliman. Et quelle abnégation chez une
population condamnée, jusque chez les femmes! Ecoutons Montluc, qui
dirigea cette défense glorieuse et l’immortalisa en son vivant et pittoresque
langage gascon : « Tous ces pauvres habitans, sans monstrer nul desplaisir ny
regret de la ruyne de leurs maisons, mirent les premiers la main à l’œuvre;
chacun accourt à la besogne. Il ne fut jamais qu’il n’y eust plus de quatre
mil âmes au travail; et me fut monstré par des gentils-hommes sienois, un
grand nombre de gentils-femmes portans des paniers sur leur teste pleins de
terre. Il ne sera jamais, dames sienoises, que je n’immortalize vostre nom
tant que le livre de Montluc vivra : car à la vérité vous estes dignes d'immor-
telle louange, si jamais femmes le furent. »
Quelque vingt-cinq ans plus tard, les Siennois conservaient encore pieu-
sement le culte de la nation qui les avait secourus dans cette crise suprême.
« Aus terres de ce duc, — c’est Montaigne qui parle — on meintient la
mémoire des François en si grande affection, qu’on ne leur en faict guiere
souvenir que les larmes ne leur en viennent aux yeux, la guerre mêmes
leur semblant plus douce, avec quelque forme de liberté, que la paix qu’ils (sic)
jouissent sous la tyrannie1. »
i. Voyage, édit. d’Ancona, p. 187.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
Io
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Plus encore qu à Florence ou à Sienne, le patriotisme éclate à Venise.
Quelle cohésion dans les sentiments de la cité entière, que d’actes de courage
et d héroïsme ! Ce fut une lutte de tous les instants, soutenue avec une mâle
confiance ou avec 1 énergie du désespoir, contre le flot montant du mahomé-
tisme. La ligue de Bologne (i52q) lui ayant rendu la liberté de ses mouve-
ments du côté de la chrétienté, Venise concentre ses efforts sur l’Orient; une
première guerre avec Soli-
man dure de 1 53 7 à i5qo;
nouvelle guerre de 1669
à i573, féconde en traits
pathétiques : une dame de
Nicosia, Bellisandra Mara-
veggia, mettant le feu aux
galères, pour ne pas tomber
vivante entre les mains des
ennemis; Famagouste ré-
sistant jusqu’à épuisement
des dernières provisions,
son gouverneur Marcanto-
nio Bragadin écorché vif
par les Turcs; puis en
1071 la grande victoire de
Lépante.
Au wii" siècle encore,
les actions d’éclat contre
les Turcs abondent : il
suffit de rappeler les deux
victoires des Dardanelles,
la délense de Candie, la
conquête de Sainte-Maure,
de la Morée et de Scio.
Malgré l'affaiblissement graduel, on est en droit de proclamer avec H. Taine
que « le sentiment de la patrie, tout ce que fait ou soutient la grande vie
de l’âme, subsiste ici, pendant que, dans toute la presqu’île, la conquête
étrangère, l’oppression cléricale, l’inertie voluptueuse ou académique réduisent
l’homme aux moeurs d’antichambre, aux subtilités du dilettantisme et au
bavardage des sonnets' ».
Avions-nous tort de chercher, au delà ou au-dessous de l’Italie dépeinte
par les historiens de l’école dogmatique, les couches profondes où tant de
cœurs généreux battirent jusqu’à l’extrême limite de la Renaissance!
I. Voyage eu Italie, t. II, p. 322-323.
LE SENTIMENT NATIONAL.
Il nous reste à examiner quelle influence les révolutions politiques de l’Italie
ont exercée sur les destinées de l’art.
Nous avons la joie de constater, dès le principe, que, malgré tant de cala-
mités, l’ardeur des Italiens pour les manifestations de la beauté ne s’affaiblit
pas : même dans les provinces les plus éprouvées, telles que le Milanais, églises
et palais continuèrent
de surgir comme par
enchantement : au lieu
de répéter avec le poète
antique que « l’art est
une très faible puissance
auprès de la nécessité1 »,
ou, avec Sebastiano del
Piombo, que c’est le
moment de songer aux
« armi », non aux « mar-
nai » (lettre de 1 5^5 à
Michel-Ange), ils se
fortifient dans leur foi;
ne pouvant vaincre par
le fer, ils s’efforcent de
vaincre par l’esprit. Les
épreuves par lesquelles
ils ont passé, aucune
puissance humaine n’au-
rait pu les écarter : féli-
citons-les d’avoir su
garder leur sérénité et
leur culte de l’idéal là
où bien d’autres nations
se seraient laissées aller
à l’abattement.
Les oppresseurs mê-
mes de l’Italie furent
gagnés par cette contagion. On sait si Charles-Quint se laissa vaincre en
ardeur ou en libéralité! Il n’y eut pas jusqu’aux vice-rois espagnols de
Naples qui ne fissent parfois taire la cupidité en faveur de la vanité et
n’ambitionnassent d’attacher leur nom à quelque page monumentale. Les
œuvres d’art jouaient un rôle même dans les négociations diplomatiques.
Les princes italiens frisaient leur cour à Charles-Quint aussi bien qu’à
Armes italiennes du xvi” siècle. Épée. (Collection Spitzer.)
1 . Eschyle, Prométhée.
20
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
François Ier en leur offrant des toiles ou des marbres signés de noms fameux.
D’autre part, le sentiment national conserva assez de puissance pour laisser
aux artistes la confiance dans leur pays et la foi dans l’Ecole qu’ils repré-
sentaient1; l’expansion intellectuelle de l’Italie progressa en raison inverse
de ses mutilations territo-
riales : l’Europe entière fut
sa tributaire. Oh! s’ils
avaient tenu compte des
goûts de leurs oppresseurs,
s’ils leur avaient Dit des
concessions, leur talent ou
leur prestige eût pu en
être amoindri. Mais, sûrs
d’eux-mêmes comme ils
l’étaient, ils maintinrent
partout leur manière de
voir. Le Titien, appelé à
Augsbourg pour y pour-
traire les personnages de
la suite de Charles-Quint,
ne songea pas un instant
à changer sa manière pour
plaire à ses clients étran-
gers, pas plus que le llos-
so, le Primatice ou Nie.
dell’Abbate ne modifièrent
leur style à Fontainebleau.
On les avait appelés comme
Italiens, Italiens ils res-
tèrent.
Les luttes et les crises
politiques eurent cepen-
dant leur contre-coup dans
l’art. Sous la pression trop
immédiate des événements, les artistes, perdant la force d’abstraction dont
avaient fait preuve leurs devanciers (voy. t. Il, p. 14-19), entrèrent en
communion plus intime avec leurs contemporains; ils représentèrent les
Armes italiennes du xvr siècle.
Cuissard. (Collection Spitzer.)
1. Disons, à l’honneur des artistes, qu’ils servirent leur patrie du mieux qu’ils purent :
Michel-Ange, Ant. de San Gallo, Michel San Micheli, le Siennois Giorgio di Giovanni, qui
fortifia Montalcino, se signalèrent comme ingénieurs militaires, tandis que Balth. Peruzzi, par
une inspiration qui l’honore, refusa de se joindre à l’armée qui assiégeait Florence, parce que
sa famille était originaire de cette ville. D’autres, tels que Cellini et Raffaello da Montelupo,
prirent une part brillante à la défense de Rome pendant le siège de 1 5 2 p .
LE SENTIMENT NATIONAL.
21
événements, non plus à travers un voile ou un prisme, mais dans leur
réalité; je dirais dans leur brutalité, s’il était admissible qu’une génération
aussi raffinée ait pu se montrer brutale; bref ils redevinrent réalistes, du
moins quant au choix des sujets1.
La division en une dizaine d’Etats indépendants les uns des autres, — Sicile,
royaume de Naples, Etats Romains, Toscane,
duchés de Ferrare, de Mantoue, de Parme, Répu-
bliques de Venise, de Lucques, de Gènes, duchés
i. L’Arioste, qui ne péchait point cependant par excès de
patriotisme, n’est pas éloigné de reprocher aux artistes leur
détachement à l’égard des événements contemporains. Dans
le chant xxxm, où il décrit les peintures de la Roche de
Tristan, il propose à leur émulation une série de sujets ayant
trait aux guerres d’Italie : les campagnes de Pépin et de Char-
lemagne, celles de Charles d’Anjou, de Charles VIII, la
trahison de l’infidèle Helvétien, les luttes de Louis XII et
de François I,r.
A partir du second tiers du siècle, les illustrations des
batailles, des sièges, des triomphes, abondent, notamment
à Venise. Le Titien peint, au palais des Doges, la Bataille
de Cadore (i53p), et Palma Giovane une allégorie de la Ligue
de Cambrai (Venise sur le lion ailé bravant l’Europe assise sur
un taureau). D’innombrables autres peintures du même palais
retracent les fastes vénitiens et y forment comme un vaste
album patriotique.
A Rome, l’orfèvre milanais Crivelli orna la façade de
sa maison de bas-reliefs représentant
Cbarles-Ouint baisant la mille de Paul III
et Paul III réconciliant Cbarles-Ouint
avec François P'à
L'Expédition de Cbarles-Ouint contre
Tunis forme le sujet d’une fresque de
F. Zuccheri dans la salle Royale au
Vatican ; le Couronnement de Cbarles-
Ouint sert d’illustration à un plat du
musée de Bologne (Darcel, Notice des
Fayences peintes, p. 65).
La Bataille de Lépante est illustrée
par le Titien dans une composition allégorique (conservée au musée de Madrid); par And.
Vicentino, dans une peinture de la salle du Scrutin, au palais des Doges; par Vasari, dans une
fresque de la salle Royale au Vatican.
Pour une époque ayant le sentiment plastique si développé, il suffit, si la vitalité de tel ou
tel genre est épuisée, que l’on se rejette sur d’autres branches, moins importantes, pour y
découvrir de la fraîcheur et de la sève. Ce qu’avaient à peine tenté les orgueilleux peintres de
fresques, les humbles céramistes d’Urbin le réalisèrent. Honneur aux Xanto Avelli, aux Orazio
Fontana! Grâce à eux, nous possédons une longue série de faïences qui retracent les malheurs
de leur patrie. Ici, c’est une femme demi-nue, blessée, s’appuyant sur un bouclier, en avant
de deux personnages qui pleurent. « Di tua discordia, Italia, il premio hor liai, 1 536 » (de tes
discordes, ô Italie, tu as maintenant le prix), telle est l’inscription émue qui commente cette
scène (coupe du musée de South-Kensington). Là, un homme à double tête d’aigle s’apprête
a poignarder une femme renversée à terre, tandis qu'un second personnage, le casque en tête,
Armes italiennes du xvi* siècle.
Poire à poudre. (Collection Spitzer.)
22
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de Milan et du Piémont, — mettait en toutes choses une diversité extrême,
nullement comparable à la centralisation qui dominait dès lors en France,
en Espagne, en Angleterre, en Allemagne. Cette diversité éclata, jusqu’à
l’extrême limite de la Renaissance, dans les dialectes, les mœurs, les modes,
les Écoles d’art. A ce point de vue du moins, tout ne fut pas désastre. Autant
de capitales, autant de centres intellectuels.
Il n’est pas une province qui n’ait eu à son heure sa phase d’éclat : la
Toscane avait donné le signal; Venise, le Piémont et le royaume de Naples
jetèrent la dernière lueur.
Ajoutons que, malgré l’intensité du patriotisme local, le cosmopolitisme le
plus large ne cessa de régner toutes les fois qu’il s’agissait d’art : Rome et
Naples accueillent indistinctement les représentants du Nord et du Sud.
A Venise, un Florentin, Jacopo Sansovino, devient le surintendant et comme
le grand-vizir des beaux-arts. A Mantoue, Jules Romain et, à Rome, Michel-
Ange, conquièrent une situation non moins considérable que celle que San-
sovino occupe à Venise. Gênes doit ses principaux embellissements au Flo-
rentin Perino del Vaga et au Pérusin Alessi. A Florence même, que d’hôtes
étrangers : le Vénitien Bat. Franco, les Zuccheri, originaires du duché d’Urbin,
l’Ombrien Vinc. Danti; puis une légion de Flamands, Jean Bologne, le Stra-
dan, Sustris, Pierre Candido! Plus que jamais on mettait en pratique cet axiome
que l’art n’a point de patrie.
II
Les luttes dont la Haute-Italie fut le théâtre ne causèrent aux habitants —
on peut l’affirmer d’une manière générale — que des souffrances passagères
(de 1 559 à 1624 la paix ne lut d’ailleurs plus troublée); d’autre part, les con-
séquences de la domination étrangère, tant à Milan qu’à Naples, ne se firent
sentir qu’à la longue. Bien autrement importantes au point de vue de leur
action sur la Renaissance furent les révolutions intérieures : la substitution
de la monarchie à la démocratie, et celle de l’autorité d’un seul au concours
le sabre au côté, la dépouille de son manteau. Plus loin, s’avance Neptune armé d’un trident.
La scène se passe au pied d’une statue d’Apollon, copiée sur celle de YEcole d’Athènes (plat de
l’École de Xanto, avec la date 1 53 1 , au musée du Louvre). Ailleurs, l’Italie apparaît sous la
figure d’une femme éplorée, en compagnie de deux enfants, dont l’un brandit une épée et
l’autre agite les torches de la discorde. La figure est tirée du Massacre des Innocents de Baccio
Bandinelli ; au revers l’inscription : « Era l’arme el fuoco stei dal xx al xxx. Italia, 1 53 1 » (musée
du Louvre, collection Campana. Catalogue de 1862, n° 112). Au musée de Saint-Pétersbourg,
un plat de 1540, attribué à Orazio Fontana (ancienne collection Basilewski, n° 406), nous
montre une femme tenant deux clefs en sautoir (la Papauté); près d’elle, un homme, tenant
un aigle (l’Empire), qui poignarde une autre femme, renversée à terre, tandis que, au centre,
se passent des scènes de ravissement et de violence. Deux personnages empruntés à YEcole
d’Athènes de Raphaël, l’un portant un coq perché sur son cou (la France), regardent cette
scène, etc. (Cf. Darcel, Notice des Favences peintes, p. 101, 198).
LA POLITIQUE INTERIEURE.
2.3
fécond d’une population entière, la disparition des Républiques de Florence
et de Sienne. Ce fut un miracle si Venise, Gênes et le minuscule Etat de
Lucques conservèrent leur autonomie.
En regard de l’invincible besoin de repos qui s’est emparé dès lors de la
majorité de la nation, placez maintenant le déchaînement de toutes les pas-
sions, — ambition, orgueil, luxure, cruauté, — tel qu’il s’incarne dans les
Médicis ou les Farnèse, ou encore la savante tyrannie des Républiques, — leur
système d’espionnage, leurs mesures draconiennes, le triomphe de la raison
d’Etat, — et vous comprendrez comment de tels conflits aboutirent à un
affaissement complet, un affaissement qui a duré plus de deux siècles1. De tout
temps, les Italiens s’étaient signalés par la violence de leur caractère; le
sentiment de l’individualisme porté à son apogée, les révolutions intérieures
non moins que l’oppression étrangère y ajoutèrent l’agitation et l’irritabilité,
symptômes qui, dans les maladies mentales, précèdent la paralysie générale.
Les idées de justice et de liberté devaient fatalement sombrer dans un tel
chaos. Si le cynique Machiavel, en invoquant la force et en formulant la
théorie du despotisme, — d’un despotisme intelligent, — avait du moins eu
en vue la constitution d’une Italie libre du joug étranger, quel principe pou-
vaient invoquer les souverains qui donnèrent l’exemple de tant de scandales
et de tant de crimes? Pendant un temps, la liberté ou la fortune des par-
ticuliers furent à la merci des tyrans; des lois d’exception remplacèrent les
garanties que la justice assure en temps normal aux citoyens; à Florence
notamment, des magistrats à la dévotion de Cosme Itr jugeaient sans scrupules
dans le sens que leur indiquait le maître.
En d’autres temps, les entreprises de quelques ambitieux ou audacieux
eussent rapidement échoué devant une opposition unanime. Mais le dévelop-
pement de la richesse avait engendré l’indolence; de même que le développe-
ment de la sociabilité, l’habitude de tenir compte des opinions, pour ne
pas dire des intérêts d’autrui, avait émoussé les caractères et assoupli les
consciences; la rapidité des décisions non moins que la vigueur de l’exécution
s’en trouvèrent diminuées. Puis, peu à peu, les gouvernements se régula-
risèrent. Celui des grands-ducs de Toscane, si violent au début, devint en
quelques lustres l’un des plus humains et des plus bienfaisants qui aient jamais
existé : infatigable dans l’organisation des grands travaux d’édilité, de voirie,
dans les perfectionnements de l’agriculture, le dessèchement des marais, dans
tout ce qui pouvait développer le bien-être. L’Église de son côté, plus puissante
I. En parlant de la corruption de l’Italie à l’époque de la Renaissance, on met sans cesse en
cause l’influence antique. Mais a-t-on suffisamment tenu compte de l’influence orientale, cette
influence qui avait pénétré dans l’Italie méridionale par le canal des Arabes et dans l’Etat
Vénitien par le canal des Turcs, des Égyptiens et des Syriens? Le fait que Venise est précisé-
ment la ville où le despotisme asiatique, les règles de gouvernement propres aux autocrates de
l’Orient, ont triomphé avec le plus d éclat, forme une présomption en faveur de notre thèse.
On sait d’un autre côté que nulle part ailleurs les humanités ne pénétrèrent aussi tardivement.
24
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
que par le passé, parce qu’elle s’était réformée de sa propre initiative, rétablit
la sévérité des mœurs. Le fougueux Sixte-Quint arrêta net le brigandage.
Bref, partout le torrent rentra dans son lit.
En remettant en honneur, soit les droits de la raison, qui sont de tous les
temps et de tous les pays, soit le culte de la forme, la Renaissance italienne a
porté ses fruits, et bien au delà, dans le domaine de l’art, de la poésie, de la
science. Que lui a-t-il manqué pour les porter également dans le domaine des
institutions? Des conditions politiques différentes, un patriotisme moins local,
une toi plus profonde dans la cause du progrès, un sentiment moral plus élevé,
plus de virilité. Avec de tels auxiliaires, elle eût pu construire un édifice nou-
veau sur des bases plus rationnelles, et élaborer, comme le xvme siècle, un
nouveau Contrat social, plus souple et plus généreux.
L’impuissance de la Renaissance s’explique, si elle ne se justifie pas : dans
le long intervalle qui sépare l’antiquité des temps modernes, les croyances
religieuses avaient changé, non moins que les mœurs; la situation politique
de l’Europe, non moins que les rapports respectifs des différentes classes de
la société; un des facteurs essentiels de la civilisation antique, l’esclavage, avait
disparu. Les leçons des anciens devaient donc principalement profiter à la
haute culture intellectuelle et aux classes supérieures. Seules celles-ci étaient
préparées à goûter un enseignement qui ne s’inspirait qu’indirectement de la
religion ou du patriotisme : aussi les tentatives de tant d’esprits généreux
restèrent-elles sans écho auprès des masses.
Les premiers humanistes n’avaient pas failli à leur tâche : nous en avons
pour exemple Pétrarque, dont l’influence en tant que patriote et en tant
qu’homme politique ne saurait être exagérée; nous en avons aussi pour preuve
les efforts de ses successeurs pour renouveler les méthodes d’éducation et par
là pour former l’esprit des générations futures. Mais à la longue les humanistes
se renfermèrent de plus en plus dans le domaine de la littérature ou de
l’érudition pures; leur indifférentisme coïncidant avec la diminution de la force
d’absorption et de vitalité de la nation elle-même, l’étude de l’antiquité, qui
avait provoqué au début tant d’ardeurs généreuses, dégénéra en un formalisme
étroit.
C’est ainsi que l’on chercherait en vain chez les champions de l’humanisme
quelques-unes des idées d’humanité qui honorent si hautement nos écrivains
français du xvT ou du xvme siècle, Montaigne aussi bien que Voltaire : pas une
protestation contre les châtiments corporels, la torture, les supplices raffinés1;
I. Un instant, me fondant sur un passage du Voyage de Montaigne (« ils ne font guère
mourir les hommes que d’une mort simple et exercent leur rudesse après la mort » : p. 233,
3q5), j’ai cru que la justice italienne était moins cruelle que la nôtre. Mais il n’en est rien.
L’observation de Montaigne s’applique uniquement à la ville de Rome et aux supplices capi-
taux. A Rome même, on prodiguait la torture (l’estrapade) pour les délits les moins graves.
Dans les autres villes les supplices étaient aussi barbares que de ce côté-ci des monts.
blo
LA POLITIQUE INTÉRIEURE.
pas un mot de pitié pour ces milliers d’innocents enchaînés sur les bancs des
alères et condamnés à la plus cruelle destinée, uniquement parce qu’ils pro-
fessaient une autre religion ou appartenaient à une nation ennemie. A peine,
dans cette production effrénée, une ou deux tentatives en faveur du droit des
gens, de la tolérance : vox clamantis in deserto.
Même en dehors du cercle des humanistes, les esprits indépendants qui
rêvaient des réformes sociales se confinèrent,
par une sorte de paresse intellectuelle, dans les
régions de la science pure : s’interdisant toute
propagande et toute application pratique, ils se
montrèrent des hommes de cabinet là où il
aurait fallu des hommes d’action.
Je ne cesserai de le répéter : c’est parce que
l’esprit italien inclinait dès lors au conservatisme
qu’il abdiqua si complètement devant les sou-
venirs de l’antiquité. Ces souvenirs, qui fai-
saient partie de l’histoire nationale de l’Italie,
n’étaient d’ailleurs nullement inconciliables avec
l’esprit d’initiative ou avec les revendications de
la liberté. Nous en avons pour preuve l’attitude
des révolutionnaires du moyen âge aussi bien
que de la Renaissance. Ce fut l’antiquité qu’a-
vaient invoquée Nie. Crescentius au xi0 siècle,
Arnaud de Brescia au xne, l’empereur Frédé-
ric II au xmp, Cola di Rienzi au xivp, Stefano
Porcari au XVe h Le xvie siècle, quoique nourri
de la lecture des classiques, ne se souvint plus
que rarement de tant de hautes leçons de
civisme rapportées par les Tite-Live ou les Ta-
cite. Mais ici encore elles intervinrent réguliè-
rement dans toutes les entreprises dirigées
contre la tyrannie. Les contemporains de
Lorenzino de Médicis ne manquèrent pas de
constater qu’il s’inspira du premier Brutus en feignant la folie et du second
en frappant le tyran son bienfaiteur1 2. Et de même, Fil. Strozzi, au moment
de mettre fin à ses jours, s’autorisa de l’exemple de Caton d’Utique.
Mais, encore une fois, ces retours d’énergie furent aussi rares qu’éphémères,
et les réminiscences classiques servirent surtout à rehausser le prestige des
Armes italiennes imitées de l’antique.
D’après la gravure
publiée par Lafreri en i55o.
1, Voy. t. I, p. 214.
2. « L’opera gloriosa, che lia fatto Lorenzo de’ Medici, Bruto secondo, il nobile pensiero di
ammazzare il tiranno per liberar la patria sua », lit-on dans une lettre de i.SSp (Letterc di Prin-
cipi, t. III, ff. i63-i66 v").
E. Müntz. — III. Italie. La fin de la Renaissance.
26
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
oppresseurs, à embellir des existences de plus en plus placides, ou à masquer
l’invincible courant d’optimisme et d’indolence. Rien en effet ne saurait donner
une idée du degré de contentement, de sécurité, de quiétude, propre à l’Italie
du xvE siècle : elle est per-
suadée qu’abstraction flûte
de la domination étrangère,
tout est pour le mieux des
mieux dans le meilleur des
mondes; elle ignore les re-
vendications et jusqu’aux de-
siderata. Cette placidité se
reflète, non sans naïveté,
dans le Courtisan de Casti-
glione et dans cent autres
ouvrages; il ne vient même
pas à l’idée de leurs auteurs
que l’on puisse toucher à
l’ordre établi.
Différents en cela d’une
autre société, non moins po-
licée, non moins épicurienne,
les Italiens de la Renaissance
ne furent pas brusquement
arrachés à leur sécurité par
une révolution ébranlant jus-
que dans ses bases un édifice
séculaire : ils s’éteignirent
doucement, au milieu de
toutes sortes de distractions
in offensives.
Statue de Ferd. de Gonzague, par Leone Leoni,
à Guastalla.
La Renaissance, telle que
l’avait conçue l’Italie, avait
dit son dernier mot : mais
d’autres nations plus jeunes
s’emparèrent du même principe, le transformèrent et le fécondèrent à
nouveau; recueilli par leurs mains, le flambeau que l’Italie avait laissé
tomber contribua plus que tout autre à éclairer la conscience du monde
moderne. Quelle part les leçons de la Grèce et de Rome ont eue au mou-
vement de rénovation morale et sociale du siècle dernier, quel enthousiasme
elles ont excité chez les hommes de la Révolution, l’histoire est là pour
le proclamer.
LA POLITIQUE ET L’ART.
27
Si nous en venons maintenant à notre objectif spécial, les rapports de l’art
avec la situation politique, nous constatons, plus encore si possible que par le
passé, la sollicitude des gouvernements, même étrangers, pour les œuvres de
l’esprit (voy. p. 21). Cette société, de moins en moins égalitaire, s’efforcait
de montrer, par l’admiration qu’elle témoignait aux littérateurs et aux artistes,
combien elle prisait la supériorité
en tout genre. Jamais auparavant on
n’avait demandé aux architectes, aux
sculpteurs, aux peintres, d’affirmer
par tant de créations grandioses la
richesse d’une cité, la puissance d’un
prince1, la piété, ou l’exubérance de
forces de la société entière2. Je dirai
même que les générations nouvelles
apportent dans leurs entreprises un
esprit de suite et une énergie in-
connus à leurs aînées; il suffit de
rappeler la transformation de Flo-
rence par Cosme de Médicis et celle
de Rome par Sixte-Quint, les con-
structions grandioses entreprises à
Venise, à Gênes, à Lucques et jus-
que dans d’obscures bourgades telles
que Castro et Sabbioneta, pour ne
point parler de tant de villas monu-
mentales, Tivoli, Frascati, Capra-
role, Monte-Imperiale.
1 . Innombrables sont les statues élevées,
soit aux morts, soit aux vivants : Florence,
statues de Jean des Bandes Noires, de
Cosme et de François de Médicis; Arezzo,
statue de Ferdinand de Médicis; Pise, statue
du même; Rome, statue de Paul IV; Lo-
rette, statue de Sixte-Quint; Guastalla, statue de Ferd. de Gonzague; Gênes, statue d’And.
Doria, etc. — Paul Jove demanda instamment que la ville de Gènes élevât une statue à Chris-
tophe Colomb.
2. Le peuple s’était habitué à incarner dans les oeuvres d’art jusqu’à ses haines : à Rome,
après la mort de Paul IV, il brisa la statue que le sculpteur Vinc. de’ Rossi avait élevée en
l’honneur de ce pape. La foule pouvait s’autoriser de l’exemple d’un autre pape, Paul III, qui
avait donné l’ordre de détruire le mausolée de son ennemi Armazzotto, et qui ne fut détourné
de cet acte de vandalisme que par les supplications des principaux citoyens de Bologne (Ridolfi,
Alfonso Cittadella, p. 3g).
De même, les œuvres d’art intervenaient sans cesse dans les manifestations politiques rétro-
spectives : en i5q3, la Seigneurie de Florence commanda au Pontormo, pour l’offrir au couvent
de Sainte-Anne, une Sainte Famille (aujourd’hui au Louvre), destinée à rappeler l’expulsion du
duc d’Athènes, le fameux tvran de Florence au XIVe siècle.
Statue du grand-duc Ferdinand I, à Pise.
Par Pierre de Francheville.
28
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Si quelques parvenus demandèrent à l’art de légitimer et de consacrer
leur fortune, en faisant remonter aussi haut que possible les origines de leur
maison (fresques du palais Farnèse et de la villa de Caprarole, illustrant l’his-
toire des Farnèse), l’immense majorité des Mécènes ne rechercha dans ces
entreprises que des jouissances désintéressées, et tout au plus une satisfaction
d’amour-propre. Ainsi s’explique l’intimité de tant de grands seigneurs avec
les artistes (le duc Frédéric de Gonzague et Jules Romain, le cardinal Alexan-
dre Farnèse et le graveur Val. Belli, etc.). Les Médicis, devenus grands-ducs
de Toscane, ne se départirent pas de la familiarité qui avait marqué les rap-
ports de leurs ancêtres avec les Donatello, les Michelozzo, les Lippi. Cosme Tr,
prenant exemple sur Cosme, père de la Patrie, s’occupait lui-même de renou-
veler la garde-robe de Crist. Gherardi. Quant à ses enfants, ils jouaient avec
Cellini, qu’ils s’amusaient — et la victime s’en montra fort hère — à piquer
avec des épingles. Chez les Papes mêmes, esclaves d’une étiquette inflexible,
que de traits de sollicitude : Clément VII veillant avec anxiété sur la santé de
Michel-Ange; Paul III s’écriant : « Comment, voilà trente ans que je nourris le
désir de l’occuper, et maintenant que je suis pape je ne pourrais pas le satis-
faire! » Jules III affirmant qu’il ôterait volontiers aux années qui lui restaient à
vivre pour ajouter à celles du grand artiste!
Jamais la royauté du génie n’avait été acceptée avec tant d’enthousiasme.
Casque faussement attribué à Benvenuto Cellini.
(Musée national de Florence.)
La « Madonna del Sacco », par Andrea del Sarto.
(Eglise de 1’ « Annunziata » à Florence.)
CHAPITRE II
LA RELIGION ET L’ART. — I. L’ÉGLISE ET LA RÉFORMATION. — IL l’ÈGLISE ET
LA RENAISSANCE. — LE CONCILE DE TRENTE. FERVEUR ET INDIFFEREN-
TISME. SCRUPULES NOUVEAUX» MICHEL-ANGE ET LA COUR PONTIFICALE,
VÊRONÈSE ET L’iNQUISITION. — III. L’EXPRESSION DU SENTIMENT RELIGIEUX
DANS LES ŒUVRES D’ART.
figure pas ce que
individuels.
armi les autres grands facteurs de la vie sociale, la
religion, que nous devons aimer et glorifier au même
titre que tout idéal qui élève l’homme au-dessus des
préoccupations de la vie matérielle, vient au premier
rang. Est-il un moyen plus efficace pour maintenir la
justice, pour rapprocher les distances, pour développer
la charité et les plus généreuses passions? On ne se
serait une société sans ce correctif de tous les instincts
I
Le sentiment religieux a-t-il traversé en Italie la même crise que le sen-
timent national ? C’est une question fort controversée et qui réclame toute
notre attention.
3o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
S’il est certain que les progrès de la richesse et des lumières, puis, dans
une certaine mesure, les relations avec l’Orient musulman1, atténuèrent et a
foi et le dévouement à l’Église; s’il n’est pas moins catégoriquement démontré
que les membres du clergé donnèrent trop souvent en Italie, comme d’ailleurs
en Allemagne, en France, en Angleterre2 3 4, les exemples les plus scandaleux, on
ne saurait nier, d’un autre côté, que nulle part, sauf en Espagne, l’ordre et le
calme ne furent aussi promptement rétablis.
De même que la Renaissance, la Réformation" resta sans action sur les
masses; celles-ci, prêtes à s’interdire toute discussion dogmatique, ne protes-
taient que lorsque l’on entreprenait de les soumettre à un contrôle vexatoire.
Le gouvernement espagnol en fit l’expérience à Naples et à Milan lorsqu’il
essaya, en 1647 et en 1 563, d’y établir l’Inquisition : devant la résistance de
la population il dut renoncer à ses tentatives. (En Sicile, au contraire, l’Inqui-
sition devint rapidement populaire.)
La bourgeoisie accueillit plus favorablement les idées nouvelles. Des églises
plus ou moins importantes prirent naissance à Venise, à Mantoue, à Modène,
à Ferrare, à Faenza, à Lucques, à Naples et dans diverses autres villes. Leurs
membres n’hésitaient pas, comme le firent un siècle plus tard les protestants
français lors de la révocation de l’édit de Nantes, à s’expatrier et à porter
au dehors leur science ou leur industrie. C’est ainsi que bon nombre de
Lucquois allèrent se fixer en Suisse7'.
Dans les classes supérieures, seuls un certain nombre d’esprits curieux ou
inquiets se laissèrent séduire par les novateurs, et encore compte-t-on parmi
eux plus d’ecclésiastiques que d’humanistes5 *. Quand nous aurons cité les juris-
consultes siennois Lelio Socini ( 1 5 2 5- 1 562)) et Fausto Socini (iÔScpiôoq), le
nouvelliste Ortensio Lando, dont les Nouvelles parurent en 1 552, A. Paleario,
1 . Voyez, sur les effets de l’influence musulmane, la Cultnr de Burckhardt (livre VI, ch. ni)
et la Contre-révolution religieuse au XVI" siècle de M. Philippson, p. 9-10.
2. Sur l’effroyable corruption du clergé anglais avant la Réformation, il faut consulter les
documents réunis par H. Taine dans son Histoire de la Littérature anglaise (t. II, p. 304- 3o6).
3. Bibl. : Gerdès, Specinien Italiæ reformatée. Leyde, 176b. — Cantù, Eretici d’Italia. —
Contba, Storia délia Riforma in Italia, t. I, Florence, 1 88 1 . — Philippson, la Contre-révolution
religieuse au XVI" siècle. Paris, 1884. — Bertolotti, Martiri del Lilvro Pensiero e Vittime délia
Santa Iuquisitione nci secoli XVI, AU 'II e XVIII. Rome, 1892.
4. Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. 440.
5. Tels sont le Siennois Bernardin Ochino, général des Capucins (1487-1564), et le Florentin
Vermigli, plus connu sous le nom de Pierre Martyr (i.5oo-i562); tous deux étaient entrés
fort jeunes dans les ordres. Quant à Valdès (-[1.540), le chef de la petite église réformée de
Naples, et à Renée, duchesse de Ferrare, et promotrice de la Réforme dans cette ville, l’un
était Espagnol, non Italien, l’autre Française.
Pour la différence fondamentale entre les humanistes et les réformateurs, voir notre tome II,
p. 22 et suiv. Un autre contraste achève de distinguer la Renaissance de la Réformation et de
donner à chacun de ces deux courants sa signification propre : les humanistes sont partisans
du latin, langue aristocratique s’il en fut ; les réformateurs se prononcent en faveur des idiomes
nationaux, parlés par les masses : allemand, français, anglais, italien.
L'EGLISE ET LA REFORMATION.
3i
l’auteur du de Immortalitate cinimctrum , brûlé en 1 566, le littérateur florentin
Carnesecchi, brûlé en 1667, Ant. Albizzi, le fondateur de b Académie florentine
des Altérés, l’helléniste Franc. Porto de Crète, le grammairien Celio Secondo
Curion, les membres de l’Académie de Modène, et la Muse de la Réforme, la
Ferraraise Olimpia Morata, auteur de dialogues latins et de poésies grecques1,
nous aurons, ou peu s’en faut, épuisé la liste des réformés véritablement
marquants.
La rareté relative de ces manifestations tient en partie aux obligations que
les humanistes italiens, bien differents des humanistes français ou allemands,
avaient dès le début contractées vis-à-vis des Papes2, à leur respect pour les
enseignements traditionnels. (Qui sait si cette alliance de la Papauté avec
l’humanisme naissant n’a pas épargné à l’Italie le fléau du schisme religieux?)
L’insuccès des novateurs tient davantage encore à la vigueur déployée par
l’Église, dont l’action n’était pas gênée en Italie comme de ce côté-ci des Alpes
par toutes sortes d’intérêts temporels. L’élection d’Adrien VI avait été un
premier avertissement donné par les peuples du Nord à la frivole Église
romaine. A partir de Paul III, la Papauté prit elle-même en main la direction
de la Contre-Réformation : convaincue qu’il n’était pas possible de changer
une seule pierre sans ruiner un édifice quinze lois séculaire, elle demeura
inébranlable sur le terrain des principes, mais se montra prête à toutes les
concessions pour corriger les abus. Les persécutions d’un Paul IV et d’un
Pie V, l’action de l’Inquisition, jointe à celle d’une série de congrégations
nouvelles, fondées en vue de la défense de l’orthodoxie menacée (Théatins,
ifiaq, Capucins, 1 525, Barnabites, vers i53o, Jésuites, i53q, Oratoriens, i5q8),
enfin la bonne volonté du clergé italien à tous les degrés de la hiérarchie, ne
pouvaient manquer d’enrayer rapidement les progrès de l’hérésie.
Mais il y avait autre chose encore : en Italie, plus que partout ailleurs, la
Papauté s’était réglée sur le caractère national. Le christianisme n’avait-il pas
reçu son empreinte et sa consécration à Rome? L’Église ne s’était-elle pas
accommodée aux aspirations de chaque siècle, acceptant, par exemple, l’al-
liance avec la Renaissance lorsqu’elle voyait le vent souffler de ce côté ? La
tendance au conservatisme, dès lors si développée chez les Italiens, se rencon-
trant sur ce point avec les efforts de l’Église, on comprend de reste l’échec des
novateurs.
Grâce à ces conditions toutes spéciales, l’Italie put ainsi se réformer elle-
même, par le jeu naturel de ses ressorts, sans rompre avec l’Église, comme
l’Allemagne et l’Angleterre, sans déchaîner la guerre civile comme la France,
1 . Ces noms sont à ajouter à ceux que j’ai donnés dans mon tome II (p. 24).
2. Il serait facile, je crois, d’établir que la majorité des écrivains célèbres du xvr siècle avait
embrassé l’état ecclésiastique. Je me bornerai à rappeler les noms de Sadolet, de Bembo, de
Vida, de Délia Casa, de Borghini, de Folengo, de Paul Jove, de Caro, de Bandello, de Firen-
zuola, des nouvellistes Brevio et Cademosto.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sans tomber dans le fanatisme espagnol. Même après le Concile de Trente,
elle ne cessa de vivre en paix avec les humanistes.
Aussi bien, ceux-ci avaient-ils bien vite oublié leur mission de penseurs pour
se confiner dans le rôle de littérateurs purs (voy. p. 24); perdant de vue le
principe qui faisait leur raison d’être — la supériorité de l’idée sur la force, en
matière de droit, de science, de philosophie, de morale, de patriotisme, —
oubliant leur strict devoir, qui était de défendre l’indépendance de la pensée,
ils se renfermèrent dans un silence prudent. Qu’il eût été facile à ces hommes,
tout pleins des souvenirs de l’antiquité1, d’opposer l’esprit de bonté et de
charité, propagé par le christianisme, à l’esprit d’intolérance et de cruauté
qui s’était emparé des défenseurs de la loi, de rappeler à des bourreaux dignes
de ceux de Rome païenne, l’exemple des martyrs chrétiens qui confessaient
courageusement leur foi au milieu des plus cruels tourments! La mollesse
comme l’impuissance de ces virtuoses de la phrase éclata au grand jour. Au
reste, étrangers depuis si longtemps aux questions vitales, sur quoi auraient-ils
pu s’appuyer? Au lieu de former un tiers parti, ils s’absorbèrent donc dans
l’Église qui détenait le pouvoir. Ne les jugeons pas trop sévèrement : les
études transcendantes offrent, à côté de si enviables privilèges, le très grave
inconvénient de s’adresser à une élite, de demeurer sans action sur les masses.
On ne s’élève si haut qu’à la condition de s’isoler. Le culte des jouissances
intellectuelles détache des luttes du jour : scepticisme ou indifférentisme, telle
est l’alternative à laquelle il n’aboutit que trop souvent.
Un point est hors de conteste : c’est qu’une réforme était indispensable et
dans les mœurs du clergé et dans celles de la société. Cette réforme, rêvée au
xve siècle par Savonarole, cette réforme dans le sens de l’austérité et de l’as-
cétisme, les papes de la seconde moitié du xvT siècle eurent le courage de
l’accomplir.
Le résultat final lut que, des deux côtés, les mœurs redevinrent plus pures,
que les liens de la famille se resserrèrent, que la machine sociale, si fortement
ébranlée, recouvra de la fermeté et de la cohésion. Peut-être l’effort dépassa-
t-il le but : à l’agitation du xvie siècle succédèrent bientôt la somnolence, le
long assoupissement de l’esprit italien.
Qu’il ait été bon ou non que la réforme ne se soit pas étendue aux dogmes2,
1 . Ce furent des réformés, non des humanistes, qui écrivirent contre la peine de mort en
matière religieuse. (Quinet, Révolutions d’Italie , p. 378.)
2. Comment des subtilités théologiques ont-elles pu passionner à ce point les hommes du
xvi° siècle, et faire verser ces torrents de sang ! Rien ne prouve avec plus d’évidence combien
était grand encore l’empire de la foi d’un bout à l’autre de l’Europe, et quel abîme séparait les
contemporains d’Erasme des contemporains de Voltaire. On peut ajouter que certaines supersti-
tions, telles que la croyance à la sorcellerie, furent aussi tenaces et aussi désastreuses chez les
protestants que chez les catholiques. On brûla peut-être plus de sorcières en Allemagne qu’en
France et en Italie, quoique dans le seul diocèse de Corne, en un an, plus de mille de ces
malheureuses fussent poursuivies et plus de cent brûlées. (Cantù, t. VIII, p. 352-373. —
L’EGLISE ET LA REFORMATION.
33
c’est une question que l’on nous dispensera d’examiner ici. Renonçant, de
propos délibéré, à établir une comparaison entre les avantages respectifs de la
Contre-Rélormation et de la Réformation, un parallèle entre les papes Paul IV
et Pie V, fanatiques champions de l’orthodoxie, et le non moins fanatique
fondateur de l’Eglise de Genève, nous nous bornerons à constater que chez
les uns et chez les autres la foi a gagné en intensité ce qu’elle a perdu en
tolérance, que le catholicisme compte autant de martyrs en Angleterre, par
exemple, que le protestantisme en France. L’Eglise, qui s’était contentée pen-
dant un temps d’une propagande morale et de peines purement spirituelles,
recourut à la violence pour triompher de
l’hérésie. Elle se ht persécutrice, comme
les Romains d’autrefois, et entreprit de
dompter les consciences par la force bru-
tale, par les tortures. « Au temps où nous
sommes, s’écriait l’infortuné Paleario, dans
la harangue latine adressée au Sénat de
Sienne (1542), il n’est plus d’un véritable
chrétien de mourir dans son lit; qu’im-
porte d’être accusé, incarcéré, battu de
verges, cousu dans un sac, jeté aux bêtes
ou livré aux flammes, pourvu qu’il en
sorte le triomphe de la vérité1. » Quelle
humiliation ne durent pas ressentir les es-
prits généreux et tolérants qui abondaient
dans le Sacré Collège, lorsqu’ils virent leur
collègue le cardinal Carafla, le premier pré-
sident de l’Inquisition romaine et le futur
pape Paul IV, transformer en prison une maison qu’il venait de louer, la
munir de solides verrous et serrures et la remplir de suspects!
Jusque vers le milieu du xvie siècle, une certaine liberté de parole, on
pourrait presque dire de presse — car c’étaient de véritables manifestations
publiques que les pasquinades — - avait régné à Rome2; puis le ciel s’assombrit :
toutes sortes de mesures inquisitoriales entravent l’essor des esprits. Ces
études, naguère si libres et si plantureuses, sont entourées de précautions
infinies : il Huit qu’elles ne présentent plus l’ombre du danger. Lors de son
séjour dans la Ville éternelle ( 1 58o- 1 58 1 ), Montaigne se croit obligé de
soumettre ses Essais à la censure du « magister sacri palatii », qui les fait
Burckhardt, Ciiltur. — Cf. Archivio storico lombarde >, i88q, p. 62.5 et suiv. — Bertolotti, Strcghc ,
Sorticre e Maliardi. Florence, 1 883 . — Dans le livre XXIII de son Histoire macaronique, Merlin
Coccaie décrit minutieusement et avec une entière bonne foi les artifices des sorcières.
1. J. Bonnet, Aoitio Paleario, p. tpi.
2. \ oir Gnoli, le Origini di maestro Pasquino, p. 3o et suiv.
E. Miintz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
Saint Pie V.
D’après les Imagines de Zenoi.
(Venise, 1569.)
5
34
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
expurger par ses docteurs1. En un mot, la Renaissance, qui s’était si long-
temps développée en toute indépendance à côté de la religion, tombe en
tutelle.
Cette propagande contre la liberté de la pensée fut complétée par l’absorption
de l’enseignement au profit des congrégations religieuses nouvelles : Jésuites,
Frères des écoles pies, etc. L’esprit italien, — je ne me lasserai pas de le répé-
ter, — inclinait à l’indolence : c’est pour cela qu’il accepta si facilement cette
confiscation. Ici encore Sismondi a pris l’effet pour la cause, dans les pages,
d’ailleurs véritablement vibrantes, qu’il a consacrées à l’histoire de l’éducation
italienne à partir du xvip siècle2; ici encore, au lieu de mettre en cause l’Italie
elle-même, l’Italie fatiguée, vieillissante, qui s’était fait une Eglise à son
image, il s’est attaqué à l’Eglise elle-même, qui ne faisait que refléter l’état
de la société au milieu de laquelle elle vivait. A quel point tel ou tel
enseignement dogmatique peut être étranger à l’essor ou à la décadence d’un
peuple, il est facile de le voir par l’exemple de la religion musulmane. Que
ne nous a-t-on raconté des effets du fatalisme inhérent aux doctrines de Maho-
met! Or ce fatalisme a-t-il empêché les musulmans de marcher pendant un
temps à la tête du progrès? L’initiative ne s’est paralysée chez eux que lorsque
la vieillesse a succédé à l’élan de l’adolescence.
Si l’on ne savait aujourd’hui que la politique des princes a eu plus de part
que les aspirations nationales à la scission qui s’est produite dans l’Europe du
xvi1' siècle, on serait tenté de se demander laquelle des deux religions a le plus
efficacement secondé le mouvement des idées, la philosophie, la science, la
littérature, et si les races latines, restées fidèles au catholicisme, y ont puisé
un élément de force ou un élément de faiblesse vis-à-vis des races germaniques,
gagnées pour la majeure partie à la Réformation. Mais cette question, qui se
complique de toutes sortes d’autres considérations, n’en est plus une depuis
longtemps : la statistique la plus élémentaire suffit pour établir que les deux
camps comptent des génies également originaux et puissants. Malgré sa partia-
lité pour la Réformation, Charles Villers, dans un ouvrage jadis célèbre, s’est
vu forcé de reconnaître, entre autres, que « les pays protestants aussi bien que
les pays catholiques ont eu depuis le xvf siècle un nombre égal de grands
mathématiciens et de grands physiciens ». Vis-à-vis de l’art, Villers en est
réduit à un aveu encore plus pénible : « Il n’est pas douteux que la Réfor-
1. Voyage, édit. d’Ancona, p. 294, 32g. Le tribunal supérieur de l’Inquisition, présidé au
début par le terrible cardinal Caraffa, avait été établi à Rome par la bulle du 21 juillet ID42.
Ce fut un littérateur célèbre, Giovanni délia Casa, qui rédigea le premier catalogue des livres
mis à l’index : pour donner l’exemple de la soumission, il y inscrivit certaines de ses propres
poésies (Ranke, t. I, p. i3q).
2. Histoire des Républiques italiennes, t. XVI, p. 420 et suiv. On pourrait appliquer, par
exemple, à l’éducation toute militaire donnée par le Premier Empire ce que le Genevois
Sismondi, élève de Jean-Jacques, dit de l’éducation monastique. Cf. Cantù, Histoire des Italiens,
t. VIII, p. 486.
L’ÉGLISE ET LA RENAISSANCE.
35
mation n’ait été défavorable aux beaux-arts et n’en ait considérablement
restreint l’exercice1 2. »
Il est moins aisé de répondre à la dernière question qui s’impose à nous :
Que serait-il arrivé si la Réformation n’avait pas, en provoquant de la part de
l’Église la Contre-Réformation, consolidé la foi chez les catholiques aussi
bien que chez les protestants? Les esprits seraient-ils allés doucement à
l’indifférentisme? l’avènement du voltairianisme aurait-il été avancé de deux
siècles? Je ne le pense pas : le travail latent qui s’opère dans l’intelligence
commune d’une société, aussi bien que dans le cerveau d’un chacun, n’était
pas assez avancé encore, les esprits pas mûrs pour une telle émancipation.
II
Après l’attitude de l’Église vis-à-vis des questions de dogme et des questions
de morale soulevées par les réformateurs, examinons son attitude vis-à-vis du
mouvement d’idées qui s’incarnait dans la Renaissance.
Ici le problème devient particulièrement délicat. Quel a été le rôle des
humanistes et, d’une manière plus générale, le rôle de la Renaissance dans la
crise qui a provoqué la Réforme et la Contre-Réforme ? Le calviniste Sismondi
et le catholique Cantù s’arrêtent à des conclusions analogues : tous deux con-
damnent la Renaissance; mais, tandis que l’un n’a pas assez de sarcasmes pour
la société sortie de la Contre-Réforme, l’autre n’a pas assez d’éloges pour elle :
d’après lui, « l’esprit ravivé du christianisme a combattu l’effervescence de la
chair et la volupté sensuelle3 ».
Or il est mathématiquement démontré que la Renaissance, pour peu qu’elle
s’imposât certaines réserves, pouvait vivre en paix avec l’Lglise : nous en avons
pour preuve l’attitude prise vis-à-vis de la Renaissance par tant de pieux pré-
lats, — les Sadolet, les Gasp. Contarini, les Aleander, les Cervini, — et l’atti-
tude prise vis-à-vis de l’Lglise par tant d’humanistes célèbres, — les Pic de la
Mirandole, les Marsile Ficin, les Bembo. Les humanistes n’étaient pour rien
ni dans la corruption du clergé, ni dans la dissolution de la foi. Ce qui le
prouve surabondamment, c’est que l’Église, dans le grand retour offensit
qu’elle prépara à partir de Paul IV, ne mit en cause ni les humanités, ni
les méthodes d’éducation, mais bien sa propre organisation et le relâchement
des mœurs chez les ecclésiastiques.
1. Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther , p. 3oo, Siy-Sao. Paris, 1804. —
Je reprendrai la question de l’influence de la Réformation sur les arts dans les volumes consa-
crés à la France et à l’Allemagne. En attendant, le lecteur me permettra de le renvoyer à mes
Etudes sur l’histoire de la Peinture et de V Iconographie chrétiennes (p. 53-58), où j’ai essayé de
résumer le débat.
2. Cantù, t. VIII, p. 3 1 5-3 17, 492.
36
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Décomposons en leurs éléments primordiaux les résolutions prises par le
Concile de Trente au cours de ses longs et pénibles travaux : qu’y trouvons-
nous? La définition des dogmes (mais jamais la Renaissance ne s’était attaquée
à pareille matière!), puis la réforme de la législation et de la discipline ecclé-
siastiques. A peine, de loin en loin, un anathème lancé contre quelque super-
stition ou quelque abus contemporain, les duels, l’astrologie judiciaire, la
nécromancie, etc. Quant à l’antiquité, elle n’est mise en cause, et encore en
passant, qu’en tant que fautrice du paganisme et de la raison d’Etat1. Bien
plus, la lecture des auteurs anciens est formellement autorisée (avec quelques
réserves pour les enfants), alors que la lecture des traductions de l’Ancien
Testament est interdite, sauf aux hommes doctes et pieux, dûment autorisés
par leur évêque2. La déclaration qui précède l’Index dressé par le Concile
( 1 563) est aussi catégorique qu’on peut le désirer : « La lecture des livres
anciens écrits par les païens est permise, eu égard à l’élégance et à la propriété
du style; on ne doit toutefois à aucun prix en faire l’explication devant les
enfants3 ».
Ce n’étaient pas là formules vaines : saint Charles Borromée ne se plut-il pas
à instituer des discussions sur les auteurs profanes et sacrés, discussions dont
les Noctes vaticame rendent un éloquent témoignagne4? Sixte-Quint ne
déploya-t-il pas la plus vive ardeur pour l’enrichissement et l’installation de
la bibliothèque du Vatican?
N’importe : il existe une nuance entre ces efforts et ceux d’un Sixte IV ou
d’un Léon X, et en pareille matière les nuances sont tout. A l’Eglise pleine
d’indulgence pour les écarts de la poésie avait succédé une Église ombrageuse
et inexorable, l’Église de l’Inquisition. La Renaissance, qui vivait de tolérance
et de désintéressement, la Renaissance, cette suprême volupté des esprits d’élite,
devait s’étioler du jour où elle eut à compter avec toutes sortes de mesures
restrictives. Ces fleurs délicates, ces sensitives, sont ainsi frites : surveillez-les
de trop près, ôtez-leur le grand air, elles meurent. La liberté et l’aisance
incomparables qui caractérisent le xvL siècle disparaissent sans retour :
le xvn1' siècle leur substitue la précision, la rigueur et la sécheresse. Pour me
résumer, je dirai que le rôle de la Renaissance finit le jour où l’Église, après
l’avoir traitée en alliée, commença de la traiter en vassale.
Est-ce à dire que l’Eglise, après avoir réussi à comprimer l’esprit de libre
recherche, qui forme une des laces de la Renaissance, n’ait pas profité dans une
large mesure des autres ressources que ce grand mouvement mettait à son
r. « Ea quæ paganismum redolent... — quæ ex gentilium placitis, moribus, exemplis, tyran-
nicam politïam fovent et quam falso vocant rationem status. » (/// Indlcem Lïbrorum prohibi-
toruin Prafatio.)
2. Règles III, IV.
3. « Antiqui vero (libri) ab ethnicis conscripti, propter sermonis elegantiam et proprietatem,
permittantur, nulla tamen ratione pueris prælegendi erunt. » (Règle VII.)
q. Ranke, Gcs. der Pdbstc, t. I, p. 210.
L’EGLISE ET LA RENAISSANCE.
37
service? En aucune façon : évitant habilement et l’obscurantisme d’un Adrien VI
et le paganisme d’un Léon X, elle accepta pleine d’empressement tant de
merveilleuses conquêtes ajoutées par l’antiquité à la civilisation moderne; elle
favorisa, sans scrupules et sans crainte, les humanités, les études historiques
et archéologiques sur le monde grec ou romain. Dans leurs poésies latines,
Urbain VIII et Léon XIII se sont montrés les émules de Bembo ou de Muret.
Et, de même, les fondations du xviiE et du xix1' siècle, l’établissement des
musées Pio-Clementino, Chiaramonti, Grégorien, la réorganisation de la
Bibliothèque et des Archives du Vatican sous le souverain pontife actuel,
forment, à bien des égards, le pendant des efforts tentés par les grands papes
de la Renaissance.
Il y avait néanmoins dans ce grand mouvement qui s’appelle la Renais-
sance une vertu immanente : ce que les littérateurs de profession avaient
négligé de faire, les philosophes et les savants l’entreprirent. Il en résulta une
modalité particulière à l’Italie, quelque chose d’indépendant du catholicisme,
aussi bien que du protestantisme, et comme un acheminement — c’était dans la
logique des faits — vers la libre pensée. Ce furent des Italiens, principalement
des jurisconsultes, qui déterminèrent l’évolution particulière de la Réforme
connue sous le nom de socinianisme : niant la Trinité, la divinité du Christ et
d’autres dogmes fondamentaux, auxquels ni Luther, ni Zwingle, ni Calvin
n’avaient touché, ils préparèrent les voies au rationalisme1. Il arriva ainsi
qu’au début du siècle suivant l’Eglise eut à compter avec les champions de la
philosophie bien plus qu’avec ceux de la Réformation, et que ce fut parmi
les Giordano Bruno (f 1600), les Vanini (-]- 1O19), les Campanella (f i63q),
les Galilée (f 1642), qu’elle choisit ses martyrs.
L’effort tenté par la Renaissance n’a donc pas été perdu pour la science. Si
l’Italie n’a pas accueilli avec plus d’ardeur la Réformation, qui ne fut jamais
que localisée dans quelques villes, c’est que son instinct lui faisait entrevoir
des horizons infiniment plus étendus. Autant valait, somme toute, s’en tenir
aux enseignements de l’Église, sauf à poursuivre, dans une sphère distincte,
les plus hardies spéculations. Tel est le trait qui me semble se dégager du
milieu de tant de luttes et de contradictions.
De la communauté et de l’orthodoxie des croyances que l’Église avait pour
mission d’entretenir, descendons maintenant à l’examen du sentiment reli-
gieux chez les individus; étudions-en l’intensité et les effets; attachons-nous
aux actes qui procèdent de la foi : tâche délicate s’il en fut, car comment
scruter les consciences, comment distinguer ce qui est habitude de ce qui
est élan spontané?
1. Voy. Quinet, les Révolutions d’Italie, p. 3q5. — Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII,
p. 418.
38
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
A en croire Sismondi, la religion italienne, « rendue étrangère à la raison,
à la sensibilité, à la morale, à la conduite, n’était plus qu’une simple habitude
de l’esprit, qui imposait de certaines pratiques et proscrivait de certaines
pensées ». Ailleurs l’historien des Républiques italiennes déclare que les
Italiens, « après avoir admis l’ensemble des dogmes de l’Église, ne les regar-
daient que comme ne demandant plus ni examen, ni étude, qu’ils signalaient
leur respect pour la loi en évitant d’y penser jamais1 ».
Il n’est que trop certain qu’en Italie, plus peut-être que partout ailleurs, la
dévotion n’avait pas besoin de la Casuistique pour s’accommoder du déchaîne-
ment des plus détestables passions. Prenons, pour ne pas nous écarter du
domaine de l’art, Benvenuto Cellini : malgré ses forfaits, l’on ne saurait lui
refuser une piété sincère et fervente; la bonne foi qui lui permet de concilier
ses assassinats avec les intérêts de la foi tient du miracle : on est tenté de
le considérer comme un inconscient. Même élasticité de conscience en face
du suicide, si sévèrement interdit par l’Église : pendant sa détention au fort
Saint-Ange, il se demande longuement s’il mettra fin ou non à ses jours et
compose en cette circonstance une de ses poésies les plus émouvantes, un
dialogue entre son âme et son corps5.
Ces réserves laites, il faut reconnaître que, prise dans son ensemble, la
société italienne de la Renaissance était foncièrement croyante, que la religion
était chez elle plus qu’une affaire de convention, qu’elle répondait à un besoin
intime, que l’athéisme n’y comptait que de rares adeptes3. Assurément la piété
n’avait plus rien d’austère ni d’ascétique, sauf dans quelques groupes isolés,
tels que celui dont Vittoria Colonna était l’âme; mais l’esprit de charité, déjà
si développé en Italie, prit une nouvelle extension, la vivacité de la foi et le
mysticisme se manifestèrent par d’innombrables visions, par d’innombrables
exemples de renonciation au monde, d’innombrables actes d’humilité. Même
1. Histoire des Républiques italiennes du moyen âge, t. XV, p. 5. Cf. t. XVI, p. 1 65, 169. —
Ce passage est à rapprocher de la définition des opinions de Mgr Dupanloup donnée par
E. Renan : « Sa critique était sûre dans les limites d’une orthodoxie dont il ne discuta
jamais sérieusement les titres; sa placidité, absolue. » ( Souvenirs d’enfance et de jeunesse,
p. 23 1.)
2. « Le corps. Hélas! mes esprits, vous êtes abattus, insensibles; la vie vous est à charge.
— L’esprit. Si tu t’opposes aux volontés du ciel, qui nous secondera? qui nous protégera?
Ah ! laisse, laisse-nous chercher une existence meilleure. — Le corps. Ah ! ne partez pas
encore, car le ciel promet que vous serez plus heureux et plus tranquille que jamais. -
L’esprit. Nous resterons quelques instants de plus, pourvu que le Dieu tout-puissant t’accorde
la grâce d’éviter des maux plus grands que ceux que tu endures. » (Ed. Tassi, t. II, p. 67.) —
Voy., sur l’augmentation du nombre des suicides, notre tome II, p- 22. Bandello rapporte à ce
sujet un trait qui honore singulièrement l’évêque de Mantoue, Louis de Gonzague (f i5ii) :
ne pouvant donner la sépulture dans son 'sanctuaire à une pauvre jeune fille qui s’était noyée
pour ne pas survivre à son déshonneur, il résolut de l’ensevelir dans un sarcophage de bronze
qui serait placé sur une colonne de la place de Mantoue ( Nouvelles , P. I, n° vin).
3. « D’après Montaigne, le menu peuple était, sans comparaison, plus dévot en France qu’à
Rome, mais les riches et notamment les courtisans un peu moins. » ( Voyage , édit. d’Ancona,
P. 3 1 3 . )
LE SENTIMENT RELIGIEUX.
39
dans une ville riche et active telle que Florence, que de trésors de piété
encore au temps du siège de i52q!
Chez les artistes, — puisque c’est d’eux que nous avons spécialement à nous
occuper ici, — les exemples de la charité ou de la ferveur abondent. Le nom
de Michel-Ange est synonyme de la plus haute piété. Un de ses compatriotes,
le peintre Sogliani, ne se distinguait pas moins par l’intensité du sentiment
religieux, de même que le peintre siennois Beccafumi, « qui fuyait le monde
peut-être plus qu’il ne convenait ». Chez le Garofalo, la loi se mêlait aux pra-
tiques d’une dévotion quelque peu étroite; ayant perdu un œil, et menacé de
perdre l’autre, il fit vœu de ne plus s’habiller que de gris. Il faut admirer
davantage l’ardeur avec laquelle ce maître consacra, vingt années durant, tous
les jours de fête à orner gratuitement de fresques
et de tableaux le monastère des religieuses de
Saint-Bernardin à Ferrare. Combien aussi est tou-
chant ce pèlerinage entrepris par Jean d’Udine, à
Rome, à l’occasion du jubilé de i55o! Il partit à
pied du Frioul, en costume de pauvre pèlerin,
incognito, confondu parmi le menu peuple et tai-
sant l’impossible pour se dérober aux hommages
auxquels l’exposait sa renommée. Le grand archi-
tecte véronais Michèle san Micheli, sans pousser
aussi loin l’humilité, associait la religion à tous
ses travaux. Jamais, le matin, il ne prit en main le
compas ou l’équerre avant d’avoir dévotement
assisté à la messe; jamais il n’entreprit aucun ouvrage important sans avoir
tait chanter solennellement la messe du Saint-Esprit ou celle de la Vierge.
III
Cette enquête, que l’on aurait pu croire étrangère à notre sujet, était néces-
saire pour élucider deux points qui sont de la dernière conséquence : quelle
attitude l’Eglise prit-elle vis-à-vis de l’art après la révolte de Luther et dans
quelle mesure le sentiment religieux inspira-t-il désormais les œuvres d’art ?
En ce qui touche le premier point, il est facile de constater que, longtemps
encore, l’Eglise suivit les errements traditionnels. Abstraction faite du Fla-
mand Adrien VI, le dernier étranger qui soit monté sur le trône de saint
Pierre, les Papes depuis Clément VII jusqu’à Marcel II, c’est-à-dire pendant
près d’un tiers de siècle, prodiguèrent aux artistes l’argent, les honneurs,
les encouragements de toute nature, et ils furent imités en cela par les prélats,
les chefs des ordres religieux, le clergé séculier. L’exemple d’un artiste aussi
éminent que Bernardino Luini, qui travailla presque exclusivement pour les
Saint Charles Borromée.
D'après line médaille italienne
anonyme.
4°
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
communautés de moines ou de nonnes, prouve que l’on pouvait à la rigueur
se passer des grands de ce monde.
La simplicité qui s’introduisit dans le train de maison des prélats1 ne nuisit
en rien à la magnificence du culte : rien ne paraissait assez riche pour les
sanctuaires. Saint Charles, un des premiers, fit l’impossible pour rétablir la
décence dans les églises, qui, dépourvues de cloches, de confessionnaux, de
chaires et d’ornements, ressem-
blaient plutôt à des tavernes.
La religion, on ne saurait le
contester, continua d’inspirer
l’immense majorité des œuvres
d’art. Les particuliers rivalisaient
d’ardeur avec les corporations
religieuses pour orner les édifices
sacrés, pour y laisser une marque
de leur dévotion en même temps
que de leur libéralité.
Mais ici encore, de même que
vis-à-vis de la littérature et de
Les Ornements religieux au xvi” siècle.
Croix italienne en or émaillé.
(Ancienne collection Spitzer.)
la science, l’attitude de l’Église
s’est modifiée, peut-être sous la
pression de l’opinion publique.
Depuis longtemps, les fidèles
protestaient contre les licences
dont les artistes se rendaient
coupables dans leurs composi-
tions religieuses; l’abus des nu-
dités choquait autant que l’in-
terprétation même, souvent si
peu conforme à l’esprit évangé-
lique. Dès i5q5, l'Arétin, quelque indigne qu’il fut’, se faisait l’interprète
du sentiment général lorsqu’il écrivit à Michel-Ange son étonnante lettre
sur le Jugement dernier. Il réprouve en tant que chrétien (« corne bat-
tezzato ») la licence avec laquelle ont été exprimées « les pensées qui se
rattachent à la fin à laquelle aspire notre très vraie croyance », et stigma-
tise son « impietà di irreligione ». « Quel scandale, ajoute-t-il, qu’une telle
1. J. -F. Bonorao, l’auxiliaire de saint Charles, défendit aux évêques d’avoir des rideaux et
des tapis à fleurs, une table somptueuse, des meubles élégants, de la vaisselle d’argent, avec
laquelle ils pourraient nourrir les pauvres (Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. q.52, q.56).
2. N’est-ce pas le même Arétin, si sévère pour les autres, qui, ayant vu à Pérouse, sur une
place publique, une Sainte-Madeleine tendant les bras vers le Christ dans l’attitude de la dou-
leur, alla de nuit peindre un luth que la sainte paraissait tenir entre ses mains? (Ginguené,
Histoire littéraire d’Italie, t. VI, p. 2q3.)
»
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
v
Le Jugement dernier (fragment) par Michel -Ange. (Chapelle Sixtine.)
4
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
œuvre ait pris place dans le plus grand temple de Dieu, sur le premier autel
de Jésus, dans la plus grande chapelle du monde, où les grands cardinaux,
les vénérables prêtres, le vicaire du Christ contemplent et adorent son corps, son
sang et sa chair au milieu de cérémonies catholiques, de rites sacrés et d’orai-
sons divines! Vous avez représenté, ajoute-t-il, les anges et les saints, les uns
sans aucune honnêteté terrestre, les autres privés de tout ornement céleste.
Les Gentils mêmes, en sculptant, je ne dis pas une Diane vêtue, mais une
Vénus nue, lui font cacher avec la main les parties qui ne doivent pas être
découvertes. Votre manière de procéder conviendrait à un bain voluptueux,
non à un chœur souverain' ».
De telles protestations n’étaient pas isolées, il s’en faut. En 1649, un catho-
lique zélé de Florence stigmatisait ses compatriotes Michel-Ange comme fau-
teur de luthéranisme et Bandinelli comme fauteur d’impudicité1 2 3 *.
Les Papes finirent par donner satisfaction à ces scrupules. Paul IV fit enlever
des églises les statues et les tableaux qui choquaient. Saint Pie V fit trans-
porter au Capitole une partie des statues des dieux qui ornaient le Belvédère
et donna bon nombre d’autres à des princes étrangers, notamment aux
Médicis'5.
Le Concile de Trente ne pouvait manquer d’intervenir dans le débat : s’en
tenant aux généralités et laissant aux écrivains spéciaux le soin d’édicter un
code d’iconographie sacrée, il imposa aux évêques le devoir de veiller sur les
images et de décider selon les espèces '.
Dès i56q, Andrea Gilli de Fabriano, dans son Dicilogo degli Errori dei
Pittori, développa les maximes posées par le Concile. Il discuta notamment
la valeur morale et religieuse des fresques du Vatican. Dans son De Pichiris et
1 . Gaye, Carteggio, t. II, p. 332-335.
2. « On a découvert à Santo-Spirito une Pictà envoyée à cette église par un Florentin, et l’on
disait qu’elle avait pour auteur l’inventeur des ordures, irréprochable pour l’art, non pour la
dévotion, Michel- Ange Buonarroti. Tous les peintres et sculpteurs modernes imitent de pareils
caprices luthériens; 011 ne peint ou ne sculpte aujourd’hui dans les saintes églises que des
figures propres à ruiner la foi et la dévotion; mais j’espère qu’un jour Dieu enverra ses saints
pour renverser de pareilles idolâtries... Le 19 mars i5q9, on a découvert à Santa-Maria del
Fiore d’indécentes et sales figures en marbre de la main de Baccio Bandinelli, à savoir Adam
et lève. La ville entière l’en a grandement blâmé et avec lui le duc, pour avoir souffert une
pareille chose dans une cathédrale, devant l’autel, là où l’on place le Saint Sacrement. »
(Gaye, Carteggio, t. II, p. 5oo.)
3. Ranke, Geschichte der Papste , t. I, p. 198.
q. Voir l’ouvrage, quelque peu optimiste, de M. Dejob : De V Influence du Concile de Trente
sur la littérature et les beaux-arts che^ les peuples catholiques. Paris, 1 884 , p. m, 2,55, 321 et suiv.
- Après avoir proclamé l’utilité des images, les Pères ajoutent : « Omnis porro superstitio
in sanctorum invocatione, reliquiarunt veneratione, imaginum sacro usu tollatur; omnis turpis
quæstus eliminetur, omnis denique lascivia vitetur, it uta procaci venustate imagines non
pingancur, nec ornentur Hæc ut fidelius observentur, statuit saneta synodus nernini licere,
ullo in loco vel ecclesia etiarn quomodolibet exempta, ullam insolitam ponere vel ponendam
curare imaginent, nisi ab cpiscopo approbata fuerit. » (Labbe, Sacro-sancta Concilia, t. XX,
p. 171-172; xxv" session.)
Les Noces de Cana, par Paul Véronèse. (Musée du Louvre.)
44
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Imaginibus sacris (1670), Molanus (Jean Valider Meulen) étendit encore ces
proscriptions. Enfin le Discorso intorno aile Imagini sacre ci profane (i582),
composé ou inspiré par le cardinal-archevêque de Bologne, Gabr. Paleotti,
appuya la réforme imposée par le Concile de toute l’autorité de la situation
occupée par l’auteur1.
Le résultat tut que, -si les scènes prolanes, mythologiques ou autres, purent
se développer tranquillement, comme par le passé, même sur les parois du
Vatican, en revanche, pour les sujets religieux, l’Eglise restreignit l’emploi du
nu et imposa une interprétation plus normale, plus décente, des Ecritures.
Nous en avons pour preuve l’ordre donné par le pape Paul IV de cacher la
nudité de certains acteurs du Jugement dernier de Michel-Ange, ou encore la
comparution de Paul Véronèse devant le tribunal de l’Inquisition au sujet
des licences qu’il s’était permises dans une de ses Saintes Cènes2.
1. Dejob, De Y Influence du Concile de Trente, p. 24.3-2.54.
2. Il me paraît utile de reproduire du moins les principaux passages de cet interrogatoire si
curieux : « Ce jour de samedi, 18 du mois de juillet 1 57-3, appelé au Saint-Office par le tribunal
sacré, Paul Caliari Véronais, demeurant en la paroisse de Saint-Samuel, et interrogé sur ses
nom et prénoms, a répondu comme ci-dessus. — Avez-vous connaissance des raisons sur les-
quelles vous avez été appelé? — Je pense que c’est au sujet de ce qui m’a été dit par les
Révérends Pères, ou plutôt par le prieur du couvent des Saints-Jean-et-Paul, prieur de qui
j’ignorais le nom, lequel m’a déclaré qu’il était venu ici, et que Vos Seigneuries Illustrissimes
lui avaient commandé de devoir faire exécuter dans le tableau une Madeleine au lieu d’un
chien, et je lui répondis que fort volontiers je ferais tout ce qu’il faudrait faire pour mon
honneur et l’honneur du tableau ; mais que je ne comprenais pas que cette figure de la Made-
leine pût bien faire ici, et cela pour beaucoup de raisons que je dirai aussitôt qu'il me sera
donné occasion de les dire — Dans cette Cène de Notre-Seigneur, avez-vous peint des
gens?... — D’abord le maître de l’hôtellerie, Simon, puis, au-dessous de lui, un écuyer tran-
chant, que j’ai supposé être venu là pour son plaisir et voir comment vont les choses à la table.
Il y a beaucoup d’autres figures que je ne me rappelle d’ailleurs point, vu qu’il y a déjà long-
temps que j’ai fait ce tableau.... — Que signifie la figure de celui à qui le sang sort par le nez?
— C’est un serviteur qu’un accident quelconque fait saigner du nez. — Que signifient ces gens
armés et habillés à la mode d’Allemagne, tenant une hallebarde à la main? — Il est ici néces-
saire que je dise une vingtaine de paroles Nous autres peintres, nous prenons de ces licences
que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallcbardiers, l’un buvant, l’autre
mangeant au bas d’un escalier, tout prêts d’ailleurs à s’acquitter de leur service, car il me
parut convenable et possible que le maître de la maison, riche et magnifique, selon ce qu’on
m’a dit, dût avoir de tels serviteurs — Quelles sont, vraiment, les personnes que vous ad-
mettez avoir été à cette Cène? — Je crois qu’il n’y eut que le Christ et ses apôtres; mais lorsque,
dans un tableau, il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention. — Est-ce quel-
que personne qui vous a commandé de peindre des Allemands, des bouffons et autres pareilles
figures dans ce tableau? — Non. Mais il me fut donné commission de l’orner selon que je
penserais convenable; or il est grand et peut contenir beaucoup de figures. — Est-ce que les
ornements que vous, peintre, avez coutume de faire dans les tableaux, ne doivent pas être en
convenance et en rapport direct avec le sujet, ou bien sont-ils ainsi laissés à votre fantaisie,
sans discrétion aucune et sans raison? — Je fais des peintures avec toutes les considérations
qui sont propres à mon esprit et selon qu’il les entend. — Est-ce qu’il vous paraît convenable,
dans la dernière Cène de Notre-Seigneur, de représenter des bouffons, des Allemands ivres,
des nains et autres niaiseries? — Mais non. — Pourquoi lavez-vous donc ftit? — Je l’ai fait
en supposant que ces gens sont en dehors du lieu où se passe la Cène. — Ne savez-vous pas
qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie ils ont coutume, avec leurs peintures pleines
LE SENTIMENT RELIGIEUX.
45
Le choix des sujets ne se ressent pas moins de ce grand mouvement de
concentration et de defense. Les Jugements derniers, comme proscrits pendant
l’Age d’Or, à l’exception de celui de la cathédrale d’Orvieto (t. II, p. 92),
reprennent faveur. A côté du chef-d’œuvre de Michel-Ange, nous voyons naître
la Trinité ou le Jugement dernier de Charles-Qiiint, par le Titien (musée de
Madrid), le Jugement dernier de Palma le jeune (Salle du Scrutin, au palais des
Doges), celui du Tin-
toret (salle du Grand-
Conseil, au même pa-
lais), pour ne point
parler de la composition
gravée par Reverdino.
Ces scènes alternent
avec les Triomphes de la
Religion (Garofalo, le
Titien, etc.), ou avec
des images de dévotion,
pieuses du moins quant
à l’intention1.
de niaiseries, d’avilir et de
tourner en ridicule les choses
de la sainte Église catholique,
pour enseigner la fausse doc-
trine aux gens ignorants ou
dépourvus de bon sens? — Je
conviens que c’est mal; mais
je reviens à dire ce que j’ai
dit, que c’est un devoir pour
moi de suivre les exemples
que mont donnés mes mai- Statue de Moïse (fragment), par Michel-Ange.
tres- Qu ont donc fait vos (Basilique de Saint-Pierre-ès-Liens à Rome.)
maîtres? Des choses pareilles
peut-être? Michel-Ange, a Rome, dans la chapelle du pape, a représenté Notre-Seigneur,
sa mère, saint Jean, saint Pierre et la cour céleste, et il a représenté nus tous les personnages,
voirè la Vierge Marie, et dans des attitudes diverses que la plus grande religion n’a pas
inspirées. Ne savez-vous donc pas qu’en représentant le Jugement dernier, pour lequel il
ne faut point supposer de vêtements, il n’y avait pas lieu d’en peindre? Mais dans ces figures
qu V a-t-il qui ne soit pas inspiré de l’Esprit-Saint? 11 n’y a ni bouffons, ni chiens, ni armes,
m autres plaisanteries. Vous paraît-il donc, d’après ceci ou cela, avoir bien fait en ayant peint
de la sorte votre tableau, et voulez-vous prouver qu’il soit bien et décent? — Non, Très Illustres
Seigneurs, je ne prétends point le prouver; mais j’avais pensé ne point mal faire. Je n’avais
point pris tant de choses en considération. J’avais été loin d’imaginer un si grand désordre,
d autant que j ai mis ces bouffons en dehors du lieu oii se trouve Notre-Seigneur. — Ces
choses étant dites, les juges ont prononcé que le susdit Paul serait tenu de corriger et d’amender
son tableau dans l’espace de trois mois à dater du jour de la réprimande, et cela selon l’arbitre
et la décision du tribunal sacré, et le tout aux dépens dudit Paul. » (Armand Baschet, Paul
Verouèse devant le Saint-Office. Orléans, 1880.)
1. La liste des sujets représentés dans la Salle royale en dit long à cet égard. En procédant
46
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
En résumé, tandis que de ce côté-ci des monts la Réformation eut pour
résultat de supprimer, ou peu s’en faut, l’art religieux, en Italie, tout en met-
tant un frein à la licence des artistes, la Contre-Réformation provoqua comme
un redoublement d’activité. Sollicitude tardive : les encouragements les plus
ardents, pas plus que des précautions en somme salutaires, ne pouvaient
rendre la vie à une Ecole qui mourait de sa belle mort.
Dans quelle mesure enfin le sentiment religieux continua-t-il à inspirer, à
vivifier et à réchauffer les œuvres d’art pendant la période comprise entre la
mort de Raphaël et la mort du Tintoret, telle est la dernière question qui
s’impose à notre examen. Est-il nécessaire de déclarer, avant de pousser plus
loin, que l’interprétation ingénieuse d’un sujet, une variation brillante sur un
thème, ne nous suffisent pas? Nous cherchons derrière la mise en œuvre la
conviction et la raison d’être, cette conviction qui éclate dans tant d’humbles
Madones du « quattrocento » et qui fait si complètement défaut aux spirituels
ou pompeux tableaux de sainteté du xviiE siècle.
Chrétien, Michel-Ange l’était dans le choix des sujets. L’était-il dans leur
interprétation ? Ce culte de la forme, cette prédilection pour des corps d’athlètes,
répondent-ils aux données spiritualistes du christianisme? Et tout d’abord,
l’art chrétien par excellence a été la peinture; or Michel-Ange n’a cessé de
donner le pas à la sculpture; bien plus, il a déclaré que, plus la sculpture se
rapprochait de la peinture, plus elle était mauvaise, et plus la peinture se rap-
prochait de la sculpture, plus elle était parfaite. Voilà donc un premier anta-
gonisme.
D’autre part, la glorification de la Vierge et de l’Enfant Jésus ne joue qu’un
rôle accessoire dans l’art de Michel-Ange : le grand artiste et le grand penseur
florentin se sentait plus porté par son tour d’esprit et par les prédications de
Savonarole à l’interprétation des scènes de l’Ancien Testament, ou encore des
scènes de l’Apocalypse, qu’à ces fraîches et gracieuses idylles dont Marie et
son Fils fournissaient alors le trop commode prétexte. Tout au plus, dans un
œuvre aussi colossal, compte-t-on quelque sept ou huit Madones, entre statues,
bas-reliefs et peintures.
Devant les fresques du plafond de la Sixtine on se persuade que, pareil à
Moïse, Michel-Ange a séjourné sur le mont Sinaï et qu’il s’est entretenu avec
dans l’ordre chronologique des événements nous rencontrons : Luitprand signant le diplôme
qui maintient au Saint-Siège la donation faite par Aripert ; Pépin offrant au pape la province de
Bénévent; Charlemagne signant le diplôme qui assure au Saint-Siège ses possessions tempo-
relles; Othon T1 restituant à Agapit II les provinces usurpées; Grégoire VII et Henri IV;
Alexandre III et Frédéric Barberousse; Innocent III et Pierre d’Aragon; Grégoire IX et
Frédéric II; le Retour de Grégoire XI d’Avignon à Rome; la Mort de l’amiral Coligny; la
Saint-Barthélemy; Charles IX de France faisant enregistrer au Parlement la mort de Coligny.
Les fresques de la Salle des cartes géographiques, exécutées sous Grégoire XIII, ne sont pas
moins édifiantes.
LE SENTIMENT RELIGIEUX.
47
Jéhovah. En lui, pas plus que chez le législateur du peuple d’Israël, nulle
trace de sentimentalisme : ils sont tous deux les interprètes d’un Dieu sévère,
implacable; devant leurs ar-
rêts sans appel l’humanité n’a
qu’à s’incliner et à trembler.
Rien, à mon avis, ne jure
davantage avec la poésie du
christianisme, qui nous mon-
tre bien, et trop souvent
peut-être, le spectacle de la
douleur, mais qui le tempère
sans cesse par celui de la
tendresse. Les fresques de
la Sixtine, au contraire,
évoquent l’idée d’une fata-
lité inexorable; c’est une
force de la nature, quelque
chose comme le destin, le
« fatum » antique, et non
une divinité équitable, bien-
veillante, qui semble présider
aux origines du monde, à la
création de nos premiers pa-
rents, à leur châtiment, aux
épreuves de la race humaine
pendant le déluge.
Pour traduire les senti-
ments de résignation, de
mansuétude, de sérénité, qui
tonnent le fond des ensei-
gnements du Christ, il fal-
lait une nature tendre et clé—
giaque, telle que Raphaël,
ou, dans une certaine me-
sure, Léonard. Michel-Ange,
avec ses emportements ter-
ribles et sa sombre poésie, est
au contraire le prophète du
Dieu de colère que célèbre
l’Ancien Testament, le Jéhovah des Hébreux. Puis, tout à coup, par un
brusque revirement, l’artiste s’indigne contre cette divinité qui a tait notre
race si misérable, et se prend d’admiration pour le courage de ceux qui ont eu
Sainte Catherine, par Andrea del Sarto.
(Cathédrale de Pise.)
48
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
l’audace de la braver, les Anges rebelles , Prométhée, et ces figures surhumaines
du Jour et du Crépuscule, héritières des Titans antiques. — Son indépendance
vis-à-vis de l’iconographie chrétienne, ce besoin de la refaire pour son
compte, en supprimant les attributs consacrés par la vénération des fidèles,
ne peignent pas moins fidèlement ses révoltes intimes.
L’homme, chez Michel-Ange, se rendait-il compte des tendances de l’ar-
tiste? J’en doute toutes les lois que je relis ses poésies, toutes les fois que j’y
vois éclater sa toi dans la mansuétude divine, dans la rédemption. Un de ses
derniers sonnets, le lxivc (« Giunto è già il corso délia vita mia »), nous
le montre n’espérant plus que dans la miséricorde de celui qui mourut sur la
croix : « Sur un esquif fragile, au travers d’une mer orageuse, le cours de ma
vie est déjà parvenu à ce port commun où l’on va rendre un compte sévère
de toute œuvre mauvaise et bonne. — En sorte que je connais combien elle
était chargée d’erreurs cette amoureuse fantaisie qui se fit de l’art une idole
et un tyran, car tout ce que l’homme désire ici-bas est erreur. — Que vont
devenir mes pensées amoureuses, frivoles et joyeuses, maintenant que j’ap-
proche de deux morts, l’une certaine, l’autre qui me menace? — Ni la pein-
ture, ni la sculpture, ne charmeront plus l’âme tournée vers cet amour divin
qui ouvrit ses bras sur la croix pour nous recevoir. ;>
Mais est-ce donc la seule et unique lois que nous voyons un artiste s’ignorer
lui-même et servir, sans le savoir, d’interprète, de voix populaire, à sa nation
et à son siècle ?
Par suite de leur sécheresse de cœur, plus encore que par suite de l’invasion
des souvenirs païens, les Ecoles florentine et romaine, Andrea del Sarto tout
comme (nies Romain, ne réussirent plus, après la disparition de Raphaël, à
donner aux ouvrages religieux une note émue. La Transfiguration peinte par
le Rosso dérouta jusqu’à son contemporain Vasari : n’y voyait-on pas des
Maures, des Bohémiens et « les choses les plus extraordinaires » !
Le Cortège, artiste aussi exquis que fantaisiste, n’avait pas la puissance de
conviction nécessaire pour traduire les aspirations d’un peuple de croyants.
Qu’y-a-t-il de chrétien dans ses peintures? peut-être le geste, d’une tendresse
si touchante, par lequel sainte Madeleine approche sa joue de l’Enfant Jésus,
ou encore la ferveur de saint Jérôme.
Mieux partagée que l’Ecole florentine, l’Ecole milanaise nous offre en abon-
dance les pages les plus nobles et les plus touchantes. Le pur et suave Bernar-
dino Luini (et un peu plus tard, le trop doux Gaudenzio Ferrari) apporte
dans l’interprétation des sujets religieux une sincérité et un amour qui lui
assurent l’admiration de tous les croyants. Nature émue plutôt que forte,
portée aux impressions tendres et sereines, Luini est fait pour toucher et pour
ravir, non pour saisir et terrifier. C’est dans le domaine des scènes calmes et
La Madone de Saint-Georges, par le Corrège. (Musee de Dresde.)
E. Müntz — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
5o
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
idylliques, c’est dans la peinture de la résignation ou de l’extase qu’il excelle,
tout comme Léonard. Ne lui demandez ni profondeur, ni grands efforts d’élo-
quence, ni pathétique : ces hautes visées sont étrangères à ce génie tortuné.
Quelle sérénité dans ses beaux Christs blonds, ou dans ses martyres, si heu-
reuses de leur sacrifice! Quelle tendresse chez la mère contemplant son enfant,
quelle flamme d’enthousiasme chez les rois mages adorant le Sauveur du
monde !
Venons-en à l’Ecole vénitienne. L’auteur d’un très distingué essai sur les
artistes de cette École affirme que « ce qu’ils peignent de préférence, c’est la
beauté, la grâce, la jeunesse, les
joies faciles de la vie, les épaules
et la poitrine nues des princesses,
les Vénus éclatantes, les empe-
reurs triomphants, les Danaé qui
vendent le plaisir même à Jupi-
ter, les festins splendides, les
concerts enchantés. 11 n’y a jamais
pour eux de femmes trop sou-
riantes, de chairs trop émues,
d’étoffes trop riches, de bijoux
trop brillants. Même dans les
scènes religieuses, ce n’est point
seulement à l’âme, c’est aussi aux
yeux qu’ils s’efforcent de parler.
C’est le Dîner d’ Emma-iis, ce sont
les Noces de Cana qu’ils repré-
sentent, plutôt que les Madeleines
éplorées ou le Christ vengeur. Us
font du christianisme une mythologie gracieuse, au lieu d’en faire le poème
infini de la consolation mystérieuse des âmes tendres et des cœurs blessés1 ».
Assurément, dans cette cité opulente, les tendances profanes ne l’emportent
que trop souvent dans l’art religieux. Mais, en regard, combien de chaudes et
pathétiques évocations de la vie du Christ, de sa mère, des saints! Que de
cordes le seul Titien n’a-t-il pas fait vibrer! Il montre tour à tour : la Vierge
heureuse, caressant l’Enfant Jésus, la Vierge regardant l’enfant qui joue avec
un lapin, la Vierge recevant l’hommage de la famille Pesaro ou montant au
ciel, le Christ et le Centenier; puis d’émouvantes scènes de la Passion, —
le Couronnement d’épines , — la Mise au tombeau, — les Disciples d’Emmaüs,
— ou encore l’ Assomption de la Vierge, — le Martyre de saint Pierre, — - le
Triomphe de la Foi.
i. A. Bouillier, l’Art vénitien, p. 55-56.
LE SENTIMENT RELIGIEUX.
5i
Prenons Y Assomption de la Vierge; quelle puissante et sublime apothéose!
Les trésors de loi accumulés pendant les longs siècles du moyen âge y parais-
sent à la lumière, mais décuplés, transfigurés par un prodigieux génie. Le
dessinateur ici égale le coloriste. Tout est mouvement et élan : emportés par
leur enthousiasme, les corps des apôtres semblent prendre leur vol vers les
régions célestes. Quant aux gestes, les artistes les plus pathétiques, Raphaël,
dans la Messe de Bol séné ou
les cartons de tapisseries,
n’auraient pas su leur don-
ner plus d’éloquence. Et
avec quel art incomparable
les figures ne sont-elles
pas associées les unes aux
autres, de manière, non
seulement qu’aucune dis-
sonance ne se produise
dans ce concert, mais en-
core de manière qu’au-
cune note n’y reste sans
concourir à l’effet d’en-
semble ! A ce groupe ter-
restre des apôtres, qui
forme une masse si com-
pacte et cependant si ani-
mée et si claire, le Titien,
par un de ces artifices
dont seul les plus grands
maîtres ont eu le secret,
a opposé la légèreté et la
transparence du groupe
aérien, composé de la Vierge et d’un chœur d’anges. Que Marie est belle
et touchante avec son visage inondé de bonheur, ses bras tendus vers les
cieux, ses draperies soulevées par le vent et qui semblent l’entraîner vers
les sphères supérieures! La Vierge de Murillo semble bien pâle à côté de
cette création aussi robuste que généreuse, si pleine de vie et de santé.
Les anges qui l’entourent n’ont rien à envier, pour la grâce et la variété
des attitudes, à ceux qui occupent le sommet de la Dispute du Saint-
Sacrement.
Une telle page n’est pas seulement peinte avec le cerveau, elle l’est aussi
avec le cœur. L’inspiration ne se soutient pas d’un bout à l’autre d’une aussi
vaste composition sans que l’artiste soit obligé de mettre en action toutes les
forces de son être, tout ce qu’il sent, tout ce qu’il aime, tout ce qu’il croit. Je
I.a Vierge de l’Assomption (fragment), par le Titien.
(Académie de Venise.)
52
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ne sache pas de plus éloquent argument à opposer à ceux qui prétendent que
l’École vénitienne n’a jamais connu que la frivolité.
Non moins pathétique est la Mise au tombeau du Louvre (peinte vers
i52ü). La composition est aussi concrète que saisissante. Pas un trait n’y est
perdu; l’action se développe avec une concision, une vivacité, une logique et
une éloquence dont rien n’approche. Non, je ne crains pas de le déclarer,
même la Mise au tombeau et le Portement de croix de Raphaël ont quelque chose
d’artificiel comparés à cette douleur poignante: la multiplicité des figures et
des détails y affaiblit l’impression, tandis que le Titien, grâce à la magie de sa
palette, fond tous les accessoires comme dans un creuset, pour en tirer l’alliage
le pi us homogène, le pl us dense, le plus brillant qui se puisse imaginer.
Qui ne connaît ce drame si simple et si éloquent : à droite, trois disciples
portant le corps du supplicié, ce corps qui s’abandonne, comme dans la Pietà
de Michel-Ange; à gauche, la Vierge éplorée, les mains jointes, soutenue
par sainte Marie-Madeleine, dont les cheveux dénoués flottent au vent. Ce
qui rend la scène si éloquente, c’est l’extrême conviction qui y éclate; on la
croirait prise sur le vif; les porteurs sont plongés dans la douleur la plus
profonde; ils veillent néanmoins avec un soin anxieux à ne pas meurtrir le
cadavre. Quant à la Vierge et à sa compagne, tout entières à l’affliction, elles
forment avec le premier groupe le contraste le plus pathétique. Le coloris,
aux tons sombres et profonds, s’harmonise merveilleusement avec l’action. Le
ciel enfin, voilé, sinistre, couvert d’épais nuages, semble s’associer au deuil
de l’humanité. Quelle illustration de ce verset des Évangiles : « Depuis la
sixième heure jusqu’à la neuvième les ténèbres se répandirent sur l’univers
entier. Le voile du temple se déchira; la terre trembla et les rochers s’en-
tr’ouvrirent ».
Non, tout noble sentiment n’était pas éteint dans le cœur d’une nation
dont un des fils savait atteindre à de telles hauteurs, et la Renaissance, quoi
qu’on ait pu dire, n’avait pas glacé toute inspiration généreuse.
Médaille de ViUoria Colonna.
Par un anonyme.
Étude pour l’Assomption de la Vierge, par le Titien. (Musée du Louvr:
Modèles de broderie du xvi” siècle.
(La « vera Perfettione del Disegno ». Venise iScjr.)
CHAPITRE III
LES MŒURS ET l’aRT. — LA MORALE ET LA VIRTUOSITÉ.
e sentiment national ou le sentiment religieux, les
vertus publiques ou les croyances, ont pour pendant la
culture même de la nation italienne, j’entends la vie
de famille, les relations de société, les conventions de
toute sorte, aussi nombreuses alors que de nos jours
(et ce n’est pas peu dire), en un mot les mœurs, sou-
vent plus puissantes que les institutions ou les dogmes.
Le tableau qui s’offre à nous de prime abord n’est pas des plus brillants.
Parmi les familles souveraines, à peine une qui ne se déchire pas de ses propres
mains. Ce ne sont qu’intrigues ou conspirations des parents les uns contre
les autres, tragédies domestiques : le cardinal Farnèse trompant son grand-
père, le pape Paul III, au profit de Charles-Quint et provoquant chez le vieil-
lard b accès de colère qui causa sa mort; Niccolo Orsini faisant jeter dans les
fers son propre père; Marc-Ant. Colonna, le héros de Lépante, dénonçant le
sien au roi d’Espagne et à l’Inquisition! Que d’attentats dans la seule maison
de Médicis : ce pseudo-bouffon de Lorenzino feignant la folie, comme le pre-
mier Brutus, pour préparer plus commodément l’assassinat de son cousin
54
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Alexandre; Pierre de Médicis (1554-1604), tuant sa femme Eléonore de
Tolède; Garcia, tuant son frère le cardinal Jean ( 1 502), et Cosme I"r,
tuant, affirme-t-on, son fils Garcia!
Certes, si nous nous reportons au moyen âge, nous trouvons plus d’un
exemple de trahisons ou de tragédies de cette nature. L’empereur Frédéric II
- pour ne citer que lui — n’avait-il pas eu à combattre la révolte de son fils
Henri et son beau-père Jean de Brienne? Mais le moyen âge avait pour excuse
la rudesse des mœurs. Au xvT siècle au contraire, l’excès de la férocité ne
tranche que davantage sur l’excès du raffinement, sur cette politesse exquise,
ce parfum de souveraine distinction.
Tout en mettant hors de cause la Renaissance, tout en la déchargeant de
n’importe quelle responsabilité dans la corruption publique, il faut reconnaître
qu’elle a été impuissante â modérer les passions individuelles.
Vis-à-vis des crimes commis par tant d’autres familles, par les Farnèse à
Parme, par les Accolti à Ancône, par les Baglione, race maudite, à Pérouse,
par les Caraffa, neveux du pape Paul IV, à Rome, par Napoléon Orsini, le
fameux abbé de Farfa et le non moins fameux chef de brigands, dans les envi-
rons de la Ville éternelle, 011 chercherait également en vain quelque explication
plausible dans le mouvement général des idées ou des mœurs. Ce sont des
manifestations isolées, auxquelles la férocité native et aussi la folie ont eu
la part principale.
Parmi les nombreux agents qui interviennent dans cette éclipse du sens
moral, essayons de démêler les principaux, en nous gardant bien de confondre
les causes avec les effets. Les révolutions politiques d’une part, l’invasion
étrangère de l’autre, et les corollaires qui en étaient inséparables, le manque
de stabilité et de sécurité, le contact avec les Espagnols, tels furent à coup sûr
les germes de démoralisation les plus pernicieux. Cette agitation et cette incer-
titude incessantes ne pouvaient que surexciter les instincts de préservation
individuelle. Sur un navire qui sombre, au milieu de l’affolement général,
chacun songe d’abord à soi. Le relâchement du sentiment religieux est éga-
lement pour quelque chose dans cette perversion de tous les principes de justice
et de fraternité. Mais n’a-t-on pas exagéré son rôle ? Ne voyons-nous pas des
spadassins tels que Cellini animés des sentiments de la dévotion la plus pro-
fonde ? Il faut, si je ne m’abuse, creuser davantage et descendre aux sources
mêmes : nous aurons à enregistrer d’abord les progrès du bien-être, que
l’oppression étrangère fût longtemps impuissante à restreindre; puis, à sa
suite, les conséquences qui découlent de la facilité de l’existence : le sentiment
de l’indépendance personnelle, le culte des jouissances de toutes sortes, l’oubli
ou le dédain des solidarités nationales ou sociales, en un mot l’individua-
lisme avec ses manifestations les plus fâcheuses. Il serait facile de montrer par
mille exemples que partout la richesse engendre d’innombrables vices,
l’égoïsme, l’épicurisme et la frivolité.
LA MORALE ET LES ARTISTES.
OD
Qui ne s’aperçoit que le développement des lacultés créatrices et le raffine-
ment du goût sont en raison même de la surexcitation de toutes les passions?
Ce n’est point dans une société bourgeoise que naissent les fleurs les plus
rares de l’esprit. Il faut, pour enflammer l’imagination de l’artiste, autre chose
que le spectacle de vertus domestiques et d’existences placides. Mais la réci-
proque est-elle vraie, et peut-on affirmer qu’un milieu agité engendre fata-
lement des œuvres supérieures, vivantes, inspirées? Nous pouvons sans hésiter
répondre par la négative.
Trop souvent tant de
luttes et de souffrances
n’aboutissent à aucune
production intellectuelle
de quelque portée. Aussi
la postérité, dont l’intérêt
ou le plaisir est unique-
ment à considérer ici, ne
peut-elle que se féliciter
de ces rencontres fécon-
des auxquelles elle doit
quelques-unes de ses plus
hautes jouissances1.
La fréquentation des
artistes, la condescen-
dance pour leurs caprices,
le spectacle de l’impunité
dont ils jouissaient, même
pour des crimes de droit
commun, ne pouvaient
que contribuer à affaiblir
les vertus bourgeoises2.
Et de même que petits et grands se courbent devant l’artiste supérieur, de
même chacun tremble devant l’écrivain à la mode. Mais ce n’est plus l’ad-
miration qui est en jeu ici, c’est tout ensemble la gloriole et la crainte
du ridicule.
Les triomphes de l’Arétin nous apprennent quelle était dès lors la puissance
1. Si l’on a pu dire, avec un semblant de raison (M. Mallarmé, apud Nordau, Dégénérescence,
t. I, p. 184), que le monde est fait pour aboutir à un beau livre, il faut aussi reconnaître que
ce livre ne saurait être beau qu’autant qu’il s’appuie sur un fonds d’aspirations généreuses,
qu’autant qu’il reflète l’état d’âme d’une société véritablement digne de sympathie.
2. L'opinion qui tend à prévaloir, c’est qu’il y a une morale spéciale pour les hommes de
talent; les lois faites pour le commun des mortels ne leur sont pas applicables. Ils se donnent
eux-mêmes pour des êtres à part, pour quelque chose de plus que des hommes. Cellini ne
déclare-t-il pas que, de ses pareils, c’est à peine si l’on en voit un dans l’univers entier : « delli
56
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de la presse : baisé au Iront par le pape dans une <; interview » fameuse, adulé
par les potentats de l’Europe entière, et jusque par Henri VIII d’Angleterre,
ce maître chanteur prélève, tant d’années durant, le plus fructueux tribut sur
tous ceux qui comptent avec l’opinion publique1.
Prise dans son ensemble, la société italienne avait été jusqu’alors une
société essentiellement bourgeoise. La noblesse ne levait que de loin en loin
la tète : à Naples, à Rome, à Milan, ou dans les villes de montagnes; mais là
même elle n’avait pas le monopole du métier des armes. Partout ailleurs elle
était confondue dans la masse de la population, alors toutefois qu’elle n’était
pas exclue des charges publiques ou même proscrite. Tout cela changea
comme par un coup de théâtre. Désormais chacun voulut jouer au grand
seigneur2, frire figure, exceller dans le maniement des armes, se signaler
comme un sportsman accompli, un tireur de première force : les savants.
Cardan en tête, n’eurent rien à envier à cet égard aux artistes. Aussi, à côté
de spadassins avérés, tels que l’orfèvre Firenzuola, Benvenuto Cellini et
Leone Leoni, rencontrons-nous une longue série de iaux monnayeurs -
Vincenzo Bianchini, Giacomo Balduccio, l’orfèvre Tobia da Camerino, peut-
être aussi Leone Leoni'' — ou de malfaiteurs vulgaires : le graveur Antonio
de Trente, qui vola au Parmesan ses planches gravées et ses dessins; le peintre
pari mio ne andava forse un per mondo ». Le public partage cette manière de voir. Paul III
affirme publiquement que les hommes uniques dans leur profession, tels que Cellini, ne doivent
pas être soumis aux lois : « non hanno da esser obbligati aile leggi ». L’Arétin proclame, lui
aussi, au sujet de Leone Leoni, ce principe que le pardon doit être accordé à ceux dont le
mérite surpasse le crime, et qu’il suffit dans ce cas de les punir par des admonestations : « il
perdono de andare innanzi, quando la virtù dell’ accusato è maggiore del vizio; e basta punirlo
con le ammonizioni ». (Lettere pittoriclie, édit. Ticozzi, t. I, p. 5qi.) Dans la biographie du
Pontormo, Vasari proclame de son côté l’absolue indépendance de l’artiste. « Celui-ci, déclare-
t-il, est libre de travailler pour qui lui plaît et quand bon lui semble; s’il fait du tort à quel-
qu’un, ce n’est qu’à lui-même. » Il recommande en outre la vie solitaire comme favorable à
l’étude. « Lors même, ajoute-t-il, qu’il en serait autrement, on ne doit pas blâmer celui qui,
sans offenser Dieu ni le prochain, vit à sa guise et de la façon qui convient à son caractère. »
1. Il s’en défendait avec autant d’esprit que d’audace : « Quand les satrapes m’attaquent le
plus en m’adressant le reproche que parfois j’élève les princes jusqu’au ciel et que d’autres fois
je les précipite dans l’abîme; quand ils m’accusent alors de juger comme un sot, eux qui du
juge n’ont que la loquacité, répondcz-leur que moi, Pierre l’Arétin, quand je les blâme, je leur
montre ce qu’ils sont, et que quand je les loue, je leur enseigne ce qu’ils devraient être. (Voy.
Plon, Leone Leoni , p. 22.)
2. Le recueil de Vasari abonde en anecdotes édifiantes. Ici c’est l’architecte Ant. da San
Gallo, qui souffre de s’entendre tutoyer en public par son cousin Aristotele. Là c’est le
sculpteur Alfonso Lombardi, qui, fort beau et d’apparence juvénile, porte au cou, aux bras et sur
ses vêtements des ornements d’or et d’autres « frascherie », qui le font ressembler à un cour-
tisan dissolu et frivole plutôt qu’a un artiste avide de gloire.
3. Molinier, Venise. — Plon, Benvenuto Cellini , p. 2.5. — Archivio storico âelVArte, 1. 1, p. 23.
— Disons, à la décharge des artistes italiens, que leurs confrères du Nord fixés en Italie
n’avaient rien à leur envier : ils étaient plus belliqueux encore si possible, pour ne point parler
d’une infinité d’autres péchés véniels, parmi lesquels l’ivrognerie était le moindre. Voy. les
publications de Bertolotti : Artisti francesi a Routa, — Artisti bclgi ed olandesi a Routa.
LA MORALE ET LES ARTISTES.
■T
Girolamo Magagni, qui se rendit coupable d’un délit analogue envers son
maître le Sodoma ; le sculpteur siennois Bartolommeo Gallo, qui tua un de
ses confrères1, et tant d’autres. Non moins longue est la liste de ceux qui,
pour s’enrichir plus vite, recoururent à l’alchimie, à la nécromancie, à la
magie, et autres sciences occultes. Il suffît de rappeler les noms de Zo-
roastre, l’élève de Léonard de Vinci, de Silvio Cosini, de B. Cellini et de Rus-
tici, qui entreprirent tous deux des expériences sur la congélation du mercure.
Un enseignement se dégage de ce spectacle : c’est qu’il n’est pas bon
qu’une nation entière s’occupe exclusivement des choses de l’esprit. Elle y
risque de se détacher des occupations plus terre à terre, des efforts plus
humbles, qui sont la loi de l’humanité, de ces tâches sans l’accomplissement
desquelles toute société devient artificielle, et par conséquent malsaine. Dans
cette pénétration réciproque ou dans ce jeu de bascule des instincts et des
obligations, il faut, pour obtenir une équation vivante et féconde, un rapport
si juste et si délicat, que le moindre changement de poids ou de mesure
suffit pour faire dévier des générations entières. C’est à quelque disproportion
de cette nature que la Renaissance a dû de devenir à la fois si voluptueuse
et si cruelle; plus vicieuse, sinon aussi frivole que le xvme siècle.
C’est au même courant, à ce courant aristocratique (l’aristocratie du talent
aussi bien que celle de la fortune), qu’il convient de rapporter un sentiment
qui acquit vers ce moment une grande intensité et ht d’innombrables vic-
times : je veux parler du point d’honneur. La violence des passions avait de
tout temps caractérisé les Italiens, et la multiplicité des crimes commis dans
une explosion de colère ne distingue en aucune façon la Renaissance du
moyen âge2 3. Ce qui est nouveau, ce sont les progrès de la susceptibilité et
l’exagération de l’amour-propre. Aux vertus publiques ou privées, â ces vertus
que recommande la morale et que réclame impérieusement l’organisation
sociale, à l’équité, à la charité, se substitua un sentiment assurément des plus
nobles, mais que toutes sortes de préjugés firent rapidement dévier, l’hon-
neur, « le cruel honneur, qui, d’après la définition de Stendhal, remplace la
vertu des républiques, et n’est qu’un vil mélange de vanité et de courage" ».
Nul doute que le contact avec nos compatriotes d’une part, les Espagnols
de l’autre, n’ait réveillé sur ce point et surexcité l’amour-propre italien. La
1. Gaye, Carteggio, t. II, p. 33p. Un autre artiste siennois, Giaoomo Pacchiarotti, prit part a
toutes les rixes qui signalèrent cette époque agitée; à chaque instant il était condamné à la
prison ou à l’exil.
2. Dans la maison des Médicis, la plupart des assassinats qui signalèrent le règne de Cosme I' '
lurent dus a des explosions de colère (voy. ci-dessus, p. 53-5q). C’est ainsi que Cosme poi-
gnarda de sa main son camérier Almeni ; un fils de Cosme, François, expédia de même,
“ proprio pugno », dans l’autre monde une magicienne juive, tandis que le gendre de Cosme.
le duc de Bracciano, étrangla sa femme Isabelle.
3. Histoire de la peinture en Italie, nouv. édit., p. iô.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
58
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
notion de l’honneur, telle que la concevait le xvie siècle, diffère essentielle-
ment de l’esprit chevaleresque propre au moyen âge. Elle se rapportait,
d’après Sismondi, aux préjugés suivants : délicatesse exagérée sur la répu-
tation des femmes et sur la valeur des hommes, religion de la vengeance1.
On croyait reconnaître, ajoute Sismondi, une grande âme à la constance des
ressentiments, et à l’art avec lequel elle gardait sa rancune, la laissant éclater
tout à coup, afin de causer une douleur plus amère à l’offenseur.
On a appelé la vengeance « un composé d’une idée de justice et d’un
commencement de colère2 ». Dans ce siècle, où les juges étaient si lents ou
si partiaux3, chacun cherchait à se faire justice soi-même. Benvenuto Cellini,
en sacrifiant ses adversaires à ses haines et à ses rancunes, ne manquait pas
de proclamer avec emphase que « la puissance de Dieu ne laisse aucun
homme impuni, quel que soit son rang, s’il fait du tort aux innocents4 5 ».
Plus odieux encore que les assassinats de Cellini, qui du moins attaquait
en face, étaient les crimes préparés patiemment, à tète reposée, en quelque
sorte avec amour : l’emploi de poisons, de sicaires3; les Umiliats attentant
à la vie de saint Charles Borromée, qui venait de faire supprimer leur congré-
gation, ou encore ce Muzio Colonna achetant pour Ooo ducats, de celui qui
l’avait pris, son ennemi Amico d’Ascoli, afin de le tuer de sang-froid6.
J’ouvre ici une parenthèse pour demander si l’on a eu raison d’incriminer
la Renaissance dans ce déchaînement de la plus détestable passion. Est-il rien
qui sente moins l’éducation, c’est-à-dire l’humanisme? Ce qui achève de
prouver que la Renaissance est absolument étrangère à cette dépravation de
la notion du droit qui s’appelle l’esprit de vengeance, c’est que, de nos jours
encore, c’est dans les parties qui ont le moins subi l’influence classique, je
veux parler de la Romagne et de la Corse, que la « vendetta » sévit avec
le plus d’intensité.
Non moins que par leur violence, les Italiens se faisaient craindre en tous
lieux par leur perfidie, leur duplicité, leurs intrigues. C’était la conséquence
fatale, d’une part, de leur décadence politique (voy. p. 10), de l’autre du
sentiment de plus en plus prononcé de la valeur personnelle et de l’indivi-
dualisme. Tout caractère bien trempé, tout esprit subtil s’efforça d’imposer
sa volonté aux natures moins bien douées; celles-ci, à leur tour, se dédom-
mageaient par l’envie et la calomnie.
Particulièrement odieuse était la médisance qui régnait dans les milieux
i. Histoire des Républiques italiennes, t. XVI, p. 446 et suiv.
1. Ibid., t. XVI, p. 4.54.
.3. Sur l’éclipse de l’idée du droit, voir les judicieuses observations d’Edgar Quinet : Révo-
lutions d'Italie (p. 25o-252).
4. Édition Tassi, t. II, p. 3i 1.
5. En 1.556, une loi fut promulguée a Florence contre les sicaires ou « bravi ».
6. Sismondi, t. XVI, p. 62.
LA MORALE ET LES ARTISTES.
5q
florentins : elle se rattachait intimement au développement des facultés cri-
tiques. Le sculpteur Baccio Bandinelli conquit en cet art la plus déplorable
célébrité. Ses confrères et compatriotes, Salviati, Solosmeo, Battista del Tasso,
Jacone, ne valaient guère mieux. Michel-Ange lui-même ne savait pas retenir
un bon ou plutôt un méchant mot ; ses impertinences firent fortune.
Mais les artistes florentins ne se contentaient pas d’abuser de la causticité
et du dénigrement : leur malignité se traduisait en manoeuvres de toutes
sortes. Tantôt c’étaient les preuves si manifestes de mauvaise volonté pro-
diguées par Andrea del Sarto à son élève Pontormo; tantôt la coalition
formée par les peintres florentins pour empêcher Vasari, à la veille de l’entrée
de Charles-Quint, de trouver ne fut-ce qu’un seul auxiliaire pour achever les
travaux qui lui avaient été confiés en vue de cette solennité. Les artistes fixés
à Bologne n’avaient rien à envier sous ce rapport à leurs confrères florentins :
Bart. da Bagnacavallo, Amico Aspertini, Gir. da Codignola, Inn. d’Imola se
jalousaient et se haïssaient mortellement.
Nous avons fait la part de la dépravation et de la criminalité. En statisti-
ciens impartiaux, opposons maintenant à tant de manifestations de la vanité,
de la cupidité, de l’esprit de vengeance, de la dissolution sous toutes ses
formes, le spectacle d’existences calmes, honnêtes, désintéressées, dignes d’être
recommandées comme modèles. Le monde artiste, malgré ses tendances
fâcheuses, encouragées par l’engouement public, nous offre à profusion les
exemples que nous cherchons.
A Florence même, quoique ce milieu lût tout particulièrement corrompu,
les natures véritablement sympathiques formaient pour le moins une impo-
sante minorité : le sculpteur Rustici, aussi sage que bon, le peintre Pon-
tormo, aussi modeste et désintéressé que fantasque, Vasari, la bienveillance
personnifiée, ont droit à toute notre estime, de même que l’architecte Battista
da San Gallo, qui légua toute sa fortune à une confrérie de Rome, à charge
de faire imprimer un Vitruve qu’il avait enrichi de notes. Arrêtons-nous un
instant devant cet original de Pontormo : sa vie abonde en traits touchants
autant que bizarres : invité par Cosme de Médicis à fixer la rémunération qui
lui revenait pour un de ses ouvrages, il réclama juste la somme qui lui était
nécessaire pour dégager son manteau, et le duc eut toutes les peines du
monde à lui faire accepter une pension. Sa table et ses vêtements étaient
d’une simplicité excessive; il vivait seul et préparait lui-même ses aliments;
on ne pouvait pénétrer dans sa chambre que par un escalier qu’il tirait à lui
une fois entré. Dans ses dernières années seulement, il accepta les soins d’un
élève, auquel il prodigua en échange tous ses secrets.
Et si nous nous attachons au plus glorieux des artistes florentins, que de
hautes vertus ne trouvons-nous pas chez Michel-Ange : le désintéressement,
le sentiment de la dignité, le culte de la justice, le patriotisme! Sans son
6o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
pessimisme et sa causticité, cet Alceste du xvi° siècle eût été un caractère
accompli.
Plus encore que chez les artistes de l’Italie centrale, les exemples de vertu
ou de noblesse abondent chez ceux du nord. Quelle belle et grave figure que
celle de l’architecte véronais Michèle San Micheli : libéral et obligeant outre
mesure, laissant ses amis aussi maîtres de sa fortune qu’il l’était lui-même!
Vasari cite un trait qui prouve son extrême délicatesse. Lorsqu’il prit congé
de lui à Venise, Michèle lui dit : « Je veux que vous sachiez, messire Giorgio,
que dans ma jeunesse j’eus une liaison, à Monte-Fiascone, avec la femme
d’un marbrier. Cette pauvre femme est restée veuve avec une fille en âge
d’être mariée, dont elle prétend que je suis le père; je n’en crois rien; cepen-
dant portez-lui ces cinquante écus d’or et donnez-les-lui de ma part pour
l’amour de Dieu, afin qu’elle établisse convenablement sa fille. » Vasari
s’acquitta consciencieusement de la commission, et, bien que la bonne femme
lui confessât librement que sa fille ne devait point le jour à Michèle, il lui
remit les cinquante écus. Ajoutons que plus d’une fois la république de Venise
voulut augmenter le traitement de San Micheli, mais il refusa toujours, en
conjurant le Sénat de reporter ses bienfaits sur ses neveux.
Un autre artiste véronais, le graveur en pierres fines Matteo del Nassaro,
fit preuve de non moins de désintéressement. Ayant reçu d’un baron des
offres mesquines pour un camée que celui-ci lui avait commandé, il le pria
d’accepter ce joyau en don. Le baron refusa et renouvela ses propositions
dérisoires : alors l’artiste, hors de lui, saisit un marteau et brisa le camée.
Particulièrement digne et sereine était l’existence que menaient les artistes
vénitiens : c’étaient des « galantuomini » dans toute la force du terme. Assu-
rément, en certaines compétitions, ils faisaient preuve d’une extrême viva-
cité (rivalité entre Giorgione et le Titien, pendant qu’ils travaillaient aux
fresques du Fondaco dei Tedeschi; entre le Titien et Jean Bellin, au sujet
d’une des charges du même Fondaco; entre le Titien et Pordenone, en
1027, etc.') : mais jamais ils ne s’abaissèrent aux procédés déloyaux des
Florentins.
Dans la vie privée, même élévation de sentiments : les biographies de trois
grands peintres, le Titien, Paul Véronèse et le Tintoret, abondent en traits
faits pour leur concilier toute notre estime.
Pénétrons dans la maison où le Titien s’installa en 1 53 1 , la « Ca Grande »,
à Biri Grande, paroisse de San Casciano. C’était une construction relati-
vement modeste, dont le rez-de-chaussée était loué à divers locataires (pro-
bablement des commerçants) ; le peintre occupait le premier étage, composé
d’un grand atelier auquel on accédait, à travers un jardin, par un escalier
extérieur, puis un second étage2. Comparée aux palais que se construisaient
1. Molraenti, la Storia di Vcnc\ia uella vita brivata , p. 206-207.
2. Lafenestre, le Titien, p. 146.
LA MORALE ET LES ARTISTES.
61
à Rome Bramante, Raphaël et Antonio da San Gallo, à Mantoue, Jules
Romain, à Milan, Leone Leoni, cette installation n’avait rien de somptueux.
Le Titien, d’ailleurs, tenait peu à l’ostentation; il aimait à vivre largement,
mais sans chercher à éblouir.
Paul Véronèse n’affectait pas moins de simplicité. Il se contentait de
déployer le luxe dans ses compositions, dédaignant personnellement tout faste
et presque tout confort : sobre et économe, il ne songeait qu’à laisser à ses
enfants une grande fortune, sans chercher à en jouir par lui-même. Mais cet
amour de l’argent était exempt de toute âpreté : il le montra en mainte
occasion. Après l’incendie de 1 5 7 7 , le Sénat ayant distribué la décoration
des nouveaux locaux entre les principaux peintres de Venise, parmi lesquels
Véronèse, celui-ci s’abstint, bien différent en cela de ses confrères, d’aller
faire sa cour à ses commettants. L’un d’eux, le sénateur Contarino, l’ayant
rencontré, le lui reprocha vivement : Véronèse lui répondit qu’il considérait
comme un grand bonheur de servir son gouvernement toutes les lois qu’il
en recevait l’invitation, mais qu’il n’avait pas pour habitude de rechercher de
nouvelles commandes, étant suffisamment pourvu de travaux. Néanmoins,
pour plaire à Contarino, il se présenta le lendemain devant le Sénat, qui le
chargea de peindre dans la grande salle l’ovale au-dessus du tribunal et deux
des parois1.
Chez le Tintoret, enfin, nous trouvons, à côté de l’artiste supérieur, un
caractère vif, vibrant, fougueux, un homme né pour la lutte, chez qui l’esprit
et le tempérament, l’ambition et la dignité formaient une équation parfaite.
Lin trait entre cent : Pierre l’Arétin, le maître chanteur par excellence, qui
entendait régenter et rançonner tous les artistes de son temps, petits et grands,
reçut du Tintoret un avertissement dont il se souvint longtemps. Le Tintoret,
qui se savait attaqué par lui, l’ayant un jour rencontré dans la rue, le pria de
l’accompagner dans son atelier, afin de faire son portrait; aussitôt l’Arétin
de le suivre tout joyeux. A peine entrés, l’artiste tire de dessous son vête-
ment un pistolet et ajuste le visiteur. « Que faites-vous, devenez-vous fou? »
s’écrie l’Arétin. Et le Tintoret de lui répondre : « Tranquillisez-vous! je vais
vous prendre mesure. » Et il se servit du pistolet pour le mesurer de la tête
aux pieds. On ajoute qu’à partir de ce jour l’Arétin cessa de l’attaquer et
devint son ami2. Si deux ou trois artistes vénitiens avaient suivi l’exemple
du Tintoret, ce joug odieux n’aurait pas pesé si longtemps sur leur patrie.
Un Florentin naturalisé Vénitien, le grand architecte et sculpteur Jac.
Sansovino, tonnait le digne pendant des coryphées de la peinture vénitienne.
C était à la fois le tempérament le plus heureux et un esprit privilégié, un
travailleur infatigable et un homme de plaisir. Placé par une constitution
extraordinaire au-dessus des besoins de la nature, à tel point qu’en été il ne
1. Ridolfi, le Maraviglie cl cil’ Acte, t. I, p. 3 1 2 .
2. Ibid., t. II, p. 58.
62
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
vivait guère que de fruits, il aimait, d’autre part, le commerce des femmes de
la même passion que l’architecture et la sculpture. Tout ensemble prudent et
loyal, il préférait la société des grands à celle des petits, parce qu’avec les
premiers on grandit, disait-il, et avec les autres on se rapetisse; il s’em-
portait facilement, mais fondait en larmes à la première tentative laite pour le
fléchir.
Ces belles et nobles figures de patriciens ou d’artistes vénitiens sont faites
pour nous réconcilier avec l’Italie du x\T siècle. Mais même chez les artistes
réputés comme personnifiant les plus fâcheux instincts, on trouve, abstraction
laite de Baccio Bandinelli et de quelques autres natures véritablement
malfaisantes, des éclairs d’émotion, de générosité ou de grandeur. Prenons
Cellini : il aime sincèrement ses amis; il se pique de loyauté non moins
que d’honneur. Et quelle sérénité pendant les intervalles de ses colères :
« Je crois jouir — déclare-t-il quelque part — d’un plus grand conten-
tement d’esprit et d’une meilleure santé que jamais. Le souvenir de quelques
instants heureux et de plusieurs maux inimaginables me remplit d’admi-
ration, quand, me reportant en arrière, je pense que j’ai pu parvenir à cet
âge de cinquante-huit ans, avec lequel, grâce à Dieu, je m’avance si heureu-
sement dans la vie. » Sa franchise n’est pas moindre : il avoue « qu’il est,
de sa nature, un peu irascible ». « Un peu » est joli comme euphémisme.
La conclusion â tirer des exemples et de cet essai de statistique, c’est
qu’ici, comme en toute chose, il fuit savoir faire la part de l’exception et
la part de la règle. Or, à mon avis, les historiens mes prédécesseurs ont
constamment interverti les rôles, parce que l’exception (dans l’espèce, la
corruption) frappe plus que la règle, c’est-à-dire la vertu. En se fondant
principalement sur des recueils de nouvelles pour juger de l’état des mœurs
au xvie siècle, ils ont à tout instant Dit fausse route. On ne met en nou-
velles — j’allais dire en musique — que les événements qui tranchent, soit
en bien, soit en mal — et ce sont ces derniers qui séduisent communément
les nouvellistes, — sur le fond terne et monotone de l’existence journalière.
Les hommes vertueux sont comme les nations heureuses : ils n’ont pas
d’histoire. Supposez que l’on juge notre société sur les Dits divers, les
chroniques des tribunaux : on n’y verrait qu’escroqueries, vols, adultères,
assassinats. Nous valons mieux que cela, heureusement, et le x\T siècle aussi.
Tout, en pareille matière, se réduit à une question de proportion et de
mesure. Prend-on pour moyenne la moralité des grands centres, on n’y
trouve assurément que trop de scandales ou de crimes, quoique ceux-ci
ne forment qu’une infime minorité; s’attache-t-on aux villes de moindre
importance, aux bourgs, aux campagnes, on y voit régner des mœurs
véritablement patriarcales.
On peut dire de l’Italie du x\T siècle ce que l’on a dit de la Rome
LES MŒURS.
63
impériale : à savoir que l’une et l’autre ressemblent « à toutes les sociétés qui
atteignent à un haut degré de culture d’esprit et de richesse, qu’elles avaient
des vices honteux et de grandes vertus; des hommes de débauche et des
hommes de continence; des Messalines et des femmes unies pour la vie et
la mort à leurs époux; des bourreaux d’argent et des familles rangées qui
administraient sagement leur fortune; des maîtres débonnaires et d’autres
qui, sans les lois nouvelles, auraient volontiers traité leurs esclaves à la
mode ancienne1 ».
Un coup d’œil jeté sur les mœurs domestiques achèvera de faire la
lumière sur ce point. Le lecteur excusera cette profusion d’arguments; je ne
saurais trop les multiplier, car ma tâche est difficile : j’ai le devoir de réagir
contre tant d’erreurs accréditées par des historiens plus soucieux de belles
tirades que de jugements impartiaux.
La famille avait été scientifiquement réorganisée par la Renaissance, au
point de vue de l’éducation des enfants et des rapports entre les époux non
moins qu’au point de vue des rapports des maîtres avec les domestiques et
de l’ordonnance de la maison2. Elle était constituée aussi fortement que
possible; je dirai même que cette forme de syndicat, si respectable, fondée
sur les liens du sang, menaçait parfois trop ouvertement le reste de la
société. Abstraction faite des préoccupations dynastiques, si ardentes chez
les Médicis, les Farnèse, les Gonzague, les Este, nous trouvons jusque
dans la bourgeoisie des précautions infinies pour empêcher les fortunes de
tomber entre des mains étrangères : ce n’étaient que substitutions et fidéi-
commis sans fin. Le sentiment de solidarité de l’honneur entre proches
parents n’était pas moins développé. Que de fois des frères n’intervinrent-ils
pas pour punir une sœur coupable d’adultère!
D’autre part, l’autorité paternelle était illimitée, ou peut s’en faut; elle
conférait aux parents des droits qui nous paraîtraient aujourd’hui draconiens :
c’est ainsi que Cardan, le célèbre médecin, savant et philosophe, put faire
couper une oreille à un de ses fds pour le corriger L A Florence, Cosme de
Médicis, qui affichait le puritanisme républicain, gouvernait ses enfants avec
une rigueur toute militaire. A Venise, les pères disposaient de la main de-
leurs filles sans les consulter; de même qu’en Orient, le fiancé, au moment
de se marier, ne connaissait même pas de vue celle à qui il allait unir son
existence1.
Malgré cette soumission forcée aux volontés de leurs parents, les enfants
1. Duruy, Histoire des Romains, t. V, p. 680-681. Cf. p. 652-655. Voir aussi Springer, Bildcr
ans deriieucrm Kunstgeschichte, t. II, p. 333.
2. \ oir le Trattato dcl governo délia Famiglia de L.-B. Alberti et la Culliir de Burckhardt,
livre V, chap. vu.
3. Cantù, Histoire des Italiens , t. VIII, p. 348.
4. Sansovino, Venetia, édit, de 1604, fol. 269-270.
64
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
professaient pour eux autant de tendresse que de vénération : les seuls héri-
tiers de quelques familles aristocratiques s’en dispensaient (voy. p. 53). Avec
quelle émotion Cardan, si dur pour son fils, ne parle-t-il pas de son père!
« Les larmes me viennent aux yeux quand je me rappelle sa bonté. Mais
autant que je pourrai, mon père, je rendrai hommage à tes mérites et ne
faillirai pas à la piété que je te dois. Aussi longtemps que ces pages seront
lues, ton nom et ta vertu seront célébrés. Tu t’es en effet montré sans
défaillance dans l’accomplissement de tous tes devoirs, et comme un véri-
table saint. »
Chez les artistes, le sentiment filial n’était pas moins développé : qu’on
se rappelle l’affection de Cellini pour son père, le vieux musicien, celle de
Michel-Ange pour le sien, qui ne cessa de l’exploiter jusqu’à son dernier
jour !
Dans cette société d’épicuriens, le lien matrimonial ne pouvait manquer
de se relâcher. Néanmoins, même en prenant pour source d’informations les
nouvellistes, plus portés à célébrer le vice qu’à prôner la vertu, la balance
penche du côté de cette dernière. Que d’unions modèles, que d’exemples de
constance ou de fidélité au souvenir d’un défunt! Vittoria Colonna et Vero-
nica Gambara portant toute leur vie le deuil de leur époux, de simples
paysannes inventant les artifices les plus plaisants ou endurant toutes sortes
de tourments pour ne pas manquer à la loi jurée!
Sous quelles couleurs n’a-t-on pas dépeint la corruption des Italiens dans
les choses qui relèvent de l’amour! Je suis frappé, au contraire, de l’empire
que le spiritualisme exerce sur eux1 : ils sacrifient tantôt à la galanterie,
tantôt aux sentiments les plus quintessenciés. Nous avons à compter ici avec
les enseignements des néoplatoniciens : leur influence n’éclate pas seulement
dans tant d’exemples d’amour platonique (le culte aussi passionné que respec-
tueux dont une Vittoria Colonna était l’objet), mais encore dans les relations
avec les vertus les moins farouches. Notre Montaigne nous a révélé à ce sujet
un trait de mœurs des plus curieux : « Ils font les poursuyvants en Italie et
les transis de celles mêmes qui sont à vendre; et se déffendent ainsi : qu’il
y a des degrez en la jouissance, et que par services ils veulent obtenir pour
eulx celle qui est la plus entière; elles ne vendent que le corps : la volonté
ne peult estre mise en vente, elle est trop libre et trop sienne. » (P. 1 35.)
Un instant, j’ai cru devoir également imputer au platonisme certains raffi-
nements morbides, tels que le sigisbéisme. Mais le doute n’est pas pos-
I. Les poésies de Michel- Ange forment la dernière incarnation de ce courant de haut spiri-
tualisme qui s’était affirmé avec tant d’éclat citez Dante et qui trouva, au xiv“ et au xve siècle,
des interprètes aussi éloquents que Pétrarque et Laurent de Médicis. Voy. à ce sujet 1 ou-
vrage de M. Gabriel Thomas : Michel-Ange p>ol te. Etude sur l’expression de V amour blatonique
dans la boésie italienne du moyen dge et de la Renaissance. Paris-Nancy, 1892.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance
Un Mariage vénitien au xvi” siècle.
66
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sible : nous avons affaire à une des nombreuses et néfastes importations
espagnoles1.
On sera plus près de la vérité en attribuant aux enseignements des néo-
platoniciens le culte que les cinquecentistes, à l’instar des Grecs, professaient
pour la beauté : ils l’adoraient pour elle-même. Rien de plus instructif que
les longs hommages rendus à Jeanne d’Aragon, la belle-sœur de Vittoria
Colonna et l’original du portrait de Raphaël conservé au Louvre : lorsque
Agostino Nifo publia en 1 53 1 son De Pulchro et Amore, destiné avant tout à
montrer que Jeanne était la plus belle des femmes, le cardinal Pompeo
Colonna plaça en tête du volume une épître avec cette déclaration caractéris-
tique : « De nos jours, la mère Nature, créatrice généreuse, voulant montrer
au monde quelque chose de merveilleux, de parfait, de divin, a créé Jeanne
d’Aragon Colonna, et, depuis le berceau jusqu’à ce jour, où elle est en plein
épanouissement, l’a comblée, de degré en degré, de toutes les perfections.
Elle l’a douée de vertus extraordinaires, elle a paré de la plus chaste dignité
un corps de formes divines, de telle sorte qu’on ne saurait lui trouver un
défaut, si ce n’est sa nature mortelle. Son Iront et sa bouche ont une
telle sérénité, ses yeux lancent des rayons si éblouissants, tout son corps a
une telle perfection, que les plus insensibles sont contraints à l’aimer, et
restent attachés devant elle à la contemplation de l’absolue beauté. Pieuse
d’esprit, d’une éloquence au-dessus de son sexe, elle est un modèle de toutes
les vertus. On dirait un astre descendu du firmament pour jeter la lumière
parmi nous ! 2 »
En 1 55 1 une sorte de concile d’esthéticiens, réuni à Venise, décida qu’un
temple serait élevé à la divine Jeanne d’Aragon. Eaute d’un monument en
marbre, la gloire de la nouvelle divinité fut du moins consacrée par le volume
de Gir. Rucelli : Tempio alla divina signera dona Giovana d’Aragona, fabricato
da tutti i più gentili Spirili, c in tutte le Lingue principal i del mundo, qui parut
à Venise en 1 555 'L
1. Vers i.âqo, en Espagne, toute femme riche devait avoir, d’après Stendhal, un « bracciere »
pour lui donner le bras en public quand son mari était occupé de ses fonctions civiles ou mili-
taires. Plus ce « bracciere » était de famille noble et distinguée, et plus la dame et le mari
étaient honorés. Il arrivait ainsi souvent que deux maris en se mariant convenaient d’être
réciproquement les « braccieri » de leurs femmes. — En Italie, les sigisbées font leur apparition
vers le milieu du xvr siècle : Paul Jove (j 1 552) raconte qu’à Gênes les jeunes femmes, à
peine mariées, voulaient avoir un Adonis, qui leur parlerait à l’oreille pendant les veillées, les
courtiserait à l’église, les amuserait dans les villas. On en voyait qui, non contentes des hom-
mages d’un seul de ces courtisans plus ou moins platoniques, s’efforcaient d’en grouper un
essaim autour d’elles. (Belgrano, Delta Vitu privata dei Genovesi, 2° édit., p. 469.)
2. Voy. l’ouvrage de M. Anatole Gruyer : Raphaël peintre de portraits, t. II, p. 172-179.
3. Comment concilier ce culte de la beauté avec la recherche de certaines difformités ou
monstruosités? Les cours italiennes avaient depuis longtemps accordé une place d’honneur
aux nains : au xvr siècle, cet usage dégénéra en manie. Biaise de Vigenère raconte qu’en
1 566, dans un banquet donné à Rome par le cardinal Vitelli, tous les convives furent servis
par des nains, au nombre de trente -quatre, de fort petite stature, mais la plupart contrefaits
L'EDUCATION.
67
Quels que soient les défauts et les défaillances d’une époque, c’est plus
encore d’après les mesures qu’elle prend pour former la jeunesse et pour
préparer l’avenir que d’après ses actes mêmes qu’il faut juger de son idéal.
La mission de la Renaissance et, on peut l’ajouter, la raison d’être de tout
mouvement qui a son point de départ dans le respect de la tradition, avaient
principalement consisté dans les perfectionnements apportés à l’éducation, qui
n’est elle-même que la tradition communiquée par les parents aux enfants.
Les humanistes — je 11’ai cessé de le proclamer d’un bout à l’autre de ce
travail — avaient été avant tout des éducateurs. Cette cause sacrée préoccupa,
jusqu’à l’extrême limite de la Renaissance, les esprits les plus éminents. Le
Cortegiano de Bal. Castiglione ( 1 528), le De Liberis recte institiiendis de Sadolet
( 1 533), la De Liberis pie christiaiieqne educandis Epislola de Curione (iÔqe), les
Ricordi de Sabha de Castiglione (i5q6), le Galateo de délia Casa ( 1 558) ', le
beau dialogue du Tasse, le Père de Famille'1, constituent, les uns des manuels
de haute pédagogie, les autres des traités de morale pratique, ou encore - —
je parle des Ricordi — des recueils de préceptes dictés par la dévotion et
par une sagesse quelque peu banale. La supériorité de l’Italie en cette matière
était si palpable que, de toutes ses productions littéraires, ce furent ses traités
pédagogiques qui conquirent le plus facilement le droit de cité dans les autres
pays et s’y maintinrent le plus longtemps".
Passons rapidement en revue les principaux de ces manuels.
Le Courtisan, composé vers i5o8, ne parut qu’en 1 528, peu de temps
avant la mort de Bal. Castiglione; ce ne fut donc qu’à partir de ce moment
qu’il commença d’exercer son action. Castiglione est un penseur plus encore
qu’un éducateur. Quoique nourri de la lecture des anciens — Xénophon,
Plutarque et les autres — il évoque à tout instant les modernes, notamment
Pétrarque et Boccace; et de même, son admiration pour la doctrine de
Platon4 ne l’empêche pas de croire en son siècle. Son idéal, c’est le courtisan,
et difformes. ( Les Images de Philostrate, p. q83 b. Paris, 1,578.) Une telle contradiction ne prouve-
t-elle pas que la Renaissance, vivante et exubérante comme elle l’était, ignorait le pédantisme et
ne craignait pas de mêler parfois une dissonance à tant d’harmonieux concerts? Il était réservé
au XVIIe siècle de légiférer en matière de poésie comme en matière d’art, de ressusciter les
règles d’Aristote et d’y ajouter, par la plume de Boileau, des restrictions nouvelles.
1. Sur le Galateo et les Livres de civilité du xvr siècle, voy. l’érudit et spirituel article de
M. Bonnaffé dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1 8<>3 fp. 627-621)).
2. Voy. l’analyse qu’en donne Ginguené, Histoire littéraire d’Italie, t. VII, p. 5c)6-6o6.
3. Le Courtisan de Castiglione, outre les quarante-six éditions publiées en Italie pendant le
cours du xvie siècle, compta pendant la même période, en France, sept éditions, quatorze tra-
ductions; en Espagne, une douzaine de traductions; en Angleterre, une édition, deux traduc-
tions anglaises, trois traductions latines; en Allemagne, deux traductions allemandes, cinq
traductions latines. (Narducci, Castiglione (Baldassare). Extr. du Buonarroti. Rome, 1879, p. 5-
l3.) Une bonne édition classique du Cortegiano vient d’être donnée par M. Ciani, chez Sansoni,
à Florence (1894).
4. Certaines parties du Courtisan sont à peu près littéralement traduites du Banquet : telle la
fameuse tirade de Bcmbo sur la beauté divine, qui « jamais 11e croît, ni diminue, toujours
68
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
en d’autres termes, l’homme parfait au triple point de vue de l’éducation, de
l’instruction et du caractère.
Le De Liberis recte insiituenàis (terminé en i53o, mais publié en 1 533
seulement) offre une base plus solide et plus rationnelle que le Cortegiano.
Aux yeux de Sadolet, toute éducation digne de ce nom repose sur le sentiment
du devoir. Il recommande de former l’âme et le caractère avant de s’attaquer
à l’esprit. De même que Plutarque et avant Rousseau, il insiste pour que
chaque mère allaite son enfant. Malgré la fervente piété de l’auteur, ce
traité souleva plus d’une protestation, même chez ses amis. Ileg. Pôle et
Fréd. Fregoso lui reprochèrent d’avoir frit la part trop belle au paganisme.
Comment, s’écriait Pôle, ce chrétien et ce prêtre s’arrête-t-il ainsi à mi-chemin ?
N’avons-nous pas découvert de nouvelles terres, des ports autrefois ignorés,
tandis que ceux qu’on visitait jadis n’existent plus? L’âme aussi a trouvé
des contrées nouvelles et Dieu nous a ouvert un port que les anciens n’ont
pas connu1, a
Ces réminiscences antiques, dont des contemporains trop ardents faisaient
un crime à Sadolet, ne furent toutefois pas éliminées, même après que
l’Eglise eut confisqué l’éducation (voy. p. 3q) et donné à l’esprit italien
l’empreinte qu’elle voulut : si, franchissant quelque soixante ou quatre-vingts
ans, nous nous transportons au cœur du xviT siècle, nous les trouvons aussi
vivaces qu’au xv‘‘, mais pondérées, assagies et comme fondues dans la vie
sociale. Aujourd’hui encore elles forment en Italie, plus qu’en tout autre pays,
le fonds de l’éducation.
Le Galateo, publié d’abord en 1 558 dans les Rime c Prose de G. délia Casa,
souvent réimprimé ou traduit au xvT siècle, le céda à peine en popularité au
Cortegiano. Le but des enseignements de délia Casa est d’ « apprendre à son
élève à suivre la droite voie pour le plus grand salut de son âme, et pour la
plus grande louange et le plus grand honneur de son honorable et noble
famille ». Mais l’auteur ne tarde pas à perdre de vue l’enseignement de la
morale pour faire un cours d’urbanité. C’est ainsi qu’après avoir qualifié les
cérémonies, c’est-à-dire les formules de politesse, de mensonges, scéléra-
tesses et trahisons, il recommande, d’un bout à l’autre de son ouvrage, de se
conformer rigoureusement à l’usage de chaque région ou de chaque ville. Il
allie d’ailleurs des remarques piquantes à un grand fonds de sagesse et parfois
à une véritable élévation de sentiments.
On peut dire d’une manière générale que les pédagogues italiens s’appli-
quaient à développer chez leurs élèves les qualités de l’esprit plutôt que celles
du cœur, l’intelligence littéraire ou l’habitude du monde plutôt que le senti-
belle et simple d’elle-même, tant en une partie qu’en l’autre, semblable seulement à elle-même
et ne participant d’aucune autre », etc. (Livre IV.)
I. Voy. l’analyse du Traité dans l’ouvrage de M. Joly : Étude sur J. Sadolet, p. i38-i86,
Caen, i85y.
L’EDUCATION.
6q
ment du devoir. Le rôle de ce que Flaubert appelait Y Education sentimentale
était certainement des plus bornés : l’élément romanesque, aussi bien que la
sensiblerie à la Rousseau, jouissaient d’un égal discrédit.
Est-il nécessaire d’ajouter que, vis-à-vis de natures particulièrement ardentes
ou vicieuses, tant de beaux préceptes demeurèrent souvent impuissants? Ils
réussirent tout au plus à faire dissimuler certains instincts sous des dehors
plus aimables, en d’autres termes, à substituer l’hypocrisie au cynisme.
Les traités que nous venons d’examiner s’adressaient avant tout aux classes
supérieures. En quoi consistait l’éducation donnée aux enfants des classes
ouvrières, nous l’apprenons par l’autobiographie du sculpteur Raffaele da
Montelupo. Son oncle, qui avait été soldat et qui habitait Empoli, ayant pris
le jeune Raphaël avec lui, le plaça dans une école tenue par un prêtre, et
lui fit apprendre à lire « d’ogni sorta di lettere », à écrire en caractères de
chancellerie, et à calculer. Le soir, l’écolier lisait à sa tante et à ses cou-
sines, qui s’étaient prises de tendresse pour lui, des récits de batailles (« libri
di battaglie »), etc. '.
Si nous considérons, pour terminer ce paragraphe, l’éducation et l’instruc-
tion telles qu’elles étaient données dans les campagnes, nous arrivons à cette
conviction que les populations rurales de l’Italie étaient infiniment plus
instruites au xvie siècle qu’au xviiL ou au xix1’. Montaigne raconte qu’il vit
près d’Empoli des paysans qui s’escrimaient le luth à la main, et des pastou-
relles qui connaissaient l’Arioste (p. 471).
En résumé, l’impression qui se dégage des faits aussi bien que des appré-
ciations des voyageurs étrangers, bons juges en pareille matière, parce qu’ils
voient l’ensemble plutôt que les détails, est que l’Italie avait une civilisation
aussi raffinée qu’homogène, un gouvernement ferme et intelligent, une police
des mieux laites (avec quelle rigueur n’était pas organisé le système des qua-
rantaines ou celui des signaux destinés à annoncer les incursions des cor-
saires!), que les mœurs y offraient un mélange de dignité et de facilité. Une
nation pouvait aller loin avec de tels éléments d’ordre et de progrès.
L’irritante question de la moralité italienne vidée, après celle du sentiment
national et du sentiment religieux, il nous reste à compter avec les conven-
tions mondaines, qui contribuent à donner à chaque milieu, et partant aux
productions de l’art, leur caractère spécifique. Toute société vit de conven-
tions et de préjugés, même la société américaine moderne, la moins gênée par
les traditions du passé, et partout la mode tyrannise au lieu de raisonner :
le problème qui se pose devant nous est de savoir s’il entrait dans la société
1. Gave, Cartcggio, t. III, p. 583.
7 o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de la Renaissance plus d’arbitraire ou plus de logique que dans celle de nos
jours, si l’art — notre principal objectif — y trouvait une source d’inspiration
plus féconde ou non.
Malgré l’extrême diversité des mœurs — pour ne point parler de la langue
et du costume — dans les différentes régions de l’Italie, la Renaissance, de
tout temps si soucieuse des intérêts de 1 éducation, avait développé partout au
même point la politesse
et le culte des belles ma-
nières. Cédant au cou-
rant aristocratique qui la
dominait, elle fit même
une place plus large que
par le passé à l’étiquette,
l’odieuse étiquette. Celle-
ci, toutefois, n’atteignit
pas encore aux exagéra-
tions de l’ère suivante.
Même chez les plus or-
gueilleux de ces souve-
rains, on trouve le côté
humain qui, un siècle
plus tard, fera si com-
plètement défaut au Roi-
soleil. Ce ne serait pas
dans cette société ar-
dente, souvent vicieuse,
mais somme toute en-
core si vivante, que l’on
aurait vu surgir des dif-
ficultés telles que celles
qui empêchèrent la reine
Christine de Suède et le prince de Condé de se voir, malgré leur sympathie
réciproque, pendant leur long séjour à Bruxelles1.
A Florence, l’esprit républicain conservait quelques droits. Le premier grand-
duc, Cosme de Médicis, agissait eu dictateur plutôt qu’en souverain. A Rome,
malgré la rigueur et la complication du cérémonial, l’accès auprès du Saint-
Père était des plus faciles. Nous voyons sans cesse les Clément VII et les
Paul III s’entretenir familièrement avec les artistes, écouter leurs objections,
rire de leurs saillies, ou encore embrasser publiquement l’Arétin.
En thèse générale, les progrès de l’étiquette furent en raison directe de
I. Voy. le t. V de l’ Histoire des princes de Coudé, du duc d’Aumale.
LES MŒURS.
l’influence espagnole. Un séjour de peu de mois à la cour de Madrid était
considéré comme suffisant pour rendre les grands seigneurs italiens fiers et
ombrageux, d’aimables et obligeants qu’ils avaient été auparavant. Les sujets
de François-Marie II d’Urbin et ceux d’Emmanuel-Philibert de Savoie en firent
la remarque aussitôt après le retour de ces princes1.
D’ordinaire, la gravité dominait : sans être précisément banni, le rire
était relégué au second
plan; on lui préférait
l’ironie, les mordantes
pasquinades, les « capi-
toli ». Quant au comi-
que, au gros comique
d’Arlequin, de Panta-
léon, du docteur, de
Polichinelle, de Pierrot
et de Colombine, il
n’éclatera librement que
plus tard2.
Par suite des facilités
fournies par l’imprime-
rie, on codifia jusqu’aux
lois de la conversation,
de l’art épistolaire, de la
danse3, bref de toutes les
obligations et de toutes
les convenances sociales.
Je laisse à deviner ce
qu’il entra de ménage-
ments, de nuances et de
raffinements dans l’or-
ganisation d’un simple ballet! Au moyen âge, la gaieté native, la verve
avaient dominé, je le parierais : désormais tout est voulu, raisonné, savant;
1. Ugolini, Storia dei conti e ducbi d’Urbino, t. II, p. 336.
2. Notons, comme une contradiction qui est à rapprocher de celle qui a été signalée plus haut
(p. 66), l’usage d’entretenir des bouffons. Un « Fra Bachio, buffone fiorentino », se trouvait
en 1 5.3.5 au service de Paul III; un autre pape, Jules III, fit venir toute une bande de fous.
Le marquis de Yast avait également à son service un bouffon. (Lctterc di Principi, t. III, fol. i5o.
— Brantôme, Œuvres complètes, édit. Lalanne, t. I, p. 205, t. III, p. 217, t. V, p. i53. —
Luzio et Renier, Mantova e Urbino, p. 168-169.) Rabelais nous montre le Moret, « archiboufïon
d Italie, monté sur un bien puissant roussin, et tenant en main quatre lances liées et entées
dedens une, soy vantant de les rompre toutes d’une course contre terre..., ce qu’il essaya
fièrement, picquant son roussin, mais il n’en rompit que la poignée, es s’accoustra le bras en
coureur buffonique. » (La Sciomacbic, p. 10. Lyon, iSqq.)
3. Particulièrement intéressant est le traité dédié en 1 58 1 à Bianca Capello par Fabritio
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
on serait tenté de dire précieux. L’esprit gagne-t-il véritablement à se quintes-
sencier ainsi ?
Il est des époques où la chasse aux jouissances de vanité ou la poursuite des
plaisirs sensuels que procure la richesse, prime tout autre sentiment. L’Ita-
lie du xvi° siècle valait
mieux : bien des senti-
ments généreux se mê-
laient à son épicurisme;
jamais on n’avait poussé
aussi loin l’amour des
choses de l’esprit.
Assurément, les petits
déployaient toute leur ac-
tivité pour s’enrichir, et
les grands pour monter
encore plus haut. Beau-
coup ne reculaient pas
devant la Iraude et la vio-
lence. Mais du spectacle
de ces milliers d’existences
se dégage le désir du re-
pos, le culte d’une vie
tranquille, partagée entre
le monde et la nature.
A Venise même, la ville
commerçante par excel-
lence, les patriciens, libres
autant qu’on pouvait l’être
dans une République aus-
si autoritaire, jouissaient
paisiblement des richesses
conquises par le commerce
avec l’Orient. La sérénité
de ces épicuriens éclate dans les productions de l’art, faciles, riantes, volup-
tueuses.
Une société aussi policée, aussi mondaine, aussi tamiliarisée avec les jouis-
Un Bal italien au xvi” siècle.
D'après la gravure de Giacomo Franco.
Caroso de Sermoneta : II Ballarino . ... dïviso in duc Trattati; ncl primo de' quali si dimostra
lu divcrsità dei notai clic si danno agli atti, et movimenti che intervcngono nci Balli : et cou moite
Regole si diebiara cou quali creance, et in clic modo debbano farsi. Ncl seconde s’insegnano divers i
sorti cli Balli et Ballctti si ail’ uso d’Italia , corne a quello di Francia et Spagna. Ornato di moite
Figure. Et cou V lutavolatura di Liuto, et il Sobrano délia Musica délia sonata di ciascun Ballo.
(Venise, Ziletti, 1 58 1 .)
Paysage, attribué au Titien. (British Muséum.)
LES MŒURS.
73
sances de la vanité, semblait devoir professer pour la vie des champs et pour
les beautés de la nature le même dédain que les contemporains du Roi-soleil.
Il n’en fut rien, et rien ne prouve mieux quels trésors de fraîcheur et de
sentiment renfermait encore le cœur des hommes de ce temps. A Florence,
à Rome, à Venise, prélats, patriciens, bourgeois, éprouvent à tout instant
le besoin de se retirer loin du bruit de la ville, de se recueillir au milieu
des bois. Plus encore que pendant la période précédente1, villas, casinos,
vignes, maisons de cam-
pagne se multiplient. Un
genre littéraire spécial
prend naissance, et Y Ar-
cadie de Sannazar compte
des imitateurs sans nom-
bre. Je veux bien que
dans cette poésie buco-
lique la convention tienne
une certaine place, que
Y Amyntas du Tasse ou
le Pastor fido de Guarini
rappellent les héros de
Virgile plus que les ber-
gers de la Toscane ou des
Abruzzes. N’importe, il y
a là un indice qui a son
prix.
Le miracle de cette ci-
vilisation, c’est d’avoir
fait converger tant d’as-
pirations, en apparence
inconciliables, vers un but
unique, le luxe, la distinction, la beauté, l’art, en un mot. D’autres parmi
les nations modernes ont disposé de richesses aussi considérables que l’Italie;
la fantaisie ou la vanité leur ont dicté des sacrifices non moins grands;
mais de ce s sacrifices, quels sont les plus dignes d’intérêt : la prodigalité
d’un Hollandais payant un oignon de tulipe cent fois son poids en or,
d un Anglais mettant sa fortune sur un cheval de course, d’un Yankee
offrant un collier de perles d’un demi-million? Le trait distinctif de l’Italie
est d’avoir concentré son amour sur des formes pensées et écrites (nulle-
ment comparables à la profusion de fleurs ou de peluche si chère à notre
1. Burckhardt, Cullur , livre V, ch. vu. — - Lors de son dernier séjour à Rome, en 1 53y,
Sadolet passait dans sa vigne tous les jours où il n’y avait pas consistoire : « Si gode la sua
vigna con li amici ». ( Lcttere di Principi, t. III, fol. 161 verso.')
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 10
L'Invitation à la danse.
D’après il Ballarino ( i5Si ).
74
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
époque), sur ces formes qui relèvent de l’art plus encore que du luxe, et qui
constituent le style.
Mais avant de rechercher quelle place les mœurs faisaient à l’art sous ses
formes les plus variées, jetons un regard sur les ressources dont l’Italie dispo-
sait pour satisfaire son besoin d’élégance ou ses aspirations vers la beauté.
Pendant l’époque qui nous préoccupe, l’Italie, malgré tant de calamités, fut
encore, à la surface du
moins, le pays le plus
riche de l’Europe, et sa
richesse se traduisit par
de grandioses fondations,
par les raffinements du
luxe, aussi bien que par
d’immenses travaux d’uti-
lité publique. Non moins
que l’accumulation de
numéraire, une activité
incessante développait
surtout le bien-être. On
verra dans un des chapi-
tres suivants avec quelle
rapidité Rome guérit des
blessures, si cruelles ce-
pendant, que lui avait
frites le sac de 1527b
On peut applaudir
avec d’autant moins de
scrupules aux manifes-
tations du luxe ou aux
créations de l’art que,
sauf de rares exceptions dans les provinces occupées par les Espagnols, elles
ne supposaient ni l’oppression ni la spoliation des peuples1 2. Le gouvernement
1 . En 1 58o encore, la seule place de Milan faisait pour trente millions d’affaires: les tissus d’or
et d’argent lui donnaient un profit de huit cent mille livres, de trois millions les étoffes de soie,
et de quatre-vingt mille la vaisselle d’argent. — Pendant le règne de Cosme I", les revenus
de la Toscane s’élevaient à 1 100 OOO ducats (le ducat ou florin du xvis siècle représente une
cinquantaine de Irancs de notre monnaie). Ce prince laissa en caisse 6 5oo 000 ducats (Cantù,
t. VIII, p. 46; t. IX, p. 71). — Un simple particulier, le maréchal de Strozzi, possédait un
patrimoine de plus de 5ooooo écus quand il entra au service de la France; à sa mort, il ne
laissa pas 20000 écus vaillants. La compagnie de 200 arquebusiers à cheval qu’il amena à
François I'r lui coûta seule Soooo écus. Mais aussi, comme Brantôme le proclame hautement,
« il avait le cœur fort noble, généreux et splendide » (Œuvres, édit. Lalanne, t. II, p. 268-271).
2. Il ne faut évidemment pas prendre au pied de la lettre la jérémiade par laquelle une
La Rêverie au xvi' siècle.
Portrait du comte Martinengo, par Morelto.
(National Gallery de Londres.)
LES MŒURS.
75
des Médicis, celui des ducs d’Urbin, se contentaient d’impôts relativement
légers. Dans les Etats pontificaux, si l’établissement d’une taxe supplémen-
taire sur le sel déchaîna une émeute, c’est que les Colonna exploitèrent à
leur profit le mécontentement que cette mesure avait provoqué contre le
pape Paul III.
Cependant, à la longue, toutes sortes de circonstances — les guerres, le
déplacement des relations commerciales, par suite de la découverte du cap de
Les Plaisirs rustiques au xvi” siècle, d’après la gravure de Reverdino.
Bonne-Espérance et de l’Amérique, l’inintelligent despotisme administratif
paysanne des environs de Padoue cherche à apitoyer sur son sort le seigneur qui lui Lit la
cour : « Je ne suis pas vostre pareille : vous estes citoyen de Padoue, et je suis paysanne des
champs; vous estes riche, et je suis pauvre; vous estes grand seigneur, et je suis de travail;
vous voudriez de grosses dames, et je suis de basse condition; vous estes brave avec le pour-
point ouvré et les chausses découpées, bordées de velours et de soye, et j’ay une pauvre cotte
rompue et piècetée, je n’ay autre chose en ce monde que cette pauvre robbe que vous voyez
sur moy, quand je voys dancer aux testes; vous mangez le pain de froment, et moy de mil de
lebves, encore n’en ay-je pas mon saoul; je suis aussi sans pelisson pour cest hyver, pauvre
femme que je suis! et si ne sçai plus que faire, car je n’ay argent ni marchandise à vendre
pour m’acheter ce qui m’est nécessaire. Nous n’avons pas du blé jusqu’à Pâques; je ne sçais
comment nous ferons, en si grande cherté; et mil tailles qu’il nous faut payer tous les jours à
Padoue. Les pauvres gens du village, il y a grande pitié en nous! Nous endurons à labourer
les terres et semer le froment que vous autres mangez, et nous mangeons le seigle et autres
pauvres semences. Nous taillons les vignes et faisons du vin, et bcuvons la despence et bien
76
HISTOIRE DE L’ART PENDANT EA RENAISSANCE.
[1,0;
des Espagnols, le mépris du travail, sacrifié aux titres et aux sinécures1, et,
par-dessus tout, la conviction, si répandue chez les Italiens, que, marchant à la
tète de la civilisation, ils ne pouvaient être distancés par les nations voisines,
- finirent par compromettre le commerce, l’industrie et l’agriculture. Dès le
dernier tiers du siècle, le ralentissement de toutes choses se
faisait sentir à Ferrare,
« tort peu peuplée », à
Rome, avec ses avenues
incultes et stériles, et où
chacun prenait sa part « de
l’oisiveté ecclésiastique2 ».
Telle était toutefois la ri-
chesse de l’Italie, qu’il fal-
lut plus de deux cents ans
pour l’épuiser : à la fin
du xviif siècle encore,
l’aisance, on pourrait pres-
que dire l’opulence, ré-
gnait au nord comme au
midi.
A l’époque dont nous
nous occupons, grâce à ces
ressources qui paraissaient
inépuisables, le besoin de
briller non moins que le
goût du beau donnèrent
à toutes les formes de la
vie sociale une distinction
telle qu’on ne l’avait plus
vue depuis la chute de
l’empire romain : les vête-
ments, la parure, les armes,
le mobilier, sans en exclure
les ustensiles’, s’en ressentirent dans la même proportion que
Le Luxe au xvi” siècle.
La clef du palais Strozzi.
(Collection Ad. de Rothschild.)
Le Luxe
au xvi” siècle.
Couteau.
(Ane. Collection
Spitzer.)
souvent de l’eau. » (Stmparole, les Facétieuses Nuits, trad. par Louveau et Pierre de Laii\e},
I" nuit, fable IV.)
1. Sismondi, t. XVI, p. 223-225.
2. Le mot est de Montaigne : Voyage, p. 285, 3<pi.
3. L’excès du raffinement ne pouvait manquer de provoquer une réaction en sens contiaiie.
Des artistes florentins, parmi lesquels le peintre Jacone, fondèrent une corporation, dont les
membres, sous prétexte de vivre en philosophes, vivaient en pourceaux. Ils faisaient profession
de ne jamais se laver, ne souffraient pas qu’on balayât leur maison, buvaient à même la bou-
teille, etc. (Vasari.)
La villa de Tivoli, d'apres la gravure de Dupérac ( 1 573) .
78
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
les repas et les fêtes, les représentations théâtrales, les livrées, les équipages1.
Prenons le costume et la parure; c’est une recherche qui dépasse parfois
les bornes du goût : robes de soie ou de velours tissées d’or et couvertes de
gemmes et de perles, mouchoirs brodés
d’or2, fourrures, plumes rares, éventails
et aumônières; la médaille ou plaquette
que tout personnage qui se respecte
doit porter à son chapeau (on sait
quelle classe intéressante de produc-
tions nous a valu cette coutume),
puis l’agrafe du ceinturon, la dague
et l’épée, sans compter les bijoux pro-
prement dits et tout le monde des orne-
ments féminins.
Mêmes raffinements jusque dans les
moindres auxiliaires de la toilette :
Brantôme raconte qu’Alf. de! Vasto
faisait parfumer, non seulement ses
effets, mais encore les selles de ses
chevaux. Les Médicis ne dédaignaient
pas de surveiller dans leur « fonde-
ria », la distillation d’essences particu-
lièrement précieuses, et c’est également
à la fabrication des eaux de senteur que
l’ordre des Jésuates dut sa popularité.
Quant aux architectes, aux sculpteurs, aux peintres, jamais encore ils
n’avaient su persuader aux favoris de la fortune de leur faire la part aussi
Le Luxe au xvi* siècle.
Étrier. (Collection Spitzer.)
I . A Florence, Cosme I''r, par politique
plutôt que par goût, n’entreprenait jamais
une excursion à une de ses villas, sans se
faire accompagner d’une suite de 600 per-
sonnes.
A Rome, la maison d’un grand seigneur
qui se respectait devait comprendre une
quarantaine de chevaux et une centaine de
Le Luxe au xvr siècle. familiers ou de domestiques, sans compter
Éperon. (Collection Spitzer.) les musiciens, les gardes, l’équipage de
chasse. Que de parasites déjà! (Prisciano,
del Governo délia carte d’un S ignore in Koma. Rome, ipq.S; réimprimé à Città di Castello en
i883.) Prisciano évalue la dépense pour ce train de maison à 6.579 écus, 12 baioques (plus de
3oo 000 francs), dont 4000 pour la nourriture (522 pour le pain, 1 440 pour le vin, 61 5 pour
la viande), 686, 5o pour le fourrage et autres dépenses d’écurie, et 1 624 pour les salaires.
A Milan, on comptait, du temps de Bandello, plus de soixante voitures à quatre chevaux.
Quant aux voitures à deux chevaux, elles étaient innombrables. La plupart étaient dorées,
richement sculptées et garnies de soie. (Burckhardt, Cultur, t. II, p. 1 “ 5 - )
2. Cellini, Mémoires , édit. Tassi, t. I, p. 3o8.
LA RICHESSE ET LE LUXE.
79
belle. C’est un palais à construire pour l’un, une chapelle à décorer pour
l’autre; une image de sainteté à peindre pour la chambre à coucher; puis, et
surtout, l’effigie du grand seigneur, du prélat, du bourgeois enrichi à repro-
duire, à éterniser. Celui-ci commande un tombeau monumental; celui-là, plus
modeste, veut du moins laisser aux siens son buste en marbre, son portrait
peint ou sa médaille. Ce fut au point que l’Arétin adjura les médailleurs de
ne pas prostituer leur talent au premier venu : « Reproduisez donc, s’écria-t-il,
les images de tels hommes, et non pas de ceux qui, non seulement ne sont
pas connus des autres, mais encore le sont à peine d’eux-mêmes. Le poinçon
Le Luxe au xvr siècle. Verres vénitiens.
ne doit pas reproduire une tête que la renommée n’a pas tout d’abord célé-
brée, et l’on ne croit pas que les décrets de l’antiquité eussent consenti à ce
qu’on représentât en métal des gens qui ne s’en étaient pas montrés dignes.
Que cela soit à ta honte, ô siècle! puisque tu supportes que nous apparaissent,
vivant en peinture, jusqu’à des tailleurs et des bouchers1. »
Il n’y eut pas jusqu’aux arts les plus humbles qui ne tussent appelés à fixer
le souvenir des événements les plus marquants de la vie de tamille, en même
temps qu’à servir d’interprètes à toutes sortes de nobles sentiments. La céra-
mique nous a légué les longues séries des « vasi amatori », à devises galantes,
des « vasi gameli » ou « vasi nuziali », exécutés à l’occasion de noces, des
vases d’accouchées, un monde de tonnes pittoresques et d’associations de tons
éclatantes.
I. Plon, Leone Lconi, p. 23.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
80
Voilà ce que j’appelle une époque artiste, une époque animée d’une passion
universelle, qui pénètre à son tour toutes les productions; une société entière,
princes et bourgeois, jusqu’aux laboureurs qui manient la charrue, jusqu’au
berger qui mène les troupeaux, jusqu’au bouvier et au porcher, tous possé-
dant en commun le sentiment de la proportion, le canon, si l’on veut, qui
constitue un style. A nous autres raffinés, il faut, pour provoquer notre admi-
ration, un nom, une individualité, un tempérament : aux pauvres d’esprit —
et le royaume des deux est à eux! — une moyenne anonyme suffit. Ils ont
raison : le courant de goût qui règne dans la masse des productions imperson-
nelles — les terres cuites de Tanagra, les faïences d’Urbin, les verres de
Venise, — suppose un degré de culture générale non moindre que les chefs-
d’œuvre d’un Phidias ou d’un Michel-Ange.
Masque de Satyre.
Par Michel-Ange. (Musée national de Florence.)
Détail de l'autel des Rois Mages. (Cathédrale d’Orvieto.)
CHAPITRE IV
l’état d’ame des italiens pendant la dernière période de la renaissance.
— parallèle entre l’art, la science et la littérature. — CONDITIONS
SPÉCIALES DE l’art. — LA DÉCADENCE NAÎT DE LA PERFECTION.
es facteurs que nous avons passés en revue — sen-
timent national, religion, morale et mœurs, — sont
tous intervenus pour constituer le style dans lequel
s’incarne la fin de la Renaissance. Et cependant, mal-
gré la multiplicité de nos recherches, il est un élé-
ment, capital et subtil entre tous, qui nous a échappé
et que toutes les analyses, toutes les statistiques de
l’ordre politique, religieux, économique, moral, sont
impuissantes à déterminer. Cet élément, c’est l’état de vigueur et de fraîcheur
des esprits au point de vue de la production intellectuelle. Puissance ou déca-
dence nationale, piété ou scepticisme, prospérité, vertus publiques et privées,
autant d agents dépourvus d’efficacité, sinon pour seconder (nous avons vu
dans quelles limites précises ils influent), du moins pour provoquer l’essor
scientifique, littéraire ou artistique.
Quoique 1 art ne suive que rarement un développement parallèle à celui de
E. Münlz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 1 1
82
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
la philosophie et de la science, il est indispensable de jeter, ne fût-ce qu’à
titre de contre-épreuve, un regard sur les vicissitudes de celles-ci; cet examen
nous apprendra ce qu’il pouvait rester dans les esprits de vigueur et d’initia-
tive, de force d’assimilation et de force de déduction.
Ce que l’architecture est pour l’ensemble des arts, la philosophie l’est pour
l’ensemble des disciplines dont l’art ne forme qu’une branche : elle les groupe
et les encadre. Les éclectiques dominent-ils, tout va à la dérive; ce n’est que
dispersion de forces, anarchie, incohérence. Quelle solidité et quelle cohésion,
au contraire, une nation ne puise-t-elle pas dans un système philosophique
bien ordonné! (Tous les systèmes étant faux, ce qui importe, ce ne sont pas
les théories qu’ils énoncent, c’est la direction qu’ils impriment aux diverses
manifestations de l’activité intellectuelle.)
Cette unité et cette rigueur, l’Italie les connaissait encore pendant la der-
nière période de la Renaissance, malgré de nombreuses fluctuations : c’était le
platonisme qui inspirait et Michel-Ange et le Tasse. L’aristotélisme et son
succédané, l’averroïsme, étaient partout en déroute : il résulte jusqu’à l’évi-
dence, des documents réunis par Ernest Renan1, qu’ils furent étrangers au
grand mouvement d’idées qui signala en Italie la fin du xv1' et le commence-
ment du xvi1' siècle.
Le prodigieux et sublime œuvre scientifique de Léonard de Vinci avait
été perdu, complètement perdu, pour sa patrie et pour l’humanité, par suite
du dédain professé par ce grand homme à l’égard de toute publicité. Com-
parées à un tel génie, les illustrations de la science italienne pendant le
xvi° siècle, les Porta, les Salviani, les Maurolico, les Tartaglia, les Cardano,
les Délia Torre, les Achillini, les Fallopio, les Berengario, les Eustachio, les
Mattioli, les Andrea Cesalpin, ne sont que des étoiles de seconde grandeur.
Du moins l’esprit d’initiative et le goût des hypothèses2 ne faiblirent-ils pas :
ils s’alliaient, comme dans toutes les conquêtes réalisées par l’Italie, à une
étude minutieuse des auteurs anciens. Félicitons-en les Italiens, au lieu de
leur en faire un reproche, comme certains historiens à tendances : n’est-ce pas,
en effet, quand il s’agit de science qu’il faut sans cesse tenir compte des expé-
riences du passé, sinon tout serait éternellement à recommencer! Plus encore
que par ses découvertes positives, l’antiquité intervenait par la rigueur de
ses méthodes et par l’indépendance de sa critique. Combien il y avait, ici
encore, de fécondité dans ses enseignements, nous l’apprenons par ce tait
1. Averroès et V Averroïsme, p. iv.
2. Pas plus pour les divagations que pour les éclairs de génie, Cardan n’a rien à envier
a Paracelse : c’était un halluciné; mais il faut parfois de ces hommes pour renouveler les
sciences. La Mdoscopia (publiée au xvir siècle seulement; Paris, i658) vient hardiment
disputer la palme aux plus absurdes traités de chiromancie. Cardan y établit une corrélation
entre les lignes de la face et les planètes : il voit dans ces lignes, ainsi que dans les verrues,
des indices de bonheur ou d’infortune et même l’annonce d’accidents absolument fortuits.
8ou gravures appuient sa fastidieuse démonstration.
LA LITTERATURE.
83
que la science fut la dernière grande manifestation du génie italien : Galilée,
affirme-t-on, vint au monde le jour où mourut Michel-Ange.
Plus nombreux et plus intimes qu’entre la science et l’art sont les liens
entre l’art et la littérature', liens qui étaient allés en se resserrant d’âge en
âge. Au point où nous sommes parvenus, rien ne manquait plus â leur
pénétration réciproque; je dirai même que la multiplicité des emprunts qu’ils
se faisaient l’un à l’autre prouve que tous deux tendaient à dévier : ils sacri-
fiaient plus qu’il ne convenait à des préoccupations en opposition avec leur
mission naturelle. L’art, en effet, devait se rapprocher de la littérature dans
la mesure même où, s’éloignant de la forme,
il s’attachait aux sujets et aux idées.
Dans la littérature, aussi bien que dans la
science et dans l’art, la force de production et
la force d’expansion de l’Italie n’ont pas faibli :
l’Europe entière écoute ses leçons, s’inspire de
ses modèles, depuis Rabelais et les poètes de
la Pléiade jusqu’à Shakespeare. La langue ita-
lienne, si peu répandue au dehors même au
xve siècle, devient comme l’organe officiel de
l’Europe élégante. Charles VIII et Louis XII
ne la comprenaient qu’imparfaitement à coup
sûr; pour les nouveaux conquérants, au con-
traire, pour François Ier et Charles-Quint, elle n’offre plus aucun secret.
L’Arétin, du fond de son repaire de Venise, lève tribut sur toute la chrétienté.
De même que le xiv"' siècle, le xvic est l’âge d’or de la littérature italienne;
le latin lui cède définitivement la place'1 2. Malgré une production à outrance,
cette période compte des pages qui vivront éternellement par la pureté de la
langue, la beauté du style, la chaleur des sentiments.
La passion pour les lettres avait alors pénétré partout, de même que la
1. Bibl. : t. II, p. 49. — La Stovia délia Lctteratura italiana de Fr. de Sanctis(3e édit., Naples,
1879) est un ouvrage systématique, parfois éloquent, mais plus souvent déclamatoire, auquel
le recueillement et la méthode font également défaut.
2. Je suis forcé de revenir encore une fois sur la question du latin. Mais combien ma tâche
n’est-elle pas plus aisée aujourd’hui, et combien je me félicite de ce qu’un esprit aussi éminent
que M. Michel Bréal ait développé, avec l’autorité qui me manque, la thèse qui m’est chère :
ce sont les puristes, tant ceux du xvr siècle que ceux de la Sorbonne moderne, qui ont tué le
latin en tant que langue usuelle. (Dr V Enseignement des Langues anciennes. Paris, Hachette. 1891 .)
Au xvr siècle, les champions du latin montrèrent encore, si possible, plus d’intolérance
que par le passé. Un certain Arnasco 11e soutint-il pas, dans une harangue prononcée devant
Clément VII et Charles-Quint, que la langue italienne devait être reléguée dans les marchés,
les boutiques, les campagnes, parmi les gens de la plus basse condition ! Une foule d’autres
auteurs renchérirent encore sur ces proscriptions. (Ginguené, Histoire littéraire de V Italie, t. VII,
p. 387-389.)
Médaille de Cardan.
Par un anonyme italien.
84
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
passion pour l’art. Petits et grands, ecclésiastiques, femmes de qualité — il
suffit de rappeler les noms de Vittoria Colonna, de Veronica Gambara, de
Gaspara Stampa — et jusqu’aux paysans s’évertuaient à rimer1. Mais là
ne s’arrêtaient pas les analogies entre poètes et artistes : chez les uns et
chez les autres l’improvisation était la qualité la plus prisée. Montaigne
raconte que « quasi à toutes les hôtelleries on trouvoit des rimeurs qui
faisoient sur le champ des rimes accomodées aux assistants » (p. 36p).
Rome entière accourait pour entendre Bern. Accolti, surnommé l’Unico
Aretino, réciter ses vers.
Nul doute que l’invention de l’imprimerie n’ait puissamment favorisé la
production. Décupler, centupler le nombre des lecteurs et, au cas échéant,
des admirateurs, quel poète ou quelle poétesse eût résisté à une telle tentation !
On n’écrivait plus une lettre courante sans le secret espoir de la voir livrer à
la publicité2 3.
L’historien se sent découragé devant cette production effrénée, devant ce
déluge d’œuvres insipides, devant cette graphomanie, pour employer le terme
consacré en médecine. Qu’importe que ces milliers de sonnets soient tous
irréprochables, si aucun n’exprime un sentiment nouveau, si les mêmes
pensées, les mêmes images, les mêmes clichés, reparaissent indéfiniment! Ce
sont des exercices poétiques, ce n’est plus de la poésie. Ainsi, dans la litté-
rature comme dans l’art, les moyens d’expression étant perfectionnés à un
tel point et mis à la portée d’un chacun, la forme perd de toute nécessité
son originalité et sa saveur.
En Italie, la littérature avait ceci de particulier que depuis longtemps la
culture des lettres était devenue une véritable position sociale, et comme
une industrie de luxe, sans racines dans les couches profondes. Rien ne
pouvait développer davantage la perfection technique; rien aussi ne pouvait
tarir plus rapidement les sources de l’inspiration. Si la pratique des arts
exige une initiation spéciale et une application constante, la littérature, d’un
abord plus facile, comporte toutes les audaces : que de chefs-d’œuvre dus à
des écrivains improvisés! Or, là était le côté faible de l’humanisme : il n’avait
pas tardé à dégénérer en profession. Ailleurs c’étaient des grands seigneurs, des
hommes d’Etat, des magistrats ou même, comme en Espagne, des hommes
d’action", qui consacraient leurs loisirs aux Muses. Ce contact multiplié avec
1. Girolamo Ruscelli de Viterbe, dans sa Lettera sopra un sonetlo delV Ilhistriss. sig. Marcbese
délia Terga, alla divina S ignora Marchesa del Vasto (Venise, 1.552), cite, comme réputées pour
leur talent littéraire, 23 Génoises, 17 Romaines et 21 Milanaises. (Belgrano, Délia Vita privata
tlei Genovesi, p. q8.3. Cf. Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. 246-248.)
2. Dés i.5q2 paraissait lerecueil épistolaire intitulé : Lettere volgari di ' diversinobilissiiiii ’ hitomini
et eccellentissimi ingegni ; en 1 04.A, le Nuovo Libro di Lettere dei pià rari autori délia Lingua vol-
gare italiana, auxquels firent suite les Lettere di Principi et tant d’autres recueils du même
genre.
3. Quinet, les Révolutions d'Italie, p. .81)7-398.
LA LITTERATURE.
85
les forces vives de la nation créait un fonds de sentiments sérieux et de fortes
convictions. En Italie, au contraire, c’étaient les humanistes qui s’improvisaient
diplomates, administrateurs, voire souverains pontifes. Qu’on ne m’objecte
pas que bon nombre d’entre eux remplissaient d’autres fonctions; qu’avant
d’être poètes, orateurs ou nouvellistes, ils étaient prêtres, prélats, secrétaires
apostoliques, que sais-je encore! C’est le cas de répéter que l’habit ne fait
pas le moine; en embrassant l’état ecclésiastique, ils songeaient avant tout à
se procurer de riches prébendes1.
Étant donnée une organisation aussi artificielle, est-il surprenant que la
littérature italienne dégénérât trop souvent en rhétorique, qu’elle sacrifiât
plus que de raison aux grâces et à la phrase ! Quelle différence entre la
langue si nette, si sobre, si florentine, de Machiavel, et toutes les circonlo-
cutions, périphrases, fioritures et compliments de ses successeurs! Combien
en est-il qui sachent faire tenir en une formule concise quelque pensée
généreuse ou transcendante ! Les longs développements ne manquent pas,
mais le trait qui porte, le mot ailé, combien en connaissent encore le secret?
L’abus du fameux « conciosiacosache » (vu que) caractérise ces chercheurs
de « sesquipedalia verba », de même que l’urbanité dégénère chez eux en
platitude et en flagornerie.
L’élégance du style compte désormais plus que la chaleur des convictions
ou la nouveauté des idées; jamais on n’avait poussé le purisme aussi loin.
Ici c’est Bembo qui passe ses productions de l’un dans l’autre de ses qua-
rante portefeuilles au fur et à mesure qu’il y fait une correction nouvelle;
là les écrivains de la Haute Italie — Castiglione, Bandello et autres -
s’excusent de ne pas écrire le toscan; ailleurs des académies discutent à perte
de vue sur un sonnet, sur un vers, sur un mot.
Constatons à ce sujet que la fondation des académies a été un effet, un
résultat, non une cause. Elle prouve que, de hère de l’imagination, nous
sommes entrés dans celle de la critique2.
1 . Les littérateurs italiens, gens d’Eglise pour une bonne partie, n’étaient pas des bretteurs à
la façon des artistes leurs compatriotes : l’humanisme leur avait inspiré l’horreur des pugilats
et des rixes. Mais au fond il n’y avait pas moins de surexcitation en eux, pas moins de vanité ni
de haine. L’histoire de quelques duels littéraires, par exemple de celui entre Caro et Caste-
lectro, abonde en traits humiliants pour l’honneur des lettres : calomnies, dénonciations aux
inquisiteurs, emploi de sicaires, tout y fut mis en œuvre.
2. Les premières académies n’avaient ni constitution fixe ni programme déterminé (t. Il,
p. 218). C’est ainsi que l’Académie platonicienne, qui tenait ses assises dans les jardins des
Ruccellai, oublia tout à coup, en i5i2, son rôle platonique pour conspirer en faveur du
cardinal Jean de Médicis; de même qu’en 1Ô22 elle conspira contre un autre Médicis, le
cardinal Jules. A Rome, l’Académie de Goritz, qui sombra pendant le sac de 1.527, était
surtout une réunion de bons vivants. Il en fut de même de l’Académie des Vignerons, qui la
remplaça vers i53o et qui comptait des membres tels que Berni, Mauro, délia Casa, Firen-
zuola.
L « Accademia délia Crusca » (l’Académie du son, qu’il s’agissait de séparer de la farine; avec
un blutoir pour emblème), fondée en i.Sqi, mais organisée en i582 seulement, marqua le
86
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Il ne faut pas s’étonner davantage, chez de tels virtuoses, du manque
d’esprit de suite et de la mobilité des opinions (Giovanni délia Casa portant
aux nues ou flétrissant à tour de rôle Charles-Quint; Bern. Tasso commençant
son Amadis dans l’intention de célébrer Henri II de France et le dédiant en
fin de compte à Philippe II d’Espagne; l’Arétin composant à la fois les
ouvrages les plus licencieux et une paraphrase des Psaumes de la Pénitence,
un traité sur l’humanité de Jésus-Christ, etc.). Tout chez eux n’est que
délassement et jonglerie : dans le Roland furieux lui-même, la donnée et la
trame sont misérables, la frivolité de la pensée excessive; le poème ne se sauve
que par des beautés de détail.
Ce sera toujours une tâche épineuse que de déterminer ce qui, dans l’évo-
lution de la littérature italienne, doit être mis sur le compte de l’influence
antique et ce qui doit être imputé au ralentissement de l’activité intellectuelle
chez les générations nouvelles. Celles-ci ne se seraient-elles pas jetées ainsi à
corps perdu sur l’antiquité précisément parce que, l’initiative ayant faibli,
elles éprouvaient une sorte de délassement à suivre les voies tracées par
d’autres, à répéter des formules consacrées? Ce siècle était tellement porté
à l’imitation que, quand il n’imitait pas Virgile ou Horace, il imitait Pétrarque'.
Bien plus, pour peu que l’on y regarde de près, on trouvera autant d’imi-
tations des chansons du cycle de Charlemagne, de Roland et d’Amadis
que du cycle antique2 : qui oserait soutenir que le rôle de l’antiquité n’ait
pas été passif plutôt qu’actif !
Rien de moins justifié, par conséquent, que l’insistance avec laquelle
divers auteurs, C. Cantù entre autres, reviennent sur les dangers de cette
imitation ". Certaines personnifications, les Muses par exemple, sont tellement
nettes, que même un Tasse, un Milton, n’ont pas pu se dispenser d’y recourir.
désir de maintenir à l’italien sa pureté classique, autrement dit d’en faire une langue morte.
Dès le début, la a Crusca » se distingua par un triste exploit, des attaques virulentes contre la
Jérusalem délivrée.
L’élément facétieux dominait, du moins dans le choix des dénominations de ces réunions :
L « Accademia degli Umidi » forçait chacun de ses membres à adopter, en souvenir de l’élé-
ment liquide, le nom d’un poisson, etc., etc.
1 . Sur la vogue dont Pétrarque jouissait à cette époque (il compta, presque à la fois, plus de
douze commentateurs), voir Ginguené, Histoire littéraire, t. IX, p. 247.
2. Luigi Alamanni, le metteur en oeuvre de Giron il Cortese, Lodovico Dolce, Brusantini,
Altissimi, Pescatore, et une infinité d’autres poètes chantèrent, à l’imitation de l’Arioste, les
exploits des paladins : ils formèrent ainsi la transition entre l’Arioste et le Tasse. — Bern.
Tasso se voua à la vulgarisation des vieux romans espagnols, notamment de VAmadis.
3. « La comédie, qui devait être avant tout le théâtre de la vie présente, on la faisait servir
à imiter les quelques pièces latines du même genre, lesquelles sont une imitation de celles
des Grecs... La Mandragore de Machiavel prouve que l’on aurait pu former un théâtre national
en abandonnant les traces des anciens, » etc. ( Histoire des Italiens, t. VIII, p. 25q-255.) Ce
sont là déclamations pures. Nos auteurs dramatiques français du xvn8 siècle, Corneille,
Racine, Molière, ne se sont-ils pas inspirés des anciens, sans sacrifier leur originalité native!
LA LITTERATURE.
87
Chez le poète anglais, la Muse trône sur la cime d’Horeb ou de Sinaï (ch. 1);
de même que Jupiter, Jéhovah doit son triomphe à sa foudre; au-dessus de
Dieu, il y a le destin : c’est au fond la lutte des Dieux de l’Olympe et des
Titans. Et de même Milton mêle la mythologie classique à la mythologie
biblique, aux anges rebelles les dieux de lTônie (ch. 1), etc., etc.
Ainsi l’Olympe se joue à travers les épopées chrétiennes, jusqu’au jour
où un fils impie de l’impie xvme siècle dressera autel contre autel, opposera
les dieux du paganisme à la trilogie chrétienne et créera cette Guerre des
Dieux, dont il faut bien se garder de méconnaître la portée.
On a beau dire, malgré l’étude assidue des anciens, l’esprit italien
conserva longtemps encore, avec sa curiosité, sa puissance d’observation et
de pénétration. Nous en avons pour preuve les admirables rapports des
ambassadeurs vénitiens, si sobres et si substantiels, cette masse formidable
de recherches de tout ordre tant sur l’ancien que sur le nouveau continent,
telles que la description des Pays-Bas de L. Guichardin ( 1 5 6 7 ) , bref cet effort
gigantesque pour codifier les connaissances humaines. De même que Louis XII
avait chargé le Véronais Paolo Emilio d’écrire l’histoire de France, Henri VIII
confia à Polidoro Virgilio d’Urbin le soin de retracer les annales de l’Angle-
terre. Ciro Spontoni écrivit l’histoire de la Hongrie, Guagnino celle de la
Pologne, Possevino celle de la Moscovie1. Mais tous ces travaux sont éclipsés
par ceux de Paul jove : si l’on peut lui reprocher sa conscience trop dégourdie,
du moins la curiosité ardente de l’historien et le talent de l’écrivain masquent-
ils les défaillances de l’homme. Ce Brantôme italien nous a laissé en abon-
dance les informations les plus sûres; il a puisé plus encore dans la conver-
sation de ses héros que dans les livres; les documents qu’il nous offre sont
véritablement de première main.
Si l’antiquité n’a pas entravé l’essor de la littérature italienne, il est certain,
en revanche, que de fortes études classiques n’étaient pas indispensables pour
former des maîtres écrivains. Je ne crains pas de l’affirmer : c’est, non parmi
les littérateurs de profession, les gens de lettres, comme on dit aujourd’hui,
mais parmi les écrivains improvisés, Castiglione, Michel-Ange, Cellini, l’Arétin
(pauvre humaniste, s’il en fut), que l’on trouve les idées les plus neuves, la
langue la plus savoureuse. L’indépendance d’esprit et, prononçons le mot, le
cynisme de ce pamphlétaire, toutes les fois que les questions de personnes ne
sont pas en jeu, tranchent sur le conservatisme à outrance de l’immense majorité
de ses contemporains. Il ose railler les conventions et les abus, et il le fait
avec une verve étincelante. Quels services un tel homme n’eût-il pas rendus à
son pays si son caractère avait été à la hauteur de son talent! 11 eût exercé, au
point de vue des mœurs, la même action que Machiavel au point de vue de
1. Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. 208.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
88
l’art de gouverner. Quant à Michel-Ange, quel plus bel éloge faire de son
style si serré et si plein que de répéter avec Berni, dans le « capitolo » qu’il
adresssa à Sebastiano del Piombo : c Lui dit des choses, et vous autres des
paroles » :
Ei dice cose, e voi dite parole.
Le médecin-philosophe Cardan, qui écrivit (en latin) son autobiographie
avec la même franchise
et le même cynisme que
Jea n- Jac qu es Rousseau,
mérite également une
place parmi ces indépen-
dants, qui étaient, plus
encore que des écrivains,
des natures ardentes et
vibrantes.
Deux noms personni-
fient la poésie italienne
de la Renaissance, l’un
qui représente les aspi-
rations de l’Age d’Or
souriant et épicurien,
possédant comme per-
sonne le secret de con-
denser l’idée et le sen-
timent dans des mots si
pleins, si ressentis, des
images si harmonieuses;
l’autre, attristé par les
malheurs de sa patrie,
troublé par le conflit qui a éclaté entre la Renaissance et l’Eglise, imagination
brillante quoique un peu tacile, nature aussi noble que malheureuse. A la
société élégante, frivole et fantaisiste du Roland furieux, le Tasse oppose les
fortes convictions, les saintes ardeurs d’un Godefroy de Bouillon. N’im-
porte : son poème est chrétien plutôt par le choix du sujet que par la mise
en œuvre; Homère et Virgile y sont mis en coupe réglée; Lucrèce même,
peu connu alors, fournit la comparaison entre le lecteur et l’enfant à qui l’on
présente un vase dont les bords sont frottés de miel. Il n’est pas jusqu’à
la théogonie de la Jérusalem délivrée qui n’offre de singulières analogies avec
celle de l’Olympe : le Père Eternel trône comme un autre Jupiter; l’archange
Gabriel remplit le rôle d’iris, les anges ou les démons le rôle des dieux.
Portrait supposé du Tasse, attribué à Al. Allori.
(Musée des Offices.)
LA LITTERATURE.
89
Comme dans l’ Iliade et l’Enéide, les immortels interviennent tantôt dans
les combats et tantôt s’abstiennent.
Malgré la haute valeur de l’oeuvre poétique de l’Arioste et du Tasse, c’est
en dehors d’eux, dans des sphères plus modestes et chez des talents moins
brillants, que l’on trouve l’initiative et les innovations fécondes. L’invention
du vers libre (« verso sciolto »), surtout perfectionnée par Annibal Caro
(1 507-1 566), celle du latin italianisé ou langue macaronique, dont Teofilo
Folengo ou Merlino Coccaio (iqqi-iSqq) se servit pour rédiger son Liber
Macaronicorum (1 5 1 7), et
de l’italien latinisé ou
langue pédantesque, ont
eu des effets limités à
l’Italie. Mais, sur le théâ-
tre et dans les nouvelles,
que de motifs nouveaux,
même les plus originaux
d’entre les génies roman-
tiques, même un Shake-
speare, n’ont-ils pas dus
à la littérature italienne1 !
Le théâtre libre de notre
fin de siècle n’aurait rien
à envier aux situations
dès lors traduites sur la
scène : cette jeune pre-
mière, de la Cangce de
Speroni, se montrant aux
spectateurs un instant
avant d’accoucher, afin
de consulter sa nourrice
sur les moyens de cacher le truit de son amour; cette reine et cette princesse
tenant à la main, pendant un acte entier, les crânes, l’une de son fils, l’autre
de son époux (la Selena de Cintio Giraldi), ou encore les cadavres traînés ou
mis en lambeaux, qui ornent Y Arcipranda d’Ant. Decio2.
On peut affirmer, d’une manière générale, que les littérateurs italiens agirent
1. Giraldi (7 1 5q3) a été mis à contribution, non seulement par Shakespeare, dans son
Othello, mais encore par Beaumont et Fletcher, ainsi que par Dryden. Bandello a eu l’honneur
de fournir des motifs tant à Beaumont et à Fletcher qu’à Shakespeare dans Beaucoup de bruit
pour rien. A Erasrno de Valvasone, Fauteur de V Angel ide (poème sur la chute des anges), Milton
a emprunté, entre autres, l’idée d’employer le canon contre Dieu. (Cantù, Histoire des Italiens,
t. VIII, p. 24.5-246.)
2. Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. 253.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
90
plus puissamment sur les artistes de leur pays par leurs relations personnelles
que par leurs écrits (voy. le chapitre suivant). L’influence du Roland furieux 1
aussi bien que celle de la Jérusalem délivrée se réduisirent, somme toute, à peu
de chose. Vers le second quart du xvie siècle seulement, les nouvelles, les
romans, les Actions, en d’autres termes les caprices individuels et les succès
éphémères, entrèrent en scène et rivalisèrent plus d’une fois avec les fortes
croyances communes.
Un genre tout à fait secondaire, dans lequel Paul love, Alciat, Lod. Dolce,
le peintre vicentin Pittoni, Ach. Bocchi, Domenichi, Gab. Simeoni et
d’autres se flrent un nom, eut le privilège de trouver de nombreux inter-
prètes dans l’art. Je veux parler des devises ou emblèmes (« Imprese ») qui
répondaient par leur subtilité à la tournure d’esprit du cinquecento. Une
citation empruntée au recueil d’Alciat2 montrera ce qu’il y avait de banal à la
1. Aux illustrations de Roland furieux énumérées dans notre second volume (p. 65), nous
avons à ajouter une série importante de peintures sur faïence faisant partie de la collection
Spitzer : assiette d’Urbin, par F. Zante ( 1 537), avec L Combat de Griffon contre les habitants
de Damas (ch. xvm); bassin de Deruta, par « el Frate » (i.ôqS), représentant Bradamante
s’avançant vers l’enchanteur Atlant (ch. iv); plat attribué au même artiste, représentant le
Combat de Roger et de Mandricart (ch. xxx). Dans la même collection, un coffret en cuir
sculpté, du xvie siècle, représente trois épisodes des luttes de Roland avec Rodomont (ch. xxix)
et le stratagème employé par Olivier et ses amis pour s’emparer de Roland (ch. xxxix). Au
Louvre, une coupe de Deruta, décorée en i.Sq.î par « el Frate », nous montre Rodomont enle-
vant Isabelle (ch. xxvm), et une coupe de Rimini, Guidon dans File des Femmes (ch. xx).
(Darcel, Notice des Fayences, p. 96, 319.) A Bergame, un élève de Palma Vecchio, Giovanni de
Busi, surnommé Cariani, qui travailla de 1 5 1 4 à 1.541, peignit à fresque, près de la tour de
Citadella, le Combat de Marphise, de Bradamante et de Roger. Un fragment de cet ouvrage
subsiste encore (Notifie d’ opère di diseguo, éd. Frizzoni, p. 126). Deux gravures anonymes, de
l’école d’Agostino Veneziano, contiennent le portrait en buste de Roland et de Bradamante,
le casque en tête, le cou nu, la poitrine protégée par une cuirasse (collection Schœlcher, à
l’École des Beaux-Arts).
2. qu’il ne faut rien remettre au lendemain.
Des Alciatz la marque est un Alce ou Ellein (élan)
Qui tient cest escriteau : Ne diffère à demain.
Le grand Roy Alexandre, enquis de ses victoires
Qu’il obtint en brief temps, et de ses faits et gloires,
Et dont cela venoit? Pour n’avoir séjourné,
Dit-il, pour rien qui fut, ne m’estre destourné.
Cccy monstre l’Ellein, qui a autant de force
De corps, comme il est viste et soudain à la course.
(D’après la traduction publiée à Paris en 1584; ctnbl. III.)
Au palais de Caprarole, les devises figurées dans les ornements sont les fleurs de lis des
Farnèse, un vaisseau, une flèche dirigée contre un écusson suspendu à un arbre; des inscriptions
grecques les accompagnent. Le cardinal Pyrrhus de Gonzague (y 1.529) choisit pour devise
Hercule tuant l’hydre, avec l’inscription : « Tu ne cede malis »; Vittoria Colonna, un écueil
contre lequel viennent se briser les flots, avec l’inscription : « Conantia frangere franguntur ».
Citons également ici les sonnets en rébus qui font leur apparition avec le Libro di M. Gio-
vanbattista Paint i 110 cittadino Romaiio... ncl quale s’insegna a scriver ogni sorte di lettera, etc.
(Rome, 1 55o, fol. 46). Les rébus de Tabourot des Accords sont postérieurs : les Bigarrures,
dans lesquelles ils parurent pour la première fois, ne datent en effet que de 1.572.
LA LITTÉRATURE ET L’ART.
fois et de quintessencié dans ces inventions, qui ont laissé tant de traces dans
les petits comme dans les grands arts. Dans le même recueil, l’homme réfrac-
taire à l’Amour est personnifié par un oiseau placé dans un cercle, les ailes
étendues, de manière qu’elles forment une croix avec son corps. Plus
pittoresques sont les illustrations des Sorti ou Giardino di Pensieri, de Fran-
cesco Marcolini de Forii (Venise, iSqo). Au milieu de combinaisons de jeux
de cartes, la Paresse (« Otio ») est représentée par un homme assis à côté
d’un porc, la Chance (« Caso »)
par un laboureur découvrant un
trésor.
En revenant à l’art, on me per-
mettra de revenir également au
rapprochement sur lequel j’ai in-
sisté au début de ce travail : les
Ecoles sont comme les individus;
elles ont une période d’enfance,
une période d’adolescence, de plé-
nitude et de déclin; il s’y établit
une sorte, sinon de polythéisme,
mais de polyanthropie, je veux
dire une communion ou une con-
tagion intime, une solidarité entre
les hommes de la même généra-
tion et entre les générations du
même pays. D’ordinaire, comme
dans le règne végétal, elles dé-
butent par des formes maigres et
chlorotiques (débuter par des for-
mes lourdes et obtuses est le propre des nations barbares), passent de là à
un modèle plus plein, à un coloris plus nourri, pour aboutir finalement à
un style ample et robuste. La facilité, ou la banalité, quel que soit le
terme que l’on veuille adopter, est la dernière étape, celle qui précède
la décomposition et la mort.
A côté de la dégénérescence commune à une société ou à une race, il y a
l’épuisement propre à un genre. Les conditions tirées de la physiologie ou de
la médecine sont impuissantes à expliquer ce phénomène, qui est soumis à des
lois purement intellectuelles. Nous constatons ici que l’état d’âme d’une géné-
ration est influencé et conditionné, si l’on peut ainsi dire, par le degré de per-
fection réalisé par la génération qui l’a précédée. Les succès de celle-ci peuvent
produire un entraînement fécond, mais ils peuvent aussi frapper d’impuissance :
cela s’est vu à la suite des suprêmes triomphes de l’Age d’Or. Les successeurs
92
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de Michel-Ange et de Raphaël n’ont-ils pas littéralement succombé sous les
prodiges accomplis par ces maîtres?
Oui, c est le privilège des hommes de génie, privilège plus enviable encore
que cruel — « felix culpa » — d’écraser les talents moyens au profit de leur
grandeur, de faire la solitude là où des générations entières eussent pu
vivre commodément des siècles durant. Ce privilège, à toutes les époques
créatrices, à Athènes comme à Florence, les grands artistes Font exercé. Seules
les époques de stagnation, de décadence ou de barbarie Font ignoré : pen-
dant le Bas-Empire la production est essentiellement anonyme.
Si l’apparition des hommes de génie échappe à toute analyse, si nul pronostic
tiré de l’hérédité ne peut
la faire prévoir1, en re-
vanche l’histoire n’est pas
désarmée et peut procé-
der avec une certitude
relative vis-à-vis d’une
moyenne d’hommes de
talent surgissant dans une
région déterminée. Les
annales de Fart en Italie
nous apprennent que cha-
que province, à tour de
rôle, est venue ajouter
sa pierre à l’édifice com-
mun. La peinture italienne semblait avoir donné sa dernière note avec
l’Ecole vénitienne, lorsque deux Ecoles, dont on peut discuter le mérite,
mais non pas l’importance historique, l’Ecole bolonaise et l’Ecole napoli-
taine, fixèrent de nouveau sur la Péninsule l’attention de l’Europe artiste.
Par la force des choses, la Renaissance, parvenue à son apogée, devait
décliner, déchoir. C’est une loi inéluctable : de la souveraine possession de
tous les secrets naissent la souveraine banalité et la souveraine décadence. Il
ne saurait en être autrement : au lieu de consulter la nature, source inépui-
sable, les épigones ne consultent plus que les maîtres. Plus paresseux ou plus
découragés que leurs initiateurs, ils en arrivent, à force de copier des for-
mules, à perdre jusqu’à la faculté de regarder en face le monde réel, de le voir
I. Les expériences auxquelles MM. Darboux et Charcot ont récemment soumis le calcu-
lateur-prodige Inaudi peuvent fournir à l’histoire de l’art quelques indications utiles. Dans son
cas, le rôle de l’hérédité est nul; la surexcitation de tel ou tel lobe au détriment de tel autre est
tout; tandis que ses prédécesseurs ont fait appel, pour se représenter de longues séries de
chiffres, à la mémoire visuelle, Inaudi, dans ses opérations mnémoniques, recourt uniquement
à l’audition mentale, etc., etc. ( Comptes rendus de l'Académie des Sciences, 1892, t. I, p. 1829
et suiv.)
Va a carte 4 g al
ijdm di Comodlia
e caua una carte
W
Va a carte ^ o cl
quadro il Difagio
e caua una carta .
Va a carte 2 al
ijiro il zla^ione
e caua una carta.
I/O T I O
V a a carte s 1 al
ijdro di Stayone
e caua una carta.
V a a carte 5-4 al
qdro del Elfoyno
e caua unn carta .
V a a Fin côtr or,
la Qrocc
e caua una caria
La Paresse, d’après les « Sorti »* de Marcolini,
(Venise, 1540.)
Etude de Femme, par Michel-Ange (Musée des Offices.)
LA DÉCADENCE NAIT DE LA PERFECTION.
93
de leurs propres yeux. Est-il un spectacle plus navrant que les pastiches ou
le maniérisme de ces décadents, les Vasari, les Zuccheri, les Alessandro
Bronzino !
Michel-Ange entrevoyait cette loi historique lorsque, après avoir examiné
une médaille du Grecchetto, il s’écria que l’heure de la mort avait sonné pour
l’art, parce qu’il était impossible de taire mieux : « Che era venuto l’ora délia
morte nell’arte, perciocchè non si poteva veder meglio ».
Rien ne justifie mieux la maxime que la roche Tarpéienne est près du
Capitole. L’art italien, qui avait mis tant d’années à monter au laite, en
descendit avec une rapidité vertigineuse : bien plus, la plénitude du triomphe
et le commencement de la décadence se touchèrent et se confondirent.
De propos délibéré ou
à leur insu, une foule
d’artistes, même parmi
les plus grands, puisèrent
dans l’œuvre de leurs pré-
décesseurs. Nous voyons
le Corrège imiter à la fois
Raphaël et Michel-Ange,
le Titien emprunter à ce
dernier la figure de Dieu
séparant la lumière des té-
nèbres et l’introduire dans
son tableau de la Bataille
de Cadore, pour représen-
ter un général tombant de cheval, ou encore le Tintoret transformer en
Jupiter le Samson du même, en plaçdnt un aigle sous ses pieds et en substi-
tuant à la mâchoire d’âne le tonnerre et la foudre. Que sera-ce si nous
abordons le troupeau des plagiaires? Vasari, qui a sacrifié au même péché (se
connaît-on soi-même!), a caractérisé en termes excellents ces mauvais prati-
ciens ou inventeurs (« praticaccio-inventore »), copiant à droite et à gauche,
comme Aspertini, tout ce qui leur tombe sous la main.
Ces répétitions ne sont pas à confondre avec la conviction et la fermeté,
qualités essentielles pour la formation d’une école et plus encore pour celle
d’un style. Il y faut en effet un accord complet entre le public et les artistes,
un mélange d’initiative et de discipline, une certaine surexcitation intellec-
tuelle s’alliant à une certaine fixité. Si une génération entière n’abdique pas
toute velléité de divergence et de scission, si elle ne s’unit pas dans un idéal
commun, si elle ne croit pas fermement à telle ou telle forme de l’art, cette
forme n’acquerra pas de cohésion, ne deviendra pas viable. L’indécision et
l’éclectisme, à plus forte raison l’agitation, autant de causes d’impuissance.
Or, les qualités qui viennent d’être énumérées, l’Italie les possédait en raison
V 3 al'uicblro-ric
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e coïta una cartel*
1 B
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ta e caua una car.
V a a carte 9 6 al
cjdro de la te per an
La Chance, d’après les « Sorti
(Venise. i5jo.)
de Marcolini.
94
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de son éloignement pour les innovations. Si elle ne connaissait plus la tran-
quillité extérieure, elle goûtait du moins ce calme intérieur (bien distinct de la
somnolence du xvnr siècle), ce recueillement, qui permet de s’assimiler avec
maturité certaines impressions et d’en éliminer d’autres. Il en est d’un peuple
comme d’un individu : le bonheur est en lui, non au dehors.
Heureusement pour l’Italie, pendant plusieurs générations encore, surtout
dans le Nord, une notable partie de ses artistes garde le privilège d’arrêter
son attention sur les objets, posément, avec amour. Quelle vision nette et
réfléchie, calme et sereine, se reflète par exemple dans les peintures du
Corrège, dans les gravures de Marc-Antoine et de son groupe! Tout en
faisant la part du progrès, ils ignorent ou dédaignent ces procédés que je
qualifierai d’anglais ou d’américains (ne sont-ce pas les Anglo-Saxons qui ont
inventé la formule « tinte is ntoney? ») et qui consistent dans la suppression
de tout facteur intermédiaire, dans la solution trop rigoureuse d’un problème,
dans l’assimilation de la vie à un trajet qu’il s’agit d’effectuer dans le moins de
temps et avec le moins de dépenses de forces possible, en un mot dans une
course au clocher perpétuelle.
Jusqu’à son dernier jour, dans la littérature comme dans l’art, dans la
science comme dans les usages de chaque jour, la Renaissance italienne se
distingua par quelque chose de posé, de lent et de noble, l’amour des belles
périodes, écho du caractère même de l’Italie, si éloigné en tout, même en ses
emportements, de la « furia francese ». L’art surtout était discipliné et « en-
traîné » au point que rien ne put le détourner de son idéal. Le goût du fan-
tastique, du comique et du grotesque avait pénétré par bien des infiltrations
dans la poésie (genre bernesque, genre macaronique, pasquinades, etc.) : il
demeura inconnu aux artistes.
Vers la fin du siècle seulement, une sorte d’agitation s’empara des esprits
et entraîna l’image de toutes choses dans un tourbillon où la netteté et le
recueillement disparurent irrévocablement. Je ne saurais mieux faire ressortir
ces différences qu’en comparant le xvie siècle italien au xvmc siècle français.
Ici tout est aussi vif, léger et spirituel que là tranquille et régulier. Les
gravures de Callot, où chaque intermédiaire est supprimé, pour ne laisser
subsister qu’une sorte de silhouette, marquent la transition.
Il en fut de même de l’inspiration, c’est-à-dire de cet échauffement, de cette
surexcitation du cerveau, qui substitue au froid raisonnement les intuitions du
génie. Longtemps encore certains artistes privilégiés produisirent de verve et
comme sous l’empire d’une sorte de nécessité intellectuelle. Après eux, leurs
conquêtes ayant résolu les dernières difficultés de la technique ou de la com-
position, la raison et la volonté firent tout. On ne travailla plus instinctive-
ment, mais de propos délibéré, de tête, aussi bien que « de chic ». De là le
manque de spontanéité et le manque d’intérêt de tant de productions banales
à force de facilité.
LA PEINTURE LITTÉRAIRE.
90
La diminution de l’imagination et de la fantaisie au profit de la raison est,
si je ne m’abuse, un des critères qui permettent le mieux de différencier la Fin
de la Renaissance d’avec ce que j’ai appelé l’Age d’Or. Raphaël, Michel-Ange,
qui domine les deux pé-
riodes, Giorgione, et,
d’une manière plus géné-
rale, les Vénitiens, avaient
proclamé l’indépendance
de l’artiste vis-à-vis de
son sujet; la forme avait
passé avant l’idée. Chez
leurs successeurs, les Va-
sari, les Zuccheri et au-
tres, au contraire, tout est
raisonné et voulu jusque
dans les moindres détails.
Prenez le programme des
fresques de la villa de Ca-
prarole ou de la coupole
du Dôme de Florence,
quel triomphe de la lo-
gique, comme tout est
méthodiquement déduit !
On dirait des géomètres,
non des hommes d’ima-
gination.
Sur la valeur des idées
littéraires en matière d’art,
je me suis expliqué assez
souvent (voy. notamment
t. II, p. 58) pour n’avoir
plus besoin de redire là-
dessus mou sentiment. Ce
que pouvaient valoir ces
idées, on ne le vit que
trop lorsque aux qualités
techniques si solides des
âges précédents se sub-
stitua la déplorable facilité qui caracté
encore, lorsque, avec plus de probité
d inspiration non moins absolu, les
rache, le Guide, le Dominiquin, -
Justice, d'après la gravure de Marc-Antoine.
ise les Ecoles romaine et florentine, ou
professionnelle, mais avec un manque
Bolonais du xviL siècle, — les Car-
- s’attaquèrent indistinctement à la
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
96
mythologie, aux sujets sacrés ou aux poésies de leurs contemporains1.
Naguère (voy. t. Il, p. 460) le choix des sujets impliquait encore certaines
convictions chez l’artiste, aussi bien que chez le Mécène. Plus tard, au contraire,
les uns et les autres ne consultèrent plus que leur fantaisie. L’éclectisme ht
accepter indifféremment les motifs les plus insignifiants ou invraisemblables.
Seuls quelques énergumènes s’efforcèrent d’ajouter à l’originalité du style je 11e
sais quel piquant dans la conception, tendance propre aux époques raffinées et
savantes, plutôt qu’aux époques véritablement artistes. Nous savons, entre
autres, qu’un certain peintre de Brescia, du nom de Girolamo, se fit une répu-
tation en traitant des thèmes fantastiques et bizarres.
Étant donnée une telle élasticité, on pourrait dire une telle indifférence, il
n’est pas surprenant qu’au cours même du travail les artistes aient changé,
I. On pourrait, dans une certaine mesure, appliquer à la peinture littéraire la théorie des
symbolistes modernes, et dire, avec M. Mallarmé, que « nommer un objet, c’est supprimer les
trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; que le
suggérer, voilà le rêve » (voy. Nordau, Dégénérescence, t. I, p. 206). Toute allusion trop directe,
toute interprétation trop pratique, ne peut se faire qu’au détriment de l’imagination, au détri-
ment de toutes les pudeurs qui sont dans lame de l’artiste, au détriment en un mot de son
indépendance.
Rien de mieux déduit, mais rien aussi de plus pitoyable comme exécution que les fresques
de Vasari et de Fed. Zuccheri dans la coupole du Dôme de Florence. On en jugera par le
schéma ci-dessous. Quel dommage qu’un Raphaël ou un Michel- Ange n’ait pas eu à inter-
préter un programme aussi savamment élaboré !
Anciens.
Anges tenant l’Ecce Homo.
Séraphins. Chérubins.
LE SAINT-ESPRIT.
Anges.
Dieu le Père. Anges
Anges.
Le Christ. Anges.
La Vierge. Saint Jean-Baptiste.
ÈVE. ADAM.
Livre ouvert. Livre fermé.
Saint Zanobi. Saint Miniato. Santa Reparata.
Saint Jean Gualbert. Saint Antonin.
Anges avec la trompette. Saint Cosme. Anges avec la trompette.
Saint Damien.
Le Firmament. Le « Primo Mobile ». L’Empj’rée.
La Foi. La Charité. L’Espérance.
L’Église triomphante.
Le Temps. La Nature. Le Mouvement.
Le Jour. La Nuit.
Les Douleurs. La Mort. Les Infirmités.
LA PEINTURE LITTERAIRE.
97
non seulement le nom, mais encore la destination d’un ouvrage. Bandinelli,
qui ne doutait de rien, métamorphosa en un Bacchus sa statue d’ Adam, qu’il
trouvait trop serrée des flancs, et en une Cérès sa statue à’ Eve. On affirme de
même que la Vierge à la rose du Parmesan (Musée de Dresde) tut primitivement
une Vénus accompagnée d’un Cupidon.
Non moins choquant était ce que j’appellerai le manque de propriété.
Un exemple entre cent :
un certain Battista de
Vérone orna la façade
d’un mont-de-piété d’une
foule de ligures nues plus
grandes que nature. Quel
non sens!
Il serait difficile d’ima-
giner un sujet mytholo-
gique, historique ou allé-
gorique qui n’ait pas été
mis en peinture. Rien ne
trahit mieux l’indigence
de l’imagination ou plu-
tôt l’absence de sincé-
rité qu’une abondance
aussi stérile.
Veut-on savoir avec
quelle facilité on adop-
tait un sujet, on n’a qu’à
lire les Mémoires de
Cellini : au cours d’une
conversation, un des
interlocuteurs propose,
pour la décoration d’une
salière, Vénus et Cupidon; un autre, Amphitrite accompagnée de ses Tri-
tons; Cellini se prononce, on ne sait trop pourquoi, pour l'Union de la Terre
avec l’Océan1.
Aux compositions trop littéraires firent pendant celles où l’idée était absolu-
ment sacrifiée à la facture. Si les Florentins et les Romains mettaient parfois
1. Ed. Tassi, t. II, p. n3. — Un autre sculpteur célèbre, Jean Bologne, avait mis la der-
nière main au plus célèbre de ses groupes, mais ne savait encore quel nom lui donner. Lui
ami lui proposa de l’appeler Y Enlèvement d’ Andromède par son oncle Phine'e; Borghini, au con-
traire, insista pour qu’il le baptisât Y Enlèvement des Sàbines : ainsi fut fait. Pour rendre le sujet
plus clair, l’artiste composa un bas-reliet en bronze qui ne laissait aucune place au doute et qui
fut incrusté dans le piédestal (Desjardins, la Vie et l’Œuvre de Jean Bologne , p. 35-36).
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. io
q8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
trop de précision et de sécheresse dans leurs compositions, dominés qu’ils
étaient par le désir de donner, du thème choisi, l’interprétation la plus com-
plète, en revanche les Vénitiens se bornaient souvent à de simples tours
de force de coloris, se contentant d’évoquer de beaux corps, un paysage poé-
tique, sans essayer de mettre dans leurs compositions une signification quel-
conque. Toute la magie de leur pinceau ne saurait, à mon avis, racheter une
telle abdication de la pensée. Comme on reconnaît bien les héritiers des
Orientaux à cette prétention de flatter la vue sans parler à l’esprit!
Le Titien, Paul Véronèse, le Tintoret, sans se piquer d’érudition à la façon
des Florentins ou des Romains, et
tout en faisant fl de la vérité histo-
rique ou de la couleur locale, réa-
girent contre un tel laisser aller.
Renonçant à ces peintures énigma-
tiques, où le principal régal est pour
les yeux, non pour la pensée, ils
estimèrent qu’à rentrer dans les voies
normales, à s’attaquer à des sujets
nettement déterminés1, et à triom-
pher loyalement dans une arène
accessible à tous, il y avait plus de
gloire qu’à se placer en dehors de
toute donnée rationnelle. Aussi ne
recherchèrent-ils plus de sujets in-
compréhensibles, mais des motifs en
quelque sorte courants, empruntés à
l’histoire sainte, à l’histoire grecque
et romaine, à la mythologie. On a souvent pu se demander, devant le fameux
I itien de la galerie Borghèse, laquelle des deux femmes incarnait l’Amour
sacré et laquelle l’Amour profane : du moins personne n’a-t-il jamais hésité
sur le sens même du tableau. Ce fut surtout Véronèse qui rétablit dans ses
droits l’élément littéraire, si complètement méconnu par Giorgione, et que
le Titien lui-même avait trop souvent sacrifié à la recherche des effets de
lumière et de coloris.
De même que nous avons analysé les facteurs qui ont contribué à l’essor
des écoles italiennes pendant le xvr siècle, à leur épanouissement pendant l’Age
d’Or, nous devons marquer ici les principaux éléments de la décadence.
I. Les potiers avaient l’habitude d’expliquer le sujet de leurs plats par un verset en langue
vulgaire, tels que : la « Haute Naissance de Dieu fait homme (iSqo) », le « Premier Sang
répandu pour nous (i5qi) », ou encore « Metabus lance Camille au delà du fleuve des Ama-
zones (i5qi) », les « Grossiers Paysans changés en grenouilles ( 1 55 1 ) ».
L’Art littéraire dans les faïences.
Le Jugement de Marsyas.
(Plat de Castel-Durante; i525.)
L’ABSTRACTION ET L’INCOHERENCE.
90
Constatons tout d’abord que, malgré le courant général, la dernière période
de la Renaissance offre encore par centaines les pages les plus grandioses ou
les plus séduisantes, et nous transporte dans une atmosphère enivrante de
poésie et d’art. Le milieu a baissé, mais que de merveilles encore! N’oublions
pas, au reste, qu’à bien des égards nous assistons, non pas à une décompo-
sition des éléments de la période précédente, mais à une évolution nouvelle,
que les œuvres mêmes des décadents, tels que les Michel-Ange de Cara-
vage, les Salvator Rosa, les Ribera, et autres chefs de l’ Ecole napolitaine,
renferment une foule de germes féconds. A-t-on pesé au juste ce que leur
doivent les Flamands, les Hol-
landais et les Espagnols ?
Il y avait dans les principes
de l’Age d’Or, dans son amour
pour la généralisation, dans son
dédain pour tout ce qui est
individuel, un germe de déca-
dence. A force de proscrire « les
taches locales ou nationales »,
comme disait Ernest Renan1
en parlant du « miracle grec »,
et de poursuivre un type de
beauté éternelle, on en vint à
l’abstraction. A la vision con-
crète, c’est-à-dire vivante, du
corps humain conçu comme
un tout animé d’une impulsion
unique, se substitue je ne sais
quelle vision fragmentaire, symptôme d’impuissance et de dégénérescence. On
s’arrête à dessiner une jambe, un bras, qui n’en finit pas, sans se soucier de
les rattacher au corps d’une façon organique. Ce sont des membres juxtaposés,
et non plus cet ensemble si net et si logique que les Léonard et les Raphaël
s’entendaient à fixer d’un coup de crayon.
Vasari, quelque engagé qu’il fût dans le mouvement, en tant qu’artiste,
s’est rendu compte, en tant qu’historien, de ces lacunes : il gémit sur les
torses trop grands qui jurent avec les bras et les jambes trop grêles2.
Ce goût croissant pour la convention engendra une foule d’autres défauts :
l’enflure, la boursouflure, la déclamation. Les cinquecentistes se sentent trop
à l’étroit dans les cadres anciens; il leur faut le colossal. Comparé à leurs
L'Art littéraire dans les faïences.
L’Enlèvement d’Europe. (Plat d’O. Fontana.)
1. Souvenirs d’ Enfance et de Jeunesse, p. 5g. — Winckelmann a comparé la beauté parfaite à
l’eau pure, qui n’a aucune saveur particulière. (Ch. Blanc, Grammaire des arts du dessin,
p. 22.)
2. Vie de Pontormo.
IOO
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
héros, saint Christophe, le colosse par excellence du moyen âge, se trouve
ramené aux dimensions d’un simple saint local. La peinture, à cet égard, n’a
rien à envier à la sculpture1. Si Cellini modèle pour François Ier son Mars, dans
la tète duquel une femme pouvait se cacher, Jules Romain peint à la villa
Madame son Polyphénie gigantesque, et au palais du Té les Géants que l’on
sait; Polydore de Caravage et Maturino ornent de Prophètes, de dimensions
inusitées, la façade de
l’église Saint-Pierre-ès-
Liens à Rome; Porde-
none peint également des
Géants. Jean Bologne
sculpte enfin Y Apennin ou
le Jupiter pluvieux, qui,
bien qu’assis, ne mesure
pas moins de a5 mètres.
A la recherche de tout
ce qui était extraordinaire
et anormal, firent pendant
les artifices et surprises de
toute nature.
Les trompe-l’œil, déjà
connus des anciens (qui
ne se rappelle le chien in-
crusté en mosaïque, avec
l’inscription « Cave ca-
nem » ?) et fort populaires
pendant le xv° siècle, fu-
L 'Apennin de Jean Bologne. (Villa de Pratolino.) relit un des plus innocents
parmi ces raffinements.
Dans la fameuse salle des Géants, au palais du Té, Jules Romain fit disposer
les portes, les fenêtres, les cheminées, de telle sorte que les blocs de rocher
dont elles étaient formées semblaient sur le point de s’écrouler. En allumant
du feu, on frisait apparaître de nouveaux géants dévorés par les flammes.
A Ferrare, au palais Scrofa-Calcagnini, Ercole Grandi réalisa un effet de
perspective qui rappelait le plafond du palais de Mantoue peint par Man-
tegnaf
! . Aux exemples rapportés dans notre second volume (p. 79) on peut ajouter la statue
colossale d 'Hercule exécutée par Ammanati, pour Marco Benavides de Padoue (a5 pieds de
haut), et celle, plus gigantesque encore (40 brasses de haut!), que Clément VII se proposait
de faire élever, en i5a5, par Micliel-Ange, sur l’angle de la loge du jardin des Médicis à Flo-
rence. ( Lettere cli Michel-Angelo, édit. Milanesi, p. 449.)
2. Article de M. Venturi dans VArchivio storico ctclV Arte, 1888, p. 197.
LE COLOSSAL ET LES TROMPE-L'ŒIL
ioi
Paul Véronèse ne prodigua pas moins les trompe-l’œil dans ses fresques de
la villa Barbaro : ici c’est un paysage que l’on croit découvrir à travers une
Le Polyphénie de Jules Romain.
(Salle de Psvclié, au palais du Té à Mantouc.)
fenêtre ;
ailleurs un chasseur, son
épieu à
la mai
n, un c
hit
:n
à
ses
côtés
s’avance
au-devant du visiteur,
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ndis que,
sous le
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an
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une
porte
se tient
obséquieusement
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ge.
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à son
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urr
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au
séi
ninain
archiépiscopal de Fcrrare,
une
bal
ustrade d
errière
laquelle
se
P
rél
asse:
n t uni
série de
personnages.
102
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Mais le plus grave des signes avant-coureurs de la décadence, ce fut la
tendance à l’improvisation. La facilité de la conception et la rapidité de l’exé-
cution commencent à passer pour les marques indéniables du talent. L’inspi-
ration ne consiste-t-elle pas dans la pleine possession d’une idée et d’un pro-
cédé, et cette possession ne s’affirme-t-elle pas dans la liberté avec laquelle un
artiste triomphe de toutes les difficultés! On apprécie surtout les peintres ou
les sculpteurs qui sont nés, d’après l’expression de Vasari dans la biographie
du Parmesan, avec le pinceau ou le ciseau à la main1.
Ce n’est pas à dire que le x\T siècle ne compte pas une toule d’excep-
tions honorables.
Michel-Ange, en tant que sculpteur, travaillait d’une manière intermit-
tente, tantôt avec une hâte fébrile, tantôt avec une sage circonspection. On a
cru à tort qu’il improvisait ses statues : de nombreuses maquettes en cire ou
en terre cuite parvenues jusqu’à nous prouvent qu’il les préparait, sinon avec
autant de soin que ses confrères, du moins de manière à restreindre le rôle
de l’improvisation autant que possible; mais une fois qu’il avait saisi le
ciseau et le maillet, il procédait avec une ardeur sans pareille; les éclats de
marbre tombaient dru comme la grêle autour du travailleur enfiévré. En tant
que peintre, Michel-Ange déployait une extrême célérité : une semaine au
plus lui suffisait pour peindre une figure nue de grandeur nature; il lui arriva
d’en achever certaines dans l’espace d’une seule journée2.
Chez Cellini, la lenteur était la règle. Pour exécuter le portrait en cire de
Bembo, il employa deux cents heures, et encore le laissa-t-il inachevé. Sa statue
du Prisée, commencée en i5q5, ne tut terminée qu’en i55q, au bout de dix ans.
Quant à l’ennemi — on n’ose dire l’émule — de Michel-Ange et de Cel-
lini, Baccio Bandinelli, s’il consacra des années et jusqu’à un demi-siècle à
l’élaboration d’une seule œuvre, par exemple sa statue de Saint Pierre (com-
mencée en 1 5 1 3 et achevée en 1 565 seulement), c’est qu’il avait accepté dans
l’intervalle commandes sur commandes; en un mot, chez lui nous avons
affaire à une interruption indélicate, et non aux scrupules de l’artiste qui
s’opiniâtre sans réussir à se satisfaire.
Une facilité prodigieuse, avec laquelle celle du grand Rubens, seule dans
l’histoire, peut se mesurer, permit au Titien de suffire à ses innombrables
engagements. Mais si l’artiste vénitien commençait à la fois une infinité d’ou-
vrages, il avait pour principe de ne les achever que lentement. Ce procédé,
qui offrait l’inconvénient de laisser refroidir l’inspiration, avait l’avantage de
donner à l’exécution un plus grand degré de fini et de maturité. Le Titien
l’appliqua notamment aux toiles que lui commanda le duc de Ferrare : l’une
1. Dans son Dialogue sur la Peinture, qui reflète si souvent les opinions de l’Arétin, Dolce
déclare que la « facilité est la principale preuve de l’excellence dans toute espèce d’art et la plus
difficile à réaliser ». ( Arctino , p. 5.)
2. Cellini, I Trattati ; édit. Milanesi, p. 218.
L’IMPROVISATION.
io3
d’elles, Bacclms et Ariadne, resta sur le chevalet pendant de longues années, et
ne fut livrée qu’en 1 523, après des sollicitations sans fin.
Mais, encore un coup, ce sont là des exceptions. Si vous parcourez le recueil
de biographies de Vasari, vous y trouverez par douzaines le récit de tours
Sainte Famille, par le Parmesan. (Musée des Offices.)
de toice. lantôt Vasari lui-meme, le 1 ribolo et Andrea di Cosimo, assistés
d environ 90 peintres et sculpteurs, construisent et décorent en quatre semaines
1 aile qui doit mettre le palais d Octavien de Médicis en état de recevoir la future
duchesse de Florence; tantôt Perino del Vaga peint, dans l’espace de vingt-
quatre heures, un Passage de la Mer Ronge, qui ne mesure pas moins de quatre
brasses; tantôt encore Rat. da Montelupo termine avec tant de célérité les
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
104
1 4 statues en terre et en stuc destinées à orner le pont Saint-Ange, à l’occasion
de l’entrée de Charles-Quint, qu’il a le temps de courir à Florence, où l’on
attend également l’empereur, et d’y modeler, en cinq jours, deux statues de
Fleuves, hautes de g brasses. Un peintre vénitien célèbre, le Tintoret, tra-
vaillait avec une telle « furia », que ses tableaux étaient achevés alors qu’011
les croyait à peine commencés.
Un symptôme caractéristique, c’est que la fresque, procédé plus expéditif,
gagne du terrain au fur et à mesure que la peinture de chevalet en perd.
A la longue, les productions de la gravure, non moins que celles des arts
décoratifs, se ressentirent de ce manque d’étude. Prenez les estampes ou les
illustrations sur bois : partout le dessin est devenu hâtif, sommaire et vide.
La pratique, de jour en jour plus répandue de la collaboration, engendra de
son côté les plus grands abus. Raphaël, au milieu du prodigieux surmenage
de ses dernières années, s’était vu obligé de recourir sans cesse, et sur la plus
vaste échelle, à des auxiliaires parfois insuffisants. Ses successeurs renchérirent
encore sur ces tendances. Perino del Vaga y déploya une véritable virtuosité.
Il se bornait, son ami Vasari le certifie, à tracer des dessins d’après lesquels
ses auxiliaires peignaient ensuite. « Si ce système, qui permet d’opérer avec
célérité, est agréable aux princes et favorable aux intérêts matériels des artistes,
il offre d’un autre côté, ajoute Vasari, de graves inconvénients. Un auxiliaire,
si habile qu’il soit, ne traduira jamais les cartons de son maître avec l’amour,
avec la fidélité que ce dernier y apporterait. Aussi, quand un artiste a soif de
gloire, doit-il ne se fier qu’à lui-même; et cela je le sais par expérience.
Lorsqu’il fallut décorer en cent jours la salle de la Chancellerie dans le palais
de San Giorgio à Rome, j’appelai à mon aide un grand nombre de peintres
qui altérèrent mes cartons au point qu’à dater de ce moment je n’ai emprunté
le secours de personne. Si l’on veut acquérir une éclatante renommée et la
conserver intacte, il faut n’accepter que les travaux que l’on peut exécuter- de
sa propre main. » Voilà qui s’appelle parler d’or.
Dans un autre passage, Vasari cite, comme un exemple de probité profes-
sionnelle, le Florentin Pontormo, qui ne recourait que rarement à ses élèves,
et qui, lorsqu’il les employait, les abandonnait à leurs propres forces.
La facilité excessive des cinquecentistes, l’abus des collaborations entraî-
nèrent d’autres inconvénients encore : ils amenèrent la surproduction, une
surproduction fastidieuse. Qu’avons-nous à faire de tant de tableaux, de tant de
statues! A la place d’une armée de médiocrités, nous réclamons quelques
hommes supérieurs. Le talent étant la raison d’être des oeuvres d’art, c’est
à la qualité, non à la quantité, que nous devons nous attacher. Une nation
d’architectes, de sculpteurs et de peintres deviendrait rapidement aussi odieuse
qu’une nation de rhéteurs ou d’avocats, à la façon de ceux de la Rome impé-
riale, ou de théologiens, à la façon de ceux de Byzance. En un mot, si ces
L. iMüntz.
La Fin de la Renaissance.
III. Italie
'4
par Pontormo. (Musée des Offices.
io6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
exercices de l’ordre contemplatif peuvent s’adresser à tous, en tant que jouis-
sances platoniques, ils demandent à n’être pratiqués, à titre de profession,
que par une élite. C’est comme si l’on conviait tous les pâtres, bouviers et
porchers à prendre place dans le temple que Lucrèce ou Raphaël ont édifié
en l’honneur des sages, des poètes ou des savants. Sur ce point, les intérêts
des disciplines supérieures ne s’accordent pas absolument avec l’égalié prêchée
par le christianisme. Il faut en prendre notre parti.
Combien je préférerais une diffusion de lumières et de goût, mais une diffu-
sion si complète que chacun, comme en Grèce, possédant le sentiment du
beau, le moindre ouvrier serait capable de donner de la tournure à un escabeau,
à une cruche, à un harnais! Puis, se détachant sur cette moyenne, qui présen-
terait une base si large, véritablement démocratique, les talents supérieurs, et
eux seuls : là serait l’idéal. En un mot, je suis de ceux qui estiment, et je
ne rougis pas de le confesser, que lorsqu’une peinture n’est pas, soit une
œuvre ressentie et émue, soit un tour de force comme exécution, soit un
document historique, c’est de la toile gâtée et gâchée, de la toile qui aurait
pu servir à faire des voiles pour les matelots, des tentes pour les soldats,
des vêtements pour les pauvres.
Coupe de Caffagiolo, aux armes des Médicis.
(Musée de Saint-Pétersbourg.)
Enfants lutinant un bouc.
(Fac-similé d’une gravure d'Agostino Veneziano.)
CHAPITRE V
LA TRADITION. — I. LES SOURCES : RUINES ET MUSEES. — II. LES SUJETS.
- L’ALLÉGORIE. — III. INFLUENCE DE l’ ANTIQUITE SUR LE STYLE. —
iv. l’étude du nu.
climatériques : à la période d’essor devait fatalement succéder la période
d’affaissement. L’antiquité fut ici ce qu’elle a été d’un bout à l’autre de la
civilisation italienne, un principe tantôt actif, tantôt passif, tantôt la cause et
tantôt l’effet.
I
Commençons par les sources ouvertes aux artistes vers la Fin de la Renais-
sance1 et, parmi elles, pour rester fidèles à la classification que nous avons
adoptée, par les sources auxquelles puisèrent les architectes.
I . Les sources littéraires restèrent sensiblement les mêmes que pendant la période précédente,
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
108
Les derniers champions de la Renaissance, les San Gallo, les Vignole, les
Serlio, les Palladio, s’en tinrent aux monuments déjà mis à contribution (t. II,
p. io3); mais ils les analysèrent avec plus de rigueur encore que ne l’avaient fait
leurs prédécesseurs, et ne jurèrent plus que par l’antique. Veut-on savoir à quel
point en était venue cette religion, cette superstition, que l’on consulte la
biographie de l’architecte
véronais Falconetto : on y
verra que ce maître était tel-
lement habitué à consulter
les modèles romains, qu’il
n’hésita pas, un jour, à l’oc-
casion d’une discussion avec
un architecte étranger sur
certain entablement antique,
à courir de Vérone à Rome
pour vérifier l’objet en li-
tige. Avec quelle ardeur
chaque génération ne ren-
chérit-elle pas, sur son aînée
dans ce travail! Palladio
rectifie Serlio; Desgodets
rectifie Palladio et Serlio; le
xixp siècle rectifie le xviii0.
On en arrive ainsi à une
reproduction mathématique-
ment exacte, qui se substi-
tue à une interprétation plus
ou moins indépendante.
C’est ici qu’éclate la diffé-
rence entre le don de l’imi-
tation et la puissance d’assi-
L’Imitation antique dans l'architecture. ,
Projet de palais, d'après Palladio. milation ; COpiei, C est tepiO-
duire servilement l’œuvre
d’autrui; l’assimiler, c’est la transformer, la faire sienne. Or, malgré tant
de germes de décadence, le xvT siècle avait encore trop de vigueur pour
parvenir à copier. Ce triste privilège a été réservé à notre époque, éclectique
entre toutes.
La fondation, à Rome, de l’Académie vitruvienne ( 1 5 | - ) marque le désir de
se rapprocher, plus encore que par le passé, des règles posées par le théoricien
et nous pouvons nous borner à renvoyer le lecteur à l’analyse que nous en avons donnée dans
notre second volume (p. 107-130). Parmi les rares innovations, citons, d’après une communi-
cation de M. Froehner, les scènes du Banquet de Platon interprétées par le médailleur Cavino.
»
LES MODÈLES ANTIQUES.
IOQ
romain. Cette institution comptait au début, parmi ses membres, le cardinal
Marcel Cervin, plus tard pape sous
le nom de Marcel II, Bernardino Maf-
fei, qui revêtit, lui aussi, la pourpre
cardinalice, Al. Manzuoli, Gugl. Fi-
landro, l’Espagnol Lod. Lucerna, le
Siennois Claudio Tolomei (1492)-
1 556), le futur évêque de Curzola,
puis Vignole et peut-être aussi Michel-
Ange.
A en juger par 'la lettre-manifeste
de Tolomei1, l’Académie se proposait
tout d’abord de restituer le texte si
corrompu de Vitruve et d’en publier
une édition latine critique, avec va-
riantes, commentaires et gravures, etc.
Elle ne craignait pas, à l’occasion,
d’améliorer le style de manière à le
rendre plus clair et plus élégant. Ce
travail, essentiellement philologique, devait être complété par des vocabu-
laires italiens. Le programme comprenait en outre un recueil de tous les
L'Imitation antique dans les plaquettes.
Hercule et le lion de Nérnée, par Moderno.
monuments existant à Rome, un cor-
pus des statues, un autre des sarco-
phages et des inscriptions (idées re-
prises de notre temps par l’Académie
royale de Berlin), des recueils de
vases, d’instruments et d’outils an-
tiques, etc., etc. La tâche était colos-
sale; elle n’aboutit qu’à la publication
du travail de Vignole, qui s’était mis
a la disposition de l’Académie pour
mesurer les antiquités de Rome.
Grâce à cette étude si pénétrante,
les architectes de la Fin de la Renais-
sance n’eurent plus rien a envier aux
anciens, ni pour la science ou la ri-
I. folomei, Lrfteic. Venise, i.Sq"- Lo- L'Imitation antique dans les plaquettes,
leni, Exercitaliones Vitniviana prima. Padoue, Cacus volant les bœufs d’IIercule, par Moderno.
173g, p. 5o-62 . — Bottari, Lettere pittoriebe,
t. II, p. 1. — Pour ce qui est des éditions de Vitruve, elles se succédèrent rapidement, à
partir de 1 5 2 1 , date de l’édition donnée par Cesare Cesariano. En 1022 et en 1 5 2 3 on compte
deux éditions florentines, en 1024 et en 1 .535 deux éditions vénitiennes, en 1 536 l’édition de
Caporali, etc.
I IO
HISTOIRE DE E’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
chesse des combinaisons, ni pour la correction des détails. Mais toute médaille
a son revers : la sécheresse se substitua aux fraîches, vivantes et poétiques
créations des âges antérieurs, si exquises quoique parfois si incorrectes.
Cette correction même disait clairement que l’époque des formules était
arrivée : ce n’est qu’aussi longtemps que l’artiste cherche qu’il est exposé
à se tromper. Combien les tâtonnements de celui qui crée, qui conquiert,
ne sont-ils pas préférables à la froide assurance de l’imitateur!
Aux sculpteurs, aux pein-
tres, aux décorateurs-, les
statues et les bas-reliefs pré-
cédemment accumulés dans
les musées ou les collections
de l’Italie (t. II, p. io5-k>7)
suffisaient à donner l’ensei-
gnement le plus varié. Mais
l’ardeur des collectionneurs
ne se ralentit pas : de nou-
velles fouilles furent entre-
prises, de nouveaux chefs-
d’œuvre reparurent à la lu-
mière.
Rome continua de servir
de centre et de foyer à ces
études; d’un bout de l’Eu-
rope à l’autre, les fervents
de l’antiquité la reconnurent
pour capitale. Ils n’y admi-
raient pas seulement les in-
nombrables documents dont
regorgeaient les palais et les vignes, ils s’enflammaient aussi au spectacle des
découvertes nouvelles qui surgissaient de ce sol inépuisable; ils respiraient avec
délices cette atmosphère tout imprégnée de souvenirs glorieux. La Ville éternelle,
outre les deux grands musées du Vatican et du Capitole, renfermait des collec-
tions particulières sans nombre. Parmi elles, celles des Capranica, des Délia
Valle, des Carpi, des Farnèse, des Cesi, desMédicis, étaient les plus importantes.
Lhte loule d’antiques célèbres sortirent de terre pendant cette période, mais
aucune qui fût de taille à se mesurer avec les éclatantes trouvailles de la fin du
xve et du commencement du xvi" siècle : Y Apollon, le Torse, Y Ariadne, le
Laocoon. Citons la Chimère de bronze (vers i55q), le Rémouleur, Y Orateur
étrusque (i565), Y Hercule Farnèse, trouvé en i5qo dans les Thermes de Cara-
calla, le Taureau Farnèse, découvert au même endroit en 1.T46 ou en 1047,
L’Imitation antique dans les objets de toilette.
Fermoir de bourse.
(Ancienne collection Spitzer.)
LES MODELES ANTIQUES.
la Flore Farnèse, etc. On sait quelle influence exerça Y Hercule Farnèse : cette
copie romaine d’un original de Lysippe, caractérisée par la lourdeur et la vul-
garité, devint le type de prédilection d’une longue série de générations.
Les Niobides ne revirent le jour qu’en 1 583, heureusement! Elles durent
faire les délices de l’Ecole
de Bologne.
O
Plus libéraux que leurs
successeurs du xixe siècle
ou que le gouvernement
italien, les Papes ' de la
Renaissance toléraient le
vaste commerce d’exporta-
tion qui répandait au loin
la bonne semence. Aussi
bien ces trésors apparte-
naient-ils à l’univers en-
tier, et non pas unique-
ment à leurs premiers dé-
tenteurs. C’était par longs
convois, par cargaisons
entières de navires, que
statues et bas-reliefs pre-
naient le chemin de l’é-
tranger h
A Florence, les Médicis
firent l’impossible pour
ormer un musée compa-
rable à ceux de Rome.
Nous reparlerons plus loin
des efforts tentés par Cos-
me Ier et ses fils.
A Venise, les amateurs
s’étaient de bonne heure
montrés curieux de mé-
dailles et de pierres gra-
vées antiques (t. I, p. 1 66) ; quelques statues ou bas-reliets de la bonne
époque grecque y avaient également trouvé un asile. Mais ce ne fut qu après
la donation de la grandiose collection formée par le cardinal Grimani que la
Cité des Doges posséda enfin des séries véritablement dignes de ce nom.
Les archéologues, les Fulvio Orsini, les Onofrio Panvinio et une infinité
I. A. Bertolotti a publié dans Y Archivio de Gori (t. I, II, III) de longues listes d’antiques
exportées de Rome au cours du x\T siècle.
L’Imitation antique dans les armes.
(Épée de la collection Spitzer.)
12
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
d’autres, mirent au service des artistes de précieux recueils de textes ou de
planches; mais ces facilités tournèrent au détriment de l’art : les artistes, au
lieu d’étudier les antiques dans les originaux et de se les assimiler laborieu-
sement, se contentèrent trop souvent de puiser au hasard dans des repro-
ductions éminemment imparfaites.
Les médailles fournirent des informations non moins précieuses que les
marbres. Nous savons que Jules Romain, en particulier, s’appliquait avec ardeur
L’Imitation antique dans le mobilier.
Entrée de serrure (ancienne collection Spitzer.)
à l’étude de ces do-
cuments. Les érudits
vinrent ici encore en
aide aux artistes; aux
Illustrium Imagines
d’Andrea Fulvio (Ro-
me, 1 5 1 7), au Pron-
tuario dcïle Mcdaglie
(Lyon, 1 553), fit suite
l’important ouvrage
d’Enea Vico, Discorsi
sopra le Mcdaglie degli
Antichi, dédié au duc
Cosme de Médicis (Ve-
nise, 1 558) 1 .
La nécessité d’étu-
dier l’antique, consti-
tuait un article de foi
pour l’immense ma-
jorité des cinquecen-
tistes. Aux yeux de
Vasari, il est difficile,
pour ne pas dire im-
possible, d’atteindre
aux dernières limites de l’art sans le secours de ces modèles. Le Corrège,
1. Les quattrocentistes s’étaient exercés, dans leurs moments de loisir, à contrefaire les
antiques. Au xvU siècle, les faussaires organisèrent méthodiquement leur industrie. Lorenzo
Marmita excellait dans la contrefaçon des médailles romaines et tira un grand profit de ces
contrefaçons. Mais ce furent surtout les Padouans, Giovanni Cavino et Alessandro Bassiano,
qui atteignirent en pareille matière à une véritable virtuosité ( Cabinet de 1 Amateur de Piot, t. I,
p. 388 et suiv. ; t. IV, p. qo3 et suiv.). Un sculpteur de Milan, Tommaso Porta, se fit une spé-
cialité de la contrefaçon des bustes antiques : bien des acheteurs, au témoignage de \asari, y
furent pris. La marquise Isabelle d’Este elle-même, malgré sa clairvoyance, acheta comme
antiques deux statues modernes. Il ne fallut rien moins que l’unanimité des témoignages du
sculpteur Jac. Sansovino, de l’antiquaire S. -B. Colomba et d’autres experts pour lui en démon-
trer la fausseté. La marquise mit une certaine âpreté à obtenir du vendeur la restitution de son
argent (Gaye, Carteggio, t, II, p. 192-207).
E. Müntz. - 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
Les Modèles antiques dans l’atelier de Bandinelli. Fac-similé de la gravure d’Agostino Veneziano.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
141
déclare-t-il, aurait réalisé des miracles s’il avait visité Rome. Cellini, de son
côté, se vante d’avoir exécuté le buste de Cosme de Médicis « selon la grande
manière antique », en lui donnant le fier mouvement de la vie (« accordata
coll’ alta maniera degli antichi, e datogli l’ardito moto del vivo)1 ».
Dès lors, il n’y avait plus d’atelier de quelque importance qui ne renfermât
un choix plus ou moins considérable de moulages d’après l’antique (voy.
p. 1 17)- On cite comme particulièrement riche la série réunie par Leone Leoni
dans son palais de Milan (elle renfermait entre autres le moulage de la statue
équestre de Marc Aurèle). Le célèbre graveur en pierres dures Valerio Belli
ajouta aux moulages de nombreux originaux en marbre.
Un lait cependant est indéniable : il se produit comme une réaction incon-
sciente contre les principes de l’antiquité, réaction contre la simplicité et la
pureté des lignes, réaction contre la tendance à l’abstraction. Des ornements
recroquevillés prennent sur les façades la place des motifs si simples dont se
contentaient les générations antérieures; de même, en sculpture et en peinture,
ce ne sont que raccourcis trop osés, draperies trop chiffonnées, etc. Michel-
Ange a sa part, sa très grande part, dans cette corruption du goût.
Lhie dernière question se pose à nous : Quelle idée les artistes et le public du
temps se faisaient-ils de la valeur de l’art moderne comparé à l’art antique?
Éprouvaient-ils un sentiment de découragement devant une supériorité écra-
sante, ou bien eurent-ils le courage de juger avec indépendance les modèles
que la Grèce et Rome leur avaient légués ?
La réponse est aisée : Tout en professant pour les chefs-d’œuvre classiques
l’admiration qu’aucun homme civilisé ne saurait leur refuser, ils ne désespé-
raient en aucune façon de les égaler, parfois même de les surpasser. Les
témoignages sont aussi formels que nombreux, surtout chez Vasari : « Daniel
de Volterra, si la mort ne l’eût arrêté, aurait montré que les modernes sont
capables, non seulement d’égaler, mais encore de surpasser les anciens Nous
croyons qu’on est en droit d’affirmer que, dans les médailles, les modernes
ont traité les figures avec non moins de talent que les anciens Romains, et
qu’ils les ont surpassés dans la gravure des lettres et des autres accessoires (vie
de Leone Leoni) ». Ailleurs, à propos de l’ordre composite, Vasari signale la
possibilité de lui donner plus de grâce que les anciens; il glorifie Michel-Ange
d’avoir inventé une foule de motifs inconnus â ceux-ci (t. I, p. 1 3 6) . Un
1. Edit. Tassi, t. III, p. 32.3. Ce fut un hommage indirect rendu à ce principe que les
attaques dont il fut l’objet de la part d’un être aussi méprisable que Bandinelli. Celui-ci n’eut-il
pas le front de déclarer devant Cosme de Médicis que les anciens n’entendaient rien à l’ana-
tomie, que leurs ouvrages étaient remplis d’erreurs (« sappiate, che questi antichi non intende-
vano niente la Notomia, e per questo le opéré loro sono tutte piene di errori ». Cellini, édit.
Tassi, t. II, p. 386.) Ce dédain pour l’antique n’avait pas empêché Bandinelli d’exécuter une
copie des plus minutieuses du Laocoon et d’imiter Y Apollon du Belvédère dans son Orphce.
LE CORREGE ET L’ANTIQUE.
i i.S
écrivain plus familiarisé encore que Vasari avec les chefs-d’œuvre de l’anti-
quité, Aldroandi, déclare, dans son catalogue des statues conservées à Rome,
que le Moïse peut se mesurer avec n’importe quelle antique : « da star cou
qualsivoglia de le antiche a fronte ».
Un coup d’œil jeté sur les différentes Ecoles fera mieux ressortir le rôle
joué par l’antiquité dans
la dernière évolution de
l’art italien.
De l’attitude de Mi-
chel-Ange, il a été ques-
tion dans notre précédent
volume1 : nous n’avons
pas à y revenir ici.
Les concitoyens de Mi-
chel-Ange, soit Flo-
rentins, soit Romains,
poussèrent la préoccupa-
tion archéologique aux
dernières limites : pro-
noncer les noms du Ros-
so, de Jules Romain, de
Perino del Vaga, c’est
dire quel abus lut lait à
ce moment des idées et
des formes de la statuaire
grecque et romaine.
Particulièrement in-
structif est le cas du Cor-
tège. On peut affirmer
qu’il ne connaissait de
l’antiquité que ce qui
était dans l’air, qu’il n’en
avait jamais étudié méthodiquement ni les écrits, ni les œuvres d’art. Aussi
lorsqu’il s’attaqua — sur le tard — à la mythologie, la dépouilla-t-il de l’ap-
pareil archéologique cher à ses contemporains : ce qui le séduisait en elle,
c’était la facilité de représenter de beaux corps nus, nymphes ou déesses,
Vénus, Antiope, Léda, Danaé. Les sujets qu’il mit en scène ne sortent pas
d’un cycle très restreint, celui des amours du roi des dieux et des hommes
(Jupiter et Antiope, Jupiter — transformé en nuage — et Io, Y Enlèvement de
C -TC ‘ A
y y i-jvv- ■
L’Antiquité chez Michel-Ange.
La Chute de Phaéton.
(Collection Malcolm au British Muséum.)
i. P. 44.0-449. — Voir aussi Mariette, Abecedario, t. I, p. 210 et suiv. — Conze : Jalirlnicher
de Zalrn, 1868, p. 35g (le Bersaglio de Michel-Ange).
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
1 1 6
Ganymède, Léda, Damé); seule l'Education de V Amour par Vénus et Mercure
relève d’un autre ordre d’idées.
Le chef de l’École de Parme n’était pas, on vient de s’en convaincre, un
grand clerc en matière de mythologie. N’importe : grâce à l’intuition du génie,
il a su dégager du monde hellénique le trait qui aujourd’hui nous charme le
plus dans les créations de cette époque radieuse : la fraîcheur des impressions,
la grâce riante, la beauté un peu sensuelle, et je ne sais quoi de facile,
quoi d’ingénu, je ne sais quel noble abandon qui n’appartient qu’aux âmes
d’élite.
Chez le plus brillant des élèves du Corrège, le Parmesan, la mythologie ou
l’histoire antique ont déjà perdu toute saveur. Quelle différence entre sa Circé
changeant en pourceaux les compagnons d' Ulysse (gravé par Bonasone) et les
hautes inventions de son maître! Une autre composition, Diogcne assis devant
un tonneau et faisant une démonstration (gravé par Caraglio), offre également une
conception terre à terre : on aperçoit dans le fond le coq déplumé envoyé
par le Cynique à Platon, qui avait qualifié l’homme d’animal à deux pieds
privé de plumes.
La primitive Ecole de Venise, représentée par les Muranistes, Giovanni et
Gentile Bellini, s’était distinguée de l’École de Padoue, représentée par le Squar-
cione, Jacopo Bellini et Mantegna, en ce qu’elle ne consultait que la tradition
byzantine d’une part, la nature de l’autre, tandis que l’École rivale avait pris
pour point de départ les modèles antiques. L’Ecole de Padoue et l'École de
Mantoue ayant disparu ou abdiqué après le grand Mantegna, nous avons à
rechercher ici l’attitude de l’École vénitienne vis-à-vis de l’antique pendant la
dernière période de la Renaissance.
Attachons-nous en premier lieu au Titien, qui incarne avec le plus d’éclat
les mérites et les défauts de son École. A ne considérer que les apparences,
aucun peinti'e ne s’est plus souvent inspiré de la mythologie ou de l’histoire
grecque ou romaine1. Mais qui ne s’aperçoit que ses compositions n’ont plus
rien à faire avec les patientes et ardentes investigations à la façon de Man-
tegna, avec les pieuses et éclatantes évocations à la façon de Raphaël dans
Y École d’ Athènes ou le Parnasse ? Le Titien n’est jamais allé au fond de ces
données, si riches en enseignements; il aa’y a vu que des prétextes à repré-
senter des corps nus, des amours qui folâtrent, des divinités qui trônent sur
l . Le Titien a peint, outre les Bacchanales , des Vernis sans nombre, la Toilette de Venus, Vénus
et Adonis, Jupiter et Danaé , Jupiter et Antiopc , Y Enlèvement d’Europe, Y Enlèvement de Proserpine,
Vulcain et les Cyclopcs, Diane et Actéon, Diane et Calisto, Cérès et Bacchus, Hercule, Flore, Zéphyrc,
Persée et Andromède, le Festin des Dieux, puis Prométhée, Ixion, Sisyphe et Tantale (tous quatre
détruits dans un incendie du musée de Madrid), les Trois Grâces, du palais Borghèse, l’une ban-
dant les yeux à Cupidon, l’autre s’emparant de ses flèches, la troisième brandissant son arc.
L’histoire romaine, quoique plus rarement mise à contribution, lui a fourni Lucrèce et Tarquin
(collection Richard Wallace), Lucrèce (dessin du musée du Louvre), les portraits en buste des
Dott^e Césars (aujourd’hui perdus; Vasari, t. VII, p. 442), etc.
LES VENITIENS ET L’ANTIQUE.
117
les nuages. Rien ne prouve mieux le manque absolu d’études historiques
que l’absence, dans cet œuvre immense, d’une véritable illustration de quelque
page d’histoire : une telle mise en œuvre lui eût demandé trop de recherches,
trop de lectures.
C’est que le temps n’était plus où les artistes et le public éprouvaient comme
une sorte de respect religieux devant les dieux et les héros, devant cette
civilisation si miraculeusement ressuscitée. Le Titien, partageant l’indifférence
de ses contemporains, ne considéra plus l’antiquité que comme un arse-
nal d’allégories et d’emblèmes, offrant des ressources infinies pour donner
plus d’éclat à ses compositions, pour en rehausser la mise en scène.
De même que le Titien, Paul Véronèse a abordé tous les genres (seuls le
portrait et le paysage tiennent moins de place dans son œuvre que dans celui
de son rival). Est-il nécessaire d’ajouter que la mythologie et l’histoire an-
cienne lui ont fourni des sujets sans nombre1? Mais combien ce maître,
élevé dans l’arche sainte du classicisme qui s’appelle Vérone, ne l’emporte-
t-il pas sur les Vénitiens même les plus lettrés! Comme le solide fondement
de l’éducation classique, qu’il a reçue dans sa patrie, lui permet de traiter
n’importe quel sujet conformément à toutes les exigences de la compo-
sition littéraire! Nous savons pertinemment qu’il rapporta de Rome les
moulages des plus belles antiques, le Laocoon, le buste d 'Alexandre, des
statues d’ Amazones, et les suspendit dans son atelier. Aussi suffit-il de
comparer sa figure de Jupiter foudroyant les Crimes à celle du Laocoon pour
découvrir jusqu’à quel point l’artiste vénitien mit à contribution le marbre
antique2.
En thèse générale, moins encore que le Titien, Véronèse copiait l’antique :
il s’en inspirait dans ses lignes générales et l’interprétait avec une entière liberté,
ce qui est, à mon avis, la meilleure manière de tirer parti des modèles quels
qu’ils soient.
Prenant exemple sur Paul Véronèse plutôt que sur le Titien, le Tintoret
forma une collection de moulages d’après les marbres antiques.
1. Saturne, et Y Olympe (musée de Berlin), Jupiter foudroyant les Crimes (Louvre), Y Enlèvement
d' Enrobe (Venise et Londres), Y Enlèvement de Déjanire (musée de Vienne), Perse ’e délivrant
Andromède (musée de Rennes), Apollon et Junon (musée de Berlin), Mars et Venus (musée
d’Edimbourg), Venus et Adonis (musées d’Edimbourg et de Madrid), Diane et Minerve (musée
de l’Ermitage), Vénus et Adonis (musée de Vienne), etc. — La Famille de Darius aux pieds
d’ Alexandre (musée de Londres), le Dévouement de Curtius (musée de Vienne), la Mort de Cléo-
bdlre (musée de Munich), la Mort de Lucrèce (musée de Vienne). Véronèse peignit en outre, aux
environs de Frévise, dans la villa de Magnadola, la Famille de Darius, la Fondation de Carthage,
le Serment d’Annibal, le Triomphe de Camille, Coriolan devant Rome, Cincinnatnis conduisant la
charrue, Cincinnatus en costume de guerrier, Antoine et Cléopâtre, etc.
2. Yriarte, Paul Véronèse, p. 42.
1 1 8
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
II
Que l’on considère soit le choix, soit l’interprétation des sujets, l’antiquité,
à partir du pontificat de Léon X, a pesé d’un poids également lourd sur la
sculpture, la peinture, la gravure italiennes. Qui pourrait énumérer les Jupiter
et les Vénus, les Apollon et les Mars, les Mercure et les Bacchus, les Silène et
les Satyres peints ou sculptés en tous lieux? ils se chiffrent par milliers1. A
peine, de loin en loin, un maître qui se montre réfractaire à ces tendances : tel
Garofalo, dont on ne connaît guère que trois ou quatre compositions mytho-
logiques ( Neptune et Minerve, le Mariage d’Ariadne, d’après Raphaël, tous deux
au musée de Dresde). Une conception ingénieuse ou délicate, il n’en fallait pas
davantage pour renouveler les motifs les plus rebattus; les moindres épisodes de
l’histoire grecque et de l’histoire romaine furent mis à contribution avec non
moins d’ardeur. L'Histoire de Psyché, à elle seule, a compté pour interprètes,
outre Raphaël, [nies Romain, le Maître au dé, Bernardino l’India, Salviati,
Fr. da Forli, le Rosso, Tad. Zuccheri, etc.
Souvent, il faut le reconnaître (voy. t. II, p. 102), le choix de ces motits se
justifiait par des analogies intimes entre la cité ou le héros à glorifier, et les
allégories ou les souvenirs de l’antiquité. Qui saurait reprocher aux républiques
de Venise et de Gênes d’avoir prodigué les statues de Neptune (à Bologne et à
Florence, l’apothéose du dieu des mers avait infiniment moins de raison d’être)!
Le Tintoret, en donnant place à Venise parmi les déesses dans la salle du grand
conseil, Palma Giovane, en représentant, dans la « sala dei Pregadi » ou du
Sénat, l’ile de Candie sous les traits d’une jeune femme, tenant à la main des
grappes de raisin, dans le voisinage d’un labyrinthe, ne sortaient pas davantage
des limites de la vraisemblance.
Il était d’autres circonstances encore, par exemple la similitude des noms,
qui motivaient l’adoption de certains emblèmes, la mise en oeuvre de cer-
taines scènes. C’est ainsi que le cardinal Hippolyte d’Este, deuxième du nom,
pouvait, avec une ombre de raison, faire représenter en tapisserie, d’après les
cartons de Pirro Ligorio, l’histoire de son homonyme, pour ne pas dire de son
patron, Hippolyte, fils de Thésée.
Tout au plus l’un ou l’autre de ces traits pouvait-il manquer de goût : de ce
nombre est la Bataille de Montemurlo ( 1 53 7), peinte par Bat. Franco; cet artiste,
1 . Rien qu’à Mantoue et à Ferrare, les seuls cartons de tapisseries consacrés à l’antiquité repré-
sentent certainement un ensemble de plusieurs centaines de pièces et de plusieurs milliers de
mètres carrés : Jules Romain y illustra le Triomphe de Venus et le Triomphe de l’Amour, le
Triomphe de Bacchus , les Combats des Titans et des Dieux, V Histoire d'Orphée, Y Histoire de Romains
et de Rémus , l’Enlèvement des Salines, l'Histoire de Lucrèce, l’Histoire de Scipion (en douze tentures
gigantesques), l’Histoire de Jules César, etc., etc. Pordenojie y mit en œuvre des scènes de
l’Odyssée', les Dosso, le Parnasse, Apollon et Minerve, les Métamorphoses d’Ovide, l’Histoire
d’ Hercule, etc.
LES SUJETS ANTIQUES.
1 19
pour rappeler que son héros, le duc Alexandre de Médicis, était monté au ciel
par la grâce de Dieu, ajouta à la scène principale Y Enlèvement de Ganymède !
Dans une autre coin-
position, exécutée pour
la cour pontificale, Fran-
co révéla plus d’esprit :
ayant à illustrer l’en-
trevue de Paul III et
de Charles-Quint, il fit
intervenir Romulus, qui
plaçait une tiare sur les
armoiries du pape et un
diadème sur celles de
l’empereur.
Les réminiscences an-
tiques durent d’ailleurs
se régler, dans l’entou-
rage des Papes, sur les
fluctuations mêmes de la
ferveur religieuse. Pre-
nons les médailles de Clé-
ment VII, de Paul III, de
Iules III et de Pie IV : les
souvenirs de la mytholo-
gie y abondent encore;
o J j
nous y voyons Minerve,
la Paix brûlant des armes
devant le temple de Ja-
nus, la Prudence, la Jus-
tice, la Fortune, la Vé-
rité, la Victoire, l’Abon-
dance, Atlas soutenant le
globe du monde. A par-
tir de Paul IV, ces em-
blèmes sont remplacés
par la Foi, la Religion,
le Christ remettant les
clefs à saint Pierre, le
Christ en croix, saint Paul prêchant à Athènes, David jouant de la harpe,
la Pêche miraculeuse, saint François soutenant la basilique de Latran, le
Pape foulant aux pieds l’hydre de l’hérésie. Les figures allégoriques, telles
que la Paix, la Victoire, la Justice, l’Abondance ou encore un Fleuve, repré-
Le Baechus de Jacopo Sansovino,
(Musée national de Florence,)
120
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sente sous la forme d’un vieillard couché, reparaissent à peine de loin en loin.
Mais le plus souvent la fantaisie, soit celle du mécène, soit celle de l’artiste,
dicte seule les choix1. Dans le principe (voy. t. I, p. 248-249), on s’était
attaché aux réminiscences classiques en raison des leçons morales qu’elles con-
tenaient : bientôt on ne prit plus même la peine d’invoquer un prétexte quel-
conque pour justifier le dévergondage de l’imagination. La théorie de l’art pour
l’art finit par régner sans partage. Si les compositions antiques de Michel-Ange
ont la plupart encore un sens profond, devant celles du Rosso, de Jules Romain,
et des Vénitiens, il faut se borner à admirer la fierté des lignes ou la puissance
du coloris, de beaux corps dont l’âme est trop souvent absente.
Plusieurs écoles de graveurs vécurent presque exclusivement sur la copie des
modèles antiques ou sur l’interprétation des sujets antiques : tels furent les
Ghisi, Enea Vico, Bonasone (les Amours des dieux, en vingt pièces, Y Histoire
de Junon, en vingt-deux pièces), Caraglio (les Amours des dieux, en quinze
pièces, les Divinités de la Fable, en vingt pièces, les Travaux d’ Hercule, en six
pièces), le Maître au dé (h Histoire de Psyché, en trente-deux pièces), et bien
d’autres.
Le plus souvent ces artistes se contentaient de reproduire les compositions
des peintres à la mode, mais il arrivait aussi qu’ils se mêlaient d’inventer. Par-
ticulièrement belles sont certaines compositions imaginées par Giulio Bona-
sone : le Triomphe de l’Amour dans les deux, sur la terre, sur les eaux et dans
les Champs Elysées (i5q5); ou encore l’Amour surpris dans les Champs Elysées
par les âmes des amants qu’il a torturés durant leur vie, et fouetté par eux
avec des bouquets de roses et d’autres Heurs (i563). Bonasone a en outre
gravé sur ses propres dessins le Lever du soleil (le dieu assis sur son char, en
compagnie du Temps et des Heures).
Ainsi qu’il arrive toutes les lois que la vigueur de l’esprit fléchit chez une
école, les réminiscences venaient à tout instant nuire à la spontanéité de l’im-
pression, à la sincérité de l’interprétation. Mais si les échos du style gothique
ne détonnaient que faiblement, vu la communauté des croyances, dans les com-
positions des premiers représentants de la Renaissance, ceux de l’antiquité
devaient forcément produire un contraste choquant. Plus d’un fidèle se détour-
nait indigné devant ces Pères éternels travestis en Jupiters, devant ces saints
vêtus à la façon des héros antiques, devant ces saintes plus semblables à des
Vénus qu’à des martyres. On verra plus loin (p. 126-128) quelles protestations
souleva l’abus du nu. Je me bornerai ici à rapporter un trait des plus édifiants :
1. Michelet n’a-t-il pas fait preuve de plus d’imagination que de critique en affirmant « que
la Léda était le sujet propre de la Renaissance, que Vinci, Michel-Ange et Corrège, qui y ont
lutté, ont élevé ce sujet à la sublime idée de l’absorption de la nature » ( Histoire de France,
t. VII, p. 355)?
L’Enlèvement de Proserpine, par Jules Romain. (Musée de l’École des Beaux-Arts.)
L’ALLEGORIE.
1 2 1
dans sa Flagellation le médailleur Moderno donna au Christ 1 attitude du
Laocoon antique'! Un autre artiste, le graveur Reverdino, plaça Laocoon et
ses fils parmi les acteurs du Jugement dernier (Bartsch, t. XV, p. 21).
Non moins étranges sont les compositions — des gravures sur bois — dans
lesquelles Domenico Beccafumi, de Sienne, qui lut un graveur habile en même
temps qu’un peintre éminent, illustra différents métiers : 1 Argentier, le fon-
deur, le Forgeron, etc. La juxtaposition d’éléments réels et d éléments my-
thologiques ou allégoriques enlève à ces scènes toute sincérité. C’est ainsi
que l’on y voit le forgeron s’avan-
Composition allégorique de Paul Véronèse : la Récompense.
(Palais des Doges.)
L’élément allégorique s’introduisit même, comme nous le verrons, dans le
portrait.
L’allégorie se rattache intimement au polythéisme antique : négligée par
le xvc siècle, époque à la conception souvent trop terre à terre, elle regagna ses
droits au fur et à mesure que les souvenirs classiques prirent le dessus sur le
réalisme (t. Il, p. 1 21-124). On sait Avec quel éclat elle s’incarna dans Raphaël
et Michel-Ange. Mais, pour créer des figures telles que le Jour et le Crépuscule,
la Nuit et Y Aurore, il fallait toute l’envergure d’un Buonarroti, ses convictions
profondes, sa puissance d’expression.
Aux yeux de Michel-Ange, d’accord en cela avec les artistes de l’antiquité, le
style héroïque vit de convention et de symbolisme. De là vient la sobriété
1 • Annuaire des Musées de Vienne, 1890.
iG
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
1 22
excessive des peintures de la Sixtine : un pan de mur représente une ville,
un arbre un paysage.
Du vivant même du maître, chez ses élèves, la faculté de concentration
faiblit rapidement : ils ont besoin de toutes sortes de figures accessoires, in-
connues, ou peu s’en faut, aux Primitifs, et d’un luxe d’attributs véritablement
trop profane. Leur imagination flotte entre les symboles, l’histoire et les sujets
contemporains, sans trop réussir à se fixer et sans nous imposer une conviction.
Prenons le sculpteur Leone Leoni : sa statue de Charles-Quint, tenant sous
son talon la Fureur renversée et chargée de chaînes, est déclamatoire plus que
grandiose. On en peut dire autant de sa statue de Fer. Gonzague sur la place
de Guastalla (gravée p. 26) : le héros foule aux pieds une sorte de satyre
ayant un visage humain et des pieds de bouc; l’hydre de l’Envie, dont il a
coupé la tête, est étendue derrière lui.
Particulièrement alambiqué est le bas-relief de la Trinité des Monts, dans
lequel Daniel de Volterra a représenté des Satyres qui pèsent des jambes, des
bras et divers morceaux de figures, puis, séparant ceux qui sont d’un bon poids,
envoient les mauvais à Michel-Ange et à Fra Sebastiano, pour qu’ils les jugent.
— Sans le secours de Vasari, qui pourrait trouver aujourd’hui le sens de cette
énigme !
Cellini eut du moins le bon esprit, en ciselant sa fameuse salière, de se con-
tenter d’allégories faciles à saisir : il l’orna des figurines de la Nuit, du Jour, du
Crépuscule et de l’Aurore, dans des attitudes différentes de celles des statues de
Michel-Ange.
L’allégorie tenta les peintres plus encore que les sculpteurs. Les Ecoles flo-
rentine et romaine, dès lors épuisées, se rejetaient sur les symboles les plus
rebattus, alors toutefois qu’elles ne s’égaraient pas dans des essais véritablement
baroques1. Ce n’est pas à dire que même un Vasari ne fût capable d’élaborer
un programme ingénieux ou savamment raisonné; mais le fait seul que ce
programme devait être interprété par un peintre aussi médiocre suffisait pour
lui enlever toute valeur2.
1 . Pour représenter, dans une Pictà, les ténèbres qui couvrirent la terre lors de la mort du
Christ, Bugiardini figura, sur un des volets, une Nuit (d’après celle de la sacristie de Saint-
Laurent, sculptée par Michel-Ange), à laquelle il donna comme attributs un fanal, un lampion,
des bonnets de nuit, des cornettes, des oreillers et des chauves-souris ! Pour célébrer les talents
de François Ier, Niccolô dell’ Abbate le représenta costumé en Minerve avec les attributs de
Mercure !
2. On jugera des capacités de Vasari en pareille matière par le programme qu'il composa pour
la décoration de la façade du palais Montalvo (1,55-4) : Quatrième rangée : la Bienveillance de
la cour, le Contentement et l’Allégresse, la Réputation et l’Autorité, la Richesse et l’Abon-
dance, le Repos et la Tranquillité, la Renommée et la Notoriété. Troisième rangée : la Gloire
et l’Honneur, les Armoiries des Médicis, la Magnanimité et la Libéralité. Deuxième rangée :
la Félicité, la Discrétion, l’Obéissance et la Persévérance, la Sollicitude et la Vigilance, l’Eftort.
Première rangée : l’Assiduité, la Modestie et la Tempérance, la Prudence, la Persévérance, la
Constance, la Fidélité, le Dévouement, la Vigueur. Les figures devaient être disposées de façon
à montrer comment un avantage ou une vertu dérivait l’un de l’autre. Les commentaires dont
L'ALLEGORIE.
ICJ
Quoique douées d’une vitalité infiniment supérieure à celle de l’École flo-
rentine, les Écoles de Parme et de Milan ne brillèrent pas précisément,
dans ce domaine, par la fécondité de l’imagination. Rien de moins net que
les compositions allégoriques du Cortège : le Triomphe de la Vertu, le Vice
sous le joug de la Volupté, de l'Habitude et du Remords (au Musée du Louvre).
On en peut dire au-
tant des allégories repro-
duites par les graveurs
de ces régions. Prenons
le Carnage de Caraglio :
c’est une femme debout,
tenant d’une main une
épée et portant sur l’au-
tre main un oiseau de
Composition allégorique de Paul Véronèse. La Félicité.
(Palais des Doges.)
proie; dans le tond, on aperçoit un lion qui montre les dents. Est-il rien
qui sente moins l’inspiration et la verve!
Pour représenter Y Arbre de la vie, un autre graveur (peut-être Sanuto) a mêlé
des motifs de la danse macabre à des scènes de l’Ancien et du Nouveau Tes-
tament1.
Vasari accompagne ce programme sont des plus édifiants; ils prouvent à quel point l’idée l’em-
portait dès lors sur la forme. De la Vigueur et Vivacité de l’esprit, le peintre-littérateur lait
découler l’Effort, qui lui correspond dans le sens perpendiculaire ; l’Effort, de son côté, aboutit
au Repos, etc.
I. Passavant, le Peintre graveur, t. VI, p. 106.
124
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
A Venise, l’allégorie ne compte qu’un champion, mais il brille au premier
rang. Tandis que le Titien échoue si complètement dans sa tentative pour
distinguer l’un de l’autre Y Amour sucré et Y Amour profane, tandis que certaines
allégories de Bordone, telles que le Jeune chevalier et la Jeune femme (deux pen-
dants au Musée de Vienne), ou encore celles d’Andrea Schiavone, conservées
dans la même collection, ont également échappé jusqu’ici à toute explication1,
Paul Véronèse déploie dans ce domaine une fécondité de ressources et une
netteté de caractéristique inconnues à ses compatriotes. Si ses compositions
avaient plus de profondeur, je n’hésiterais pas à les égaler à celles de Raphaël.
Véronèse a personnifié Venise et le Commerce, la Paix, la Justice, la Pru-
dence, l’Espérance, la Science, l’Eloquence, la Foi et la Religion, le Courage
et la Tempérance, et il l’a fait avec une puissance d’évocation ou un luxe
d’attributs qui n’ont été égalés que par Rubens au siècle suivant. Prenons
quelques-unes des peintures du Palais des Doges : la Mansuétude est repré-
sentée caressant un agneau, la Vigilance ayant à côté d’elle un ibis, la Modé-
ration tient un aigle par une aile et se prépare à le frapper avec une verge,
la Félicité, la main gauche appuyée sur une corne d’abondance, tient de la
droite le caducée, à ses pieds est posé un panier de fruits; la Fidélité a pour
compagnon un chien. Il était impossible de renouveler plus brillamment ce
monde de la fiction, tout en tenant compte des traditions iconographiques sans
lesquelles les allégories risquent de demeurer inintelligibles.
III
Il nous reste à étudier l’action de l’antiquité sur le style même.
Dans la sculpture, à première vue, il semble que les derniers représentants
de la Renaissance ne doivent rien à l’antiquité et qu’ils relèvent uniquement de
Michel-Ange. N’a-t-on pas affirmé « que l’antique altère la nature en diminuant
la saillie des muscles et Michel-Ange en l’augmentant 2 »! Mais en regardant de
près on découvre que, si rien ne diffère plus des modèles de la belle époque
grecque que le Moïse, les Esclaves du Louvre, les Médicis, le Jour et la Nuit,
pour peu que l’on s’attache aux productions postérieures, notamment à celles
de l’École de Pergame ou encore au Laocoon, on en trouve de tout point l’équi-
valent chez Michel-Ange. Si celui-ci n’ouvrit pas cette voie, il s’y engagea
infiniment plus loin que ne l’avaient fait ses prédécesseurs et, à cet égard du
moins, se révéla comme novateur. On sait d’ailleurs à quel point l’étude
1 . Le sculpteur Danese n’a pas été plus heureux dans sa personnification du Soleil (puits de
l’hôtel de la Monnaie, à Venise) : il l’a représenté nu, la tête ceinte de rayons, tenant d’une
main une verge d’or, de l’autre un sceptre, avec un œil au bout. Le globe terrestre, entouré
d’un serpent qui se mord la queue, et parsemé de quelques monticules dorés, par allusion au
métal que l’astre du jour engendre, complète cette allégorie.
2. Stendhal, Histoire Je la Peinture en Italie, p. 336.
L’INFLUENCE DE L’ANTIQUITE SUR LE STYLE.
12.5
directe de l’anatomie vint à tout instant corriger chez lui l’imitation classique.
Jean Bologne ne s’inspira pas moins des marbres antiques. En modelant le
torse du Romain qui enlève la Sabine, il s’est souvenu du groupe d ’ Hercule
et Antée, exposé dans la cour du palais Pitti1.
Il y eut d’abord un double courant. Tandis que les uns ne voyaient dans
les modèles antiques que la plénitude de formes, qui dégénéra sous leurs
mains en lourdeur, d’autres, tels que Cellini, se plaisaient à donner aux dieux
et aux héros de la mythologie des lignes tour à tour efféminées (le Jupiter
placé sur la base du Persée ) ou nerveuses, mais les unes et les autres essentiel-
lement fines et serrées.
Dans la statuaire aussi bien que dans la peinture, l’influence de l’antiquité
se traduisit en outre par la création d’un costume de convention, le costume
héroïque, sorte de compromis entre les modes antiques et les modes contem-
poraines. Tels sont le Julien et le Laurent de Médicis de Michel-Ange; tels
sont la plupart des héros de Leone Leoni (cuirasse et lambrequin, parfois des
cuissards; les jambes ou les mollets nus; des sandales ou des brodequins aux
pieds; un manteau jeté sur l’épaule); dans le Philippe II du musée de Madrid,
ce mélange d’éléments réalistes et de réminiscences antiques est particulière-
ment choquant : la cuirasse se relie à des jambes nues et les cuissards à
des sandales !
Dans la peinture, l’étude de l’antique, je veux dire des statues antiques,
avait peu à peu poussé les Ecoles florentine et romaine à oublier les lois propres
à leur art, pour y substituer les errements propres à la sculpture : certaines
fresques de la dernière manière de Raphaël, et surtout celles de Jules Romain,
du Rosso et de bien d’autres sont peuplées, non plus de figures vivantes,
se mouvant librement dans l’air qui les enveloppe, dans la lumière qui les
réchauffe, mais de marbres immobiles dans une atmosphère glaciale et isolés
les uns des autres. La sécheresse ne pouvait être poussée plus loin.
Rien de semblable chez les Vénitiens : ils détestent les arêtes tranchantes,
recherchées par leurs rivaux de l’Italie centrale, et s’efforcent de les arrondir,
de les noyer dans une atmosphère lumineuse, qui reliera les uns aux autres
tous les groupes, les fondra dans une commune harmonie. Aussi, lorsqu’ils
copient des antiques, en altèrent-ils sans cesse la ligne et le modelé. A peine
si les statues, bustes ou bas-reliefs auxquels ils donnent place dans leurs pein-
tures gardent l’indication très générale du mouvement de l’original.
Prenons le Titien : il ne s’est pas borné à mettre en œuvre des sujets
antiques, il a encore peuplé ses toiles de motifs copiés sur les marbres grecs
ou romains. Dans le Martyre de saint Laurent (Musée de Madrid), il a placé
à droite, sur un socle richement orné, une statue de femme drapée tenant
à la main une Victoire. Dans le Miracle de saint Antoine faisant parler le
I. Cf. Burckhardt, le Cicérone. — Michaelis, Geschichte des Statuenhofes im V citiccinischeu Bel-
vedcrc, p. i5.
126
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
nouveau-né (au Santo de Padoue, i5ii), une statue d’empereur, le bras droit
mutilé, orne la façade d’une maison. L 'Offrande à Fénus (Musée de Madrid)
contient une statue de Vénus, nue jusqu’à la hanche, et le Couronnement
d’épines (Musée du Louvre), un buste de Tibère, avec l’inscription « Tiberius
Cæsar ». Dans la Présentation de la Vierge au Temple (Académie de Venise),
on découvre à droite, au premier plan un torse revêtu d’une cuirasse, au
second plan une statue placée sur une console, au fond, un obélisque surmonté
d’une boule; plusieurs chapiteaux historiés témoignent également de Limi-
tation des modèles antiques. Enfin, dans le célèbre tableau de la galerie
Borghèse, l' Amour sacré et l’Amour profane , le sarcophage procède plus ou
moins directement des sarcophages romains. Mais toutes ces reproductions
manquent de caractère et plus encore de conviction.
IV
Il faut rapporter à l’influence de l’antiquité plutôt qu’au réalisme I’étude du
nu, qui occupait dès lors une place prépondérante dans l’art italien. Ce fut en
effet l’exemple des anciens, et nullement quelque innovation dans le costume
contemporain, qui triompha des derniers vestiges de pudeur. Plus que tout
autre, Michel-Ange restreignit le rôle des draperies, afin d’étaler dans toute
leur splendeur les muscles gonflés, les chairs palpitantes. On en vint à sup-
primer les vêtements, sans nécessité aucune et souvent contre toute vraisem-
blance. La réaction ne se fit pas attendre. Dès i5q5, l’Arétin s’élevait avec la
dernière violence contre l’abus des nudités dans le Jugement dernier de Michel-
Ange (p. 40). Ce fut comme la préface à l’ordre donné par le pape Paul IV
de recouvrir quelques-unes des figures les plus choquantes (on sait que cette
opération valut à son auteur, Daniel de Volterra, le surnom de culottier).
Vers la fin du siècle, en ifiçô, Clément VIII Aldobrandini, poussant plus
loin encore le fanatisme, résolut de faire effacer complètement le chef-d’œuvre
du Buonarroti; il 11e fallut rien moins que les sollicitations de l’Académie de
Saint-Luc pour le faire renoncer à un tel acte de vandalisme1.
A Florence, la confession et la rétractation publiquement faites par le
sculpteur Ammanati consacrent ce retour aux scrupules de la pudeur. Dans
la lettre qu’il écrivit en i582 à l’Académie florentine, Ammanati met les
jeunes artistes en garde contre l’erreur qu’il avoue avoir lui-même commise, à
savoir de représenter des figures complètement nues. « Plutôt que d’offenser la
vie politique (sic), déclare-t-il, et plus encore Dieu, en donnant le mauvais
exemple, il vaut mieux souhaiter tout ensemble la mort du corps et de la
réputation. Exécuter des statues nues, de satyres, faunes et figures analogues,
en découvrant les parties qui doivent être cachées et que l’on ne peut voir
1. Missirini, Memorie per service alla Storia delta Romana Accademia di S. Litca, p. 69.
Le Nu au xvx° siècle. Le Martyre de saint Laurent, grave par Marc-Antoine d après Bandinelli
128 HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sans honte, ces parties que la raison et l’art nous apprennent à cacher, est une
très grande et très grave erreur ». Ammanati cite ensuite le Saint Jacques de
Jac. Sansovino et le Moïse de Michel-Ange pour prouver qu’avec une figure
drapée on peut obtenir les mêmes effets qu’avec une figure nue1.
A Venise, les recommandations et injonctions des autorités religieuses ne
réussirent qu’à restreindre l’emploi du nu, sans le supprimer; nous en avons
pour preuve les innombrables compositions mythologiques ou historiques du
Titien, de Paul Véronèse et de leurs compatriotes. Véronèse ne manqua pas
d’invoquer l’exemple du Jugement dernier de Michel-Ange dans la défense
qu’il présenta au Saint-Office (voy. ci-dessus, p. q5).
Résumons cette investigation sur l’influence de l’antiquité. Ou je me trompe
fort, ou il a été suffisamment établi au cours de mon travail (t. II, p. 1 3 1 ) que,
si l’abus des idées et des modèles antiques a fini par engendrer la lassitude, ce
n’a été là qu’une réédition du phénomène qui s’était produit à la fin de la
période gothique, lorsque les derniers représentants de ce style en étaient
venus, eux aussi, à répéter à satiété des formules épuisées. Mais si représenter
des sirènes, des satyres, des griffons, au lieu de représenter des diables, des
marmousets, des choux, ne constituait pas un progrès, la Renaissance pouvait
du moins invoquer pour excuse que ces sirènes, ces satyres et leurs congénères
offraient des formes essentiellement pures et châtiées, tandis que les motifs
mis en œuvre par le moyen âge étaient trop souvent liés à l’idée de laideur,
de trivialité ou de caricature.
En réalité, le ferment antique n’avait rien perdu de son efficacité : il ne
s’agissait que de le transplanter dans des milieux plus jeunes. L’Italie se sentait
épuisée par trois siècles de fécondité; la France prit sa place et compta, à son
tour, une série de Renaissances : sous Louis XII et sous François L'r, sous
Louis XIV, sous Louis XV, sous Louis XVI, pendant la Révolution et pendant
l’Empire. L’exemple du divin Prud’hon nous apprend à combien de souplesse,
de poésie et de fraîcheur peuvent s’allier, jusqu’à nos jours, de si hautes leçons.
I. Lettere bittoriche , édit. Ticozzi, t. III, p. 529-53ç).
Cul-de-lampe
tiré du « Livre d’architecture » de Labacco (1S76).
Tapisserie à sujets zoologiques, d’après les cartons de Bacchiacca.
(Musée des Tapisseries de Florence.)
CHAPITRE VI
LE RÉALISME. — I. LES SUJETS. — II. L’INTERPRETATION. — III. L’EXECUTION :
LE MODÈLE VIVANT ET LE DOCUMENT ANATOMIQUE. — IV. LE COSTUME. -
V. LES ARTISTES DU NORD EN ITALIE.
mesure que la tradition gagne du terrain, le naturalisme
ou réalisme en perd; j’entends le réalisme sous ses accep-
tions les plus variées, le réalisme dans la conception aussi
bien que dans l’exécution1. Le contraste, déjà si marqué
quand on compare l’Age d’Or à l’ère des Primitifs, s’ac-
centue encore si nous établissons un parallèle entre l’Age
d’Or et la Fin de la Renaissance. Trop souvent désor-
mais, le réalisme ne consiste plus que dans l’intention; involontairement,
par suite même des miracles réalisés par leurs prédécesseurs, les épigones se
laissent aller à la facilité, qui est le pire des défauts (voy. p. 1 38).
I. Peut-être ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette thèse de l’Arétin, que la peinture
n est pas autre chose que l’imitation de la nature et que celui qui s’en rapproche le plus est le
maître le plus parfait. Ailleurs, en effet, le célèbre critique d’art recommande l’éclectisme à la
façon de Zeuxis ( Arctino , édit, de 1 863, p. g, 3o).
E. Miinlz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
'7
i3o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
I
Ce n’est pas que, dans le choix des sujets, les sculpteurs aussi bien que les
peintres ne s’efforcent de faire une place plus grande à l’élément moderne
(voy. p. 20-2 1). Désormais, les scènes de l’histoire nationale ou même de
l’histoire contemporaine, qui répugnaient si fort aux artistes de l’Age d’Or
(t. II, p. 14-18), trouvent des interprètes sans nombre.
En sculpture, on relève, entre autres, la longue série des bas-reliefs de Jean
Bologne illustrant la vie de Cosme de Médicis.
La peinture nous offre dans ce domaine les fresques du Palais Vieux de
Florence (Exploits de Jean des Bandes Noires, par Bat. Franco, avec toutes
sortes de motifs allégoriques et mythologiques; Bataille de Montemurlo, par
le même, fresques de Vasari, etc.), les tapisseries de l’Histoire des Médicis,
d’après le Stradan, les fresques de l’Histoire de Paul III, par les Zuccheri (Sala
Regia, palais Farnèse, villa de Caprarole), celles de l’Histoire de Sixte-Quint,
à la Bibliothèque du Vatican, etc., etc. A Ferrare, les princes d’Este font tra-
duire sur le métier de haute lisse, d’après les cartons de Girolamo da Carpi,
de Jacopo d’ Argenta et de Leonardo da Brescia, les vues des principales cités
de leur duché, et jusqu’aux portraits de leurs chevaux. Mais c’est surtout à
Venise, au Palais des Doges, que les fastes de l’histoire nationale ou de
l’histoire contemporaine se déroulent en pages gigantesques.
Les arts les plus humbles, jusqu’à la poterie, rivalisèrent avec leurs sœurs
aînées : les céramistes mirent l’empressement le plus louable à illustrer la
chronique de leur temps. Des plats d’Urbin ou de Pesaro montrent le duc
François-Marie à la bataille de Ravenne, le même prince découvrant le traité
de Maldonato, Guidobaldo II épousant Vittoria Farnèse, etc. (Voy. p. 20-21.)
La sculpture et la peinture de genre, longtemps si dédaignées, s’affirment à
leur tour.
Un des premiers, Giorgione, qui appartient d’ailleurs à la période précé-
dente, peignit des scènes qui ne tenaient ni de la religion, ni de la mythologie,
ni de l’histoire, ni de l’allégorie, quelque chose comme des romans ou des
nouvelles, et ces scènes il les traita dans les dimensions et dans le style jus-
qu’alors réservés à la peinture historique. A cette catégorie d’ouvrages appar-
tiennent les Trois Astrologues du musée de Vienne, la Famille de Giorgione de
la galerie Giovanelli à Venise, le Concert du palais Pitti, le Concert champêtre
du Louvre.
On sait si Giorgione trouva des imitateurs dans sa patrie : le Titien peignit
le Concert , conservé à la « National Gallery », et les Bonifazio, pour ne citer
qu’eux, se firent une spécialité de cet ordre de représentations.
Un des chefs de l’Ecole de Ferrare, Garofalo, semble avoir également
LE REALISME.
1 3 1
cultivé la peinture de ce genre; on lui attribue du moins, à Rome, la Chasse au
sanglier du palais Sciarra Colonna, et le Cortège de cavaliers du palais Colonna.
Michel-Ange lui-même a abordé le genre dans quelques-uns de ses dessins,
mais un genre abstrait et héroïque, plutôt que léger ou spirituel; la ten-
sion constante de l’esprit
y perce jusque dans les
moindres détails1.
La gravure est, cela va
sans dire, l’art dans lequel
ces sujets se donnent le
plus librement carrière.
Reverdino a gravé Archi-
mède ou le Magicien, les
Alchimistes, les Adeptes
(dix hommes réunis au-
tour d’un pot rempli de
feu); Beceafumi, Y Alchi-
miste, en dix pièces2.
La peinture des taçades,
plus expéditive et par cela
peut-être plus indépen-
dante que la peinture de
chevalet, a de son côté
mis en œuvre des scènes
rustiques. Sur une maison
de la via Felice (n° 8i5),
à Vérone, Aliprandi et
d’autres artistes ont peint
une Danse de Bossus, une
Noce de Paysans et une
Promenade sur l’eau.
Des scènes analogues
ont servi de thème à Re-
verdino pour sa gravure
représentant quatre cou-
ples de paysans qui dansent autour d’un arbre, sous lequel se tient un vieillard.
Femme appuyée sur., un bâton. (Ktude pour une Sibylle.)
Dessin de Michel-Ange. (Université d'Oxford.)
1. Telles sont : une grande Femme maigre, coiffée d’un chapeau, d’un type anglais très pro-
noncé (Oxford, Braun, n° 76; M. Robinson considère ce dessin comme une copie ancienne
d’après Michel-Ange); une Femme appuyée sur un bâton, faisant pendant à celle-ci (Fisher, n" 24,
gravé ci-dessus); un Homme assis et écrivant (/</., n° 71, gravé p. 1 .33) ; un Jeune Homme assis
(la Vie et 1 Œuvre de Michel- Auge, p. 187), ou encore une Paysanne (Oxford, Braun, n" 70).
2. Bartsch, le Peintre graveur, t. XV, p. 486. — Passavant, le Peintre graveur, t. AT, p. i i5,
1 1 6, 1 5 1- 1 52.
1.32
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
A ne s’attacher qu’à la masse des portraits qui surgirent pendant la der-
nière période de la Renaissance, cette branche semble n’avoir jamais été plus
florissante; mais nous verrons dans un instant ce qu’il faut penser de cette
manifestation par excellence du réalisme.
Le besoin croissant de précision se traduisit en outre par la formation de
galeries iconographiques, parmi lesquelles celle de Paul Jove devint célèbre au
loin. Que voilà bien un sens inconnu au moyen âge, qui voyait tout comme
à travers un prisme! Ce fut un triomphe nouveau pour le réalisme.
Parfois même des artistes illustres étaient forcés d’exécuter des portraits de
restitution. C’est ainsi que le Titien reçut de Charles-Quint l’ordre de peindre,
en s’inspirant de l’œuvre d’un maître flamand, deux portraits de la défunte
impératrice Isabelle. Il réussit au delà de tout espoir : l’un des portraits, con-
servé au musée de Madrid, est si vivant qu’on le croirait peint d’après nature1.
Dans le choix des acteurs appelés à peupler les compositions historiques,
deux Écoles sont en présence : l’une, héritière des traditions des Primitifs,
qui n’hésite pas à donner place aux contemporains dans les scènes du passé
et par conséquent à y introduire des portraits; l’autre, représentée par Michel-
Ange, qui déteste de reproduire les traits des vivants (« tare somigliare il
vivo »), à moins qu’ils ne soient d’une beauté infinie.
Cette beauté qui ne procède pas de la nature, mais qui se compose de
motifs épars, réunis par l’imagination de l’artiste, de manière à former une
individualité distincte, Michel-Ange est le premier artiste qui en ait fait la loi
absolue de son art. Toutes ses figures dérivent d’un idéal qui s’est formé
dans son esprit et qui ne doit rien au monde extérieur. On essayerait en
vain de retrouver chez lui la physionomie de tel ou tel de ses contemporains.
Tout au plus, dans le Jugement dernier, a-t-il donné place à un de ses ennemis,
le camérier Biagio da Cesena, et cette satire, cette caricature, est citée, en
raison même de sa rareté. Quelle puissance de génie n’a-t-il pas fallu pour
animer des créations aussi abstraites, pour nous intéresser à ce point à elles!
Cette doctrine toute platonicienne, Michel-Ange l’a formulée dans un de ses
sonnets. 11 y déclare que si l’âme n’était pas créée à l’image de Dieu, elle ne
poursuivrait que la beauté extérieure, qui plaît aux yeux; c’est parce que
celle-ci est trompeuse qu’elle s’attache à la forme (la beauté) universelle2.
L’École rivale s’autorise de l’exemple des Primitifs et de celui de Raphaël.
Pour elle, le portrait est la base même de la composition historique : cherchez
1. Plon, Leone Leoni, p. iq.
2. E se creata a Dio non fusse eguale,
Altro che’l bel di fuor, ch’agli occhi piace
Più non vorria; ma perch’è si fallace,
Trascende nella forma universale.
(Sonnet lii.)
LE REALISME.
i3e>
à travers les Scènes de l’Ancien Testa nient de Benozzo Gozzoli, les Scènes de
l’histoire de saint Jean-Baptiste de Ghirlandajo, les Madones de Raphaël, et même
la Dispute du Saint Sacrement et l’École d’Athènes, partout des physionomies
empruntées à la réalité viennent soutenir l’inspiration de l’artiste et donner à
ses héros l’accent de la réalité, l’accent de la vie (voy. t. II, p. 164 et suiv.).
Ce n’est pas à dire que, dans cette recherche de l’élément réel, le xvi° siècle,
même avec Raphaël, ait égalé le xv". Malgré le respect de la couleur locale,
infiniment plus prononcé chez les cinquecentistes que chez les quattrocen-
tistes, les compositions
historiques de ces derniers
ont un air de réalité plus
frappant : c’est qu’à dé-
faut de costumes anciens,
plus ou moins restitués,
elles offrent les types et les
costumes de leur temps
dans toute leur sincérité.
Le xvi° siècle, au con-
traire, mêle les costu-
mes de restitution aux
costumes contemporains,
contraste qui provoque la
défiance et empêche l’es-
prit de se laisser aller à
l’illusion d’une scène vue
et vécue. Nous sommes
en droit de taire remon-
ter à Raphaël la respon-
sabilité d’une partie de ces erreurs. En examinant les fresques des dernières
Chambres du Vatican, notamment le Couronnement de Charlemagne, nous y
trouvons en germe les défauts qui ont pesé si lourdement sur la Fin de la
Renaissance : cette juxtaposition de costumes héroïques et de costumes em-
pruntés à l’entourage immédiat de hauteur, ces attitudes prétentieuses, ces
effets de torses, cette affectation des acteurs à regarder du côté du spectateur,
au lieu de se donner tout entiers à l’action à laquelle ils doivent prendre
part, autant de pratiques qui s’autorisent d’un exemple si illustre.
Revenons aux derniers champions de la Renaissance : la majorité continue
à peupler leurs compositions historiques de portraits pris parmi leurs amis ou
protecteurs. Jules Romain fait défiler toute la curie dans ses fresques de la
salle de Constantin; Franciabigio se représente lui-même avec les attributs
de saint Jean-Baptiste; Andrea del Sarto donne place à ses amis Andrea, Luca
et Girolamo délia Robbia parmi les acteurs de V Histoire de saint Philippe-, il
Homme assis écrivant. (Étude pour le prophète Joram.)
Dessin de Michel-Ange. (Université d’Oxford.)
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
place son propre portrait et celui de son ami Jacopo Sansovino dans une de ses
Adorations des Mages. Nie. Soggi, le Parmesan et bien d’autres en agissent avec
non moins de sans-gêne. A Ferrare, Alphonse I, r d’Este Fût peindre par Lotto
sa maîtresse Laura Dianti sous les traits de la Vierge avec l’inscription : « Fecit
mihi magna qui potens est1 ». Dans la même ville, Seb. Filippi, surnommé
Bastianino (f 1602), peint à fresque un Jugement dernier dans lequel il intro-
duit les portraits de ses ennemis.
La pieuse École milanaise suivit les mêmes errements. Tout comme les
Primitifs, Bernardino Luini demandait à ses contemporains, et surtout à ses
contemporaines, de lui servir de modèles pour les saints ou les saintes. Mais
que ses portraits sont plus libres et plus poétiques que les minutieuses effigies
introduites dans les compositions sacrées par les peintres de l’âge précédent!
C’est ainsi, à n’en pas douter, que Léonard de Vinci aurait utilisé comme
modèles les grands seigneurs et les grandes dames de son temps, s’il lui avait
été donné de recevoir des missions analogues. Dans les fresques du « Monastero
Maggiore », ce qui fera à jamais les délices des amateurs, ce sont précisément
les nombreux motifs, types ou costumes empruntés à la société contemporaine.
On se prend à regretter que Luini n’ait pas eu plus souvent à traduire des
pages de l’histoire de son temps : personne n’aurait su mettre dans les physio-
nomies de ses concitoyens plus de feu, dans celles de ses concitoyennes plus
de suavité, ni donner aux modes plus d’ampleur et plus de distinction. Pro-
clamons-le bien hautement : c’est à ces allusions mondaines, à ce mélange de
figures appartenant au passé et de hautes et puissantes dames du xvie siècle,
que les fresques du « Monastero Maggiore » doivent de fasciner à tel point.
Mais ce fut surtout à Venise que cette licence se donna carrière : on sait que
Paul Véronèse introduisit, parmi les convives des Noces de Cana, Charles-Quint
et François F1', Eléonore d’Autriche et Marie Tudor, le sultan Soliman et Vit-
toria Colonna, puis une série d’artistes : le Titien, le Tintoret, le Bassan;
enfin lui-même jouant de la viole. C’est ainsi qu’à tout instant il nous lait
reprendre pied par quelque figure empruntée à la réalité. N’est-ce pas là le
comble de l’art : surexciter l’imagination, puis, au moment oii nous nous
demandons si nous ne sommes pas le jouet d’un rêve, nous convaincre que
nous assistons à des événements réels, que nous avons le droit, le devoir
même de nous intéresser à ces créations, et que ce ne sont pas des fantômes?
Il faut reconnaître néanmoins que si un chef-d’œuvre tel que les Noces de Cana
désarme la critique par l’exubérance de la vie et la chaleur du coloris, la présence
de tous ces intrus et le mélange d’éléments sacrés et d’éléments profanes
nuisent singulièrement à l’effet de la composition.
L’Arétin, si clairvoyant, fut un des premiers à dénoncer cet abus, jadis
formellement condamné par Savonarole (t. I, p. Sgi). Il ne fit qu’une seule
1. Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. 3q8.
LES ANIMALIERS ET LES PAYSAGISTES.
1 35
exception, en faveur de son ami le Titien1 2 3. Saint Charles Borromée renchérit
encore sur ce rigorisme : il défendit de donner aux saints les traits de
personnes vivantes".
A côté des portraitistes de profession s’affirment les animaliers, si peu nom-
breux encore pendant la période précédente (t. II, p. 147-148; t. I, p. 285-
286). Il est vrai que, comparés par exemple à Pisanello, ce précurseur de génie,
le réalisme chez eux réside dans l’intention plutôt que dans le rendu.
Des peintres célèbres durent à l’occasion faire poser devant eux des quadru-
pèdes ou des volatiles. Jules Romain dessina lui-même et fit peindre par ses
élèves, dans des salles du palais du Té, les chiens et les chevaux du duc de
Mantoue. De même à Ferrare, le Flamand Luca Cornelio exécuta pour le duc
Hercule II, qui les fit traduire en tapisseries, les portraits des chevaux de ce
prince. Bon nombre d’autres maîtres se consacrèrent à la représentation des
animaux : le peintre Jean d’Udine, le graveur G. -B. Franco’. Un certain
Bernazzano de Milan s’y fit une véritable notoriété. Vasari raconte qu’ayant
peint un fraisier dans une cour, il obtint le même succès que jadis Zeuxis;
des paons y furent trompés et becquetèrent obstinément le mur. Bacchiacca
excellait également dans ces reproductions; la masse d’oiseaux, de poissons,
de crustacés, qui peuplent ses cartons de tapisseries (voy. p. 1 2g), en font de
véritables albums d’histoire naturelle. Quant à Gensio Liberale, il ambitionnait
de passer pour le Raphaël des poissons.
Ces peintures ont leur pendant dans les bronzes modelés pour les grottes
de la ville de Castello par Jean Bologne et ses élèves.
Le xvie siècle n’a pas connu de paysagistes de profession. Cependant bon
nombre d’artistes, et surtout les Vénitiens, — Giorgione, le Titien, les Palma,
les Bonifazio, — commencent à développer, au détriment des figures, ce que
l’on pourrait appeler le cadre.
La caricature, en quelque sorte proscrite pendant l’Age d’Or (t. Il, p. 148-
1 5 1 ), relève la tête, mais faiblement encore; elle profite des facilités qu’offrent
l’invention de la gravure à l’eau-forte et les perfectionnements de la gravure au
burin4. Elle est loin toutefois d’atteindre en Italie au même développement
qu’en France et en Allemagne. La note populaire qui donne tant de saveur
aux productions de la xylographie française, allemande, suisse, anglaise, lui
est absolument inconnue. On trouverait à peine dans la Péninsule l’un ou
l’autre des acteurs consacrés des grands cycles comiques du Nord : la Mort,
1. Dolce, Dialogo délia Pittura, édit, de 1 863, p. 27.
2. Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. 489.
3. Passavant, le Peintre graveur, t. VI, p. [78-179.
4. lel est Y Ane instruisant les animaux, du graveur Reverdino, t. VI.
1 36
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
la Folie, le Diable. Alors que les littérateurs au service de l’Église déversent
un torrent de pamphlets ou de satires sur les réformateurs, aucun peintre
ou dessinateur italien, que je sache, n’a pris le pinceau ou le crayon pour
combattre Luther ou Calvin.
L’usage des effigies ignominieuses (t. II, p. 42) reste quelque temps encore
en honneur. En 1 53 7 , les Florentins, non contents d’avoir pillé et démoli le
palais de Lorenzino de Médicis, font peindre le tyrannicide sur la forteresse
comme traître : « dipintolo in la fortezza tanquam proditor »'.
Citons aussi les bustes grotesques (« visacci ») de quinze Florentins célèbres
(parmi lesquels Dante, Pétrarque, Boccace, etc.), que le sénateur Valori fit
exécuter en 1070 et qui se trouvent encore aujourd’hui à Florence, au palais
Altoviti, dans la « via degli Albizzi ».
Quelques artistes célèbres ne dédaignent pas de recourir à l’arme du ridicule
pour flétrir un vice ou punir un présomptueux. On affirme que le célèbre
dessin du Titien, gravé sur bois par Giuseppe Boldrini ou Vicentini, Laocoon
et ses fils transformés en singes, était une satire à l’adresse de Baccio Bandi-
nelli, qui s’était persuadé qu’il avait fait oublier par sa copie l’original de ce
marbre célèbre1 2.
Un contemporain du Titien, Fed. Zucchero, pour se venger de ses détrac-
teurs bolonais, composa un tableau qu’il intitula la Porte de la Vertu ( 1 58 1 ) et
dans lequel il introduisit différentes Vertus : l’une, sous les traits de Pallas,
foulait aux pieds un vice représenté sous forme de monstre; au-dessous de
celui-ci, se tenaient l’Envie, le front ceint de vipères; l’Ignorance louée par
l’Adulation et la Présomption; la Médisance entourée de satyres. Des inscrip-
tions latines et italiennes expliquaient le sujet. Mal en prit à Zucchero et à son
collaborateur : ils furent tous deux exilés de Rome.
Quant à Michel-Ange, si caustique en paroles, il n’a que rarement donné
place au comique ou au grotesque, voire à l’ironie, une fois qu’il avait pris
en main le crayon ou le pinceau. Son principal exploit en ce genre est le
Minos du Jugement dernier, représenté sous les traits de Biagio da Cesena, le
maître de cérémonies de Paul III, avec une paire d’oreilles qui n’ont rien
à envier à celles de Midas (voy. p. 1S2). Dans ses démons, à peine, de
loin en loin, quelque trait grotesque.
Je rattache au même ordre d’idées l’abus de motirs trop familiers (t. II,
p. 1 58). Dans les fresques de la salle de Constantin, Jules Romain sacrifie
encore à ces errements en représentant un pauvre qui demande l’aumône, un
enfant qui joue avec un chien, puis les hallebardiers de la garde papale, pour
ne point parler du chat qu’il introduisit dans le tableau de la Madone, aujour-
1. Lettcre di Principi, t. III, fol. 166 v°.
2. Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, p. 897. — Cette gravure est reproduite dans le
Titien de M. Lafenestre, p. 287.
DEVISES ET EMBLEMES.
1 37
d’hui conservé au Musée de Naples, ou encore de la femme filant, de la poule
et des poussins, auxquels il donna place dans sa Sainte Conversation , destinée a
la chapelle de Santa Maria dell’ Anima. Mais, encore une fois, ce ne sont
plus là que des exceptions sans conséquence.
Dans la décoration et l’ornementation, le rôle de ce que j’appellerai l’élément
personnel va diminuant d’âge en âge : les devises deviennent de plus en plus
abstraites; plus de portraits de bâtisseurs; à peine encore de loin en loin des
armoiries1. Il faut de la bonne volonté pour découvrir quelque allusion vérita-
blement ressentie et vivante : tel le lion adopté par le sculpteur et médail-
leur Leone Leoni, en sou-
venir de son nom. Le
même artiste, pour rap-
peler le service qu’il avait
reçu d’Andrea Doria et
de Giovanettino Doria, se
représenta, sur le revers
de leur médaille, entouré
de sa chaîne de galérien.
II
A ne s’attacher qu’au
choix des sujets, la Fin
de la Renaissance — on
l’a vu — - paraît plus réa-
liste que ses aînées; mais
si nous considérons l’in-
terprétation de ces sujets et le rendu, le spectacle ne tarde pas à changer.
Ce sont ces modifications que je me propose d’étudier dans la seconde sec-
tion du présent chapitre.
Emportés par la poursuite de l’élégance, de la noblesse, de l’éclat, par le
besoin d’éblouir en déployant toute la fécondité de leur imagination, les der-
niers représentants de la Renaissance sacrifièrent trop souvent la vraisemblance
de l’action; on commence à compter les maîtres qui réussissent à saisir sur le
vif un trait révélant les mouvements de l’âme : geste involontaire causé par
l’émoi, explosion de colère, effort suprême dans un combat, etc. Dans les
fresques d’Andrea del Sarto, Y Histoire de saint Philippe, les connaisseurs admi-
raient entre autres une femme éperdue qui se sauve avec tant de naturel qu’elle
1. Voy. t. I, p. Saq-Saô; t. II, p. iq5.
Le Grotesque au xvi” siècle.
Le Vieillard entre la Mort et la Volupté.
D’après la gavure de Reverdino.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
1 od
HISTOIRE DE L’ART RENDANT LA RENAISSANCE.
paraît vivante, et un cheval brisant son frein et montrant sa terreur par la vio-
lence de ses soubresauts.
Aux yeux de Michel-Ange, ces mouvements de l’âme méritent seuls,
abstraction faite des différences de temps et de lieu, d’occuper l’artiste digne
de ce nom. Il veut que l’on
représente l’homme type,
l’homme idéal, celui qui est
de tous les siècles, sans se
soucier ni de la ressem-
blance historique ni de la
couleur locale.
Dans les scènes de l’his-
toire contemporaine, qui
conquirent de jour en jour
plus de faveur (p. 21, i3o),
la poursuite du style et
la préoccupation de l’allé-
gorie nuisirent singulière-
ment à la sincérité du ré-
cit : combien en est-il,
parmi ces batailles, ces en-
trées, ces cérémonies, qui
aient le caractère de docu-
ments? A Venise aussi bien
qu’à Florence, sculpteurs
et peintres se montrent in-
capables de prendre pied,
d’exposer simplement, sans
ithos et pathos; l’abus de la
fantaisie et l’excès de la faci-
Le Porirait au xvi' siede. lité ne choquent pas moins
Cosme 1" de Médicis, par Cellini. 1 1
(Musée national de Florence.) que la rareté des details
véritablement topiques.
La Bataille de Cadore (1008), peinte par le Titien en 1 53y , dans la grande
salle du Palais Ducal, détruite lors de l’incendie de 1677, forme à cet égard
une exception honorable. Le motif principal représentait un combat autour
d’un pont. Les nuages qui s’amoncellent, les maisons en feu, donnaient à
l’action quelque chose de dramatique, sans rien lui ôter de sa clarté1. L’artiste
n’avait pas reculé devant les indications topographiques et même stratégiques;
1. Wœrmann, Gesclnchtc dey Malcrci, p. 7.56.
LE PORTRAIT.
1.39
il avait poussé le réalisme jusqu’à introduire un canon sur son affût. Nous voilà
loin des mêlées idéales, à la façon de la Bataille d’Anghiari de Léonard de
Vinci, ou de la Bataille de Ponte Molle de Raphaël.
Dans l’art du portrait, on constate qu’en thèse générale, et en dehors de
quelques artistes supérieurs, cette faculté de reproduire une physionomie
déterminée, qui constitue le
secret du portraitiste, fait
place, chez les uns à une
vision sommaire et comme
estompée, chez les autres à
un mélange d’éléments con-
ventionnels et d’éléments réels
qui amoindrit singulièrement
la sincérité.
Grands seigneurs et grandes
dames intervenaient cependant
plus énergiquement que ja-
mais dans l’arrangement de
leurs effigies. Le duc Guido-
baldo II d’Urbin ne fit-il pas
suspendre l’achèvement du
portrait auquel travaillait Bron-
zino jusqu’à ce qu’il pût être
représenté revêtu d’une ar-
mure commandée en Lom-
bardie !
Les lacunes éclatent surtout Le Portrait au XVI° siècle-
Fragment d’une Cène d’Emmaüs, par Marziale (1507).
dans la sculpture : à peine si (Musée de Berlin.)
le xvie siècle peut opposer une
demi-douzaine de bustes (le Cosme P’’ de Cellini, les bustes de Vittoria, etc.)
à l’admirable galerie iconographique créée par les quattrocentistes. Seule la
sculpture en cire tire quelques ressources nouvelles des progrès de la poly-
chromie : ces médaillons coloriés sont parfois criants de vérité.
Le manque de pénétration perce jusque dans l’art du médailleur : comme
les physionomies y sont arrondies si on les compare aux médailles du xvr siècle,
à ces étourdissants bas-reliefs en miniature de Pisanello, de Matteo dei Pasti
et de Guaccialotti !
Aborder le portrait, c’est renoncer aux facultés créatrices pour se confiner
dans la reproduction d’un modèle déterminé. On comprend qu’un génie aussi
convaincu et aussi altier que Michel-Ange ait eu de la peine à rentrer dans ce
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
cadre étroit, après avoir évoqué les titans et les dieux; c’était redescendre sur
terre. Aussi ne se soucia-t-il même pas de rendre le caractère moral de ses
héros : du rêveur Julien Médicis il fit un général qui surveille tranquillement
l’exécution de ses ordres, et de l’ambitieux Laurent il fit le rêveur par excel-
lence, « il pensieroso ».
En peinture, il existe toute une catégorie d’artistes pour lesquels la reproduc-
tion d’ un modèle déterminé
est devenue une quasi-im-
possibilité : tels sont le
Sodoma, le Corrège, les
maîtres de Fontainebleau
(voy. t. II, p. 147).
Cependant, quoique le
don de l’observation ait
faibli, la dernière période
de la Renaissance s’enor-
gueillit d’une série de por-
traits de tout point admi-
rables, les uns qui s’im-
posent par leur grande
tournure, les autres par
une vigueur qui va jusqu’à
la brutalité.
Les portraits peints par
les maîtres des Écoles de
Milan, de Parme (à l’ex-
ception de ceux du Par-
mesan), de Pérouse, de
Rome, méritent à peine
qu’on s’y arrête. Quant à
l’École de Florence, elle
ne compte guère, en dehors de Pontormo, qu’un seul nom, mais il est de
premier ordre : le lecteur a compris que nous voulons parler de Bronzino.
Nous aurons à tout instant à revenir sur ces effigies, si frappantes, si vivantes,
quoiqu’elles paraissent burinées plutôt que peintes; un trait suffira ici pour les
caractériser : le portrait de Morgant1, le nain de Cosme Ier (représenté tout nu
une lois de face, une fois de dos), était d’une telle sincérité, qu’il arracha
des cris d’admiration aux contemporains. Quant aux portraits peints par
Andrea del Sarto, ils manquent véritablement d’accent : on sait que dans
Le Polirait au xvi* siècle.
La « Zingarella », attribuée à Boccacino.
(Galerie Pitti à Florence.)
i. Il ne serait pas impossible que le superbe bronze du Soutli-Kensington-Museum (Robin-
son, n" 2626) représentât le même monstre.
Etude pour une des figures de la Déposition de croix, par Andrea del Sarto.
(Musée de l’Ecole des Beaux-Arts.)
r
LE PORTRAIT.
141
toutes ses figures de temmcs, et alors même qu’il se servait d’un autre
modèle, il reproduisait machinalement les traits de Lucrezia Fedi.
Ce que l’art du portrait devint à Florence après Bronzino, les effigies peintes
ou gravées de Vasari nous l’apprennent : en elles plus de trace d’authenticité
ni de réalité; ce sont des têtes à caractère, des types impersonnels, où la
recherche de l’expression, — majesté, ironie, mauvaise humeur, etc., - —
l’emporte sans cesse sur
l’observation des traits
qui constituent l’indivi-
dualité.
Chez les Vénitiens, le
contact incessant avec les
Flamands avait fini par
substituer le réalisme, un
réalisme qui n’avait rien
de vulgaire, à l’hiéra—
tisme que leur avaient
légué les Byzantins. Aux
portraits, si précis et si
énergiques, d’Antonello
de Messine et des Bellin,
succédèrent les amples,
graves et poétiques évoca-
tions de Giorgione et de
Sebastiano dcl Piombo.
Le Titien éclipsa encore
ces maîtres : quoique cer-
tains de ses portraits fri-
sassent le trompe-l’œil1,
ce qui séduisait surtout
en eux, c’était l’éclat, la
grande tournure, l’art d’envelopper le personnage, de le transporter dans une
atmosphère spéciale et comme dans un monde idéal.
Malgré tant de hautes qualités, plus d’un portrait du Fitien me paraît
prêter à la critique2. Ses personnages posent trop visiblement; le maitie ne
1 . Vasari rapporte un trait d’illusion extraordinaire provoqué par le portrait du pape Paul III .
le Titien l’avait placé auprès d’une fenêtre pour le vernir : les passants, croyant voir le pape en
personne, se découvraient tous respectueusement.
2. On comprend qu’en risquant ce paradoxe, j’éprouve le besoin de me retrancher demère
l’autorité d’un des maîtres du portrait moderne. « Parmi les êtres peints par Plolbein, Velas-
quez, Rembrandt — c’est M. Carolus Düran qui parle ainsi — il n’en est pas un qui ne semble
être de votre intimité. On s’écrie malgré soi : Il me semble que je le connais! comme ça
doit être ressemblant! — C’est que chacun de ces êtres a sa vie propre, sa tournure personnelle,
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sait pas les surprendre dans la familiarité de leurs attitudes, dans l’intimité
de leurs pensées. C’est que, sauf quand il s’agit de lumière et de couleur,
l’art de caractériser et, d’une manière plus générale, l’observation objective
constituent précisément le côté faible, le point vulnérable de ce grand virtuose.
Sa facilité extrême, cette assimilation, trop rapide pour être profonde et com-
plète, sont une autre cause d’infériorité. Et puis, à tout instant, il sacrifie
l’étude du caractère moral pour courir après quelque bel effet de lumière.
L’examen des deux por-
traits de Charles-Quint,
celui de la Pinacothèque
de Munich et celui du
Musée de Madrid, nous
fait toucher au doigt les
qualités comme les défauts
du maître. Dans le pre-
mier, l’empereur, assis,
offre une personnification
brillante de l’habile diplo-
mate mi-flamand, mi-es-
pagnol, mi-souverain, mi-
marchand, avec sa figure
hâve et sa lèvre allongée.
Les détails du costume, de
l’ameublement, un beau
fragment d’architecture et
un beau bout de paysage
complètent et encadrent à
merveille la figure princi-
pale. Tout autre est le
portrait équestre de Ma-
drid : le Titien n’avait évidemment jamais étudié l’anatomie du cheval; son
ignorance en cette matière a également nui au cavalier; on dirait Don Qui-
chotte sur Rossinante. En fait, essayer de représenter Charles-Quint en
guerrier, la lance au poing, comme son rival François Tr, le vaillant vain-
queur de Marignan et le vaillant vainqueur de Pavie, c’était aller contre les
règles de la vraisemblance et tenter l’impossible. Il a fallu que le peintre
vénitien déployât toutes les ressources de sa palette pour faire oublier cette
erreur de conception.
Chez les Vénitiens mêmes, deux courants luttent d’ailleurs l’un avec l’autre :
Le Portrait au xvr siècle.
Un Sculpteur, par Bronzino. (Musée des Offices.)
en dehors des habitudes, des tendances plastiques de leur auteur. Titien, malgré ses admirables
œuvres dans cet art, est comme une transition entre ces premiers et ceux pour qui l’intimité
n’a pas été une loi. » (La Revue du Nord , juillet 1892.)
LE PORTRAIT.
tantôt Lorenzo Lotto s’amuse (comme Bronzino) à peindre un joaillier une tois
de lace et deux fois de profil (Musée de Vienne, n° 5oo, portrait parfois
attribué au Titien); tantôt encore Paris Bordone, dans un portrait du même
Musée, qui rappelle vaguement la Belle du Titien (gravé p. 70> nous
montre une jeune femme, aux formes opulentes, s’occupant des soins les plus
minutieux de sa coiffure; ses cheveux sont en partie nattés, en partie ondulés;
un pot et un pinceau
placés devant elle nous
apprennent à quels arti-
fices elle a recours pour
rehausser l’éclat de sa
chevelure. Tel est aussi
ce portrait de tailleur de
la « National Gallery » de
Londres (gravé p. 102),
dans lequel un imitateur
des Vénitiens, G. -B. Mo-
roni de Bergame a su
élever jusqu’au style l’ef-
figie d’un simple artisan.
Puis, comme contre-
partie, nous rencontrons
une série de portraits
allégoriques, genre faux,
dont la paternité semble
bien devoir être mise au
compte des peintres de
Venise. En outre du ta-
bleau de Lorenzo Lotto,
Deux Fiancés couronnés
par l’Amour, peint en i5a3 (voy. t. Il, p. 146),' et du tableau du Parmesan,
Charles-Quint entre une Renommée qui le couronne de lauriers et un Hercule
qui lui offre le globe, nous avons à mentionner la composition du Titien
conservée au Musée du Louvre : le marquis d’Avalos, sa femme Marie
d’Aragon et leur fils, en compagnie de la Victoire et de l’Hyménée, ou de
Flore et de Zéphire.
Les Vénitiens s’essayèrent également dans le portrait de famille, genre déjà
connu de Mantegna et de Holbein, mais qui ne trouva toute sa vogue qu’au
siècle suivant, chez les Flamands et les Hollandais. La Famille de Pordcnone, à
la « National Gallery » de Londres, nous montre dix personnes groupées
autour d’une table, le père, la mère, les filles déjà adultes, puis les enfants. Ce
sont des physionomies recueillies et graves, comme si elles avaient conscience
Le Portrait au xvi” siècle.
Un Vieillard, par Pontormo. (Galerie Pilti.)
>44
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de la solennité de l’action dans laquelle elles jouent leur rôle. Point d’anima-
tion, point d’espièglerie. Tout au plus peut-on deviner une intention de cette
nature dans le mouvement de la petite fille qui lève la main vers son jeune
frère; mais ici même l’artiste conserve une certaine raideur : le geste manque
de naturel. Le Titien, à son tour, a abordé le portrait de famille dans sa toile
du Musée de Naples, où il a réuni le pape Paul III, Al. Farnèse et Oct.
Farnèse (gravé p. 55).
On cite également un
tableau de Sofonisba
Anguisciola représentant
trois sœurs qui jouent
aux échecs devant leur
vieille gouvernante.
III
Il est à peine nécessaire
d’ajouter, après ce qui a
été dit, que le rendu
devient de plus en plus
sommaire et mou. L’art
d’envelopper les figures,
celui d’obtenir des con-
trastes, soit de couleur,
soit de lumière, bien
tranchés, l’emporte sur
l’interprétation sincère et
ingénue : la précision
parfois un peu sèche des
Primitifs, la fermeté savoureuse des artistes de l’Age d’Or, font place, sauf chez
quelques artistes supérieurs, à des formes de plus en plus superficielles et con-
ventionnelles. Combien en est-il qui sachent encore faire le morceau !
Jetons, avant d’aller plus loin, un regard sur les sciences auxiliaires qui
avaient si puissamment favorisé, pendant le siècle précédent, les progrès du
réalisme.
La perspective n’avait depuis longtemps plus aucun secret pour les Ita-
liens. Deux spécialistes, les frères Cristofano et Stefano da Brescia, y acquirent
une véritable virtuosité. Les peintres vénitiens n’y excellaient pas moins1 et le
i . On a parfois reproché à Paul Véronèse d’avoir fait usage, dans les Noces Je Caua, de deux
LA PERSPECTIVE.
ï-p
vénéré patriarche de leur ville, Barbare», ne dédaigna pas de réunir en un traité
les règles de cette science1.
L’anatomie ne fut pas moins bien partagée. Sous l’action de Michel-Ange,
ces études prirent un développement tout à lait anormal. Peintres et sculp-
teurs, au lieu de les considérer comme une science auxiliaire, les pratiquèrent
pour elles-mêmes, parfois avec une véritable frénésie : tel le Rosso, qui exhuma
des cadavres pour les disséquer’; tel encore ce Bartolommeo délia Torre, qui
conservait précieusement dans sa chambre et jusque sous son lit les horribles
restes enlevés aux hôpitaux, et qui empesta à tel point, par l’odeur de ces
débris, la maison de son maître Giulio Clovio, que celui-ci se vit forcé de le
renvoyer de chez lui.
C’est le moment de dire
un mot des études ana-
tomiques de Michel-Ange.
Ces études, commencées
dès sa jeunesse dans l’hos-
pice de Sainte-Marie-Nou-
velle à Florence, se pour-
suivirent à Rome. Un
dessin d’Oxford nous le
montre disséquant, une
chandelle plantée dans le
cadavre étendu devant lui.
« Aucun maître, à coup
sûr, a dit M. Klaczko3, ne
l'a dépassé ou seulement égalé dans la science du corps humain. Que ses
personnages, pourtant, avec leur musculature athlétique, leurs cous allongés,
leurs poses torturées et leurs expressions inquiétantes, tout violence à notre
sens de réalité, et que toute la science anatomique est impuissante à nous
inspirer la foi dans l’existence de ce monde de colosses, qui parfois nous écrase
La Perspective au xvi" siècle, d’après le Traité de Barbara ( 1 568) .
et presque toujours nous déroute! On a dit avec raison que pas une des
figures de Michel-Ange ne pourrait s’élever et marcher sans ébranler l’univers
lignes d’horizon, au lieu d’une seule. Mais le savant professeur de l’École des Beaux-Arts
M. Félix Julien vient de démontrer la fausseté de cette accusation. (U Architecture, i8ço, p. Q2.)
1. La Pratica délia Perspettiva. Venise, i,568.
2. Une gravure de Domenico Ficrentino ou Domenico del Barbiere nous a conservé un sou-
venir des études du Rosso. Signalons aussi les treize pièces anatomiques dessinées et gravées par
Bonasone. Je ne ferai que mentionner ici les Traités de Berengario de Carpi (1Ô21 et 1.522), de
J. -B. Canano, de Bart. Eustachio (i56q) et de plusieurs autres; 011 en trouvera la description
et 1 appréciation dans l’ouvrage de Choulant ( Geschichtc iind Bibliographie der anatomischen Abbil-
dungen. Leipzig, i8Ô2). Rappelons que le célèbre traité de Vésale — de huntani Corporis
Fabrica — fut publié à Bâle en i5q.3.
3. Causeries florentines ; Paris, 1880, p. 32.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 10
146
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
et faire sauter le cadre de la nature. » L’éminent anatomiste M. Mathias
Duval1 m’a fait à ce sujet une déclaration précieuse à recueillir : « Si,
en tant qu’anatomiste, Michel-Ange est impeccable, il ne l’est pas en tant
que physiologiste; chez lui les muscles sont à l’état de tétanos. Dans la
nature, lorsqu’un muscle se gonfle, un autre se détend. Chez Michel-
Ange, ils sont tous également gonflés »2 3.
Ici encore, l’antagonisme entre la manière de procéder du sculpteur flo-
rentin et celle des anciens éclate au grand jour : ceux-ci prenaient pour
modèles des corps vivants, pleins de santé et de traîcheur; Michel-Ange
des cadavres.
Parmi les autres sculpteurs adonnés à ces études, citons Montorsoli et Ben-
venuto Cellini. Celui-ci en proclame hautement l’utilité dans son Traité des
Arts du dessin, où il trace une esquisse tort nette de la structure du corps
humain".
A la longue, l’anatomie finit par intéresser pour elle-même comme but et
non plus comme moyen. La tendance à abuser de ces connaissances spéciales
se donna libre carrière. On en vint à exécuter de véritables pièces d’anatomie :
1. Voyez le savant ouvrage publié par M. Mathias Duval en collaboration avec M. Bical :
/ Anatomie Jes Maîtres. Paris, Quantin. 1890. Voy. aussi notre tome II, p. i63.
2. Le musée de South-Kensington expose, sous le nom de Michel-Ange, une série de
modèles anatomiques en cire.
3. I Trattati delV Oreficeria e delta Scultura , édit. Milanesi, p. 236-242.
L’ANATOMIE.
i47
tel le Saint Barthélemy de Marco d’Agrate, au Dôme de Milan, digne proto-
type de l’écorché d’Houdon.
Chez les peintres, la passion pour l’anatomie était en raison directe de leur
goût pour le dessin et en raison inverse de leur goût pour la couleur. Si les
maîtres des Ecoles florentine et romaine, surtout le Rosso, abusèrent des
études anatomiques, chez
ceux de l’Ecole de Venise
cette préoccupation ne
perce que dans la manière
de poser certaines figures
nues de femmes : le Ti-
tien comme Giorgione
aiment à les montrer
moitié de profil, moitié
de dos1. Seul le Tintoret
se plaisait à disséquer2.
Le Cortège n’était pas
un anatomiste de la force
de Michel-Ange, mais il
avait, au même point que
lui, l’intuition des lois de
locomotion propres à la
figure humaine; aussi,
sautant par-dessus les ac-
cessoires, réussissait-il à
donner à ses personnages
les attitudes à la fois les
plus difficiles et les plus
naturelles; parmi les nom-
breux tours de force qu’il
nous a laissés, aucun n’est
plus propre à stupéfier que l’incomparable raccourci du corps d’Antiope dans
le tableau du Louvre.
Concurremment avec le document anatomique, l’usage du modèle vivant
fut de rigueur chez les sculpteurs, sauf peut-être chez Michel-Ange. Nous
savons que Jac. Sansovino fit poser nu, malgré la rigueur de l’hiver, un de
ses élèves, pendant qu’il travaillait à son Bacclms. Un autre sculpteur célèbre,
Cellini, pouvait si peu se passer de modèle, qu’il descendit à des concessions
1. \ oy. Lafenestre, le Titien , p. 67.
2. Ridolfi, Délie Maraviglie delV Arte, t. II, p. 6.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
M'-
humiliantes pour obtenir de la Catherine, qui posait pour la Nymphe de Fon-
tainebleau, qu’elle reprît ses séances1.
En ce qui concerne l’usage du modèle vivant chez les peintres, nous
n’avons que des informations assez précaires, mais tout nous autorise à
croire qu’eux aussi en profitèrent dans la plus large mesure.
Le Mannequin et les
Modèles en relief con-
tinuèrent d’être en hon-
neur, notamment dans
l’Ecole florentine (biogra-
phies de Pontormo et de
Nie. Soggi, par Vasari).
Dans la Haute Italie, Ga-
rofalo fut le premier à
faire usage de maquettes
en terre et d’un manne-
quin articulé. Il s’astrei-
gnit en outre à ne pas
peindre le moindre dé-
tail sans avoir un modèle
sous les yeux. A Venise,
le Tintoret, comme jadis
Léonard de Vinci, com-
posait des petits modèles
en cire et en terre, qu’il
recouvrait de chiffons,
cherchant à Etire ressortir
les membres au moyen
des draperies2.
Bon nombre d’artistes, se rendant compte de la facilité et de la frivolité
1 . Jean Bologne recherchait avec soin les beaux modèles : il méditait son fameux Enlèvement
des Sabines, lorsque, entrant un jour dans l’église San Giovannino, il y aperçut en prière un
jeune homme du nom de Ginori, que sa beauté avait fait surnommer le bel Italien. Aussitôt,
l’artiste de tomber en arrêt devant ce modèle accompli. Surpris de l’examen dont il était l’objet,
Ginori vint à lui et lui demanda avec douceur ce qu’il désirait : « Je ne veux, répondit l’artiste
douaisien, que contempler les admirables proportions de votre corps ». Puis, s’enhardissant, il
ajouta : « Je suis Jean Bologne de Douai, sculpteur du grand-duc; je dois exécuter un groupe
de personnages plus grands que nature, représentant un Enlèvement. S’il m’était permis de faire
sur votre personne quelques études, ce serait une bonne fortune pour moi, et plus encore pour
mon art ». On devine que Ginori n’eut garde de refuser une invitation aussi flatteuse (Desjar-
dins, la Vie et V Œuvre de Jean Bologne, p. 35).
2. Ridolfi, Délie Maraviglie delP Arte, t. II, p. 6-p.
Les Études anatomiques au xvi” siècle.
Fac-similé d’un dessin de Michel-Ange. (Université d'Oxford.)
L'ANATOMIE.
MO
croissantes de l’exécution, essayèrent de remonter le courant; mais leurs efforts
ne portaient d’ordinaire que sur des points accessoires. C’est ainsi qu’Andrea
del Sarto stupéfia ses con-
temporains par l’habileté
avec laquelle, dans sa fres-
que de Poggio a Cajano,
César recevant le tribut du
Monde animal, il repré-
senta un caméléon placé
dans une boite tenue par
un nain. Vasari lui-même,
dans la décoration du cou-
vent de San Michèle in
Bosco, près de Bologne,
s'efforça de reproduire avec
la plus scrupuleuse exacti-
tude jusqu’au millet, jus-
qu’au panis et au fenouil.
Mais ce réalisme, qui con-
finait au trompe-l’œil (voy.
p. ioo), n’avait plus rien
de fécond.
On en peut dire autant
des scrupules de certains
artistes; ils témoignaient
de la pauvreté de leur
imagination et n’avaient
rien de commun avec les
doutes qui font pénétrer
plus avant dans la carac-
téristique des êtres et des
objets. Tel était le cas du
Florentin Bugiardini : cet
original, qui travaillait avec
une lenteur extrême, se
creusait la cervelle pour . f . „ . .
i Les I-. tildes anatomiques au xvi siècle,
découvrir, par exemple, Le Saint Barthélemy de Marco d’Agrate. (Cathédrale de Milan.)
comment étaient faites les
roues qui avaient servi au supplice de sainte Catherine d’Alexandrie!
Depuis longtemps certains peintres s’efforcaient de rivaliser avec les sculp-
teurs en donnant à leurs figures toutes les apparences du relief, en les rendant
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ï.5o
en quelque sorte palpables et tangibles, comme l’est une statue. Giorgione,
devant qui on parlait un jour de l’impuissance où était le peintre de montrer
à la fois le même modèle sous plusieurs laces différentes, entreprit de résoudre
le problème : il représenta un homme vu de dos, puis, près de lui, une tontainc
limpide dans laquelle la partie antérieure de son corps se reflétait; plus loin
on apercevait, sur une cuirasse brunie, le profil gauche de la même figure,
César recevant le tribut du monde animal, par Andrea del Sarto.
(Villa de Poggio a Cajano.)
tandis que le profil droit apparaissait dans un miroir placé du côté opposé.
Ce sont la, il faut le déclarer bien haut, des tours de force, inspirés proba-
blement des Flamands, par exemple des Van Eyck. Or, lorsque la peinture
en arrive à vouloir ainsi frapper les raffinés par le spectacle de la difficulté
vaincue, c’est qu’elle est bien près de renoncer à frapper la foule par la viva-
cité ou l’éloquence des sentiments.
IV
Plus encore que par le passé, le Costume, cet élément si mobile et si
ondoyant, reflète les aspirations et les préoccupations de chaque génération,
LE COSTUME.
i5i
les joies et les douleurs publiques, les tendances de chaque région et jus-
qu'aux moindres particularités de l’organisation sociale1. L’histoire du cos-
tume est presque celle de la civilisation même. Il n’y avait pas seulement le
costume du noble, du ma-
gistrat, du militaire, du
marchand, de l’artisan, du
paysan ; il n’y avait pas
seulement le costume d’in-
térieur, de ville, de cam-
pagne, de fête, de céré-
monie; il y avait aussi le
costume vénitien, vicentin,
padouan, trévisan, bolo-
nais, milanais, florentin,
siennois, romain, napoli-
tain, que sais-je encore!
L’indépendance régio-
nale fut en effet, jusqu’à
l’extrême limite de la Re-
naissance, un des traits
fondamentaux du costume
italien. Les principes géné-
raux restaient les mêmes;
mais, dans le détail, cha-
que province entendait sui-
vre ses goûts à elle. Consi-
dérons par exemple l’État
de Venise : les differentes
villes, ses sujettes, — Pa-
I. En 1.522, à la suite de la
prise de leur ville par Antonio da
Leyva, les Milanais renoncèrent
à tous les raffinements de la toi-
lette (Burckhardt, Cultur, t. II,
P- 170). A Sienne, lors du siège
de 1.5.54-1.555, les citoyennes
adoptèrent un uniforme spécial.
Leur héroïsme ne leur fit tou-
Le Costume italien au xvi" siècle.
Portrait d'un membre de la famille Fenaroli, par G.-B. Moroni,
(National Gallery.)
tefois pas oublier la coquetterie.
Ecoutons le maréchal de Montluc, gouverneur de Sienne pendant cette lutte mémorable : « Au
commencement de la belle résolution que ce peuple fit de deffendre sa liberté, toutes les
daines de la ville de Sienne se despartirent en trois bandes : la première estoit conduite
pat la signora Forteguerra, qui estoit vestue de violet et toutes celles qui la suivoient aussi,
»_\nnt son accoustrement en façon d’une nymphe, court et monstrant le brodequin; la
seconde estoit la signora Picolomini, vestue de satin incarnadin, et sa troupe de même
102
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
doue, Vérone, Vicence, Trévise, — se distinguaient chacune les unes des
autres par certaines particularités. L’ouvrage de Vecellio, qui date d’ailleurs
déjà des dernières années du xvi1' siècle, ne laisse subsister aucun doute à
cet égard1.
11 faut donc admettre des complications et des subdivisions sans nombre. S’il
ne s’agissait que de suivre, étape par étape, les modifications de chaque partie
du costume dans chaque
classe de la société, — -
dames nobles, bour-
geoises, artisanes, pay-
sannes, etc., — combien
ma tâche serait aisée!
Mais je suis obligé de
tenir en outre compte
des usages en honneur
dans chaque province,
que dis-je! en honneur
dans chaque ville! Dès
lors, il Dut nous atta-
cher à trois éléments dis-
tincts : la date, la région,
le rang, et encore les
mille inventions du génie
féminin défient-elles à
chaque instant la sagacité
de l’historien.
Commençons par con-
stater que le costume
échappe complètement à
l’influence de l’antiquité.
Ce n’est que dans quel-
ques oeuvres d’art, par exemple les statues des Médicis de Michel-Ange ou les
livrée; la troisiesme estoit la signora Livia Fausta, vestue toute de blanc, comme aussi estoit
sa suitte avec son enseigne blanche. Dans leurs enseignes elles avoient de belles devises :
je voudrais avoir donné beaucoup et m’en resouvenir. Ces trois escadrons étoient composés de
trois mil dames, gentilslemmes ou bourgeoises : leurs armes estoient des pics, des pelles, des
hottes et des facines : et en cest équipage firent leur monstre et allèrent commencer les fortifi-
cations. M. de Termes, qui m’en a souvent fait le compte (car je n’y estois encor arrivé), ma
asseuré n’avoir jamais veu de sa vie chose si belle que celle là ; je vis leurs enseignes depuis.
Elles avoient fait un chant à l’honneur de la France lorsqu’elles alloient à leur fortification : je
voudrais avoir donné le meilleur cheval que j’aye, et l’avoir pour le mettre ici. » (Montluc;
édit, du Panthéon littéraire, p. 14.I-144.)
i . Brantôme, de son côté, nous parle de mantes « à la mode siennoise » ( Œuvres comblètes ,
édit. Lalanne, t. IX, p. 35 2).
LE COSTUME.
i53
statues de Leoni (voy. p. 126), qu’il s’en ressent dans une certaine mesure.
Chez les peintres, les modes contemporaines sont d’ordinaire reproduites dans
toute leur originalité, sans remaniement ou tentative d’adaptation. C’est ainsi
que, dans ses fresques du Santo de Padoue, le Titien a résolument abordé le
costume contemporain, les chausses mi-parties, les bérets, le collier d’or, les
manches à la juive. Andrea del Sarto, dans Y Histoire de la Vierge, à l’Annon-
ciation de Florence, se montre
tout aussi catégorique pour les
costumes féminins; pour les
costumes d’hommes, au con-
traire, il s’est arrêté à une sorte
de compromis entre l’antiquité
et les modes de son temps.
Mais si le costume italien ne
devait rien aux anciens, il finit
par devoir beaucoup aux étran-
gers. Dès la fin du xv° siècle,
quelques infiltrations de ce genre
étaient venues en modifier l’élé-
gante simplicité (t. II, p. 1 7 1 —
172). C’étaient les signes avant-
coureurs d’une révolution véri-
table, comme on pourra en
juger par quelques dates. Au
début du siècle suivant encore,
en 1 5 1 3, Paris de Grassis raillait
le costume français; mais Casti-
glione déjà, dans son Courtisan,
publié en i52<8, constate la ten-
dance de ses compatriotes à
s’habiller à la mode des nations
étrangères : « L’antique façon de
s’habiller, dit-il, était un signe de liberté, la nouvelle un présage de servi-
tude. » Bientôt le peuple même s’habitua tellement aux costumes étrangers,
- français, espagnols, allemands, — que les mendiants ne songeaient même
plus à demander l’aumône à ceux qui les portaient1. Vers la fin du siècle,
au moment de la publication du livre de Sansovino, Venise était partagée
entre les modes françaises et espagnoles2.
Un érudit allemand a constaté que les Italiennes se montrèrent infiniment
1. Montaigne, Voyage, p. 319.
2. Venetia città nobilissiina, début du livre X.
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance. 20
Le Costume italien au xvt° siècle.
Un Forçat.
D’après le recueil de Vecellio.
1 54
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
plus réfractaires que leurs époux aux modes étrangères1. Honneur à leur opi-
niâtreté : c’est là aussi, après tout, une tonne du patriotisme.
Comparés aux costumes français du temps de François Ier, les costumes
italiens étaient moins bariolés et moins déchiquetés. Comparés d’autre part aux
costumes allemands ou suisses, ils avaient quelque chose de plus régulier, de
plus ample et, prononçons le
mot, de moins déhanché et de
moins excentrique. Soucieux de
dignité et de gravité, les Italiens
proscrivaient avec soin toutes les
inspirations de la fantaisie. Ils
les laissaient au moyen âge et
aux races du Nord.
A cette époque, l’Italie, bal-
lottée comme elle l’était entre la
France et l’Espagne, ou plutôt
écrasée entre les deux, se posa
plus d’une fois la question de la
supériorité relative des modes
françaises et espagnoles. Rien de
plus piquant que la discussion qui
s’éleva à ce sujet entre les inter-
locuteurs du Courtisan de Casti-
glione : « Je n’ai vu faire, dit
l’un d’eux, aucune de ces choses
en France qui ne se fasse pareil-
lement en Italie; mais tout ce
qu’ont de bon les Italiens, en
leurs vêtements, en la manière
de festoyer, de banqueter, de
manier les armes, et en toute
autre chose convenable à un courtisan, ils le tiennent des Français. — Je
ne dis pas, répondit messire Frédéric, que parmi les Français ne se trouvent
de très aimables et modestes seigneurs, et, pour en parler, j’en ai connu
beaucoup véritablement dignes de toutes louanges; mais on en trouve aussi
quelques-uns qui sont peu avisés, et, d’une manière plus générale, il me semble
que les Espagnols se rapprochent plus des Italiens en leurs mœurs que les
Français. Cette gravité posée, particulière aux Espagnols, me semble beau-
coup plus convenable à nous autres que la prompte vivacité qui, chez la
Le Costume italien au xvr siècle.
Un Paysan des environs de Venise.
D’après le recueil de Vecellio.
I. H. Weiss, Kostum Kundc.
LE COSTUME.
1 55
nation française, éclate presque à chaque mouvement. Chez eux, cette vivacité
ne choque pas; bien au contraire, elle a de la grâce, parce qu elle est tellement
naturelle et propre qu’on ne voit en eux aucune affectation » (livre II).
Attachons-nous d’abord au costume masculin.
Pris dans son ensemble, le costume du xv' siècle avait comporté, soit des
vêtements tout à lait collants
pour la jeunesse, soit des vête-
ments amples, des espèces de
simarres, qui distinguaient l’âge
mûr et la vieillesse. Ces vête-
ments, qui descendaient jus-
qu’aux pieds, se maintinrent long-
temps encore : à Venise, nobles
et marchands les portèrent jus-
qu’à la fin du xvi1' siècle.
A Florence, d’après Benedetto
Varchi1, le costume des hommes
gagna en noblesse et en élégance
à partir de l’année 1 5 1 2, date
du retour des Médicis : justau-
corps à peignes et à larges
manches, descendant à mi-jambe,
bérets trois fois trop grands,
avec des plis retroussés en
dessous, chaussures aux talons
bizarres, toutes ces extravagances
disparurent.
Vers i53o, voici quelles
étaient, dans la même ville,
d’après le même auteur, les
principales particularités du cos-
tume : Les jeunes gens âgés de plus de dix-huit ans portaient en été, pour
sortir, une longue tunique en serge (« lucco »), correspondant à la robe en
usage chez nous pendant tout le xvr siècle. Le « lucco » s’ouvrait sur le
devant, ainsi que sur les côtés, de manière à laisser passer les bras. Cette
tunique était froncée dans le haut et fermée par une agrafe ou des cordons
à la hauteur du cou.
Avec le « lucco » alternait le manteau (« mantello »), descendant le plus sou-
vent jusqu’aux pieds. Ce vêtement était généralement noir, sauf chez les méde-
Le Costume italien au xvr siècle.
Une Fiancée.
D’après le recueil de Yecellio.
I. Storia fiorentina, liv. IX. Cf. YOssevvatorc fiorent'wo, t. VIII.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
1 56
cins, qui avaient adopté le rose ou le violet. Il ne s’ouvrait que sur le devant,
était froncé dans le haut et se boutonnait à l’aide de « gangheri ». Ceux-là seuls
qui n’avaient pas le moyen de commander un « lucco » portaient le manteau,
sauf en hiver, où on l’associait à un pourpoint doublé ou fourré. Un capuchon
(« capuccio ») très compliqué, divisé en trois parties, complétait ce costume.
Sous le « lucco » on portait en hiver un justaucorps (« saio »), ou un sar-
rau (« gabbanello »), ou une ca-
saque, et en été un pourpoint
(« farsetto »), ou une camisole
(« giubbone »), ou quelque autre
veston en soie'.
Les chausses étaient tailladées
à la hauteur du genou; les cuis-
sarts étaient doublés de taffetas,
garnis de découpures de velours
ou de « bigherate ».
Les chapeliers de hère précé-
dente s’étaient plu à donner aux
coiffures en feutre les formes les
plus compliquées, avec des bords
échancrés ou relevés d’une façon
extravagante1 2. Ces couvre-chefs
disgracieux firent place à des
bérets soit en drap noir, soit en
satin.
L’arrangement de la chevelure
et de la barbe donna lieu à
une révolution non moins grave.
Au temps jadis, raconte Varchi,
celui qui portait à la fois la che-
velure longue et la barbe passait
pour un bretteur et un mauvais
sujet; aujourd’hui, au contraire, sur cent, quatre-vingt-quinze se tont
couper les cheveux ras et laissent pousser la barbe. Ceux qui portent les
cheveux longs (« zazzera ») à la mode antique sont appelés par dérision les
« zazzeroni ».
Quelques mots ici sur le port de la barbe : en parcourant les portraits que
Vasari a joints à ses biographies, on découvre que seuls quelques artistes appar-
1. Dans le beau portrait de sculpteur peint par Bronzino (musée du Louvre), le person-
nage est revêtu d’un pourpoint de couleur foncée, sur lequel se détache vigoureusement un col
brodé rabattu.
2. Voyez mon Raphaël, 2° édit., p. ioi, 3çç), 4.3o, qSi, etc.
Le Costume italien au xvi" siècle.
Une Fiancée vénitienne.
D’après le recueil de Vecellio.
LE COSTUME.
1 57
tenant à la génération précédente (Bugiardini, R. Ghirlandajo, Rustici, Raf.
del Garbo, Sogliani, Granacci, Baccio d’Agnolo) continuaient à se faire raser à
1 ancienne mode. Parmi les autres, les uns portaient une barbe de dimensions
moyennes, tandis que la majorité laissait pousser indéfiniment cet appendice,
de manière à ressembler à des patriarches ou à des divinités fluviales. La bar-
biche était inconnue, ou peu s’en faut — je ne la trouve que chez Tad. Zuc-
chero, — de même que la mous-
tache seule ou les favoris seuls.
De nos jours, un ministre de
la guerre est devenu populaire
pour avoir autorisé dans l’armée
le port de la barbe. On juge si
de telles mesures avaient le pri-
vilège de passionner les hommes
de la Renaissance ! Lorsque
Léon X ordonna aux prêtres de
couper leur barbe, Rome entière
s’amusa de la douleur que res-
sentit un certain Domenico d’An-
cône, obligé de faire le sacrifice
de la sienne : elle avait été im-
mortalisée par le sonnet de Berni
autant que la chevelure de Bé-
rénice l’avait été par Callimaqüe.
Adrien VI ne montra pas moins
de rigueur : il reprenait sévère-
ment les ecclésiastiques qui por-
taient la barbe longue à la façon
des soldats. L’abus, en effet,
était venu à ce point que les
prélats sortaient à cheval, avec
la cape courte et l’épée au côté'.
Revenons a Florence. Pour sortir la nuit, on revêtait un costume spécial :
une cape à l’espagnole, avec le capuchon placé derrière, et on se coiffait d’un
« tocco ». Le jour, les soldats seuls ou les mauvais sujets portaient cette
cape1 2.
Le costume d’intérieur se composait, en hiver, d’un « berettone », d’un
sarrau (« palandrano »), ou d’une veste catelane (« catelano »); en été, d’un
Le Costume italien au xyl” siècle.
Une Veuve vénitienne.
D'après le recueil de Vecellio.
1. Cantù, Histoire des Italiens , t. VIII, p. 333, 385.
2. Lors de sa comparution devant le Conseil des Huit de Florence, Benv. Cellini portait la
cape, au -lieu de porter, comme ses adversaires, le manteau et l’habit de ville, ce qui lui valut
une réprimande du tribunal.
1 58
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
« berettino », d’une sorte de simarre en toile ou d’une « gavardina » en serge
de Lille.
A Venise, le costume se distinguait par l’ampleur des tonnes en même
temps que par l’éclat des couleurs.
Dans les Noces de Cerna, le portrait de Ben. Caliari, le frère de Paul Véro-
nèse, se compose « d’une tunique assez longue en brocart de soie blanche,
brodée de dessins verts et jaunes, et terminée dans le haut par un collet de
même étoffe laissant apparaître des manches de soie jaune à reflets rougeâtres;
Le Costume au xvr siècle.
Broche italienne en or ciselé et émaillé.
(Ancienne collection Galichon.)
une ceinture formée d’un simple
ruban noué négligemment accuse
la taille et ferme la tunique1 ».
Des chausses collantes dessinent
le bas de la jambe; pour chaus-
sure, des souliers souples, sans
talons. Dans le même tableau,
le Titien porte une ample robe
rouge, privée de manches, une
calotte de même couleur et des
souliers en étoffe.
A Rome, au contraire, vers la
fin du siècle, les hommes étaient
fort simplement vêtus, à quelque
occasion que ce fût, de « noir
et de sarge de Florence2 3 ».
Du costume de ville et du cos-
tume d’intérieur différaient essen-
tiellement le costume de fête, le
costume de cérémonie, le costume
de voyage, le costume de campa-
gne et enfin le costume de deuil ".
Prenons le costume d’apparat : une curieuse description nous est fournie
par la relation de l’entrée à Milan de la nouvelle duchesse (iSSq); parmi les
1. Lechevalier-Chevignard et Duplessis, Costumes historiques, t. I, p. 98.
2. Montaigne, Voyage, édit. d’Ancona, p. 2.5q.
3. On pourra juger de la variété des garde-robes par l'inventaire dressé à la mort de deux
artistes qui dédaignaient certainement tout faste. Sebastiano del Piombo, qui, en sa qualité de
« piombatore », portait le costume ecclésiastique, laissa les vêtements suivants : une « vesta in
ciamelotto », avec un capuchon noir, un sarrau en drap violet usé, trois manteaux en drap noir
avec leurs capuchons usés, deux sarraux de drap blanc, cinq soutanes blanches en « ciamelotto »,
sans « unde », deux soutanes de serge blanche, une soutane en drap blanc, trois « gipponi »
noirs, une simarre en « ciamelotto » et quatre autres en drap vieux, deux cappes vieilles, l’une
violette, l’autre noire. Michel-Ange, de son côté, possédait au moment de sa mort : une cappe
de drap noir fin de Florence avec des bandes de satin noir, une « sottanclla » de drap noir avec
une bande de satin, une cappe de « rascia » noire avec des bandes de satin, une « catnisciuola
LE COSTUME.
1.59
personnages qui allèrent à sa rencontre, on remarquait douze comtes habillés
de velours doublé de brocart d’or brodé et coiffés de bérets ornés de plumes
(« vestiti de veluto fodrato de brochato d’oro recamato, con le sue barette con
le penne d’oro »). Chacun d’eux paraissait un empereur.
A Milan également, lors des obsèques du duc François II (i535), le manne-
quin représentant le cadavre fut habillé d’un manteau de brocart d’or crépu,
descendant jusqu’à terre,
et doublé d’une fourrure
de grand prix, d’un jus-
taucorps (« sajou ») de
velours cramoisi, d’un
pourpoint (« sajone »)
en satin cramoisi, de
chausses écarlates, et de
souliers de velours cra-
moisi; sur la tête était
placé le bonnet ducal1.
Le cérémonial n’était
pas si rigoureux qu’il ne
restât quelque place pour
la fantaisie. Nous le
voyons entre autres par.
la description du costume
que Cellini se lit faire à
Rome, en 1 535, pour
suivre la procession : on
y remarquait un petit
manteau (« vestetta »)
d’armoisé bleu d’azur et
un pourpoint (« saietto »)
de la même étoffe.
Ajoutons que de graves artistes ne dédaignaient pas de se transformer à
1 occasion en costumiers. Le peintre Salviati dessina pour un de ses amis une
superbe collection de costumes de mascarades.
J’ai réservé pour la fin de cette étude l’examen des costumes populaires. Sans
me demander quant à présent si l’originalité des modes que nous admirons
dans les campagnes ne consiste pas souvent dans ce fait qu’elles reproduisent,
di rosato » avec des rubans de soie rouge, une simarre d’hermine noire, un « gippone » de
toile, deux chapeaux d’hermine noire, une « sottanella » de satin noir, une paire de chausses
blanches (. Archivio de Gori, t. I, p. i,3 et suiv.). Sur le mobilier et la garde-robe d’AIf. Citta*
délia (-j- 1.537), voy. Ridolfi, Alfonso Cittadelhi, p. 65-68.
X. Verri, Storia di Milano.
i6o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
mais avec un retard énorme, les modes des villes et forment ainsi un véritable
anachronisme, je me bornerai à constater que dès cette époque les « contadini »
italiens se distinguaient des « cittadini » par la coupe non moins que par la
couleur de leurs vêtements1.
En abordant l’histoire du costume féminin
pendant la dernière période de la
Renaissance, nous constatons
dès le début un certain relâ-
chement dans les prescriptions
somptuaires. On sait à quelles
luttes épiques avait donné lieu le
conflit entre le rigorisme des gou-
vernants et le luxe des gouver-
nées. D’un côté, de maussades
conseils municipaux édictant des
mesures draconiennes, faisant la
chasse aux étoffes précieuses,
aux bijoux, taillant et rognant
à l’envi ; de l’autre, le flot mon-
tant des caprices et des vanités
féminines (t. II, p. 176)- Désor-
mais, à quelques exceptions
près, les rigoristes baissent pa-
villon. L’historien Paolo Par-
tenopeo a beau s’élever à
Gênes, en 1 536, dans une élo-
quente harangue latine pronon-
cée devant le doge, contre le
luxe de ses compatriotes; il a
beau flétrir les « scamicæ mi-
træ », les « histrionicæ vestes »,
les « longa syrmata », l’abus
des joyaux, des ornements d’argent et d’or; il a beau prédire que, si Ion
ne brise pas l’orgueil des femmes, si l’on 11e réprime pas leur témérité, si
l’on ne met pas de frein à leur impudence et à leur luxe, c’en sera fait sous
peu de la République génoise2 3 : personne n’écoute plus ce prophète de malheur.
11 est à supposer que l’édit somptuaire promulgué en i5qp à Crémone na
pas eu plus d’effet".
Le Costume italien au xvr siècle.
Une Courtisane romaine.
D'après le recueil de Vecellio.
1. Bandello nous montre un jeune villageois « con un giubbone e calze di tela alla villanesca
vestito ». ( Nouvelles , liv. III, nouv. xlvi.)
2. Belgrano, délia Vita pi ivala dei Genovesi ; 2e édit. , p . 263-2Ô_|.
3. Défense de porter des colliers, des bracelets ou autres ornements d or, saul un médaillon
LE COSTUME.
1 6 1
La liste des dépenses Élites à Rome par l’architecte Antonio da San Gallo
pour la toilette de sa femme prouve quel cas l’on faisait de ces prescriptions :
en 1 644 il lui acheta d’un coup pour Ip5 ducats (près de 10000 francs)
de vêtements, à savoir : une robe de velours noir (33 ducats), une robe de
taffetas cramoisi (12 ducats), une robe de damas, deux robes en drap violet,
deux sortes de mantelets avec capuchon (« sbernia »), une robe de satin noir
(26 ducats), une autre de satin
fauve (27 ducats), etc.'.
Bientôt la dentelle, inconnue,
ou peu s’en faut, aux générations
précédentes, vint ajouter un raffi-
nement de plus à ces toilettes
déjà si riches.
L’éventail à son tour entra en
scène : on affirme que des Por-
tugais établis à Goa en appor-
tèrent les premiers échantillons
en Europe’2.
Alors même qu’elles affichaient
la prétention de s’habiller à l’an-
tique, les Italiennes se compo-
saient des toilettes d’une com-
plication extrême, bien éloignées
de la noble simplicité qu’un émi-
nent archéologue de nos jours,
M. Heuzey, a su restituer si heu-
reusement à l’aide d’une bande
d’étoffe reproduisant l’harmonie
de lignes des draperies grecques
ou romaines. On en jugera par
le croquis tracé de la main de
maître François Rabelais dans
sa description de la fête donnée à Rome en 1049 Par cardinal du Bellay".
Le Costume italien au xvi* siècle.
Une Vénitienne.
D’après le recueil de Vecellio.
au bonnet, de 12 écus d’or au plus, et des anneaux. « Sur les habits, aucune broderie ou
découpure en soie; aux montures, pas de harnais avec or, argent ou broderies; que les femmes
mariées n’aient dans leurs habits ni or, ni argent, ni broderies, ni dentelles, ni ganses; pas plus
de trois vêtements en soie et un seul en cramoisi ; ni perles, ni bijoux, excepté deux anneaux
d’or avec pierres aux doigts, un collier d’or de 25 écus seulement, un autre à l’éventail de
i5 écus au plus; pas de gants brodés ou de zibeline, ni de bonnets, excepté la nuit et pendant
les voyages; que les jeunes filles ne portent ni habits de soie, ni bijoux, ni or, sauf un collier
de corail au cou, de 4 écus au plus. » (Cantù, Histoire des Italiens, t. VIII, p. 33q. Cf. p. 461.)
1. Bertolotti, Nuovi Documenti intonio ail’ architetto Antonio Sangallo, p. 3o.
2. G. Bapst, Deux Eventails du musée du Louvre; Paris, 1882, p. 8.
3. « Soudain entra par le costé droit du bas de la place une compagnie de jeunes et belles
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 21
1Ô2
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Je ne saurais avoir la prétention de retracer pas à pas les vicissitudes de la
mode italienne pendant cette période. Quelques points de repère suffiront au
but que je poursuis.
Pendant le premier quart du xvie siècle, les Italiennes, même dans la bour-
geoisie, semblent avoir porté des robes excessivement amples, échancrées dans
le haut1 et recouvertes de pelisses non moins amples et souples. Puis, pour un
temps, une collerette à ruches
cache non seulement la nais-
sance des épaules, mais encore
jusqu’au cou, qu’elle enserre
avec un soin jaloux. La fraise
- — qui est, comme on sait, une
invention italienne — rend à
celui-ci sa liberté, tout en lui
composant un cadre qui le fait
merveilleusement valoir2.
Les immenses manches bouf-
fantes, plus ou moins ornées
de crevés, que l’on portait du
temps de Raphaël3, disparaissent
à leur tour.
dames richement atournées, et vestues
à la Nymphale, ainsi que voyons les
Nymphes par les monuments antiques.
Desquelles la principale, plus éminente
et haute de toutes autres, représentant
Diane, portoit sus le sommet du front
un croissant d’argent : la chevelure
blonde esparse sus les espaules, tressée
sus la teste avecques une girlande de
laurier toute instrophiée de roses, vio-
lettes et autres belles fleurs : vestue
sus la sottane et verdugalle de damas
rouge cramoisi à riches broderies, d’une
fine toille de Cypre toute battue d’or :
curieusement pliée, comme si tust un rochet de Cardinal, descendant jusques à my jambe, et
par dessus une peau de Léopard bien rare et précieuse attachée à gros boutons d’or sus l’espaule
gauche. Ses botines dorées, entaillées, et nouées à la Nymphale avecques cordons de toille d’ar-
gent : son cor d’ivoire pendant souz le bras gausche, sa trousse précieusement récamée et
labourée de perles pendoit de l’espaule droite à gros cordons et houppes de soye blanche et
incarnate. Elle en main droite tenoit une dardelle argentée. » (La Sciomacbie, p. 1 3.)
1 . Portraits de Raphaël : Mad. Doni, l’Inconnue de la Tribune des Offices, Jeanne d’Aragon ;
la prétendue Fornarina, par Sebastiano del Piombo, au Musée des Offices, et au Musée de
Berlin; la « Monaca », attribuée à R. Ghirlandajo, etc.
2. Dans il Ballcrino de Caroso (i58i), les fraises décolletées alternent avec les collerettes
montantes. Le vêtement supérieur se compose d’une robe avec double manche, la première
collante, la seconde très large, ouverte et échancrée.
3. Portraits de Jeanne d’Aragon et de la « Donna Velata », par Raphaël.
Le Costume italien au xvi” siècle.
Une Mariée au temps de l’Ascension, à Venise.
D'après le recueil de Vecellio.
LE COSTUME.
i63
Le corsage, relativement court sur les hanches, s’allongea sur le devant de
manière à dessiner une sorte de triangle.
La transition entre le costume à la Raphaël et ce que l’on pourrait appeler
le costume à la Bronzino me paraît assez bien marquée dans les peintures
d’André del Sarte. Ses héroïnes portent une robe excessivement ample (en soie
rouge, doublée de soie verte), avec des manches très larges; « le corsage, coupé
carrément et garni de galons de
velours noir, est décolleté et laisse
voir le haut de la chemise bro-
dée; un jupon de soie grise ap-
paraît sous la robe; un voile bleu
recouvert de gaze cache en partie
les cheveux blonds, et un petit
collier d’or orne le cou1 ». Pour
coiffure, un voile, un bonnet ou
un simple bandeau. Dans le por-
trait de femme conservé au Mu-
sée des Offices, la robe, échan-
crée, comme il est dit ci-dessus,
est garnie, sur la partie échan-
crée, d’une chemisette plissée.
Les manches, bouffantes jusqu’au
coude, se resserrent à partir de
cet endroit et moulent exacte-
ment l’avant-bras. La coiffure se
compose d’une sorte de turban.
A Milan, les modes de la
même période sont représentées
Le Costume italien au xvr siècle.
Une Paysanne des environs de Venise en costume de fête.
D’api'ès le recueil de Vecellio.
d’Alexandre Bentivoglio, y est vêtue d’une robe de satin blanc, parsemée
de broderies d’or et ornée d’innombrables crevés, que des nœuds relient
de distance en distance; pour coiffure, une toque jaunâtre.
Plus que tout autre, le costume milanais se ressentait du voisinage de
l’Allemagne. Un dessin du recueil de Gaignières nous montre une dame de
ces parages vêtue d’une robe rouge garnie de trois larges rubans de soie jaune,
qui séparent la jupe en trois parties égales; le corsage est orné de bandes de
velours noir; des manches très amples, fendues en dessous, livrent passage à de
par les héroïnes de Bernardino
Luini, dans les fresques du « Mo-
nastero Maggiore ». La dona-
trice, Hippolyte Sforza, la femme
i. Lechevalier-Chevignard et Duplessis, Costumes historiques, t. I, p. 108.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
164
vastes bouffants de mousseline blanche; de petits cordons bleus, coquettement
noués, unissent les manches au corsage; une ceinture, au milieu de laquelle
est suspendue une aumônière accompagnée de deux longs glands d’or, entoure
la taille, enfin ses longs cheveux roux sont enfermés dans une résille de soie
bleue et jaune serrée sur le front par une étroite ferronnière de velours noir.
Les portraits de Bronzino, qui appartiennent au second tiers du xvic siècle,
nous initient à la nouvelle évo-
lution de la mode italienne : les
formes sont moins amples, plus
arrêtées, mais encore d’une sou-
veraine élégance.
Une médaille de Leone Leoni
représentant Ippolita Gonzaga,
alors âgée de seize ans ( 1 55 1 ),
montre également ce costume si
libre et si noble : les cheveux,
ondulés et frisés, sont relevés sur
le front, nattés au sommet et par
derrière, enfin serrés de manière
à frire paraître la tête aussi petite
que possible; un collier à deux
rangs orne le cou, qui est décou-
vert. La draperie qui tient lieu
de robe est aussi souple que
mouvementée.
Particulièrement somptueux est
le costume vénitien, qui varie
d’ailleurs à l’infini avec l’âge et
la condition. C’est ainsi que les
jeunes filles, pour aller à l’église,
portent le « fazzuolo », sorte de
voile en soie blanche, qui leur
couvre le visage et la poitrine. Lorsqu’elles avancent en âge, leur costume se
compose d une « cappa » en soie noire très fine et assez ample pour être
également ramenée sur la face. Ce n est qu’avec le mariage que leur indépen-
dance commence, c est-a-dire une indépendance relative, car à Venise comme
ailleurs, les filles d’Lve sont les esclaves de la mode.
A partir d un certain moment, les Italiennes, de même que leurs voisines
de France, se font coiffer en cheveux et dédaignent les chapeaux. Les toques
du genre de celle que porte Jeanne d’Aragon, dans le portrait du Musée du
I. Lechevalier-Chevignard et Duplessis, Costumes historiques, t. I, p. 3i-o2.
Le Costume italien au xvi° siècle.
Une Paysanne de la Marche de T révise.
D’après le recueil de Vecellio.
LE COSTUME.
1 65
Louvre, disparaissent presque irrévocablement en Italie, tandis que les couvre-
chefs similaires continuent à faire fureur en Suisse, comme on peut s’en
convaincre par les dessins si libres et si élégants de Holbein le Jeune. Des
bourrelets (« balzi ») en velours remplacèrent les toques; ils alternaient parfois
avec les chapeaux de paille. Lors du voyage de Montaigne, en i58o-i58i,
ceux-ci étaient en grande vogue à Florence, où l’on vendait pour i5 sous un
chapeau qui aurait coûté i5 livres
en France.
Par suite de la longueur des
robes, la chaussure ne jouait
qu’un rôle infime dans la toi-
lette des Italiennes. Ce n’est pas
à dire que la vanité ne se fit jour
même dans ces accessoires en
apparence sacrifiés : pour rehaus-
ser leur taille, les Vénitiennes
recouraient à toutes sortes d’arti-
fices; elles en vinrent à donner
à leurs patins les dimensions de
véritables échasses. Cet appendice
gênant, qui atteignait jusqu’à
deux pieds de haut, ne disparut
que dans la seconde moitié du
xvne siècle.
Le Costume italien au xvi" siècle.
Une Paysanne d'Iscliia.
D’après le recueil de Vecellio
Il est facile, en s’aidant, soit
des recueils de costumes, si nom-
breux dès cette époque, soit des
descriptions des nouvellistes, soit
des inventaires, de se rendre
compte de ce qu’étaient alors les
modes populaires. L’accoutrement — la toilette de dimanche — d’une jeune
paysanne de la Haute-Italie consistait en une chemise blanche, un « valescio »
de « boccaccino » blanc, une collerette de gaze blanche façonnée, un tablier de
même couleur, réservé aux jours de fête, des bas en serge, également blancs,
et des souliers rouges. Autour du cou, un collier d’ambre jaune1.
Dans le portrait de Bordone, à la Galerie Pitti, connu sous le nom de
Nourrice des Médicis, le costume est cossu plutôt qu’élégant.
Dans l’Italie méridionale, les paysannes portaient dès lors un costume ana-
I. Bandello, Nouvelles , I1 partie, nouv. vin.
i66
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
logue à celui des « chauchardes » modernes : coiffure plate, tablier, etc. (voy.
notamment les folios 26 vu et 223 r° du recueil de Vecellio).
V
Pour les deux premières sections de la Renaissance, nous avons eu constam-
ment à compter, en tant que fauteurs du réalisme, avec les artistes flamands ou
allemands fixés en Italie1 : la mission de ces hôtes du Nord n’expire pas avec
hère nouvelle. Assurément, la plupart d’entre eux descendent en Italie pour
apprendre; mais le nombre de ceux qui tont tortune dans leur nouvelle patrie,
grâce à leurs connaissances techniques ou grâce à leur mérite, est infiniment
plus élevé qu’on ne le croit d’ordinaire.
Pendant l’Age d’Or, la balance avait penché du côté de l’Allemagne plutôt
que du côté des Flandres. Celles-ci regagnent leur rang pendant la dernière
période de la Renaissance. Alors que les artistes allemands fixés en Italie s’oc-
cupent surtout des branches inférieures — orfèvrerie, broderie, etc., — leurs
émules flamands se mesurent avec les Italiens dans la peinture et la sculpture.
C’est l’honneur des artistes et des critiques italiens d’avoir su rendre justice
aux maîtres étrangers. Il faut voir avec quelle estime l’Arétin2 3, Cellini", et
dans une certaine mesure aussi Vasari, parlent d’Albert Dürer. Paul Véronèse
copia ses gravures4. Même après que les artistes eussent traité de surannées
ces productions (on se rappelle la diatribe de Michel-Ange : voy. t. II,
p. 178-184), les amateurs persévérèrent dans leur admiration. Les Ricordi de
Sabba da Castiglione (i5q6) nous montrent les Italiens ornant leurs cabinets
d’estampes de Dürer (que Sabba qualifie, non seulement de maître très excel-
lent, mais de divin)5 6 7, puis de Lucas de Leyde. Deux années plus tard, dans
une de ses lettres à Varchi (i5q8), Vasari rapporte que le moindre savetier
possédait des tableaux flamands; on les appréciait en raison de la perspective
aérienne et de la beauté du coloris1’. A la fin du siècle encore on faisait assez
de cas de ces productions pour que Fulvio Orsini léguât à la fille d’un de ses
amis un tableau de Lucas de Leyde, un petit Saint Jérôme , prisé 10 écus'.
1. Bibl. : T. I, p. 33i-339; t. II, p. 178-184. — La Chronique de l'Art, 187.5, p. 292-294;
1 883, p. 76, 84-85.
2. L’Aretino, édit, de 187.8, p. 24, 41-42.
3. I Trattati , édit. Milanesi, p. 1 3, 2i5.
4. Ridolfi, le Maraviglie clelF Arte, t. I, p. 33 1.
5. Dans la seconde moitié du xvie siècle, le graveur vicentin Boldrini copia 1 Homme de dou-
leurs du maître nurembergeois. Andrea Andreani poussa 1 imitation plus loin encore. On 1 appe-
lait le petit Albert, « il piccolo Alberto ».
6. « Ogni ciabattino si vede avéré in casa tele fiamminglie per la prospettiva de paesi e colo-
rito vago di quelli » (t. VIII, p. 298).
7. De Nolhac, la Bibliothèque de Fulvio Orsini, p. 25.
LES ARTISTES ÉTRANGERS.
167
Notons enfin l’hommage rendu à Holbein par Fed. Zuccheri, qui déclarait ses
tableaux supérieurs à ceux de Raphaël1.
Nous attachons-nous aux artistes mêmes — Français, Flamands, Allemands,
Suisses — qui ont traversé les Alpes ou débarqué à Gênes, c’est par centaines
qu’011 les compte2. Beaucoup d’entre eux ont brillé au premier rang : tels,
dans la sculpture, le grand Jean Bologne, ce réaliste au premier chef, et ses
continuateurs Pierre de Francheville (j vers 1 6 1 5) et Nicolas d’Arras (f i5g8),
ou encore le mystérieux Jauni, hauteur de la statue de Saint Roch conservée
dans l’église de l’Annonciation à Florence et déjà vantée par Vasari, et le non
moins mystérieux Jacques d’Angoulême, qui, affirme-t-on, eut l’audace de se
mesurer avec Michel-Ange.
Quant aux peintres flamands ou hollandais, ils tonnaient légion", et on
comptait dans le nombre plus d’un talent distingué. Vasari affirme que le
Titien même ne dédaigna pas de leur demander parfois leur concours; ayant à
peindre une Fuite en Egypte , il prit chez lui plusieurs Flamands (Vasari dit
« Tedeschi »), qui excellaient, connue on sait, dans la représentation de la
verdure et du paysage. Quelque incroyable que paraisse le fait, il ftut bien
ajouter fol au témoignage de Vasari. Ainsi, voilà un esprit synthétique tel que
le Titien, si habitué à voir les choses en grand, dans leur ensemble, qui ne
dédaigne pas de demander des leçons à ces analystes à outrance !
Ébranlés connue ils l’étaient dans leurs doctrines, et fidèles seulement à leurs
instincts de vulgarité, les artistes du Nord ne pouvaient se flatter de donner
quelque consistance à l’art italien, qui allait à la dérive; ils 11e réussirent qu’à
1. Van Mander, te Livre des Peintres, édit. Hvmans, t. I, p. 220.
2. Il est à peine nécessaire de rappeler ici les monographies consacrées à ces artistes par
M. Dussieux ( les Artistes français à l'étranger , 3e édit., 1876), M. Fétis ( les Artistes belges à l'étran-
ger, i857-i865) et le regretté Bertolotti.
0. Rien qu’à Rome nous rencontrons une nuée de peintres néerlandais de renom : Bernard
van Orley, Jean Schoorel, qui y peignit le portrait du pape flamand Adrien VI (mort en 1.523),
Michel Coxcie, Martin Heemskerk ( 1 536), qui nous a laissé de si précieuses vues de la Ville
éternelle, puis les Backereel d’Anvers, Michel Jonquoy de Tournai, et son élève Barth. Spran-
ger (né en 1546), qui ornèrent de fresques l’église Saint-Oreste, Antonio Moro (1 55o- 1 55 1 ). Et
encore je ne parle pas des peintres français plus ou moins inféodés au réalisme : Guillaume de
Marcillat, le miniaturiste Vincent Raymond de Lodève ( 1 538 et années suivantes), etc. Naples
servit de résidence à Jean de Calcar, l’habile élève du Titien, qui y mourut en 1.546; à Arnould
Mytens de Bruxelles, surnommé Renaldo (1.541-1602), et à Jean Francken d’Anvers, sur-
nommé Franco (i.55o). Florence offrit l’hospitalité à Frédéric Sustris (1526-1.599), T'i Y P1"'*-
part aux préparatifs des funérailles de Michel- Ange; à Jean van der Straeten de Bruges, sur-
nommé Stradano ou délia Strada (i536-l6o5), qui défraya d’innombrables cartons l’atelier
grand-ducal de tapisseries; à Pierre de Witte ou Candido (1.548-1628), qui y fit figure avant de
s établir à Munich ; puis aux peintres-verriers Giorgio et Gualtieri de Flandre, qui exécutèrent
des vitraux pour le duc Cosnre de Médicis, d’après les cartons de Vasari. Gênes servit de quar-
tier général au Maître de la Mort de la Vierge. A Ferrare, Lucas Corneille et Guillaume Boides
de Matines peignirent, en i55o, des cartons de tapisserie. Venise, enfin, hébergea, outre Jean
de Calcar, Paul Franchoys d’Anvers, surnommé « il Franeeschi » ( 1 .5qo- 1 096), l’élève et le
collaborateur du Tintoret, et tant d’autres.
i68
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
concourir à la dépravation du goût. Entre vingt témoignages, j’en emprunterai
un, bien frappant, à l’histoire d’une branche d’art des plus spéciales : Passeri,
l’historien des majoliques italiennes, constate l’influence déplorable exercée par
les gravures flamandes, vers le dernier quart du xvie siècle, sur la céramique
italienne; les estampes de Sadler évincèrent celles de Marc-Antoine et de son
école : on juge de l’action produite par de tels modèles'!
Remarquez cette gradation : pendant la Première Renaissance, les artistes
étrangers avaient visité l’Italie en triomphateurs, dressant autel contre autel;
pendant l’Age d’Or, abstraction laite de Dürer, qui ht figure à Venise, ils solli-
citèrent humblement les leçons de leurs tributaires de la veille; vers la fin de
la Renaissance, familiarisés avec les enseignements classiques, ils combattirent
à côté des Italiens sous le même drapeau, confondus dans les mêmes rangs.
Mais le Nord ne s’en tint pas là : avec les maîtres de la génération suivante,
les Matthieu Brii (i55o-i58q) et les Paul Bril (i 556- 1626), il commença de
prendre sa revanche : on sait quelle impulsion ces artistes donnèrent au
paysage, dont ils firent un genre spécial. Un de leurs compatriotes, Denys
Calvaert d’Anvers (1540-1619), fixé comme eux en Italie, fut le premier maître
du Guide, de l’Albane et du Dominiquin! Ainsi va le monde.
I. Istoria délie Pitture in Majolica Jatte in Pesaro, 2° édit., p. 85. Antérieurement, les céra-
mistes italiens avaient de loin en loin mis à contribution les gravures allemandes. Un plat
décoré à Urbin en 1.541 (ancienne collection Marryat), la Prise du fort de la Goulette par Charles-
Quiut, reproduit la gravure de Georges Pencz, inspirée elle-même de la Prise de Carthage de
Jules Romain. — Une coupe décorée à Rimini dans la seconde moitié du xvi° siècle repro-
duit la gravure d’Aldegrever : le Bon Samaritain (Darcel, Notice des Fayences peintes, p. 94).
Marque typographique des frères Sessa.
D'après l’édition de Serlio (Venise, i5ôo).
Graffite du palais Corsi à Florence.
CHAPITRE VII
I. L’ ESTHÉTIQUE DE LA FIN DE LA RENAISSANCE. — II. l’aRÉTIN ET LA CRITIQUE
D’ART. — VASARI ET L’HISTOIRE DE L’ART — III. LA CONDITION DES
ARTISTES.
I
u fur et à mesure que le rôle de l'inspiration pâlit, on
voit grandir celui de l’esthétique. Cette science, qui
n’avait guère de raison d’être au moment où Raphaël et
Michel-Ange célébraient leurs triomphes, car c’était à
elle à se régler sur de tels génies, non à eux à se régler
sur elle, cette science, dis-je, acquit de l’importance
lorsque les facultés critiques commencèrent à l’emporter
sur les facultés créatrices; plus l’imagination perdait de sa vigueur, plus on
disserta, mieux on raisonna.
Rien de plus caractéristique à cet égard que l’innovation préconisée par
Ammanati dans sa lettre à l’Académie florentine (1082) : il y recommande
d’instituer des entretiens, des conférences, sur quelque ouvrage célèbre ou sur
quelque problème se rattachant à l’art1.
L’Esthétique, qui n’est autre chose que l’application des méthodes de la
philosophie à l’analyse des œuvres de l’art ou de la littérature, ne peut man-
1. Lctlcre pittoricbe, édit. Ticozxi, t. III, p. 529-532.
E. Münlz. — HL Italie. La Fin de la Renaissance. ce
170
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
quer, en raison de son origine, de préférer l’idéalisme au réalisme. L’effort
critique et la tendance à l’abstraction, qui forment l’essence de la philosophie,
ne sont-ils pas inconciliables avec les errements des réalistes, pour qui l’obser-
vation est tout, le raisonnement rien! A plus forte raison, un système philo-
sophique, pénétré, comme le néoplatonisme, de tout ce qu’il y a de plus géné-
reux dans le spiritualisme, devait-il favoriser les tendances idéalistes, qui, sous
l’action des Médicis, non moins que par l’effort de Raphaël et de Michel-Ange,
s’étaient substituées aux pratiques, souvent trop terre à terre, des quattrocen-
tistes. Désormais, on est en droit de l’affirmer, lorsque la conception ou
l’exécution manquaient d’élévation ou péchaient par la vulgarité, la faute en
était, non plus à un ensemble de doctrines, mais à l’insuffisance personnelle
de l’artiste.
Il n’entre pas dans mes vues d’analyser, ni même de mentionner les nom-
breux ouvrages consacrés à l’Esthétique pendant la dernière période de la
Renaissance. Je me bornerai à un petit nombre d’exemples.
Il ne me semble pas que le Traité du beau (« de Pulchro »), composé au début
du xvi° siècle par le néoplatonicien Francesco Cattani de Diaceto l’ancien
(fi522), ait obtenu beaucoup de succès; cet ouvrage en effet ne parut que
longtemps après la mort de l’auteur, dans l’édition de ses œuvres publiée en
i5t>3 à Bâle. C’est d’ailleurs de la métaphysique pure, et de la plus abstraite,
sans application possible aux arts.
Par contre, le Dialogo délia Bellejga delle Donne, publié par Agnolo Firen-
zuolo en 1648, dans ses Prose, fut fort apprécié des contemporains. Ce n’est
point un manuel d’esthétique proprement dit, mais bien la détermination des
caractères physiques (la préférence est donnée aux blondes) qui, d’après Firen-
zuolo, constituent la beauté féminine. L’auteur, après avoir recommandé de
choisir, à la façon des anciens, des traits isolés pour en composer un tout
idéal, entre dans toutes sortes de détails techniques (il essaye d’inscrire
dans un cercle, comme Vitruve, une figure les bras étendus, etc.)'.
Un troisième traité d’esthétique, le de Pulchro et Amore de Nifo ( 1 53 1), a été
analysé ci-dessus (p. 66).
Si, de ces spéculations transcendantes, nous descendons à l’analyse de l’idéal
poursuivi par les différentes Ecoles, nous nous trouvons en face d’une diver-
sité de tendances des plus embarrassantes1 2. Certains artistes, tels que Jules
Romain, en combinant les réminiscences de l’antiquité avec je ne sais quel
type préconçu, obtiennent un mélange de fierté et de dureté; Bernardino
1 . Le bon Sabba da Castiglione a aussi cherché en quoi consistait la beauté de la femme : il
arrive à la conclusion que la vertu l’emporte sur la beauté (Kiconli, § cvi).
2. Voy. the Art Journal (1889, p. 5 et suiv. : « Types of beauty in Renaissance and modem
Painting ») et la Femme élans l’Art de M. Marius Vachon (Paris, 1893, p. 19.5 et suiv.).
L’ESTHÉTIQUE.
1 7 1
Luini s’attache à la suavité; le Cortège à une sorte de grâce piquante.
D’autres prennent leurs modèles où ils les rencontrent : tel est Véronèse,
qui met à contribution les patriciennes de Venise, les courtisanes, les sou-
brettes, les paysannes. Regardez sa personnification de Y Harmonie, à la
villa Maser, vous y reconnaîtrez du premier coup d’œil une femme de la
campagne, peut-être une bohémienne, avec ses yeux noirs brillants, son
menton pointu, sa coiffe plate enrichie de perles. Cependant, à son insu,
le grand décorateur vénitien affirme ses préférences : elles sont acquises à
certaines têtes rondes, assez petites.
Plus encore que la détermination de la beauté, la question de la supériorité
relative de la peinture et de la sculpture passionna le xvie siècle. Longuement
agitée par Léonard de Vinci dans son Traité de la Peinture, elle fut reprise par
Benedetto Varchi et donna naissance à une nuée d’ouvrages en prose ou en
vers, parmi lesquels les discours et les sonnets de Cellini se font remarquer par
leur verve1. Il serait oiseux d’exposer ici les arguments produits en faveur de
chacun des deux arts : ces sortes de tournois oratoires n’aboutissent guère.
Le spiritualisme ne pouvait que gagner à l’intervention incessante des litté-
rateurs dans les choses de l’art. Jamais encore ceux qui faisaient profession de
manier la plume n’avaient cultivé avec autant d’ardeur ceux qui maniaient le
ciseau ou la brosse. On sait quels liens d’amitié unirent Bembo à Raphaël et à
tant d’autres maîtres. L’Arétin se piquait de compter pour amis ou clients tous
ceux qui jouissaient de quelque notoriété; hâtons-nous d’ajouter qu’il prélevait
sur eux le tribut le plus fructueux2 3. Annibal Caro entretenait des relations sui-
vies avec Michel-Ange, Cellini, Leone Leoni, Vasari, qui peignit pour lui la
Mort d’Adonis, et la sculptrice Sophonisbe Anguisciola. A Florence, Ben.
Varchi passait sa vie dans les ateliers; il s’honorait de l’amitié de Michel-Ange
et du Titien, qui nous a laissé son portrait (Musée de Vienne).
Mais les conseils officieux ne suffirent plus à l’ambition des critiques d’art :
ils s’érigèrent en conseillers officiels. L’Arétin n’afficha-t-il pas la prétention de
tracer à Michel-Ange le programme du Jugement dernier (lettre de 1 53 7) ! Ses
indications n’ayant pas été suivies, il écrivit à l’artiste l’inconvenante épître
dont nous avons donné ci-dessus des extraits (p. 40-42).
Chez les Farnèse, l’intervention du « librettiste » était de rigueur. Annibal
Caro fut désigné par eux pour diriger Guglielmo délia Porta dans le choix des
motifs destinés à figurer sur le tombeau de Paul III, et Taddeo Zuccheri dans
le programme de la décoration du palais de CapraroleL Un autre de leurs
1. L’histoire de cette dispute célèbre a été retracée dans le plus grand détail par C. Mila-
nesi, dans sa préface des Traités de Cellini (p. xx et suiv.).
2. Les artistes à leur tour battaient monnaie sur les littérateurs. Bernardino Campi se fit faire
une réclame insigne par Lamo dans le Discorso intorno alla Scoltura et Pittura (Crémone, i58q).
3. Voy. ce programme apud Vasari, t. VIII, p. Il5 et suiv.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
172
protégés, Fulvio Orsini, remplit une mission analogue dans la décoration du
palais Farnèse : il fixa les sujets que Taddeo Zuccheri devait traduire en
peinture
Chez les Médicis, le rôle de conseiller attitré incomba à Varchi et à Bor-
ghini. Le premier guida Tribolo dans la décoration du labyrinthe de Castello;
le second élabora le programme des peintures du Palais Vieux. Rien de plus
instructif que les discussions auxquelles donna lieu ce travail. Le grand-duc
Cosme demandait, par
exemple, que l’artiste
montrât comme quoi
Florence n’avait jamais
été subjuguée; à quoi
Borghini répondait que
l’on ne pouvait pas re-
présenter un lait négatif,
et proposait par contre
de peindre l’apparition de
saint Ambroise au mo-
ment du siège de la ville
par Radagaise et l’arrivée
de Stilicon1 2. Lorsque
Jean Bologne lut chargé
d’exécuter la statue de
Cosme Ier, on le plaça
sous la direction de Ber-
nardo Vecchietti.
Paul Jove fut, lui aussi,
un grand élaborateur de
Le Type de Femme chez Bernardine Luini. Canevas. Les pcmtUlCS
<*' Monastero Maggiore » de Milan.) cju „ran<j salon t|e Poggio
a Cajano (voy. p. iqq), pour ne citer qu’un exemple, prirent naissance sur
ses indications.
A Venise, ce fut le camaldule Girolamo Bardi qui désigna les sujets des pein-
tures de la salle du Grand Conseil, au palais des Doges.
Quelques littérateurs poussèrent l’intérêt pour l’art jusqu’à instituer des
expériences. C’est ainsi que Giovanni délia Casa chargea Daniel de Vol-
terra de modeler en terre un David vainqueur de Goliath, puis de peindre
les deux laces opposées de cette composition sur les deux côtés d une
1. De Nolhac, la Bibliothèque tic Fulvio Orsini, p. i3. — Sur les conseils demandés par les
peintres aux littérateurs, voyez en outre l’ouvrage de M. Dejob : De l'influence du Concile de
Trente sur la Littérature et les Beaux-Arts, p. 262-264.
2. Gave, Cartcggio, t. III, p. 148-1 5o, 181.
L’ESTHETIQUE.
17.3
ardoise. Cette composition orne aujourd'hui, comme on sait, le Musée du
Louvre.
Aux traités d’esthétique font pendant les ouvrages sur la théorie ou la pra-
tique des différents arts.
Les travaux de Léonard de Vinci étaient restés inconnus à ses contemporains
(le Traité de Peinture ne vit le jour qu’en i65i). D’autre part, ceux de Vasari
( 1 55o— 1 568) et de Cellini ne parurent qu’après que la dégénérescence des
Écoles florentine, romaine et
lombarde fut consommée. Les
artistes de la période dont nous
avons à nous occuper se virent
donc réduits, sauf les architectes,
à quelques publications absolu-
ment secondaires.
De la Perspective et de 1’ Ana-
tomie il a été question dans le
chapitre précédent, consacré au
réalisme (p. 144-148). Il nous
reste ici à passer en revue les
autres sciences auxiliaires : les
Proportions et la Physionomie.
Eu égard au canon de la
figure humaine (t. II, p. 188),
chaque école procéda empiri-
quement plutôt que d’après des
règles nettement définies. Nous
voyons les unes s’attacher aux
proportions élancées, tels que le
Parmesan et Primatice, d’autres aux proportions trapues, d’autres encore, tels
que les Vénitiens, aux proportions amples et robustes1.
Parmi les essais sur la Physionomie, le plus curieux est celui du Napolitain
G. -B. Porta : de Hum. Physiognomonia ( 1 586). Deux siècles avant Grandvillc,
cet auteur a rapproché les types humains les plus saillants des types d’animaux
correspondants, quadrupèdes ou volatiles. Mais il ne s’est pas borné à consulter
la nature : il a également mis à contribution les chefs-d’œuvre classiques, les
1. Les principaux ouvrages consacrés aux proportions sont : YEdiJipo del Corpo umano de
Fr. Sansovino (Venise, i55o); le De Cogiiitione bominis per aspectum de M. A. Biondo (Rome,
.iSqq) et la Fisiononiia naturelle de Pintio (Rome, 1 555) ; Il primo Libre ciel Trattato (telle perfette
Proportion! de le cose clic imitai e c ritrarre si possono cou Varie ctel disegno de Vinc. Danti (Florence,
1367). Quant au Traite des Proportions de Lomazzo, il n’est connu que par la traduction fran-
çaise de Pader, publiée à Cologne en 1649.
174
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
bustes et les médailles. Le résultat de ses recherches, c’est la constatation de
l’influence réciproque de l’âme et du corps!
On trouvera plus loin, dans chacune des sections spéciales, l’analyse des
traités consacrés aux différentes branches de l’art.
II
En même temps que l’esthétique, prend naissance la Critique d’art. Le véri-
table créateur du genre, il n’est pas permis d’en douter, est cette personnalité
odieuse et ce talent éclatant qui s’appelle Pietro Aretino ( 1 492— 1 55p) 1 . C’était
un juge souverainement
clairvoyant, délicat, élo-
quent. Plus que tout
autre il avait le droit
d’affirmer « qu’il n’est
pas nécessaire d’être un
homme du métier pour
parler des choses de
l’art »\ Quand, vers
le milieu du siècle, les
admirateurs de Michel-
Type humain rapproché d’une tête d'animal. . , ,
D'après le Traité de Porta ( 1 586) . Ange commencèrent a
l’emporter sur ceux de
Raphaël, ce fut un acte de courage de la part de l’Arétin que de prendre en
main la défense du mort contre le vivant. Il jugea avec tout autant d’impar-
tialité le talent de Sebastiano del Piombo, dans l’appréciation duquel il sut se
1. Dans le portrait, fort dégradé, que le Titien nous a laissé de l’Arétin (galerie Pitti), nous
voyons une sorte d’usurier vénitien, quelque chose comme le Shylok de Shakespeare. J’ai peine,
pour ma part, à y reconnaître cette âme si perverse et cet esprit si raffiné, le pamphlétaire
ignoble et le poète inspiré, qui écrivait sous son portrait : « Voici mon effigie au naturel, afin
que vous voyiez avec combien de courage je sais parler bien du bien et mal du mal », et
auquel ses ennemis composèrent cette sanglante épitaphe : « Ci-gît l’Arétîn, dont la langue a
blessé les vivants et les morts : de Dieu seul il n’a pas dit de mal, s’excusant en disant qu’il
ne le connaissait pas. » A mon avis, la gravure de Marc Antoine (voy. t. II, p. 6 1) rend seule
cette physionomie, belle comme celle du Satan de Milton, ce front large et puissant, ces yeux
éclatants et cette bouche à la fois si sensuelle et si amère. — Les traits de l’Arétin ont été en
outre reproduits en peinture par Sebastiano del Piombo (Pinacothèque d’Arezzo), par Al.
Moretto et par Salviati; en gravure par Caraglio et Enea Vico; en sculpture par J. Sansovino.
Un portrait gravé sur bois figure dans I Marwi de Doni (Venise, 1 552) et dans le Promptuairc
(édit, de i5p7, p. 2.5o). Sur les médailles de l’Arétin, voy. les Médailleurs de Heiss (Venise,
p. 189, pl. IX). — Nous savons aujourd’hui que l’Arétin cultiva la peinture avant de manier
la plume. Voy. Luzio, Ficha Aretino nei primi suai anni a Veuespa e la carte dei Gon^aga. Turin,
1888. — Archivio storico delV A rte, 1889, p. 3 1 1 . — Schultheiss : Zeitschrift fur hild. Kunst, 1891,
p. 10, 5i.
2. Aretino, édit, de 186,8, p. 14.
garder de toute exagération. Quant aux Dosso, portés aux nues par l’Arioste,
il n’hésita pas à les traiter avec la dernière rigueur, et en cela il ne fut pas
moins bien inspiré.
La collection d’œuvres d’art réunie par le fameux pamphlétaire était aussi
précieuse que variée. Elle contenait entre autres une tête de cire modelée par
Michel-Ange, des peintures du Titien, de Sebastiano del Piombo, du Par-
mesan ( Vénus avec Cupidon , portrait du Parmesan donné à l’Arétin par Clé-
ment VII et entré plus tard dans les collections de Valerio Vicentino et
d’Al. Vittoria), etc., etc.
Aussi libéral que cupide, l’Arétin n’hésitait pas, à l’occasion, à faire cadeau
à ses amis ou à ses protecteurs de toiles de la main du Titien; témoin ce petit
Saint Jean-Baptiste qu’il
envoya au comte Stam-
pa, gouverneur du châ-
teau de Milan, en l’ac-
compagnant de cette
jolie lettre : « Regardez
la souplesse des cheveux
annelés et la charmante
jeunesse de saint Jean;
regardez ses chairs si
bien peintes qui, dans
leur fraîcheur, ressem-
blent à la neiee teintée
o
de vermeil, mais émue
par les battements et réchauffée par les haleines de la vie. Du cramoisi du
vêtement et du pelage de la fourrure, je n’en parle pas, parce qu’en compa-
raison le vrai cramoisi et le vrai pelage paraissent peints et ceux-là sont
vivants. Et l’agneau qu’il a dans les bras a fait bêler une brebis, tant il est
naturel! A Venise, le 8 d’octobre MD XXXI' ».
Personne n’a mieux compris que l’Arétin le génie du Titien. On en jugera
par cet extrait : « Je tourne mes yeux au ciel. Jamais, depuis que Dieu l’a tait,
ce ciel n’a été embelli d’une si charmante peinture d’ombres et de lumières!
L’air était tel que le voudraient faire ceux qui portent envie à Titien, parce
qu’ils ne peuvent être Titien...; d’abord les bâtisses, qui, étant en vraie pierre,
semblent pourtant une matière transfigurée par artifice, puis le jour, qui, en
certains endroits, est pur et vif, et en d’autres troublé et amorti. Considérez
encore une autre merveille, les nues épaisses et humides, qui, sur le principal
plan, descendaient jusqu’aux toits des édifices, et sur l’avant-dernier s’enfon-
çaient derrière eux jusqu’au milieu de leur masse. Toute la droite était d’une
Type humain rapproché d’une tète d’animal.
D’après le Traité de Porta ( 1 586) .
I. Lafenestre, le Titien, p. i_p.
176
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
couleur effacée suspendue dans un gris-brun noir. J’admirais les teintes variées
que ces nuages étalaient aux yeux, les plus voisins tout éclatants de flammes
du foyer solaire, les plus lointains rougis d’un vermillon moins ardent. Oh!
les beaux coups de pinceau qui de ce côté coloraient l’air, et le faisaient reculer
derrière les palais, comme le pratique Titien dans ses paysages! En certaines
parties apparaissait un vert azuré, en d’autres un azur verdi, véritablement
mélangés par la capricieuse invention de la nature, maîtresse des maîtres. C’est
elle ici qui, avec des teintes claires ou obscures, noyait ou modelait des tonnes
selon son idée. Et moi qui sais comme votre pinceau est l’âme de votre âme,
je m’écrierai trois ou quatre fois : Titien, où êtes-vous?1 » — N’est-il pas
impossible de mieux rendre avec des paroles ce que le Titien s’efforcait de
peindre avec des couleurs ?
Paul Jove ( 1 483- 1 552), l’érudit et disert évêque de Nocera, ne se montrait
pas moins bien informé des choses de l’art. Homme de cour et collectionneur
ardent, il s’était de bonne heure trouvé mêlé à la vie d’une série de grands
artistes : les biographies de Léonard de Vinci, de Raphaël et de Michel-Ange,
que Tiraboschi a publiées d’après ses manuscrits, donnent une idée avanta-
geuse de ce qu’aurait été ou de ce qu’est (car on ignore si son travail a été
achevé et s’il existe encore) le recueil de vies d’artistes qu’il avait entrepris
pour faire pendant à ses vies de capitaines et à ses vies de savants et de poètes2 3.
En tout état de cause, ce fut sur ses conseils que Vasari, ainsi qu’il résulte de
son propre témoignage, entreprit la rédaction de son grand ouvrage.
Paul Jove s’est créé des titres non moins sérieux à la reconnaissance de la
postérité pour avoir formé une incomparable galerie de portraits dont les débris
ont enrichi une foule de musées. Il avait divisé sa collection en trois sections :
I. Les savants et les poètes; II. les artistes; III. les souverains pontifes, rois,
princes, généraux, etc. Chacune de ces sections était classée dans l’ordre chro-
nologique. En i55o, la première comprenait à elle seule déjà plus de deux
cents toiles".
1. La traduction de ce passage est due à H. Taine ( Voyage en Italie, t. II, p. 338). — Nous
pouvons annoncer comme imminente la publication d’une monographie dans laquelle M. Pierre
Gauthiez étudie plus particulièrement l’Arétin dans ses rapports avec l’art et les artistes.
2. Voy. Frey, il Codice Magliabecchiano XVII; 17, p. lxii-lxxix.
3. le crois utile de réunir ici quelques notes sur cette inappréciable galerie iconographique,
dans laquelle figuraient les copies des fresques de Piero délia Francesca, le portrait de
Mahomet II par Gentile Bellini, le portrait de l’Arétin par le Titien, et tant d'autres chefs-
d’œuvre. Paul Jove avait défendu dans son testament de jamais aliéner les objets faisant partie
de son musée. Néanmoins, dès le commencement du xvir siècle, ainsi qu’en lait foi le Lan us
de Sig. Boldoni (1617), la collection était mise en coupe réglée. Cent cinquante ans plus tard,
au temps de Tiraboschi, dont la Storia délia Lctteratura Italiana parut de 1772 à 1782, les fres-
ques, les médailles, les statues, les ornements, les monuments indiens et américains avaient
depuis longtemps disparu; mais la majeure partie des portraits sur toile existait encore, à Conte
même, divisée entre les deux branches de la famille Giovio. De nos jours, M. Yriarte a retrouvé
chez des membres de la famille plusieurs épaves intéressantes ( Autour des Borgia, p. 101).
LA CRITIQUE D’ART.
177
Le rôle que la presse joue de nos jours dans la discussion des œuvres d’art
contemporaines, les placards le jouaient au xvie siècle. Le sculpteur Bandinelli
ne pouvait découvrir l’une ou l’autre de ces malencontreuses statues sans pro-
voquer un déluge de satires, en vers latins ou italiens; avec une unanimité
touchante, poètes et prosateurs s’unissaient contre ce détracteur du grand
Michel-Ange. Un bloc de marbre qui lui était destiné tombait-il dans l’Arno,
ils affirmaient que le marbre, cer-
tain d’être estropié, s’était précipité
de désespoir dans le fleuve. L'Her-
cule et Cacus était-il débarrassé de
ses voiles, les sonnets de pleuvoir
sur l’auteur dru comme la grêle.
Personne toutefois ne fit une cri-
tique plus pénétrante, une satire
plus amère de ce groupe qu’un ar-
tiste de profession, un confrère,
Benvenuto Cellini; le sculpteur-
orfèvre prouva en cette occasion
que sa plume était aussi acérée que
son burin était fiévreux1.
Les peintures de la coupole du
Dôme de Florence par Vasari et F.
Zuccheri ne furent pas moins mal-
traitées que le groupe de Bandinelli.
Buste de Baccio Bandinelli, par lui-même.
(Musée du Dôme de Florence.)
1. « ... Si l’on coupait les cheveux à
ton Hercule, il ne lui resterait pas assez
de tête pour contenir sa cervelle; on ne
sait pas si son visage est celui d’un homme
ou d’un lion ou d’un bœuf; sa tête n’est
pas à l’action, elle est mal attachée au cou,
et avec si peu de savoir et de bonne grâce,
qu’on ne vit jamais rien de pareil; les deux
épaules ressemblent aux deux paniers d’un
âne; les mollets et les autres muscles 11e sont pas copiés sur la nature humaine, mais sur un
mauvais sac rempli de melons que l’on aurait appuyé tout droit le long d’un mur; le dos
ressemble à un sac de courges longues; on ne sait vraiment de quelle manière les deux jambes
sont attachées à ce torse hideux, ni s’il s’appuie sur l’une, sur l’autre, ou bien sur toutes deux,
comme les artistes qui savent faire quelque chose en ont donné quelques exemples. On voit
bien que cette statue tombe en avant de plus d’une brasse, ce qui est la plus grande et la plus
insupportable des erreurs que commettent ces artistes à la douzaine, gens du commun. On dit
des bras qu’ils pendent tous deux sans grâce, et qu’on n’y voit pas plus d’art que si jamais tu
n avais vu des gens nus et vivans; que la jambe droite d’Hercule et celle de Cacus n’ont pas
meme un mollet à elles deux, car si l’une s’éloignait de l’autre, non seulement il ne resterait
pas assez de mollet pour toutes deux à l’endroit où elles se touchent, mais il n’y en aurait pas
même pour une seule. On dit encore qu’un des pieds d’Hercule est en terre, et que l’autre
semble marcher sur du feu. » (B. Cellini, trad. Farjane, t. I, p. 172.)
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
I7o
Lasca, dans le long poème qu’il leur a consacré, les appelle la « maggior
gagliofferia » qui ait jamais été faite.
L’exemple de Cellini suffirait à établir que les artistes ne s’interdisaient en
aucune façon la critique d’art; toutefois, c’était à peu près uniquement sous
la forme orale qu’ils produisaient leurs observations. Les Florentins étaient
redoutés pour leur causticité, et l’on comprend qu’une nature généreuse telle
que Jacopo Sansovino ait fini par prendre en dégoût la rage de discussion et de
dénigrement propre à ses compatriotes. « Il faut agir avec la main, non avec la
langue, disait-il à Bandinelli; il ne suffit pas de dessiner sur le papier, il
faut encore savoir dessiner sur le marbre. »
En vrai Florentin, Michel-Ange abusait des boutades, et d’ordinaire il
emportait la pièce. Ses bons mots sont innombrables; il y montra plus d’im-
pertinence encore que d’esprit. C’est ainsi qu’en voyant le tableau qu’Ugo da
Carpi avait peint sans pinceaux, il dit en ricanant : « Il aurait mieux valu qu’il
se fût servi du pinceau et qu’il eût fait une œuvre meilleure ».
Les esthéticiens et les critiques d’art s’adressaient avant tout à leurs contem-
porains, aux artistes non moins qu’au public, dont ils prétendaient diriger le
goût. Plus désintéressés, les biographes et les historiens d’art travaillaient en
vue de la postérité.
Giorgio Vasari passe à bon droit non seulement pour l’historien par excel-
lence de l’art italien, mais encore pour le créateur de I’Histoiiœ de l’Art1.
Sans doute, avant lui quelques tentatives avaient été laites pour retracer les
glorieuses conquêtes réalisées par l’Ecole italienne dans le court espace de-
temps compris entre le xnP et le xvr siècle. Messire George cite lui-même,
comme lui ayant fourni d’utiles indications, Ghiberti (dont on a publié il
y a une trentaine d’années les Commentaires ); Domenico Ghirlandajo, dont
i. L’ouvrage de Vasari a paru pour la première fois en i55o, puis de nouveau en 1 568,
dans une édition beaucoup plus complète, enrichie de portraits gravés par Cristofano Coriolano.
Au xvni8 siècle, Bottari (1759) et le P. délia Valle (179 7) en ont donné des éditions dont cer-
taines notes peuvent encore être consultées avec fruit. L’édition Lemonnier, publiée de 1846 à
18.07 à Florence, chez l’éditeur de ce nom, par MM. Fini, C. et G. Milanesi, Marchese et Sel-
vatieo, se distingue par l’abondance des additions et corrections. Peut-être même les annota-
teurs se sont-ils parfois laissé emporter trop loin par le désir de reprendre et de rectifier leur
auteur. La dernière en date des éditions de Vasari, celle qui a été publiée à Florence chez San-
soni, par M. Gaetano Milanesi, de 1878 à i885, résume les travaux antérieurs et apporte une
ample moisson de découvertes nouvelles.
Les Vies de Vasari ont été traduites en allemand par Schnorr et Fœrster (Stuttgart, 18.82-
1849, 8 vol.); en anglais par M. Forster (Londres, 1888, 6 vol.); en français par Leclanché
(Paris, 1889-1842, 10 vol.), dont on ne saurait consulter le travail avec trop de défiance; en effet,
dans les derniers volumes surtout, il a retranché des passages entiers, contenant des indica-
tions du plus vif intérêt, par exemple dans la biographie de J. Sansovino, de même qu’il a
oublié de traduire les « proemii » placés en tête de chaque livre. Quant à ses commentaires
et à ceux de son ami Jeanron, ils sont absolument à côté et parfois véritablement bouffons.
On en peut dire autant des portraits dessinés par Jeanron : ce sont des travestissements, des
caricatures dépourvues de toute précision et de toute saveur.
VASARI ET L’IIISTOIRE DE L’ART.
79
M. Milanesi croit retrouver le travail remanié et complété dans un manuscrit
de la Bibliothèque nationale de Florence1; enfin Raphaël d’Urbin, dont nous
ne possédons plus que l’admirable rapport adressé à Léon X sur les antiquités
de Rome. Mais que sont ces travaux, tous fragmentaires, comparés au mer-
veilleux ensemble des Vite de pi à eccellenti Arcbitetti, Pittori e Scultori! L’Italie
peut le proclamer fièrement : il n’existe dans aucune littérature un recueil
aussi riche de faits et d’idées, aussi nourri, aussi vivant. Il a fallu, pour créer
cette œuvre monumentale, non seulement un véritable tempérament d’écri-
vain et d’érudit, mais encore le concours de circonstances exceptionnelles :
composées trente années plus tôt ou trente années plus tard, les Vite ne pré-
senteraient plus qu’un intérêt secondaire. Dans
la première hypothèse, Vasari n’aurait pas pu
connaître encore tous ces grands artistes qui ont
imprimé à l’art italien sa consécration suprême;
dans la seconde, il n’aurait plus compris les glo-
rieux précurseurs du xive et du xv1' siècle. Remer-
cions le destin qui l’a fait naître à un moment
où l’on prononçait avec un égal respect le nom
de Giotto et celui de Michel-Ange, où les esprits
étaient assez larges et assez généreux pour associer
dans une commune admiration les émus de la
première et les virtuoses de la seconde Renaissance.
L’intolérance, hélas! ne vint que trop vite :
pour les critiques de la génération suivante,
les maîtres que nous appelons les « Primitifs » sont déjà des gothiques.
Chez Vasari, même impartialité pour les écoles que pour les époques2. Cet
Italien de la Renaissance, à qui on a reproché d’avoir sacrifié les artistes des
différentes parties de la Péninsule à la gloire des Florentins, trouve des paroles
éloquentes pour louer Jean van Eyck, Rogier, Memling, Dtirer, Lucas de Leyde
et tant d’autres « oltremontani ». Il a entendu parler de Jehan Fouquet, qu’il
qualifie de très célèbre peintre : « assai lodato pittore ». Les estampes de Martin
Schœn, qu’il a étudiées en détail, lui semblent de toute beauté, quoiqu’il con-
1. M. de Fabriczy a soumis ce recueil à une analyse approfondie dans VArcbivio storico ita-
tiano (1891, t. VII, p. 299-368). — Voy. aussi Strzygowski, Citnabm and Rom, p. 7-42. — Frey,
il Codice Magliabecchiano, cl. XVII, 17. Berlin, 1892. — Le même, il Libro di Antonio Billi.
Berlin, 1892.
2. Dés le x\T siècle, l’honnête et judicieux Vasari était violemment attaqué par Condivi, par
Lamo à propos de Camillo Boccacino ( Discorso intorno alla Scoltura cl Pittura ; i58q, p. 3a, 3g
et passim), par Fr. Zuccheri, puis par les Carrache. Il n’a pas été moins maltraité par les auteurs
modernes. C. Cantù porte sur son œuvre un arrêt d’une sévérité injustifiable (t. VIII, p. 1 35) ;
M. Paul Bourget, dans ses Sensations d'Italie, qualifie ses biographies d’ « informes esquisses ».
Peu importe : malgré des taches (1 attitude peu correcte vis-à-vis de Condivi, dont il s’appropria
les renseignements sans le citer), malgré des lacunes, son recueil, si abondamment documenté,
si impartial, si ému, vivra autant que les maîtres auxquels il a consacré sa plume.
Portrait de Vasari.
D’après la gravure publiée
dans son recueil.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
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State dans celles de Durer une science du dessin et une puissance d’invention
plus grandes. A ses yeux l’étranger n’est pas un ennemi, comme il devait le
devenir dans la suite pour la plupart de ses compatriotes : hospes, hostis. Il ne
connaît pas de frontières en matière d’art et admire le talent sous quelque lati-
tude qu’il se manifeste.
Enfant de son siècle, Vasari en a les défauts comme les qualités. Ne lui deman-
dons pas la sûreté de la méthode, la rigueur de la critique, la précision, qui
n’ont été introduites dans l’histoire de l’art que par la science moderne, par
les Emeric David, les Rumohr, les Gaye, les de Laborde, les Milanesi. N’ou-
blions pas surtout qu’il était avant tout un artiste et non un savant. L’érudition
était alors dans l’enfance : c’est à peine si l’on se doutait de la nécessité de
diviser un volume en chapitres et les chapitres en paragraphes; de s’attacher,
dans un exposé historique, à l’ordre des temps, etc. Ah! si Vasari avait joint
à ses biographies de ces « albcrctti genealogici », de ces « prospetti cronolo-
gici », compilés au prix de tant d’efforts par ses annotateurs modernes, quel
service il aurait rendu à lui-même et à la postérité! Mais le brave homme ne
se doutait pas que l’on serait un jour si curieux, que l’on pousserait l’indis-
crétion jusqu’à demander à chaque artiste les actes de son état civil, le texte
des contrats passés par-devant notaire avec ses clients, et, au besoin, des docu-
ments plus compromettants encore. Il cherchait à faire comprendre, à frire
aimer, ceux dont il retraçait la vie et les travaux, et pour y réussir il croyait
devoir avant tout nous intéresser à eux. Pouvait-il deviner que la postérité lui
ferait un crime d’avoir quelque peu arrangé ses récits, d’avoir ajouté, pour les
animer, des traits qui n’étaient pas constatés par des pièces authentiques,
d’avoir interverti — simple histoire de ménager une transition! — l’ordre
des dates et manqué de respect à la chronologie! La chronologie, telle est en
effet la partie faible de son recueil; sans ces maudites dates, que d’erreurs en
moins!
Ces lacunes nous autorisent-elles à traiter Vasari de menteur et de faus-
saire, à refuser toute créance à ses récits en tant qu’ils ne sont pas corroborés
par d’autres témoignages plus probants? En aucune façon. L’auteur des Vite
me fait penser à certains écoliers, qui ne sont pas les moins instruits de leur
classe, mais que leur timidité, leur gaucherie empêche de bien réciter leur
leçon. Prenez-les par la douceur, ils vous diront tout ce qu’ils savent. Menacez-
les, violentez-les, vous n’en tirerez rien. Il faut relire souvent ses récits, les
méditer avec indulgence, se résoudre au métier de glossateur; on sera ample-
ment dédommagé de sa peine. Même dans les passages où il s’est le plus mani-
festement trompé, il y a presque toujours un grain de vérité; plus d’une des
confusions faites par lui nous mettent sur la voie de découvertes nouvelles,
et, en fin de compte, c’est de son côté que passeront les rieurs. Les annotateurs
de l’édition Lemonnier, et d’autres encore, en ont bien fait l’expérience.
VASARI ET L'HISTOIRE DE L'ART.
1 8 1
Le plus grave reproche que l’on puisse adresser à Vasari, c’est de n’avoir pas
toujours indiqué ses sources, de n’avoir pas mis ses lecteurs à même de vérifier
ses assertions. Mais a-t-il été seul à user de ce procédé antiscientifique, qui
s’est perpétué jusqu’en plein xix1' siècle? Ne le prenez d’ailleurs pas au mot
quand, au lieu de s’en référer à quelque document écrit, il se borne à employer,
comme l’a fait remarquer Fiorillo dans un ingénieux travail, les expressions
de « dicono, dicono alcuni, si dice, secondo che si dice, dicesi, secondo che
ho sentito ragionare », etc., etc. En réalité, dans ces biographies qui ne
paraissent reposer que sur la tradition orale, il y a des « dessous » préparés
avec une rare conscience. La poussière des archives n’avait rien qui effrayât
Messire Georges; il raconte lui-même que, pour réunir les matériaux de son
travail, il fit non seulement appel aux souvenirs des personnes âgées, mais
qu’il consulta encore « diversi ricordi e scritti lasciati... in preda délia pol-
vere e cibo de’ tarli ».
Les sources utilisées par le biographe toscan sont des plus variées. Tout
d’abord, il se sert du témoignage des monuments eux-mêmes, sur lesquels il
manque rarement de relever les monogrammes, dates et épigraphes tracés par
leurs auteurs. Les inscriptions funéraires aussi lui sont d’un grand secours. 11
complète ses informations au moyen de ces dessins de maîtres, qu’il collec-
tionnait avec tant d’ardeur pour son Libro de disegni, et qui, dispersés dans les
musées et galeries du monde entier, se reconnaissent aujourd’hui encore aux
bordures, passablement contournées, dont il les a ornés de sa main.
Parmi les poètes, littérateurs ou historiens mis à contribution par Vasari, il
faut citer en première ligne Dante et ses commentateurs Sandro Botticelli et
Luca Martini, le chroniqueur Jean Villani, Pétrarque, Boccace, Sacchetti,
Biondo da Forli, l’auteur de Yltalia ilhistrala, Giannozzo Manetti, le biographe
du pape Nicolas V, Politien, l’Arioste, Annibal Caro, Bembo, Alciat, Giovanni
délia Casa, Scaliger, Budée, Sannazar, etc., etc.1. Si l’on ajoute à ces noms
ceux des auteurs de l’antiquité dont il a étudié les oeuvres, on se rendra aisé-
ment compte de l’étendue de ses connaissances historiques et littéraires.
A cette érudition générale, digne du siècle qui a vu l’humanisme atteindre à
son apogée, se joint un dépouillement très complet de tous les écrits spéciaux
relatifs a la théorie de l’art ou à la biographie des artistes. Vasari a connu et
utilisé les travaux, alors en grande partie inédits, de Cennino Cennini, de Ghi-
berti, de L.-B. Alberti, de Filarete, de D. Ghirlandajo, de Francesco di
Giorgio Martini, de Piero délia Francesca, de Luca Pacioli, de Léonard de
\ inci, de Raphaël, de Serlio, de Labacco, de Vignole, de Jean Cousin, de Ben-
venuto Cellini, etc.
Après le tour des bibliothèques, vient celui des archives. Vasari a particuliè-
rement exploré celles de la Toscane, qui lui ont fourni les documents les plus
I. Sur les sources de \ asari, voy. Fiorillo, Klcinc Schnftcii artistiscben InbciJls , t. I, p. 8.3-98.
182
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
précieux. Aux archives de l’Académie de Saint-Luc il a demandé le « Libre» délia
compagnia degli uomini del disegno », si riche en renseignements sur les
débuts de l’École florentine; aux archives de Santa Maria Novella une vieille
Chronique, dans laquelle il était question de Gaddo Gaddi; à celles de
l’œuvre du Dôme les éléments de la biographie de Brunellesco, etc. A Pise,
à Prato et dans d’autres villes encore, il a compulsé tantôt les pièces comp-
tables des fabriques, tantôt les minutes des notaires ou les actes judi-
ciaires.
Une correspondance multiple le tenait au courant des travaux exécutés non
seulement en Italie, mais encore à l’étranger. Que d’indications précieuses ne
lui doit-on point, par exemple, sur l’histoire de la colonie italienne Axée à
Fontainebleau! N’est-ce pas aussi à lui que nous sommes redevables de la
publication des lettres si importantes de Dominique Lampsonius, de Liège, sur
les artistes flamands ! Si, dans son ardeur de compilateur, Vasari accueillit par-
fois trop légèrement les communications de certain mauvais plaisant, qui eut
plus tard l’impudence de se vanter de ses supercheries, en revanche il n’hési-
tait pas à se rectifier lui-même toutes les lois que l’occasion s’en présentait. Il le
prouva bien en insérant presque intégralement dans sa seconde édition le tra-
vail dans lequel Ascanio Condivi de Ripatransone avait entrepris, non sans
aigreur, de compléter et de corriger les pages que son rival avaient précédemment
consacrées à Michel-Ange1.
Un mot encore pour caractériser l’œuvre grandiose entreprise par Vasari :
en vrai historien, il se rend compte, avec une netteté parfaite, de l’évolution
des styles. Par contre, il néglige l’influence des milieux et tient avant tout
compte de la toute-puissance du génie ou des caprices de la nature, « cette
mère généreuse, qui prodigue parfois ses dons les plus rares aux contrées qui
jusqu’alors en avaient été sevrées. » (Vie de Pordenone.)
A côté de Vasari, une mention des plus élogieuses doit être accordée à ce
connaisseur si fin, le Vénitien Marc Antonio Michiel (f 1 5 5 2 ) , l’auteur de
l’inappréciable inventaire publié en 1800 par l’abbé Morelli sous le titre
d ’Anonimo, et plusieurs fois réimprimé depuis (voy. t. II, p. 291). Ce ne sont
que des notes sans prétention, mais de quelle sûreté de goût ne témoignent-
elles pas2?
1. Comparé à Vasari, Condivi (f 1574), qui était sculpteur de son métier, mérite à peine
une mention : ses récits et ses descriptions sont dépourvus de tout art.
2. Dans le Dialogo di Pittura de Paolo Pini (Venise, i5q8), les souvenirs de l’antiquité
écrasent littéralement l’auteur et l’empêchent de voir ce qui se passe autour de lui. A peine si
quelques considérations sur les rapports de l’art avec la nature méritent d’être relevées. — Le
médecin et polygraphe vénitien Michelangelo Riondo (1497-1.570) n’a fait preuve, dans son
traité Délia nobilissiwa Pittura (Venise, 1.549), ni de goût ni de science. Il prend Phidias et
Praxitèle pour des peintres (chap. V) et attribue à Mantegna la Cène de Léonard de Vinci! Les
informations qu’il donne sur les artistes du xvie siècle sont aussi vagues que les appréciations
sont banales.
VASARI ET L’IIISTOIRE DE L’ART.
1 83
Les successeurs de Vasari ne firent preuve ni de la même largeur de vues ni
de la même précision, sans compter qu’ils vécurent sur le richissime fonds
réuni par leur initiateur. Quels insipides bavardages, par exemple, que les
Traités du peintre milanais Lomazzo ( 1 538 ?-i 5qi) ! L’excuse de l’auteur est
dans le malheur qui le frappa presque au sortir de l’adolescence : il perdit la
vue à l’âge de trente-trois ans.
Vis-à-vis des œuvres du passé, j’entends du xvc siècle et du moyen âge, les
historiens de l’art aussi bien que les artistes professèrent quelque temps encore
l’éclectisme préconisé par Vasari, sauf en ce qui concerne l’architecture. Cette
différence d’attitude s’explique : la Renaissance ayant commencé par la réaction
contre l’architecture gothique, il était tout naturel que les monuments de ce
style fussent dès le début jugés avec sévérité (t. I, p. 382; t. II, p. 3iq). Aussi
n’est-il pas de sarcasmes que les Serlio, les Varchi, les Cellini (qui qualifie le
gothique de « una maniera di Todeschi ») ne leur prodiguent. Le style
gothique conservait toutefois encore, ainsi qu’il sera dit plus loin, quelques
sympathies dans le peuple.
En ce qui touche les monuments de la sculpture et de la peinture, la Renais-
sance du xvie siècle témoigna jusqu’à la fin d’un esprit de tolérance qui l’ho-
nore. Giotto conserva longtemps encore des admirateurs. A plus forte raison
les fondateurs de l’École florentine, les rénovateurs de l’art, les Donatello et les
Masaccio, continuèrent-ils de compter un peuple d’admirateurs. Il faut lire,
dans la biographie de Perino del Vaga, les marques d’admiration prodiguées
par les artistes florentins aux fresques du Carminé. Cellini parle en toute
occasion de Donatello avec l’émotion la plus profonde1.
Ce ne tut que vers la fin du siècle que le point de vue se modifia. Arme-
nino, dont les Precetti délia Pittura parurent en 1687, tourne en ridicule les
peintures comprises entre Giotto et le Pérugin2.
III
Pour achever de déterminer les conditions dans lesquelles s’élaborait l’œuvre
d’art, il nous reste à jeter un coup d’œil sur la vie même des artistes, depuis
leur début dans l’atelier de leur premier maître jusqu’à la fin de leur carrière,
jusqu’aux honneurs académiques, jusqu’aux obsèques solennelles.
Pendant cette période encore I’Apprkntissage fut le seul moyen d’enseigne-
1. I Trattati, p. 219 et à la table.
2. « Le infinité stranissime dipinture fatte sui mûri di moite chiese veechie, e quei fantucci
cosi mal fatti in campo d’oro, elle si vedono sparsi in moite tavole per tutta l’Italia... Quegli
antichi pittori, elle furono dall’ età di Giotto fino a quella di Pietro Perugino... operando secondo
la debolezza di quei tempi. » (Édit. Ticozzi, p. 204. Cf. p. 1, 2.) Voy. aussi Baldi (f 1617), Versi
c prose, p. .Spa-SpS, et Redtenbacher, die Architelttur der Renaissance, p. 19-21.
1 84
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ment en honneur d’un bout à l’autre de l’Italie. L’empirisme continuait de
l’emporter sur les études méthodiques et théoriques. Celles-ci ne commencèrent
à prendre quelque crédit qu’après l’établissement de l’Académie de Florence.
Par contre, l’apprentissage préliminaire de l’orfèvrerie fut de plus en plus
délaissé (t. II, p. 19 1). Un orfèvre se faisant sculpteur, tel que Cellini, passait
déjà pour une exception et éveillait de la méfiance chez ses nouveaux
confrères.
Jusqu’à l’extrême limite de la Renaissance l’apprentissage conserva son carac-
tère de semi-domesticité et de semi-adoption. C’est ainsi que Bernardino,
l’élève de Cellini, bêchait son jardin, pansait son cheval et faisait tout le ser-
vice de la maison. D’autre part, combien d’artistes ne substituèrent pas le
nom de famille de leur maître à leur propre nom!
La fondation à Florence de la célèbre Académie du dessin, en 1 563, marqua
une évolution nouvelle. Ce n’était pas seulement une institution honorifique,
ouverte à tous ceux qui s’occupaient d’art à quelque titre que ce fût; c’était
en même temps un établissement d’instruction. Un article du règlement porte
que les anciens sont tenus de donner des conseils aux jeunes gens qui leur en
demandent. Il ne restait qu’un pas à franchir pour arriver à l’établissement de
cours et de conférences, bref à l’enseignement officiel1.
A côté des études professionnelles les études littéraires tendent à gagner en
importance : le niveau intellectuel s’élève de génération en génération. Que de
noms à ajouter sur la liste des artistes-littérateurs que nous avons dressée pour
l’Age d’Or (t. II, p. 5q)! Le sculpteur Cattaneo Danese, qui se signala comme
poète; le peintre Pordenone, fort versé dans la littérature latine; Antonio
Campi de Cremone, auteur d’une histoire de sa ville natale (i585); l’architecte
Pirro Ligorio, qui s’est fait un nom, d’ailleurs tristement fameux comme
archéologue et comme épigraphiste (il a fabriqué une foule d’inscriptions
fausses); le graveur Enea Vico, un des maîtres de la numismatique! Le Rosso,
1 . Jacopo Sansovino, Perino Buonaccorsi, qui adopta le nom de del Vaga, Battista del Cava-
lière, ainsi appelé parce qu'il avait été élève du Cavalière Baccio Bandinelli, Michèle di Ridolfo,
l’élève de Ridolfo Ghirlandajo, Alessandro Allori, surnommé Bronzino, en souvenir d’Agnolo'
Bronzino, et tant d’autres.
LTn apprenti ou un compagnon venait-il à quitter son maître ou son patron, l’agrément de
celui-ci était nécessaire pour qu’il pût entrer dans un autre atelier. Un Cellini lui-même observa
cette règle le jour où il prit chez lui Ascanio; mais il entendait que l’on en agît de même vis-
à-vis de lui, et il faillit en coûter cher à son confrère, l’orfèvre espagnol Francesco, pour avoir
repris le même Ascanio sans la permission spéciale de l’irascible Cellini.
Plusieurs gravures du temps nous initient aux mœurs des ateliers de la Renaissance; nous
y voyons la jeunesse appliquée à toutes sortes d’études : le squelette, le mannequin, les mou-
lages d’après l’antique alternent avec le modèle vivant.
L’aménagement de ces ateliers était l’objet d’une sollicitude croissante (voy. t. II, p. Sya).
Le Tintoret donna des soins particuliers à la construction du sien; il eut en outre recours
à toutes sortes d’artifices pour obtenir des effets de lumière des plus raffinés (Ridolfi, Délie
Mamviglie àelV A rtc, t. II, p. y).
Un Atelier italien au xvi" siècle, d'après la gravure de Bertelli.
E. Münlz.
111. Italie. La Fin de la Renaissance.
■4
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
186
au moment de partir pour la France, se crut obligé d’apprendre le latin, afin
de paraître honorablement à la cour du souverain étranger. D’autres — et ils
sont nombreux (voy. t. II, p. 194) — se piquent de chanter ou de jouer du
luth.
Le voyage — je devrais dire le pèlerinage — à Rome complétait ces études ;
il devint obligatoire pour tout artiste qui se respectait. On n’approchait de la
cité sainte qu’avec une sorte de vénération religieuse, comme nous le voyons
par l’exemple de Pierino da Vinci, qui abrégea un premier séjour parce qu’il ne
se sentait pas suffisamment préparé pour goûter toutes ces merveilles, et qui
ne retourna dans la Ville éternelle que lorsqu’il se crut en état de profiter d’un
tel enseignement.
Voilà l’éducation du jeune artiste complète : que devenait-il au sortir de
batelier ? Alors comme aujourd’hui, le hasard faisait autant que le talent pour
le succès des débutants. Tandis que les uns devaient à des relations de famille
une fortune rapide, d’autres étaient réduits à lutter longtemps contre l’adversité.
De même que l’on voit aujourd’hui les élèves architectes de notre Ecole des
Beaux-Arts « faire la place », c’est-à-dire travailler, pendant une partie de la
journée, pour des artistes en vue, et consacrer l’autre partie à leurs études, de
même, au xvT siècle, les débutants menaient de front des travaux, parfois de
l’ordre le plus humble, avec les études d’après l’antique ou d’après les maîtres
contemporains. Tad. Zuccheri fut encore plus mal partagé : il dut se résoudre
à broyer, jour et nuit, des couleurs pour de mauvais peintres de Rome.
En tant que variété des connaissances, les derniers représentants de la
Renaissance 11’ont rien à envier à ceux de l’Age d’Or ou aux Primitifs;
comme eux ils ont droit au titre d’ENCYCLOPÉDiSTHS : l’exception, on peut l’af-
firmer, c’est la spécialisation des études '. C’est ainsi, pour ne citer qu’un
exemple, que l’immense majorité des peintres cultive la sculpture en stuc1 2.
1 . On lira avec fruit, sur les avantages et les inconvénients de ce cumul, les observations du
marquis de Laborde (Exposition universelle de iSfi ; Travaux de la Commission française, t. VIII,
p. 64-65).
2. On a vu (t. II, p. 193) quelle était la répartition des encyclopédistes dans les différentes
provinces de l’Italie. Aux noms précédemment cités il faut ajouter les suivants :
Toscane : l’architecte-peintre Tiberio Calcagni, le Rosso et Vasari, peintres et architectes;
les sculpteurs-architectes Ammanati, Montorsoli, V. de Rossi et Nanni di Baccio Bigi, G.-V.
Casali, G. -B. del Cervelliera de Pise, Jean Bologne, le peintre-sculpteur Daniel de Volterra;
Büontalenti, architecte, sculpteur, peintre, miniaturiste, graveur en pierres dures et poète.
Sicile : Jacopo del Duca (il Siciliano), sculpteur-architecte.
Bologne : les Formigine, architectes et sculpteurs; Pellegrino Tibaldi, peintre, architecte et
ingénieur militaire; Vignole, architecte et peintre.
Mantoue : Bertani, peintre, sculpteur et architecte.
Reggio : les Clementi, sculpteurs et architectes.
Venise : c’est là que les artistes cumulaient le moins, sans doute parce qu’ils parurent les
LA CONDITION DES ARTISTES.
187
Les artistes de profession, qui s’étaient formés au prix d’une longue initia-
tion, avaient à compter avec le groupe, de plus en plus nombreux, des ama-
teurs et des dilettanti (t. II, p. 197-198). Il n’est pas surprenant, en présence
de tant d’encouragements et de distinctions, que même les représentants de
l’aristocratie aient ambitionné de briller dans ces arts manuels, naguère si
dédaignés. La vraie noblesse, aux yeux de cette époque privilégiée, ne consis-
tait-elle pas dans le talent et non dans la naissance !
En Toscane, deux gentilshommes, l’un Florentin, le Rosso de’ Giugni,
l’autre Siamois, Giov. Battista Sozzini, se firent une réputation par leurs
médaillons en cire. Un autre gentilhomme siamois, Oreste Vanocci, se dis-
tingua dans l’architecture (i583). A Arezzo, Bartolommeo Torri, noble comme
eux, se signala tout ensemble par ses essais en peinture et par ses excentricités,
sa tenue débraillée, ses habitudes de cynisme. Pour être roturier, le parfumeur
florentin Ciano n’en a pas moins le droit de figurer dans la classe des amateurs :
il s’est fait un nom comme sculpteur. A Rome, Tommaso dei Cavalieri, l’ami
de Michel-Ange, dirigea la construction du palais du Capitole. Naples est repré-
sentée par l’architecte Pirro Ligorio. A Bologne, messire Vincenzo Cacciani-
mici cultiva la peinture et suivit la manière du Parmesan. Dans la Haute Italie,
le poète Trissin bâtit lui-même sa villa de Crico, près de Vicence. A Milan,
une série de jurisconsultes et d’administrateurs s’appliquèrent à l’étude de l’ar-
chitecture ; on trouvera leurs noms dans la traduction de Vitruve par Ces.
Cesariano (p. i io). Mais c’est surtout à Venise que les patriciens aimaient à se
délasser en cultivant l’une ou l’autre branche de l’art. Outre le patriarche Bar-
baro, l’auteur d’un Traité de Perspective célèbre ( 1 568), et Maïoli, l’inventeur
des reliures qui ont immortalisé son nom, nous rencontrons une série de
peintres amateurs : Fr. Morosini, Al. Contarini et autres h Francesco Zeno, qui
était « intendente dell’ architettura », composa le modèle de son palais2.
De même que pendant la période précédente5, un grand nombre de femmes
se vouèrent à la pratique de l’art. A Gênes, la chanoinesse Angela Veronica
Airoli exécuta plusieurs tableaux qui, affirme-t-on, ne manquent pas de mérite h
A Ravenne, Barbara Longhi marcha sur les traces de son père, le peintre Luca
Longhi. A Bologne, Lavinia Fontana (1522-1614), fille et élève de Prospero
derniers, à une époque où ces habitudes tendaient à se perdre. Citons toutefois Paul Véronèse,
peintre et sculpteur; Alessandro Vittoria, architecte et sculpteur; Giuseppe Porta, surnommé
Salviati (-j- vers 1592), peintre, architecte et mathématicien.
Frioul : Francesco Floriani, peintre et architecte.
Milanais : le peintre-architecte Cesare Cesariano, Giulio Carnpi, peintre et architecte.
Plaisance : Giulio Mazzoni, peintre-sculpteur.
1. Dolce, l’Aretino, édit, de i863, p. 16.
2. Sansovino, Venetia, édit, de 1604, fol. 265.
3. Voy. t. II, p. 202, et Guhl, die Fraucn in cler Kunstgeschichle . Berlin, 1 858.
4. Belgrano, delta Vita privata dei Genovesi , p. 486.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
l'ontana, épouse de G. -P. Zappi d’Imola, peignit des portraits et copia entre
autres la Diane de Poitiers du Primatice (Musée du Louvre). A Vicence, la fille
du graveur en pierres dures Valerio Belli apprit l’art
de son père et s’y distingua. On cite enfin, pour son
talent de portraitiste, Cecilia, la sœnr du peintre
_ véronais Brusasorci.
A la variété des aptitudes correspond la variété des
tâches. Pendant un temps encore, la règle c’est l’ac-
ceptation des travaux quelconques ressortissant à
chaque art : comme certains industriels modernes,
le sculpteur, le peintre et l’architecte se chargent de
tout ce qui concerne leur état. Des maîtres de la
valeur de Mosca, de Benedetto da Rovezzano et bien
d’autres encore mettent la main à des bas-reliefs pure-
ment décoratifs; Carota et Tasso sculptent des poupes
de galères d’après les dessins de Perino del Vaga;
Jacopo Sansovino modèle un encrier composé d’une
figure nue couchée tenant un vase; Michel- Ange
lui-même dirige l’exécution d’une salière destinée au
duc d’Urbin ’.
Il n’y eut point, pendant tout le xvie siècle, de
peintre célèbre qui ne se crût honoré de décorer des
bannières et jusqu’à des flammes de trompettes (Jean
d’Udine, Lappoli) ou de composer des cartons de
tapisseries (Jules Romain, Perino del Vaga, Bronzino,
Salviati , Pontormo, Bacchiacca, Pordenone, Garo-
falo, les Dossi , Paul Véronèse et tant d’autres).
Andrea Feltrini fournit les dessins d’une infinité
d’objets mobiliers : on ne tissait à Florence ni bro-
cart ni étoffes d’or sans lui en demander les patrons.
L’exécution de cartons pour vitraux occupa Granacci,
qui s’en fit une véritable spécialité, ainsi que Jean
d’Udine. Ce dernier passe pour avoir également fourni
les dessins du fameux lit de Castellazzo. Salviati exé-
cuta à la sanguine un dessin, David sacré par Samuel ,
destiné à être traduit en marqueterie par Fra Damiano
de Bergame. D’autres peintres de renom composèrent
des modèles d’orfèvrerie : tel Jules Romain, tel G.-
F. Penni, qui dessina pour l’évêque de Salamanque des projets de vases que
Ccllini exécuta ensuite en métal ( 1 5 2 4) , tout comme Raphaël avait, quelque
Pilastre sculpté par S. Mosca
(Église S. Maria délia Face
à Rome.)
1. Voy. l’article de M. de Fabriczy : Archiviez storico dcll’ Acte, iBqq, p. 1 5 1 - 1 5 2 .
LA CONDITION DES ARTISTES.
189
douze ou quinze ans auparavant, dessiné pour Agostino Chigi le merveilleux
plat à sujets marins dont l’esquisse est conservée au Cabinet des Estampes de
Dresde.
Même condescendance vis-à-vis de branches tout à ait inférieures, telles que
la céramique : Tad. Zuccheri fournit le dessin d’un service (« una credenza ») que
le duc d’Urbin ht exécuter en terre à Castel-Durante, et Fed. Zuccheri composa
des modèles de plats (Collection Albertine à Vienne; Ecole romaine, n° 746).
La peinture sur meubles continuait d’être tenue en honneur1. Bronzino
Dosseret du lit de Castellazzo, dessiné par Jean d’Udine.
décora un clavecin et Beccafumi deux châsses. 11 est vrai que Vasari s’excuse de
mentionner des ouvrages d’un ordre aussi inférieur : il ne le fait, déclare-t-il,
qu’en raison de leur beauté merveilleuse. Agnolo di Cristotano peignit l’en-
seigne de la boutique du parfumeur Ciano. D’autres s’estimaient heureux de
perpétuer par un ex-voto le souvenir d’un élan de ferveur : Salviati en peignit
un pour un soldat qui avait échappé miraculeusement à la mort, et, malgré
le peu d’importance d’un tel ouvrage, il lui donna une rare perfection. Citons
également l’ex-voto exécuté par l’orfèvre Francesco del Prato et l’œil en or que
Benvenuto Cellini cisela en souvenir d’un accident dont il avait failli être vic-
time, et qu’il offrit à l’autel de Sainte-Lucie.
Enfin, les travaux de décoration temporaire, tels que les préparatifs de fêtes,
I. Voy. l’essai que j’ai publié dans les Mélanges Piot (189.3-1894, t. I, fàsc. 2).
IQO
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ne cessèrent, jusqu’à l’extrême limite du xvie siècle, d’occuper les artistes les
plus éminents, depuis Andrea del Sarto, qui décora des chars de triomphe,
jusqu’à Paul Véronèse et jusqu’au Tintoret, qui ornèrent de peintures en
camaïeu l’arc de triomphe élevé en 1 5 74, près du Lido, à l’occasion de l’entrée
d’Henri III de France.
Bref, il n’y avait pas de travail, pour humble qu’il fût, qu’un maître en
renom trouvât indigne de lui, sachant qu’il saurait le relever par son talent.
Plus encore que le principat de Laurent le Magnifique et le pontificat de
Léon X, la dernière période de la Renaissance peut passer pour l’âge d’or des
artistes. Jamais, depuis l’antiquité, ils n’avaient été comblés d’autant d’hon-
neurs', d’autant de richesses. Aussi bon nombre d’entre eux menèrent-ils un
train princier, habitant des demeures somptueuses, tels les palais que se con-
struisirent Antonio da San Gallo à Rome, Jules Romain à Mantoue et Leone
Leoni à Milan. Un simple orfèvre — Gian Petro Crivelli — faisait élever pour
son usage personnel une maison richement décorée de trophées en stuc, de
mascarons, de médaillons contenant les armes des papes et supportés par des
génies volant, avec l’orgueilleuse inscription : « Io. Petrus Cribellus medio-
lanen. sibi ac suis a fundamentis erexit1 2 3 ».
Pour demeurer fidèle au programme suivi jusqu’ici, je m’attacherai aux
conditions dans lesquelles s’exécutèrent les travaux, aux systèmes de com-
mandes, aux modes de rémunération, bref à ce que l’on pourrait appeler l’admi-
nistration des beaux-arts.
Le système des concours (t. II, p. 19g) continua de compter des partisans.
Benvenuto Cellini le recommande formellement r>, quoique lui-même ne sortît
pas toujours vainqueur de ces épreuves, notamment du concours ouvert en
i55g par Cosme de Médicis pour P exécution du Neptune. Dans une lettre aussi
spirituelle que mordante, adressée à Michel-Ange, Leone Leoni a retracé les
péripéties de cette lutte épique4.
1 . Le titre si envié de citoyen de Rome fut accordé à Michel- Ange, au Titien, à Guglielmo
délia Porta, à Pirro Ligorio. — Bandinelli fut créé chevalier, de même que le Titien, Antonio
Campi de Crémone, Leone Leoni, Jean Bologne, et une infinité d’autres. — L’adresse même
de certaines lettres porte des mentions extraordinaires : « al magnifico sor Titiano Apelle »
(Gave, Carteggio, t. II, p. 372).
2. Voyez, sur cette maison qui existe encore à Rome, dans la « via de’ Banchi Vecchi »,
l’article de M. Gnoli : Archivio storico ddl’ Arte, 1891, p. 236-242.
3. Vita, édit. Tassi, t. II, p. .S27.
4. « Très magnifique et très respecté seigneur: Demain matin, s’il plaît à Dieu, je me débar-
rasserai de ces guêpes qui me piquent les oreilles par toutes leurs actions et toutes leurs paroles,
car je partirai pour Milan, et je les laisserai, eux, à l’exécution de leurs Géants. L’Ammanato a
obtenu le marbre et l’a transporté chez lui. Benvenuto fulmine et crache le poison, il lance du
feu par les yeux et brave le duc par la langue. Quatre personnes ont fait ces modèles : P Am-
LES CONCOURS.
191
La République vénitienne affectionnait tout particulièrement ces examens
préliminaires, qui lui semblaient offrir des garanties spéciales. C’est ainsi que le
Titien et Sansovino reçurent la mission d’inviter un certain nombre d’artistes,
parmi lesquels Paul Véronèse, à présenter des esquisses pour la décoration des
salles de la Bibliothèque de Saint-Marc. C’est ainsi encore qu’en 1 5 7C, à la suite
de l’incendie du Palais Ducal, une commission spéciale fut chargée d’instituer
des concours et de répartir les travaux.
Particulièrement curieux fut le concours ouvert, vers i56o, par la confrérie
Une Habitation d’artiste au xvi' siècle. Le Palais de Jules Romain à Mantoue.
de Saint-Roch. Le Tintoret ayant eu, en cachette, communication des mesures
de l’emplacement choisi, exécuta immédiatement une peinture qu’il parvint à
fixer dans le plus grand secret sur la paroi même qu’il s’agissait de décorer. Au
jour marqué, le Véronèse, le Schiavone, Giuseppe Salviati et Federico Zuccheri
apportèrent leurs esquisses ; mais lorsqu’on demanda au Tintoret de montrer
à son tour la sienne, il démasqua sa peinture, émerveillant ainsi et ses juges et
ses concurrents. Selon son habitude, il déclara que si ses services n’étaient pas
agréés, il faisait don de la peinture à saint Roch, auquel il avait une dévotion
manato, Benvenuto, un Pérugin et un Flamand, dit Gian Bologna. L’Ammanato, dit-on, a
fait le meilleur; mais je ne l’ai pas vu, parce qu'il était enveloppé pour pouvoir apporter le
marbre à l’endroit où il se trouve. Benvenuto m’a montré le sien, ce qui m’a fait le plaindre
d’être dans sa vieillesse si mal servi par la terre et par la bourre. Le Pérugin (Vinc. Danti) a
très bien réussi pour un jeune homme, mais il n’a pas voix au chapitre. Le Flamand (Jean
Bologne) est condamné aux dépens et il a travaillé sa terre très proprement. Voilà ce que j’ai à
dire à V. S. de l'affaire du Géant. » (Plon, Leone Lconi, p. 1.Ô7.)
IQ2
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
toute particulière. Loin de le prendre au mot, la confrérie le chargea de décorer
le monument tout entier et lui assigna une pension viagère de ioo ducats, à
condition qu’il peindrait un compartiment par an. Ce qui prouve, soit dit en
passant, que le désintéressement est parfois une spéculation excellente. Le Tin-
toret cependant se hâta de terminer le travail, de manière à pouvoir jouir tran-
quillement de sa pension1 2 3.
Comme parle passé (t. II, p. 199-200), le système des expertises et celui
des forfaits étaient tour à tour en honneur. C’est ainsi que Valerio Belli reçut
2000 écus d’or pour le coffret de cristal qu’il avait gravé pour le pape Clé-
ment Ali, et Aasari 1000 écris pour la peinture du Palais de la Chancellerie
(exécutée en cent jours).
Beaucoup d’artistes étaient en possession de traitements fixes, qui variaient
naturellement selon leur mérite. Celui de Daniel de Volterra s’élevait à 240 Ho-
rins par an, celui de Bandinelli à 2004 tandis que Tribolo n’en touchait que
96 comme directeur des travaux de Castello ". A Mantoue, la Cour se montrait
particulièrement libérale pour Jules Romain : il gagnait plus de 1000 ducats
(plus de 5 o 000 francs) par an.
Souvent aussi les Papes, la République de Venise, l’Empereur, attribuaient
aux artistes des charges constituant de véritables sinécures : tel était l’« Uffizio
del Piombo » (le bureau chargé de sceller avec du plomb les bulles pontificales),
qui eut pour titulaires, après Bramante, Sebastiano del Piombo et Guglielmo
délia Porta; cet office rendait de si gros revenus, qu’il entraînait irrésisti-
blement ses titulaires à la paresse. Plus modeste était la charge de massier pon-
tifical, occupée par Benvenuto Cellini, ou encore la « Cavalleria di San Pietro »
(la recette des redevances prélevées sur les chevaliers de Saint-Pierre), donnée
par Léon X à Jac. Sansovino. Les cardinaux disposaient parfois d’emplois ana-
logues, mais moins lucratifs : c’est à ce titre que l’un d’eux. Al. Farnèse, donna
au graveur Giov. da Castelbolognese un office de « Giannizzero ». A A’enise,
le peintre en titre du Grand Conseil avait droit aux revenus de la « Senseria del
Fondaco dei Tedeschi ».
1. Ridolfi, le Maraviglic ddV ^4rte, t. II, p. 19.
2. Cellini, édit. Tassi, t. II, p. 333.
3. Pour donner une signification à ces chiffres, rappelons qu’à Rome, en 1.542, les salaires
des familiers ou des domestiques d’un grand seigneur étaient fixés comme suit : Reviseur géné-
ral et «maestro di casa», chacun, outre le logement et la nourriture, 120 écus par an; cha-
pelains, 24; échanson secret, 36; palefreniers, 12; cuisinier secret, 36; médecin et auditeur,
chacun 100 écus. ( Del goi'erno délia Carte d'un S ignore in Rouia.)
Si nous plaçons en regard de ces chiffres ceux que nous offrent les archives françaises, nous
découvrons que François I"' se montra plus magnifique que n’importe quel souverain italien :
il donnait à Cellini 1000 écus de fixe et lui payait à part la façon de ses ouvrages, soit 3ooo écus,
au total 4000 écus, quelque chose comme 200 000 francs par an (je rappelle que l’écu, le
florin ou le ducat valait au moins 5o francs de notre monnaie) (édit. Tassi, t. II, p. 490).
Un artisan à son établi, attribué à Andrea del Sarto.
(Musée de l’Ecole des Beaux-Arts.)
LA CONDITION DES ARTISTES.
IQJ
Il arrivait également que l’on donnait en guise de rémunération le rendement
de tel ou tel impôt. Ainsi ht le pape Paul III lorsqu’il délégua à Michel-Ange,
en 1 535, une somme de 600 écris d’or à prélever chaque année sur le péage du
Pô, près de Plaisance. Charles-Quint, de son côté, accorda à Leone Leoni une
pension sur l’impôt du sel dans le duché de Milan.
Parfois aussi l’on s’en remettait aux artistes du soin de fixer le prix de leurs
ouvrages, sauf à réduire après
coup leurs prétentions. C’est ce
qui arriva à Cellini à l’occasion
de son Posée. Il en avait de-
mandé 10000 écus : le duc en
colère lui répondit qu’avec une
pareille somme on construisait
des villes et de grands palais.
Après d’irritantes discussions,
l’artiste dut se contenter de
35oo écus, payables par annui-
tés.
Le même Cellini évaluait sa
statue de Christ à 2000 ducats
d’or (il avait acheté le marbre de
ses deniers, occupé un ouvrier
deux ans pour l’aider, bref dé-
pensé plus de 3oo ducats, soit en
marbre, soit en outils, soit en
salaires1). Jean Bologne reçut,
pour un Centaure en bronze,
haut d’une demi -brasse, une
pièce de drap valant 5o écus;
pour un ouvrage analogue, un
collier de 60 écus; enfin, pour
une Venus en marbre, de trois brasses de haut, 3oo écus (de 10 à 20000 francs)2 3.
Pour les dix peintures de la grande salle du Palais Vieux, Vasari demandait
2000 ducats, quoiqu’il reçût déjà du duc un traitement mensuel de 2 5 ducats
et du Magistrat un traitement de i3 ducats".
Malgré ces fluctuations, le système qui tendait à prévaloir lut celui de la
rémunération à forfait. C’est ainsi que le Titien, toutes les fois qu’il peignait
Charles-Quint, recevait 1000 écus d’or, soit au moins 5oooo francs de notre
monnaie. C’est ainsi encore que Leone Leoni s’engagea, moyennant une
1. Édit. Tassi, t. II, p. 532.
2. Desjardins, la Vie cl l'Œuvre de Jean Bologne, p. 39-40.
3. Gaye, Carteggio, t. III, p. 260, 264.
;5
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
104
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
somme de 7800 écus, à exécuter à ses risques et périls le tombeau du marquis
de Marignan.
Quelques-uns de ces contrats contenaient des stipulations bizarres. En i5Ô2,
le supérieur du couvent de Saint-Georges Majeur, à Venise, promit à Paul
Véronèse de le nourrir au couvent, de lui donner un tonneau de vin comme
cadeau, de lui fournir la toile et les couleurs. Quant aux honoraires, ils étaient
fixés à 3aq ducats, quelque chose comme i5ooo à 20000 francs de notre
monnaie.
Les cadeaux en nature continuèrent à être en faveur : le marquis de Man-
toue, pour remercier Jules Romain de s’être rendu à son appel, lui lit don de
plusieurs aunes de velours et de satin, et de différents draps, ainsi que d’un
cheval. A Venise, le Sénat, à l’occasion du concours pour la décoration de la
Librairie de Saint-Marc, ht remettre à Paul Véronèse une chaîne d’or, que
l’artiste porta sa vie durant dans les cérémonies publiques.
Plus délicats furent les procédés des Médicis, plus flatteuses leurs attentions.
On en jugera par deux exemples : Au moment de partir pour la France, le
cardinal Hippolyte s’ôta du cou un petit collier enrichi d’un camée, le tout
valant plus de 600 écus, et le remit à Giov. da Castelbolognese, en le priant
de le conserver jusqu’à son retour, époque à laquelle il se proposait de le
rémunérer plus dignement. De même le duc Cosme, se souvenant de l’exemple
donné par son ancêtre le Père de la Patrie, ht confectionner pour Crist. Ghc-
rardi, à qui il arrivait souvent de mettre par distraction sa cape à l’envers, une
cape de drap fin cousue et arrangée de telle sorte qu’on n’y découvrit ni endroit
ni revers.
Et cependant, quelles que fussent les largesses, les faveurs, les distinctions,
les artistes, fidèles à une tradition séculaire, continuaient à crier misère. Michel-
Ange lui-même, en i5q5 encore, se plaignait de sa détresse. Gardons-nous bien
de le croire sur parole : il était dès lors un gros capitaliste. Un coup d’œil jeté
sur l’inventaire dressé à sa mort, arrivée à quelque vingt ans de là, nous fournit
à ce sujet les éclaircissements les plus complets : on trouva dans sa maison de
Rome, renfermés dans des pots de terre ou des vases de cuivre, dans des sacs ou
des mouchoirs, plus de 8000 ducats d’or, au moins 400000 ou 5ooooo francs
de notre monnaie. Et ce n’était là qu’une faible partie de sa fortune : il avait
placé des sommes énormes à Florence, y avait acquis toute une série de maisons
et de biens ruraux '.
Il faudrait peu connaître ces natures d’artistes, si vibrantes, de la Renaissance
italienne, pour se figurer que l’argent pouvait quelque chose sur elles. Sauf de
1. Lcttcre, p. 517. — Archivio de Gori, t. I, p. 17-18. — Jean Bologne ne se plaignait pas
moins, et cependant il était assez riche pour consacrer 6000 écus à l’édification et à la décora-
tion de sa chapelle funéraire. Son biographe, M. Desjardins, a pris au pied de la lettre ses
doléances (p. 42-44).
LA CONDITION DES ARTISTES.
iq5
très rares exceptions, l’amour de l’art et le sentiment de la dignité profession-
nelle l’emportaient sur toute autre considération Le moyen d’action le plus
sûr, c’était d’exciter l’émulation. Le sacristain de l’église des Servîtes connais-
sait bien ses compatriotes florentins lorsqu’il imagina, pour obtenir des condi-
tions plus avantageuses, d’opposer Franciabigio à Andrea del Sarto. Ce fut à
qui demanderait le moins et se distinguerait le plus. C’est ainsi encore qu’An-
drea Doria, voyant que Perino del Vaga se laissait quelque peu aller, faute
d’émulation, lui adjoignit Pordenone. Chez les Vénitiens, l’émulation avait
quelque chose de plus généreux que chez les Florentins : plus jeunes, ils igno-
rèrent les vices des races vieillies, la basse envie d’un Bandinelli ou la violence
fébrile d’un Cellini.
La vanité, la jalousie inquiète, propres aux artistes de cette époque,
expliquent d’autre part les précautions dont ils s’entourent, soit pour cacher
un ouvrage pendant qu’ils y travaillent, soit pour le mettre en lumière une lois
achevé (biographies de Michel-Ange, du Rosso, etc.). Chez Pontormo il y eut
à cet égard de l’obsession et une véritable monomanie. Onze années durant il
travailla dans la chapelle de Saint-Laurent sans permettre à personne, pas même
à ses amis, d’y pénétrer ni d’y jeter un coup d’œil. Quelques jeunes gens, qui
dessinaient dans la sacristie de Michel-Ange, montèrent sur le toit de l’église,
enlevèrent des tuiles et pratiquèrent un trou à travers lequel ils virent tout
ce qu’il avait tait. Jacopo s’en aperçut, et bien que l’on raconte qu’il ait cherché
à se venger de ces jeunes indiscrets, il se contenta, malgré sa colère, de se cal-
feutrer plus hermétiquement.
Néanmoins, l’idée comptait encore pour si peu, que le même artiste répétait
indéfiniment le même tableau. Bien plus, des artistes de la plus haute volée,
Michel-Ange et Raphaël, n’hésitaient pas à s’approprier une attitude, un geste,
un motif de draperie, une expression, un type, inventés par d’autres. Aujour-
d’hui, la législation sur la Propriété artistique aurait vite raison de ces em-
prunts, de ces larcins". La Renaissance n’y regardait pas de si près, et peut-être
1. Rien de plus instructif à cet égard que la conduite de Jean Bologne. « C’est bien, déclare
un contemporain, la meilleure personne qui se puisse trouver; nullement avare, et ce qui le
prouve, c’est qu’il est très pauvre; tout entier tourné vers la gloire, et n’ayant qu’une ambition,
celle d’arriver à être un second Michel-Ange Il ne fait, ajoute le narrateur, nul cas de l’ar-
gent; jamais il ne signe de convention avec personne; il prend ce qu’on lui donne. Et l’on dit
en effet que ses œuvres ne sont jamais payées la moitié de ce qu’elles valent On sait qu’il
a l’habitude de racheter les ouvrages de sa jeunesse qui ne lui paraissent pas bons, plus
cher qu’il ne les a vendus, pour les détruire ensuite; et plus d’une fois il a supplié le grand-duc
de lui laisser refaire la Venus que Son Altesse a dans sa chambre, et il désespère de ne pouvoir
1 obtenir. » (Desjardins, la Vie et l'Œuvre de Jean Bologne, p. 3p.)
2. Sur les droits de propriété littéraire et industrielle à Rome, au xvr siècle, voy. VArcbivio
de Gori, t. IV, p. 178 et suiv.
Les signatures, naguère si rares (t. I, p. 357-358), tendent à se multiplier, sans cependant
devenir la règle. Plusieurs artistes illustres négligent ou dédaignent de s’en servir (Michel-Ange
ne signa que sa Pietà et le Corrège que sa Madone de Saint-François, au musée de Dresde). Le
latin domine dans ces inscriptions (« Sebastianus Venetus faciebat. MDXXI », lit-on sur la
196
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
avait-elle raison : toute idée mise au jour tombe par cela même dans le
domaine public et l’intérêt de l’invention doit l’emporter sur celui de l’in-
venteur.
La fondation des Académies est un signe des temps : elle répond au besoin
de codification et d’autoritarisme qui caractérise les Ecoles parvenues à leur
apogée. L’effort créateur a diminué; on essaye de le remplacer par un ensemble
de règles et de préceptes.
Il existe un abîme entre les corporations anciennes, uniquement préoccupées
d’intérêts professionnels 1 ou de devoirs religieux (t. I, p. SqS-SSa), et les
Académies nouvelles, qui affichaient la prétention de légiférer au nom du goût.
Ces Académies, fortement constituées, avec leur programme nettement défini,
ne se distinguent pas moins des réunions amicales, telles que celles qui avaient
été fondées à Rome, sous le pape Clément VII, par Michel-Ange de Sienne, et
dont Jules Romain, le Fattore, Bacchiacca, Cellini et divers autres artistes de
marque avaient fait partie : qu’y avait-il de commun, en effet, entre un corps
savant et une réunion qui se proposait pour unique objet l’organisation de repas
égayés par la lecture de sonnets ou par des improvisations ?
A Rome comme à Florence, les Académies nouvelles se placent sous l’égide
de la religion. La Congrégation des Virtuoses, fondée en 1642, s’installa au
Panthéon, dans le voisinage du tombeau de Raphaël, de même que l’Académie
du dessin tint ses premières séances dans l’église florentine de l’Annonciation h
Visitation de Sebastiano del Piombo au Louvre; — « Iacobus Tentoretus pictor Vent“B —
ipsius f. », sur le portrait du Tintoret dans la même collection); le Titien signait « Titianus
f. »; Andrea del Sarto, « Andréas Sartus ». La forme italienne est plus rare (Bronzo Fioren-
tino : portrait d’Ug. Martelli, par Bronzino, au musée de Berlin).
Parfois on ajoute au nom une marque figurée (Madone du musée de Berlin par Jacopo Palma,
avec deux palmes au-dessous du nom). Quelques artistes amoureux de précision complètent la
signature au moyen de la date.
La signature en toutes lettres alterne avec les initiales ou avec les monogrammes, surtout
chez les graveurs (monogramme de Franciabigio, composé de quatre lettres, sur ses portraits
du musée de Berlin, avec la date de 1622, et de la National Gallery ; monogramme d’Andrea
del Sarto, composé de deux A, dont l’un est renversé sur l’autre). Vincenzo Civerchio de Crerna
se sert d’une marque composée d’un V et d’un C réunis par un compas; Jacopo de’ Barbarj
d’un caducée.
1 . Ce n’est plus que de loin en loin que les corporations affichent la prétention de soumettre
à leur joug les maîtres de l’art. Citons, comme un trait d’audace, les chicanes suscitées à
Michel-Ange par le Collège des Sculpteurs de Rome. Le pape Paul III y mit bon ordre :
la bulle du 3 mars 1 .539 distingua formellement entre les « scarpellini » et les « statuarii », et
défendit aux premiers, sous les peines les plus sévères, de jamais s’attaquer de nouveau à leurs
confrères (Missirini, Meinorie per servire alla Storia délia Romana Accadcmia di S. Luca, p. 10).
2. La Congrégation des Virtuoses, placée sous l’invocation de saint Joseph, comprit au début,
outre son fondateur, le « piombatore » Desiderio d’Adjutorio, sept membres appartenant aux
diverses branches de l’art, à savoir : Antonio et J. -B. da San Gallo, Jac. Meleghino, qualifiés
d’architectes; Giov. Mangone, sculpteur; Perino del Vaga, peintre; Clementi Dentocambi,
ingénieur et fondeur; Antonio délia Banda, « lavoratore in legno». (Visconti, Sulla Istitugione
délia insigne artistica Congrcga\ione pontificia dci Virtnosi al Panthéon. Rome, 1869.)
LES ACADEMIES.
197
L’essor d’une autre Académie romaine, l’Académie de Saint-Luc, ne date
que de la fin du xvie siècle. Ce fut en 1677 que le pape Grégoire XIII lui
octroya une constitution nouvelle, sur les instances du peintre Muziano, dont
l’œuvre fut brillamment achevée par Fred. Zuccheri1. Hélas! ces mesures
venaient bien tard; c’en était fait depuis longtemps de toute originalité et de
toute inspiration.
Bien autrement énergique que l’action de la Congrégation des Virtuoses fut
celle de l’Académie des Artistes (« Professori del Disegno ») de Florence. Quel-
ques mots sur l’histoire de cette institution célèbre ne seront pas hors de propos
ici. Le sculpteur Montorsoli avait élevé dans l’église de l’Annonciation un
magnifique tombeau, qui devait servir à lui-même et à ceux de ses confrères
qui 11’auraient pas de sépulture particulière. La Compagnie des Peintres en prit
solennellement possession et y fit inhumer, en premier lieu, Pontormo. Ce lut
là le point de départ de l’Académie florentine ( 1 56 1 ). L’institution nouvelle,
après avoir demandé l’hospitalité à différents couvents, obtint de Cosrne l’auto-
risation de tenir ses séances dans la chapelle des Médicis. Quelles espérances on
fondait sur elle, Vasari le proclame en termes enthousiastes dans sa lettre à
Michel-Ange (t. VIII, p. 366-368) : à l’entendre, cette fondation de Cosme
éclipsa les services rendus à l’art par Cosme l’Ancien, Laurent le Magnifique,
Léon X et Clément VIL
Officiellement constituée en 1 563, l’Académie florentine, différente de ses
ainées, prit en considération, non plus les intérêts purement professionnels,
mais le talent ; institution essentiellement honorifique, elle n’admit que des
sculpteurs, des peintres ou des amateurs s’occupant des sciences relatives à
l’architecture, aux arts du dessin ou à l’un d’entre ces arts2. Les candidats
devaient présenter un ouvrage — un chef-d’œuvre — qui devenait la propriété
de l’Académie. La cotisation était fixée à deux livres par an pour les académi-
ciens, et à une livre pour les membres de la Compagnie. La protection accordée
à l’Académie par le grand-duc Cosme et l’organisation des splendides funé-
railles célébrées en l’honneur de Michel-Ange lui valurent rapidement une
réputation européenne. En 1071, un décret rompit définitivement les liens qui
rattachaient l’Académie à la Corporation des Médecins et des Epiciers pour ceux
de ses membres qui étaient peintres, et à 1’ « Arte dei Fabbricanti » pour ceux
de ses membres qui étaient sculpteurs et architectes. Les soins donnés à l’en-
seignement achevèrent de faire de l’Académie florentine le modèle de toutes les
institutions similaires.
Ces carrières si brillantes, cette longue suite de triomphes avaient pour cou-
1. Missirini, Mcmorie per service alla Stcria délia Roniana Accadcmia di S. Lnca, p. 18 et
suiv.
2. « Gli scultori e pittori e coloro ancora quali essendo gentiluomini, corne persone nobili
sono ornati delle scienze appartenenti ail’ architettura, e arte del disegno 0 ail’ una di queste. »
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
198
ronnement des funérailles qui prenaient les proportions d’imposantes céré-
monies publiques. De grands honneurs furent rendus à la dépouille mortelle de
Pontormo, de Palladio, du Tintoret, et de bien d’autres de leurs confrères;
quant à l’apothéose dont Michel-Ange fut le héros, elle dépassa tout ce que
l’on avait vu auparavant, tout ce que l’on a vu depuis. Jamais artiste, ni avant
ni après, n’a reçu d’un peuple un hommage aussi éclatant.
Les exemples qui viennent d’être rapportés étaient nécessaires pour montrer
par combien de liens l’art se rattachait alors à la vie de tous les jours, par
combien de racines il plongeait dans l’imagination et le cœur d’un chacun;
ils expliquent cette floraison sans rivale.
La Vierge et l’Enfant, par Michel-Ange.
(Musée national de Florence.)
LIVRE II
ENCOURAGEMENT DES ARTS
T PROPAGANDE DE LA RENAISSANCE
GROUPEMENT RÉGIONAL DES ÉCOLES
Miniature de la • Divine Comédie » de Dante, par Gielio Cloyio. (Bibliothèque du Vatican )
Statue funéraire de l’évêque Bonafede.
Par Francesco da San Gallo. (Chartreuse de Florence.)
CHAPITRE I
LFS MILIEUX ITALIENS PENDANT LA DERNIERE PERIODE DE LA RENAISSANCE. — ■
FLORENCE ET LA TOSCANE. SIENNE. — PEROUSE ET l’oMBRIE.
algré les sacrifices que souverains, municipalités,
communautés religieuses ou particuliers s’imposèrent
jusqu’à l’extrême limite de la Renaissance, nous
sommes en droit de nous demander si les Mécènes
ne doivent pas plus aux artistes que les artistes aux
Mécènes. N’est-il pas évident que l’ardeur, la libéra-
lité ', le goût, restant les mêmes chez les premiers, leurs efforts deviennent
stériles et leur mérite nul, du moment où, les chefs de file ayant disparu, ils
n’ont plus que la ressource de s’adresser aux épigones? Supposez que Jules II
ait vécu un demi-siècle plus tard, et qu’à la place de Bramante, de Michel-Ange
et de Raphaël, il lui ait fallu s’adresser aux Perino del Vaga, aux Zuccheri,
aux Pomerancio : la postérité le placerait au niveau de ses successeurs, aussi
libéraux que lui, les Pie IV, les Grégoire XIII, les Sixte-Quint, réduits par la
fatalité historique à n’encourager que des décadents.
I. Aux yeux des poètes ou des critiques du temps, — trop intéressés, on l’avouera, en
pareille matière pour dire la vérité, — la libéralité passe désormais pour la vertu souveraine,
l’avarice pour le vice abominable entre tous. L’Arioste, le placide Arioste, ne cesse d’attaquer
avec véhémence ce monstre hideux : à tout instant, dans le Roland furieux (où il n’a que faire),
il le prend pour cible de ses traits (chants xxv, xxvi, XLm).
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
26
202
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
L’acuité des facultés critiques, tout est là. Que vous soyez parcimonieux ou
prodigue, peu importe. L’essentiel, c’est que vous sachiez distinguer l’artiste
supérieur et le chef-d’œuvre. Il m’est impossible, quant à moi, de m’en-
flammer pour un peintre ou un sculpteur qui n’a jamais connu le feu sacré,
l’étincelle divine : je ne leur refuse pas mon estime, mais en matière d’art
c’est un bien pauvre hommage que l’estime, un hommage peu frit pour gagner
la sympathie du public. Etant donné le nombre des hommes de talent qui
surgirent à ce moment, d’un bout à l’autre de la Péninsule, il faut savoir se
montrer exclusif pour tous ceux qui n’ont pas brillé au premier rang et se
résoudre à ne même pas prononcer le nom de tant de barbouilleurs du troi-
sième ordre, complaisamment énumérés par leur contemporain Vasari. Si, en
tout lieu et en tout temps, la sévérité est un droit, elle est un devoir vis-à-vis
de l’Italie du x\T' siècle : eu égard à l’exubérance des talents, s’attarder sur les
médiocrités, c’est refuser aux esprits supérieurs, — ■ et ils se comptent par
douzaines, — le tribut qui leur est légitimement dû ; c’est amoindrir, presque
nier leur mérite.
En pénétrant dans ces foyers, dont quelques-uns ne se sont révélés que sur
le tard, on éprouve la même impression que devant un beau paysage d’août,
réchauffé des rayons du soleil le plus radieux. Partout l’astre fécond qui s’ap-
pelle la Renaissance a fait mûrir les fruits les plus savoureux ; ses reflets dorés
animent et transfigurent jusqu’aux plus humbles productions de l’art, de
même qu’ils ont suscité, au fond de bourgades perdues, telles qu’Asinalunga,
des pages signées des noms du Sodoma et de G. del Pacchia, ou, à Castro,
les fêtes éblouissantes données en l’honneur de Pier Luigi Farnese.
Et cependant, malgré tant d’éclat, l’historien est désormais réduit à compter
avec toutes sortes de symptômes de décadence. Au temps des Primitifs, aussi
bien que pendant l’Age d’Or, le niveau général du goût étant plus élevé, un
courant commun soutenait toutes les productions , de quelque personnalité
qu’elles émanassent, il nous a donc été possible de faire intervenir la statis-
tique en tant qu’élément de comparaison et de discussion. Désormais, à
l’analyse quantitative, force nous est de substituer l’analyse qualitative; les
individualités commencent en effet à trancher sur un tond encombré de médio-
crités. Quant à ce que pensent et à ce que produisent celles-ci, inutile de cher-
cher à établir une moyenne ou à déterminer des courants directeurs : la bana-
lité, la vulgarité font irruption. Que nous importent l’idéal ou les efforts de
ces malheureux, non pas disgraciés par la nature, mais, qui pis est, — car
il n’est point de remède à une telle déchéance, — opprimés par une loi histo-
rique ! Ainsi le veut la fatalité : aux périodes d’essor succèdent invariablement
les périodes d’affaissement. La supériorité d’une nation se révèle à la durée de
l’essor, et à cet égard — qui chercherait à le nier? — l’Italie a été bien partagée h
1. Quelques observations recueillies par M. Lombroso dans son volume sur 1 Homme de
LES MILIEUX ITALIENS.
2o3
Nous pouvons poser cette loi, que la Renaissance n’a été féconde que là où
l’assimilation a été laborieuse : Rimini, qui avait accepté si légèrement le style
nouveau, disparaît presque immédiatement de la scène, de même que Foligno,
Naples, ou encore, en dehors de l’Italie, la Hongrie, la Turquie et la Mos-
covie. Si nous creusons
plus profondément, nous
découvrons une nouvelle
loi : la Renaissance n’a été
acceptée facilement que là
où le style antérieur ne
comptait pas de représen-
génie (trad. franc.; Paris, i88ç,
p. 1.57-174) permettront, sinon
de résoudre, du moins de ser-
rer de plus près ces problèmes
de géographie artistique. L’au-
teur italien commence par rap-
porter l’opinion de Buckle, qui
considère les pays volcaniques
comme propres à fournir des
artistes plutôt que des savants.
Il estime, de son côté, que les
pays chauds, les grands centres
civilisés, les pays montagneux
ou maritimes l’emportent sur
les autres ; il faut également
faire entrer en ligne l’influence
des races étrusque et grecque.
Les pays de plaines unies, par
contre, ou ceux qui sont en-
caissés entre des montagnes
trop élevées, sont pauvres en
hommes de génie. Ainsi s’ex-
plique la supériorité de Flo-
rence sur Pise, de Vérone sur
Padoue. Les hommes de génie
n’apparaissent pas non plus
dans les régions où l’air est
malsain, etc. etc.
En appliquant la statistique
à la production artistique des
Portrait du cardinal Hippolyte de Médicis, par le Titien.
(Palais Pitti.)
différentes régions ou villes de
l 'Italie, M. Lombroso est arrivé à des résultats extraordinaires, et que je serais tenté de qualifier
de fantastiques. D’après lui, Florence n’aurait donné que .818,6 peintres célèbres sur un million
d’habitants, et l’ensemble de la Toscane seulement 194,2, alors que Bologne en aurait compté
572,4 et l’Emilie 248,2 ! ! ! L’erreur ici est flagrante : le savant professeur de Turin a fait fausse
route, d’un côté, parce qu’il n’a pas tenu compte de la division par époques, de l’autre, parce
qu'il a pris pour point de départ le Dictionnaire des Artistes de Ticozzi, c’est-à-dire un ouvrage
publié au commencement de ce siècle, à une époque où la critique accordait à l’Ecole bolonaise
la palme sur toutes les autres Écoles.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
204
tants de quelque valeur; ce qui revient, en fin de compte, à l’axiome suivant :
si la rareté ou l’absence d’artistes indigènes a facilité l’introduction de la
Renaissance, presque invariablement représentée par des artistes du dehors
(des Florentins, pour l’immense majorité), cette pénurie a aussi empêché la
Renaissance de se développer dans les mêmes régions.
A Florence, puisque c’est par cet antique foyer de l’art italien que nous avons
l’habitude de commencer notre itinéraire, la direction du mouvement s’in-
carne, plus encore que pendant la période précédente, dans les Médicis.
Le rôle joué par le cardinal Jules de Médicis, devenu le pape Clément VII,
sera apprécié plus loin, dans le chapitre consacré à la ville de Rome. Il nous
suffira de rappeler ici quelle part ce prince prit à la décoration de la chapelle où
Michel-Ange créa son chef-d’œuvre, à la construction et à l’installation de la
Bibliothèque Laurentienne, ainsi qu’à l’embellissement du palais de sa famille.
Le cousin de Clément VII, le cardinal Hippolyte ( 1 5 1 1 - 1 535), le fils naturel
de Julien de Médicis, n’avait que treize ans lorsqu’il fut placé à la tête du gou-
vernement florentin, et que dix-huit lorsqu’il obtint la pourpre cardinalice.
Mais l’adolescent avait plus de goût pour l’art militaire que pour la diplomatie
ou les charges ecclésiastiques. Toujours armé de pied en cap (c’est ainsi qu’il
se montre dans ses divers portraits), il menait à sa suite une cour composée de
trois cents personnes, dont la plus grande curiosité était ce que Burckhardt a
appelé une ménagerie d’hommes : je veux dire une troupe de Barbares repré-
sentant les types les plus variés de l’espèce humaine et parlant une vingtaine
d’idiomes différents. Comme son oncle Léon X, Hippolyte aimait passionné-
ment la musique; mais il raffolait également de tournois, de chasses, de fêtes
de toute nature. C’était un caractère sans grande consistance, libéral jusqu’à
la prodigalité1, ambitieux jusqu’à attenter à la vie de son cousin Alexandre.
En tant que Mécène, Hippolyte s’est signalé par son admiration pour Michel-
Ange. Un trait entre vingt pour montrer ce qu’il mettait à la lois de délica-
tesse et de libéralité dans les encouragements qu’il prodiguait au grand artiste :
ayant appris que son cheval turc lui plaisait beaucoup, il le lui envoya, accom-
pagné d’un palefrenier chargé de le soigner, et de dix mulets portant une pro-
vision d’avoine. Contrairement à ses habitudes, Michel-Ange accepta avec plai-
sir ce cadeau de son jeune protecteur. Un graveur en pierres dures célèbre,
Giovanni da Castelbolognese, reçut des marques de libéralité non moins écla-
tantes (voy. p. 194), ainsi que le Parmesan, dont les tableaux allèrent enrichir
la galerie du cardinal. Hippolyte protégea également l’habile sculpteur ferrarais
1 . Ce n’était pas un compliment banal que Sadolet adressait à Hippolyte quand il lui écrivait
en i53q : « Tu es le seul, par le temps qui court, ou du moins un des rares, qui ne consacres
pas uniquement à satisfaire une cupidité insatiable les innombrables ressources et richesses que
ta valeur, ta situation, ta noblesse, la gloire de ta famille t’ont values, mais qui en uses pour le
bien du plus grand nombre. » (JEpistolamm Libri sexdecim, p. 271-272. Lyon, i56o.)
FLORENCE ET LES MEDICIS.
205
Alf. Cittadella, l’emmenant à Marseille, puis à Rome, lui commandant un
Ganymède en stuc, un buste de Vitellius, qui fut tort apprécié de Michel-Ange,
le médaillon également en stuc de Giuhci Gonyaga , enfin les portraits de
Clément VII, de Julien de Médicis, de Léon X, de Tibaldeo et de Mol^a; il lui
confia en outre l’exécution des tombeaux de Léon X et de Clément VII,
mais sa mort prématurée fit tomber ce travail en d’autres mains.
L’expulsion des Médicis ( 1 52p), la proclamation d’une République recon-
naissant pour roi Jésus-Christ et pour gonfalonier Nie. Capponi, finalement le
siège de i52Q-î53o, ne furent pas sans action sur les destinées de l’art. De
nombreux monuments , des couvents opulents (San Gallo, San Donato à
Scopeto, San Giusto, etc.), de riches villas, durent
être sacrifiés aux nécessités de la défense. Mais tel
était dès lors le respect pour les œuvres d’art, que
tout ce qui put être enlevé de ces ruines trouva un
asile dans les églises ou les palais de la cité même.
Le nouveau dictateur de Florence, Alexandre de
Médicis (né vers i5io, mort en i53p), fils de Lau-
rent, duc d’Urbin, et d’une esclave mauresque, se
signala par la violence de son caractère non moins
que par de rares capacités politiques. Vis-à-vis de
l’art, son rôle fut infiniment plus modeste; on ne peut guère citer à son
actif que la décoration de la villa de Careggi, qu’il confia à Pontormo. Il
se montra surtout soucieux de perpétuer ses traits : il se fit sculpter par
Danese Cattaneo de Carrare et par Allonso Cittadella, à qui il commanda
en outre un buste de Charles-Quint, peindre par Vasari et Pontormo, repro-
duire en médaille par Cellini, Domenico di Polo et Francesco di Girolamo
de Prato.
L’assassin d’Alexandre, son cousin Lorenzino (i 5 14-1548), réunit de son
côté une collection rare et précieuse de manuscrits, de marbres, de bronzes, de
curiosités de toute sorte. On n’évaluait pas à moins de 20000 écus les
joyaux et le mobilier qui furent pillés dans son palais lors de sa fuite; quant
au reste, il lut incorporé aux collections de Cosme F'1'. On sait comment
Lorenzino, après s’être d’abord réfugié à Constantinople, passa ses dernières
années à Venise, où il tomba sous les coups de deux assassins, stipendiés
par Cosme.
Avec le duc Alexandre s’éteignait la branche aînée des Médicis. Le
premier représentant de la branche cadette, le valeureux capitaine Jean des
Bandes Noires (1498- 1026), ne semble pas s’être signalé par quelque fon-
dation d’art. La statue, si tourmentée, qui lui fut élevée par Baccio Bandi-
Lorenzino de Médicis.
D'après une médaille anonyme.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
206
nelli sur la place de Saint-Laurent, perpétue seule son souvenir à Florence
Bien autrement féconde et éclatante fut Faction exercée par le fils de Jean
des Bandes Noires, Cosme de Médicis, duc, puis grand-duc de Florence (né en
1 5 1 9, proclamé duc en [ 5 3 7 , mort en [ 574).
Quelques mots tout d’abord sur le caractère de ce prince si remarquable.
Cosme avait eu des débuts obscurs et difficiles. Resté orphelin à l’âge de
sept ans, il fut l’objet de la défiance de Clément VII, qui redoutait ce repré-
sentant de la branche ca-
dette des Médicis. Les
épreuves qu’il traversa eu-
rent du moins l’avantage
de lui apprendre à se maî-
triser : il
mate consommé que toute
l’Europe admirait. D’autre
part, quoique forcé sou-
vent de recourir à des me-
sures dictatoriales, il se
montra grand justicier tou-
tes les lois que la raison
d’Etat n’était pas en jeu :
ne refusa-t-il pas à l’Arétin
la grâce d’un certain F.
Leoni, en déclarant que,
par égard pour la justice
et les intérêts des tiers, il
avait l’habitude de se re-
fuser à lui-même ce qu’il
désirait le plus1 2 ! A Cel-
lini il écrivit qu’il ne vou-
lait à aucun prix confondre les choses publiques avec les choses privées.
Dans son intérieur, il ne vivait pas en prince, mais comme un père de
famille tout-puissant; il mangeait en compagnie de sa femme et de ses fils; sa
table était modestement servie ; ses enfants n’avaient ni table, ni dépenses à
part comme dans les autres cours. Où allait le duc allaient sa femme et ses
fils et toute sa maison. Cosme lui-même, qui adorait les exercices du corps
(nageur intrépide, il se jetait souvent dans l’Arno du haut du pont), se mon-
trait toujours armé, avec ses gantelets, sa cotte de mailles, son épée et son
poignard. « Son escorte, qui ne s’élevait jamais à moins de six cents per-
1. Sur sa liaison avec l’Arétin et sur son portrait, vov. le Citrteggio de Gaye, t. II, p. 3 1 1 —
33a, 35 1.
2. Gaye, Carteggio, t. II, p. 35i-37q.
devint le diplo-
FLORENCE ET LES MÉDICIS.
207
sonnes, se mettait en mouvement à un seul son de trompe, et tout était dis-
posé et prévu avec tant de commodité, que les mules et les chariots, qui étaient
sans nombre, étaient instantanément prêts à suivre 1 2 3 ».
Au témoignage des ambassadeurs vénitiens, Cosme aimait et estimait les
hommes de talent dans toutes les professions; il se plaisait à toutes les
branches des études, recherchait les bijoux (on le voit acheter sans hésiter un
diamant de 26000 ducats), les statues, les médailles anciennes, et en réu-
nit une quantité surpre-
nante. Bref, par l’ardeur
et la libéralité, c’était
un vrai Médicis : Cellini
nous le montre s’en-
flammant aux récits qu’il
lui faisait de la magni-
ficence de François I1'1'
et brûlant de surpasser
le monarque français. Il
jouissait en outre du
privilège de se recueil-
lir, de vaquer, au milieu
des plus graves préoccu-
pations, à toutes sortes
de délassements intellec-
tuels ou même à des
travaux manuels , tels
que le jardinage et les
manipulations de chi-
mie. Il nettoyait, de sa
main, à l’aide d’un ci-
seau d’orfèvre, les sta-
tuettes antiques en bronze qu’on lui apportait". Dès 1640, entendant inter-
venir en tout, il ordonnait qu’aucun travail ne pourrait être entrepris a la
cathédrale sans son assentiment et sans le « parère » de Bandinelli ".
Mais si le souverain de Florence avait certaines connaissances spéciales,
notamment en architecture militaire, il manquait souvent de clairvoyance
vis-à-vis de l’art proprement dit : ne se laissa-t-il pas circonvenir et berner
par le méprisable Bandinelli ! Son excuse est que sa femme , la duchesse
Eléonore de Tolède (-J- 1662), subissait plus encore l’ascendant de ce maître
intrigant. Son manque de lumières, Cosme s’efforça de le masquer en faisant
1. Baschet, la Diplomatie vénitienne, au XVI' sikh’, p. 1.38-1.39.
2. Cellini, édit. Tassi, t. II, p. 469.
3. Gave, Carteggio, t. Il, p. 498.
208
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
appel à l’opinion publique; c’est ainsi qu’il .donna l’ordre à Cellini de
découvrir partiellement le Persée pendant deux journées, pour entendre ce
que le peuple en dirait.
Parmi tant d’entreprises grandioses, dont une seule aurait suffi pour illustrer
tout autre règne, la transformation de la ville de Florence figure au premier
rang. Non content de faire reconstruire les fortifications et de les relever, de
distance en distance, par des portes monumentales, Cosrne éleva la Loge du
« Mercato nuovo » (i5qo), acquit et agrandit le palais Pitti, à côté duquel il
créa les merveilleux jardins de Boboli, réédifia le pont de la Trinité et le pont
« alla Carraja », jeta les fondements du palais des Offices ( 1 56 1 et années sui-
vantes), établit le corridor entre ce palais et celui des Pitti, embellit la cour
et les appartements du Palais Vieux.
Depuis les temps de Cosrne, Père de la Patrie, les Médicis avaient constaté
que, vis-à-vis d’une race aussi artiste que les Italiens, nulle propagande ne valait
celle qui se fait au moyen d’œuvres d’art. Le pape Clément VII avait frit com-
mencer, dans l’a'bbaye du Mont-Cassin, l’érection d’un mausolée en l’honneur
du malheureux Pierre de Médicis : Cosrne tint à honneur de frire achever ce
témoignage de la magnificence des siens et de leur attachement aux sou-
venirs de famille.
Dans le domaine de la sculpture, Florence doit à Cosrne le Persée de Cellini,
la fontaine monumentale de Neptune, par Amnranati, des groupes, des statues,
des bas-reliefs sans nombre, signés des noms de Tribolo, de Jean Bologne,
pour ne point parler des malencontreuses productions de son favori Bandi-
nelli.
Vis-à-vis de la peinture, Cosrne manqua d’inspirations généreuses. Au lieu
d’appeler de Venise un des coryphées de cette École, la seule qui eût conservé
de la vitalité, il se contenta de recourir aux médiocrités qui pullulaient autour
de lui, les Salviati, les Bronzino (je ne parle que des peintures d’histoire de ce
maître, non de ses portraits), les Vasari.
Le souverain de la Toscane fit preuve d’une plus grande sûreté de diagnostic
à l’égard des petits arts. Il employa le célèbre miniaturiste Giulio Clovio,
l’habile graveur en pierres dures Giovani Antonio de’ Rossi de Milan. Il mérita
surtout bien des arts décoratifs par la fondation de la manufacture de tapisseries
qui, dirigée au début par les Flamands Jean Rost et Nicolas Ivarcher, porta au
loin, pendant près de deux siècles, la réputation des tapissiers, des « araz-
zieri », florentins. L’atelier de faïences de Caftagiuolo ne cessa, de son côté,
de mettre au jour ses belles majoliques, dans lesquelles dominent les tonds
bleu-lapis.
Uue série de fêtes splendides, depuis celles de son mariage avec Éléonore de
Tolède (i53q) ou du mariage de son fils François avec Jeanne d’Autriche
( 1 565) jusqu’aux funérailles de Michel-Ange (i56q), ajoutèrent encore à
l’éclat de ce règne.
FLORENCE ET LES MÉDICIS.
209
Ce qui achève de prouver combien en Cosme l’organisateur 1 2 était supérieur
à l’homme de goût, ce sont ses efforts pour fonder à Florence des collections
d’antiques, de tableaux de maîtres, de portraits, etc. Embarrassé lorsqu’il
s’agissait de distinguer entre les artistes vivants, dont le temps n’avait pas
encore sanctionné le talent, il déployait en toute liberté ses rares capacités
lorsqu’il s’agissait de réu-
nir des œuvres d’art an-
ciennes, consacrées par le
suffrage de la postérité.
Dans ce domaine, il ren-
dit des services véritable-
ment signalés et mérita
d’être proclamé le créateur
des musées florentins \
Même chez les plus am-
bitieux et les plus éner-
giques de ces potentats de
la Renaissance, tout sen-
timent généreux n’était
pas éteint. Prenant exem-
ple sur Charles - Quint ,
Cosme de Médicis, à peine
1 . Rappelons entre autres la
fondation de l’ordre des cheva-
liers de Saint-Étienne, chargés
de combattre les corsaires levan-
tins; la codification des lois;
les grandes fondations littéraires
et scientifiques (l’Académie des
arts du dessin); la réorganisa-
tion des universités de Pise et
de Sienne ; l’établissement de
l’imprimerie médicéenne, à la
tête de laquelle Cosme plaça le
célèbre imprimeur Torrentino
(| i563), originaire, affirme-
t-on, de Zwoll en Hollande.
Torrentino rétablit un instant,
au profit de Florence, la suprématie qu’une famille florentine émigrée, les Aide, avait assurée à
Venise : 224 ouvrages, remarquables par leur exécution typographique, sortirent de ses presses.
La « Fonderia » des Médicis, c’est-à-dire le laboratoire où l’on préparait les médicaments les plus
énergiques, les parfums les plus voluptueux, en même temps que les poisons les plus subtils,
s enorgueillit également d’une réputation européenne. (Voy. 1 ’Osservalore fiorcnliiio, t. VI.)
2. Sur cette partie de l’œuvre de Cosme, voy. Pelli, Saggio istorico délia Real Galle ria di
limite ( t. I, p. 6S et suiv. Florence, 1779), Gotti, le Galleric di F trente (Florence, 1872), ainsi
que le mémoire que j ai communiqué à l’Académie des Inscriptions dans les séances des 2 juin
et 12 juillet 1893.
Pilier en stuc.
Exécuté en 1 565 à l’occasion du mariage de François de Médicis.
(Cour du Palais Vieux de Florence.)
E. Müntz.
HI. Italie. La Fin de la Renaissance.
27
210
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
âgé de quarante-cinq ans, céda à son fils le gouvernement de la Toscane, ne
se réservant que le titre de duc et le pouvoir suprême. Il ne comptait que
cinquante-cinq ans quand il mourut à Castello, le 21 avril 1 5 74.
Quel que soit le jugement que le moraliste porte sur lui, l’historien ne
saurait refuser son admiration à ce « grand Cosme de Médicis, que nous avons
veu de nos temps si renommé et si grand homme d’estat, si sage et si advisé,
qu’il ne s’en est veu un pareil à luy de nos temps... » (Brantôme).
Octavien de Médicis (1482-1 5q6), parent éloigné des ducs Alexandre et
Cosme, se dévoua de bonne heure à leurs intérêts. Il en fut récompensé par
toutes sortes de faveurs et entre autres par le
poste si lucratif de dépositaire général. Sa liai-
son avec Michel -Ange, Tribolo, André del
Sarte, Arist. de San Gallo, le Parmesan et une
foule d’autres artistes, a fait plus pour sa gloire
que ses richesses. Quoi qu’en dise Cellini, qui
le traite d’ignorant, Ottaviano a fait preuve
d’un goût éclairé en dirigeant la décoration de
Poggio a Cajano; en imaginant, pour conserver
à Florence le portrait de Léon X par Raphaël,
de lui substituer la copie d’A. del Sarto, et enfin
en faisant acheter les bustes de Clément VII et
de Julien de Médicis, sculptés par A. Lombardi.
Portrait de François de Médicis.
D'après les - imagines » (Venise, i56ç>). Le grand-duc François I' 1 (rbqi-iSS"), le
fils aîné de Cosme, se signala par la fondation
de la villa de Pratolino, par la protection accordée à l’architecte Buontalenti
et au sculpteur Jean Bologne, par l’établissement de la manufacture de por-
celaine. C’est à lui que nous devons l’installation d’une partie des collections
médicéennes dans le palais des Offices, et notamment l’organisation de la
fameuse rotonde, connue sous le nom de Tribune. Le développement donné
au médaillier, d’innombrables commandes d’ouvrages en pierres dures, en
tapisserie, en mosaïque, l’acquisition de plusieurs séries importantes de statues
antiques, assignent à ce prince un rang à part parmi les bienfaiteurs des
musées florentins.
Les contemporains sont unanimes à vanter l’habileté de François Ier dans
toutes sortes d’arts mécaniques. Montaigne nous le montre prenant plaisir à
« besoingner lui-mesme, à contrefaire des pierres orientales et à labourer e
cristal, car il est Prince souingneus un peu de l’archemie et des arts mécha-
niqucs, et surtout grand architecte1 ».
i. Vovage, édit. d’Ancona, p. 172. Cf. p. 3qo.
FLORENCE ET LES MEDICIS.
21 I
D’après un autre témoignage, plus circonstancié, François P'r aurait retrouvé
le secret de fondre le cristal de roche, et le fondait en forme de verres à boire
et autres sortes, les travaillant dans le fourneau de la même manière que le
Don Garcia de Médicis, par Bronzino. (Musée des Offices.)
verre ordinaire. « A cette hn il avait engagé quelques maîtres de Murano fort
capables. Ces vases, tant par la matière première que par l’art, étaient du plus
bel et du plus charmant aspect, et d’autant plus recherchés qu’ils étaient faits
par le duc seul. Il trouva en outre le moyen de faire de la porcelaine à l’imi-
tation de celle de l’Inde, au prix de plus de dix ans d’efforts. Il n’aimait pas
212
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
moins à faire travailler les pierres précieuses et se divertissait à fabriquer de
faux bijoux. Mais son plus grand plaisir était de travailler les alambics, de
composer des filtres et des eaux, ou encore de préparer des feux d’artifice. »
L’ambassadeur vénitien auquel nous devons ces informations ajoute que le
grand-duc « n’est pas médiocre connaisseur en peinture, en sculpture, en ca-
mées travaillés, en mé-
dailles, en tous genres
d’antiquités; qu’il leur
sacrifie presque tout son
temps, et qu’il a un en-
droit appelé le Casino,
où, en guise de petit
arsenal , il tient dans
diverses chambres diffé-
rents maîtres ouvriers,
et c’est là qu’il conserve
ses alambics et ses arti-
fices. Il y va le matin, y
demeure jusqu’à l’heure
du dîner, et après dî-
ner, y retourne jusqu’au
soir 1 ».
L’épouse de Fran-
çois I" , Bianca Capello
(1548-1587), se rendit
plus célèbre par sa beau-
té et ses intrigues que
par son goût pour les
arts. D’après Montaigne,
elle était belle à l’opi-
Portrait de Bianca Capello. (Musée des Offices.) llion italienne, avait un
« visage agréable et im-
périeux, le corsage gros...»; elle devait « avoir bien de la suffisance pour avoir
angeolé ce prince et l’avoir tenu à sa dévotion si longtemps » h En i56g,
François I1'1' fit construire et aménager pour Bianca, par Bern. Buontalenti, la
villa de Pratolino, qui ne lui coûta pas moins de 782000 écris, et qui devint
aussi fameuse par le séjour qu’y firent les deux époux que par les vers du Tasse.
Le cardinal Ferdinand (1 549-1608), qui déposa la pourpre cardinalice pour
1. Baron Davillier, les Origines de la Porcelaine en Europe , p. 60-61.
2. Voy. aussi Galletti , Poésie di Don Francesco dei Mcdici a Mad. Bianca Capello. Florence,
ï 89-; .
FLORENCE ET LES MÉDICIS.
21.3
monter, à la mort de son frère, en 1 587, sur le trône de Toscane, s’est acquis,
comme ses prédécesseurs, des titres imprescriptibles à la reconnaissance de la
postérité. C’est à Rome toutefois, non à Florence, que se trouve sa principale
fondation, la villa Médicis, avec ses inappréciables séries d’antiques, vaste dépôt
où ses successeurs ne cessèrent de puiser, jusqu’à la veille de la Révolution,
pour enrichir le Musée des Offices. La célèbre manufacture de mosaïques en
pierres dures, dont les bases avaient été jetées par François Ier et Cosme T1',
doit à ce prince son organi-
sation définitive; on sait
combien de chefs-d’œuvre
sont sortis depuis lors de
cet établissement. La pro-
tection accordée à Jean Bo-
logne ne fait pas moins
d’honneur à Ferdinand ;
lorsqu’il créa, en 1 588, la
surintendance des beaux-
arts , il y soumit tous les
artistes, sauf précisément
le grand sculpteur douai-
sien h
L’action des Médicis lut
complétée, comme précé-
demment, par celle d’une
toule de familles patricien-
nes. Le premier rang parmi
elles peut être revendiqué
par les Strozzi, « dont la
richesse dépassait celle d’aucun particulier en Europe2 3». Le premier devoir
qui s’imposait à eux était l’achèvement de leur palais. Ce fut Filippo le jeune
(i488-i538) qui prit, en 1 5 3 3 , l’initiative de ce vaste travail Les autres
entreprises de ce personnage ont quelque chose de fragmentaire : il se signala
en commandant son portrait au Titien (Musée de Vienne) et en acquérant
le Sacrifice d’ Abraham , d’Andrea del Sarto. Son fils Piero, le maréchal de
France (7 1 558), tout en déployant le faste d’un prince, notamment dans les
choses relevant de l’art militaire, trouva le loisir de former un richissime
cabinet d’armes et une belle bibliothèque4. Un autre membre de la famille,
1. Desjardins, la Vie et l’Œuvre de Jean Bologne, p. 42.
2. Sismondi, Histoire des Républiques italiennes, t. XVI, p. 90.
3. Gaye, Carteggio, t. II, p. 497-498.
4. « Si ce seigneur (le maréchal de Strozzi) estoit exquis en belle bibliothèque, il l’estoit bien
autant en armurerie et beau cabinet d’armes; car il en avoit une grand’salle et deux chambres
214
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Matteo di Lorenzo (J- i5_|.i), se signala par la protection accordée à Tribolo; il
chargea en outre Bronzino de peindre à fresque une Pietà sous un tabernacle,
près de la villa de San Cassiano. Quant à Roberto Strozzi (f 1 566), il cul-
tivait l’amitié de Michel-Ange, qui lui ht cadeau des deux statues d 'Esclaves,
aujourd’hui au Louvre, et celle du Titien, qui peignit le portrait de sa hile.
D’autres Mécènes ou collectionneurs florentins encore se sont fait un nom :
les Bartoloni, les Borgherini, Cosimo Bartoli, Vincenzo Borghini, qui réunit
une belle série de dessins, notamment de Rustici ; Ant. Franc, degli Albizzi,
qui commanda un tableau à Sebastiano del Piombo ( 1 5^5) 1 ; Giov. Gaddi, qui
occupa Andrea del Sarto et Jacopo Sansovino; Niccolô Gaddi, le fondateur
d’une richissime collection, surtout de dessins, dont les débris entrèrent en
i "8 au Musée des Offices; Bernardo Vecchietti enfin ( 1 5 1 5 - i Sço), qui
s’assura la gratitude de la postérité par la protection qu’il accorda au jeune
Jean Bologne, non moins que par les belles collections d’antiquités et
d’objets d’art réunies dans sa célèbre villa del Iliposo.
Parmi les ordres monastiques établis à Florence, les Jésuates de San Giusto
aile Mura s’étaient fait une spécialité, non seulement de la préparation des
parfums, mais encore de la peinture sur verre et de la fabrication de certaines
couleurs précieuses, telles que le bleu d’outre-mer2. Le peintre Fr. Granacci
prenait plaisir à les défrayer de cartons. La démolition de leur couvent, pen-
dant le siège de i52Q-i53o, leur porta un coup mortel. Cependant, jusque
dans le dernier tiers du xvic siècle, ils purent mettre en avant des artistes
capables de restaurer les vitraux de la Bibliothèque Laurentienne.
Dans les grands couvents des environs de Florence et du Casentin, l’encou-
ragement de l’art revêtit les formes les plus diverses. Au val d’Erna, les char-
treux poursuivirent, mais avec une certaine mollesse, l’embellissement de leur
monastère : aux peintures de Pontormo ils associèrent la charmante verrière,
composée, affirme-t-on, par Jean d’Udine. Si à Vallombreuse les moines eurent
le bon esprit de faire appel au talent d’Andrea del Sarto, à Camaldoli ils
quej’ay veu autresfois à Rome en son palais « in Burgo»; et ses armes estoient de toutes
sortes, tant à cheval que à pied, à la françoise, espagnolle, italienne, allemande, hongresque, à
la bohème, bref de plusieurs autres nations chrestiennes comme aussi à la turquesque, mo-
resque, arabesque et sauvage. Mais qui estoit le plus beau à voir, force (armes) à l’antique mode
des anciens soldatz et légionnaires romains. Tout cela estoit si beau à voir qu’on ne sçavoit que
plus admirer, ou les armes, ou la curiosité du personnage qui les avoit là mises. Et pour plus
aorner le tout, il y avoit un cabinet à part remply de toutes sortes d’engins de guerre, de ma-
chines, d’eschelles, de pontz, de fortiffications, d’artiffices, d’instrumens, bref de toutes inven-
tions de guerre pour offancer et se deffendre; et le tout faict et représenté de bois si au naïf et
au vray, qu’il n’y avoit là qu’à prendre le patron sur ce naturel, et s’en servir au besoing. »
(Brantôme, Œuvres complètes, édit. Lalanne, t. II, p. 24.3.) Nous avons donné ci-dessus (p. 17)
le portrait du maréchal de Strozzi.
] . Le Lettere di Michel- Angelo, p. 44.S.
2. Voy. Uccelli, 11 convento di S. Giusto aile Mura c i Gesuati; Florence, 1 865 . Cf. les Lcllcre
di Michel- Angola, p. 37g.
LES COUVENTS FLORENTINS.
210
cédèrent trop facilement aux offres de Vasari, qui peupla leur sanctuaire de
peintures particulièrement banales et vides. Monte Oliveto Maggiore enfin
Vitrail de la Chartreuse de Florence (attribué à Jean d’Udine).
compléta le merveilleux cycle de sa décoration à l’aide des marqueteries de
Fra Giovanni de Vérone et de Fra Raffaello de Brescia.
Si nous nous attachons, non plus aux Mécènes, mais aux artistes, Florence a
2IÔ
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
toujours le nombre, sinon le mérite1. A parcourir l’ouvrage de Vasari, on
se croirait aux plus beaux temps du quattrocento : architectes, sculpteurs,
peintres, décorateurs, une bonne moitié des artistes du xvf siècle, dont il
retrace la vie et les exploits, ont pour patrie les bords de l’Arno. Mais faisons
abstraction de la quantité pour nous attacher à la qualité : que valent les Soggi,
les Sogliani, les Poggini et leurs congénères au prix d’un peintre vénitien de
second ordre ! Constatons, avant de poursuivre, qu’un commerce assidu avec
l’Ecole vénitienne eût seul pu sauver l’Ecole florentine. Malheureusement
Venise ne fut représentée sur les bords de l’Arno que par un artiste assez mé-
diocre, Battista Franco (j 1 536 et années suivantes).
Chaque étape, dans les annales de l’Ecole florentine, marque un nouveau
progrès des facultés critiques et un nouvel affaiblissement du sentiment ou de
l’imagination. La solution des problèmes techniques ou artistiques la préoc-
cupait par-dessus tout ; la rêverie, la fantaisie, l’abandon lui devenaient de
I. Nous donnons ici en note, comme nous l’avons fait pour la période précédente (t. II,
p. 212), la liste des artistes florentins qui ont marqué pendant la dernière période de la
Renaissance.
Architecture. Aux maîtres signalés antérieurement et dont plusieurs, notamment les San-
gallo et Baccio d’Agnolo, appartiennent à la fois à l’Age d’Or et à la Fin de la Renaissance,
font suite : Jacopo Sansovino; Giov. Ant. Dosio, l’architecte du palais Larderel; Domenico,
le fils de Baccio d’Agnolo; Bernardo Tasso, l’architecte du « Mercato nuovo » ; Bernardo
Buontalenti, Bart. Ammanati, l’Abbaco, Vasari, les architectes-sculpteurs Tiberio Calcagni,
Giovanni Mangone, Nanni Unghero, Nanni di Baccio Bigio.
Sculpture. Outre un certain nombre d’artistes qui sont à cheval sur l’Age d’Or et la Fin de
la Renaissance (Michel-Ange, Rustici, Benedetto da Rovezzano, Torrigiani, Tribolo, Loren-
zetto, les Sansovino, Cellini), l’Ecole florentine compte à cette époque une série de maîtres qui
lui assurèrent, malgré une décadence relative, la suprématie sur le reste de l’Italie : Francesco
da San Gallo, les deux Montelupo, Ammanati, Cosini, Pierino da Vinci, Simone Bianco, Vinc.
de Rossi, les deux Leoni, Montorsoli, Mosca et Moschino, les habiles fondeurs Zanobi Lastri-
cati, Domenico Portigiani et Zanobi Portigiani, les deux Cioli, les deux Buglioni, les deux
Poggini, Martino di Bartolommeo, Taddeo Landini (-J- iîqq), l’auteur de la Fontaine des Tor-
tues à Rome, Battista Lorenzo ou Battista del Cavalière, Domenico del Barbiere et Lorenzo
Naldini, qui firent fortune en France, le Carota, sculpteur en bois habile, enfin l’hôte illustre
qui fit de Florence sa seconde patrie, Jean Bologne.
Peinture. A côté des artistes de la période précédente dont la carrière se prolongea jusque
vers le second tiers du xvi* siècle (Raffaellino del Garbo, Rosso, Franciabigio, Maturino, Dom.
Ghirlandajo, Andrea del Sarto, l’Indaco, les deux Penni, Granacci, Perino del Vaga), l’Ecole
florentine peut citer les noms de Bronzino, de Pontormo, de Salviati, de Bacchiacca, de Giu-
liano Bugiardini, d’Andrea Feltrini, de Nie. Soggi, de Dom. Puligo, de G. -A. Sogliani, de
Zanobi Poggini, d’Al. Allori. — Rappelons en outre les noms d’un certain nombre de peintres
qui ont joui chez leurs contemporains d’une célébrité relative : Solosmeo, Giovanni dell’ Allis-
simo, le copiste des portraits de la galerie de Paul Jove, Antonio Mini, Bart. Miniati, Nannoccio
délia Costa S. Giorgio et Andrea Sguazzella, qui travaillèrent tous les quatre en France; Fier
Francesco Toschi, Battista Naldini, Toto del Nunziata, qui tenta la fortune en Angleterre;
Alessandro Fei del Barbiere, Jacopo del Conte, Domenico Conti.
Arts décoratifs. L’École florentine compte des orfèvres tels que Manno, Cellini, Piloto,
Francesco di Girolamo dal Prato, un horloger tel que Benvenuto délia Volpaia, des graveurs au
burin ou en pierres dures tels que Dom. Poggini (i520-i5ç)0), Pietro Rozzanti et Domenico
di Polo.
L’ÉCOLE FLORENTINE.
plus en plus étrangers. En un mot, l’artiste sê montrait trop, l’homme pas
assez. Ainsi s’explique comment, dessinateurs impeccables, ils comprirent si
peu le rôle de la couleur et en vinrent à ce degré de sécheresse.
Malgré tant de symptômes de décadence, on hésite à affirmer que la vigueur
intellectuelle des Florentins a fléchi. Ne s’est-elle pas plutôt déplacée? N’est-ce
pas Florence qui créa l’opéra vers la fin du x\T siècle et qui, dans le second
tiers du siècle suivant, donna le j our à Lu 1 1 i ? N’est-ce pas Florence qui, sous
les auspices de Galilée, devint, vers la même époque, le centre du mouvement
scientifique ? Que d’épreuves ne fallut-il pas pour avoir raison d’une telle
vitalité !
Voilà pour l’histoire intérieure de Florence. Au dehors, l’École florentine
maintient son prestige : pendant plusieurs générations encore, cet antique foyer
de la Renaissance rayonne au loin. Plus encore que par le passé l’Italie
méridionale subit sa fascination : les Ombriens, qui avaient si longtemps gardé
leur autonomie, ne tardent pas à abdiquer après la mort du Pérugin, tout
comme les Romains après celle de Raphaël. Quant aux Napolitains, ils n’es-
sayent même pas de se saisir et de se concentrer. Même domination en France,
en Angleterre, en Espagne : Andrea del Sarto, le Rosso, Torrigiani, Cellini,
Rustici, les Leoni, plantent en tous lieux l’étendard florentin'. A peine si les
champions de l’Italie du Nord, les représentants des Ecoles de Parme, de
Venise, de Milan, parviennent à entamer cette omnipotence. En dépit des
défaillances, il semblait aux contemporains que l’astre de Florence n’avait
point pâli, et c’était avec un légitime orgueil que Cellini pouvait vanter « cette
très noble École, que les anciens ont rendue si habile rien qu’en forçant les
hommes de talent à rivaliser entre eux : ainsi, ajoutait-il, ont été exécutées
la merveilleuse coupole, les très belles portes du Baptistère et tant d’autres
temples et de statues, qui font à la ville comme une couronne de tant de
talents1 2 ».
Une rapide revue des travaux exécutés dans les environs immédiats de Flo-
rence achèvera de révéler ce que les derniers jours de la Renaissance avaient
de vitalité et d’éclat encore.
Fiesole est toujours une pépinière de sculpteurs : son livre d’or s’enrichit
1. Rien qu’en Espagne, l’Ecole florentine compte peut-être trente ou quarante représentants.
Je relève au hasard les noms des sculpteurs Miguel Florentin (i5iO-l5a.5) et son fils Antoine
Florentin, Dominique Alexandre ( i .5 1 7), Torrigiano, Moreto de Florence (i.îqa), J. -B. Porti-
giani (i55o), Leone Leoni, Pompeo Leoni et Michèle Leoni; puis des peintres Niccolô de Pise
(iSoq), Paolo de Aregio (i.5o6), Tomaso de Florence (i.52o), Romolo Cincinnato (1.572), Giu-
seppe Sangronis (1 586), Bat. Carducho C 1 586), Lupicino (iSqô). Cependant, en comparant le
nombre des Florentins à celui des autres artistes italiens fixes en Espagne, on trouve que, tandis
qu au début du siècle les premiers formaient l’immense majorité, à la fin de la même période
ils ne formaient plus qu’une minorité infime. (Frédéric, les Arts italiens en Espagne; Rome,
1825.)
2. Édit. Tassi, t. II, p. 026.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. c8
218
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
des noms de Giovanni Cosini et Vincenzio de’ Rossi. Mais cette ville, qui
envoie au loin ses artistes, ne garde rien pour elle ; à peine deux portraits en
bas-relief de Fr. da San Gallo à y signaler (voy. la gravure de la page iqd).
Settignano ne le cède guère à Fiesole : elle donne le jour aux sculpteurs
Alessandro Scherano, élève de Michel-Ange, Stoldo di Gino Lorenzi, élève de
Baccio da Montelupo, Antonio di Gino Lorenzi et Bart. Ammanati.
Pistoja, qui avait été redevable, dans le premier quart du siècle, d’embellis-
sements importants à l’architecte Vittoni et aux héritiers des délia Robbia, ne
compte plus que quelques peintres, dont aucun n’a brillé même au second
rang : Gerino, Fra Paolino del Signoraccio et son élève Bernardino del Signo-
raccio, Leonardo Malatesta, et Leonardo il Pistojese, élève de G. -F. Penni;
puis un sculpteur élève de Michel-Ange, Pietro di Urbano.
Prato, Empoli , Castel-fiorentino et Castiglione-fiorentino s’effacent, de
même que San Gimignano, où deux noms seulement émergent : ceux du
peintre Vincenzo Tamagni, l’élève de Raphaël, et l’architecte G. -A. Dosio.
Poggibonsi donne le jour à F architecte-sculpteur Montorsoli, qui ht une si
brillante tomme à Florence, à Gènes, à Rome, à Naples et à Messine.
A Pise, la somnolence est plus profonde encore, si possible, que par le passé.
A peine un nom d’artiste indigène à y relever : celui de G.- B. del Cervelliera,
architecte et sculpteur. A ses côtés travaillaient deux étrangers, les sculp-
teurs Stagio Stagi de Pietrasanta, l’auteur du monument de Decio (grav.
ci-après), et Pierino da Vinci de Florence. L’entreprise la plus considérable
est la décoration de la cathédrale 1 (tableaux d’Andrea del Sarto, de Perino
del Vaga, du Sodoma, de Beccafumi, de Bronzino, de Sogliani ; sculptures de
Stagio Stagi, statue d’Ange de Tribolo, lustre de Battista Lorenzi). Comme édi-
fice nouveau, nous ne rencontrons que l'insignifiant palais des Chevaliers de
Saint-Etienne, bâti sur les plans de Vasari, et le palais de marbre ou palais
Lanfreducci-Upezzinghi, construit par Cosimo Pagliani. A la fin du siècle,
l’Œuvre du Dôme, par une inspiration qui l’honore, fit appel à Jean Bologne
pour doter le sanctuaire de nouvelles portes de bronze (mises en place en
i 6o3).
Mieux partagée que beaucoup de villes de la Toscane, Arezzo conserva son
activité et sa fécondité. La peinture y compta pour représentants Guillaume de
Marcillat, Vasari et G. -A. Lappoli. Eu égard à la sculpture, si le célèbre Leone
Leoni quitta de bonne heure, pour ne pas la revoir, sa ville natale, et si Pietro
di Subino se fit remarquer par ses excentricités plutôt que par son talent, en
revanche le Florentin Simone Mosca orna plusieurs édifices de bas-reliefs déco-
ratifs d’une parfaite élégance. Le même artiste donna, concurremment avec
Vasari, les plans d’une loule de constructions. Particulièrement brillante aussi
i . Voyez, sur ces travaux, l’article de M. Supino dans YArchivio storico dell’ Arte, iijg.3, p. 419
et suiv.
LES ENVIRONS DE FLORENCE.
2IQ
fut la fête que les Arétins organisèrent en i53q en l’honneur du duc Alexan-
dre de Médicis : ils firent représenter à cette occasion deux comédies dont
les décors furent peints par Nie. Soggi et G. -A. Lappoli.
Montepulciano s’enorgueillit de palais construits par Ant. da San Gallo
l’ancien (voy. t. II, p. 225) et par Peruzzi, de sculptures modelées par Giov.
Boscoli.
A Montefiascone, la dernière étape de la Renaissance est marquée par les
constructions du même
San Gallo et par celles
de San Michèle , qui y
éleva la « Madonna delle
Grazie ».
C’est San Gallo égale-
ment qui a doté Monte
San Savino de ses prin-
cipaux monuments : le
Palais communal, la Loge
des Marchands et diffé-
rents palais particuliers.
Comme artiste indigène,
on ne trouve à signaler
dans cette ville que le
peintre Stefano Veltroni,
élève de Vasari.
Pescia reçoit son prin-
cipal lustre de Bal. Turi-
ni, le dataire de Léon X,
qui orna sa ville natale de
son tombeau, dû au ciseau
de Raf. de Montelupo, et
de la Madone au Balda-
quin, le tableau inachevé de Raphaël. Deux autres citoyens de cette ville sui-
virent, l’un, Mariano Grazia Dei, la bannière de llidolfo Ghirlandajo, l’autre,
Bened. Pagni, celle de Jules Romain.
A Cortone, le cardinal Silvio Passerini, le protecteur de Signorelli, de
Guillaume de Marcillat et de Vasari, fit construire, d’après les plans de l’archi-
tecte pérusin Caporali, un palais dont il confia la décoration à Signorelli, alors
âgé de plus de quatre-vingts ans. Ce vétéran de l’Ecole toscano-ombrienne y
peignit à tresque un Baptême du Christ. Cortone servit en outre de résidence
au peintre Tommaso Bernabei et au peintre-verrier Michelangelo Urbani, un
des élèves de Marcillat.
A Volterra, un Lit prime tous les autres : l’apparition du peintre-sculpteur
Le Palais de Marbre, à Pise.
220
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Le Christ chassant les vendeurs du Temple.
Par Guillaume de Marcillat.
(Dôme d'Arezzo.)
demanda que la République l’engag-
Daniele Ricciarelli , plus célèbre sous
le nom de Daniel de Volterre. L’action
de ce maître fut complétée par son ne-
veu Leonardo et son élève Giov. Paolo
Rossetti. Plusieurs étrangers laissèrent
en outre des ouvrages de mérite dans
cette ville si pittoresque : Ammanati
y éleva le « Cortile » de la « Badia dei
Monaci », Montorsoli y sculpta le tom-
beau de Rat. Maffei, Pontormo y pei-
gnit pour la cathédrale une Descente de
Croix.
L’île d’Elbe participa, quoique dans
une faible mesure, aux libéralités de
Cosme Lr. Ayant fait construire par San
Marino la forteresse de Porto-Ferrajo,
ce prince ht placer sur la porte d’entrée
son buste en bronze, un des chefs-
d’œuvre de Ben. Cellini, aujourd’hui
au Musée national de Florence.
Même dans une petite ville de dixiè-
me ordre, telle que Piombino, qui était
alors gouvernée par le prince Jacques V,
on trouve toute une série de palais ou
d’habitations particulières élevés par
l’éminent architecte San Micheli, ainsi
qu’une série non moins imposante de
peintures du Rosso et du Sodoma
(i53q), qui y forma un élève de mé-
rite : Giov. Maria Tucci.
Malgré bien des épreuves, la vaillante
République de Sienne ne cessa, aussi
longtemps qu’elle conserva son indé-
pendance, de manifester par les actes
comme par les proclamations sa sollici-
tude pour tout ce qui touchait à l’art.
Qu’il fut bien inspiré le groupe de
Siennois qui , ayant appris que leur
illustre concitoyen Bal. Peruzzi avait
dû quitter Rome après le sac de 1627,
ât à son service. Leur pétition mérite
L'ECOLE SIENNOISE.
<2 2 1
d’être rapportée : ils se tondent sur ce que Peruzzi avait « un talent rare, prin-
cipalement en matière d’architecture, et qu’on pouvait le considérer comme un
grand dessinateur, unique en Italie, et un peintre tel que, si on réussissait à le
fixer à Sienne, ce serait au plus grand avantage du public et des particuliers,
qu’il formerait beaucoup d’autres maîtres, et donnerait de l’honneur et de la
réputation à la cité parmi toutes les autres ». Le Magistrat fit droit à cette
requête : dès le mois suivant, Pe-
ruzzi était attaché à son service.
A côté du Sodoma, de Pacchia-
rotti, de G. del Pacchia et de Bec-
cafumi, qui rentrent, pour une
partie du moins de leurs travaux,
dans le cadre du présent volume,
nous avons à signaler Lorenzo di
Cristoforo Rustici, le Riccio, Gi-
rolamo Magagni, Bernardino Fun-
gai , Giacomo Marco, élève de
Daniel de Volterre, le peintre-
médailleur Pastorino, enfin le
peintre-graveur Fr. Vanni.
Grâce à l’assimilation com-
plète des principes de la Renais-
sance, plus d’un Siennois put faire
figure au dehors, comme jadis
aux beaux temps des Duccio et
des Simone Martini. A Rome, un
artiste et un amateur, Baldassare
Peruzzi et Claudio Tolomei, le
fondateur de l’Académie vitru-
vienne, représentèrent avec éclat
les études d’architecture, tandis
qu’un de leurs compatriotes, le
sculpteur Michel-Angelo Anselmi, y sculptait le tombeau du pape Adrien VI.
Dans la même ville, ainsi qu’à Florence, Pastorino, qui cumulait la pratique de
la peinture sur verre avec celle de l’art du médailleur, compta pour clients les
souverains pontifes, les ducs de Toscane et une foule de grands personnages.
D’autres villes ont pu s’imposer pour le culte du beau des sacrifices aussi
considérables que Sienne; mais les efforts de l’antique cité de la Vierge ont
quelque chose de particulièrement fécond et pénétrant. Le pavement de Becca-
fumi, au Dôme, et le magnifique ensemble des fresques du Sodoma, au Palais
municipal et dans un si grand nombre d’églises, n’ont leur équivalent nulle
part ailleurs.
Une Matrone noble de Sienne.
(D'après le recueil de Vecellio.)
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
OOO
La République de Lucques, qui, plus heureuse que ses voisines Florence et
Sienne, maintint son autonomie jusqu’au début du xixe siècle, concentra ses
efforts sur la construction du Palais communal. Cet édifice gigantesque, élevé
sur les plans d’Ammanati, ne devait pas coûter moins de ifioooo écus (de 7 à
8 millions, au moins, de notre monnaie), au témoignage de Montaigne, qui
visita Lucques à ce moment. Prenant exemple sur le gouvernement, une série
de particuliers demandèrent à Ammanati des plans pour les palais qu’ils se
proposaient d’édifier : la ville doit en partie à l’habile architecte florentin
le caractère d’ampleur monumental qui la distingue. Les autres fondations
nouvelles sont rares. Quand nous aurons rappelé les fresques d’Aspertini,
à San Frediano, et les statues de Jean Bologne, à la cathédrale, quelques
tableaux d’église du peintre Zacchia le vieux, originaire de Vezzano, dans
la Lunigiana (mort après 1 56 1 ), nous en aurons, ou peu s’en fuit, épuisé
la liste.
Sur les confins de la Toscane et de l’Etat pontifical, Borgo San Sepolcro
donne naissance ou sert d’asile à un essaim de peintres, célèbres du moins chez
leurs contemporains, sinon auprès de la postérité : Leonardo Cungi, Santo di
Tito (1 536-1 6o3) et Durante di Romano Alberti (1 538-1 61 3), qui travail-
lèrent tous trois sous Pie IV à la décoration de sa villa du Vatican; G.-M.
Picchi, Cristofano Gherardi, surnommé Doceno (i5o8-i556), grand impro-
visateur, porté aux nues par son ami Vasari. Les habitants de Borgo savaient
toutefois apprécier à l’occasion le talent des artistes étrangers : une des con-
fréries de la ville le prouva en commandant au Rosso une Descente de Croix.
La raison d’être de l’École ombrienne avait été son attachement à un idéal
religieux, dans lequel il entrait autant de ferveur que d’humilité. Au fur et à
mesure que la religion s’entoura de plus de pompe mondaine, une telle Ecole
devait perdre de sa vogue. Aussi, pendant la dernière période de la Renais-
sance, rencontre-t-on bien encore, à Pérouse et dans les environs, des artistes
habiles, voire éminents, mais isolés les uns des autres, sans la cohésion et la
force que donne l’attachement à une croyance commune. Ce fut du côté des
idées nouvelles que les Ombriens en général et les Pérusins en particulier
cherchèrent désormais le salut. Plusieurs d’entre eux y conquirent la célé-
brité.
Le lecteur a pu voir dans mon précédent volume (p. 232-233) la liste des
architectes , sculpteurs , peintres ou décorateurs qui illustrèrent l’antique
Pérouse, à partir du second quart du xvi° siècle : Galeazzo Alessi, le construc-
teur des palais de Gênes et de Milan, le sculpteur-orfèvre Vincenzo Danti,
l’auteur de la statue de Jules III, exposée devant la cathédrale, puis la queue
de l’Ecole du Pérugin. A ces artistes, dont plusieurs tentèrent la fortune au
dehors, firent pendant les maîtres étrangers qui traversèrent Pérouse : les
sculpteurs Simone Mosca et Montorsoli, le peintre flamand Henri de Malines,
L’OMBRIE.
qui dessina le carton du superbe vitrail de la cathédrale, la Prédication de
saint Bernardin de Sienne (i565).
Assise, l’antique loyer de l’art franciscain, relève la tête au xvie siècle. Une
série de peintres qui ont eu leur heure de célébrité — Adone Doni, Andrea
di Luigi, surnommé l’Ingegno, Eusebio di San Giorgio, et enfin un artiste
indigène, Tiberio d’Assise — se consacrent à l’embellissement de la basilique
Le Christ apparaissant à sainte Catherine (fragment), parle Sodoma.
(Eglise San Domenico à Sienne.)
de Saint-François et des autres sanctuaires, tandis que Vignole, Danti et Gai.
Alessi élèvent l’imposante église de Santa Maria degli Angeli.
Le seigneur de Città di Castello, Aless. Vitelli, fait appel à Cola dell ’ Ama-
trice, à Vasari, à Crist. Gherardi et à Balt. délia Bilia, pour décorer le palais
de ses ancêtres. Un autre amateur de la même ville, Nie. Bufalini, mérite
une mention pour avoir acheté un tableau du Parmesan.
Cività Castellana, si pauvre en monuments, ne figure ici que pour un
ouvrage qui relève de l’art militaire plutôt que des beaux-arts : je veux parler
de sa forteresse, construite sur les plans d’Ant. da San Gallo le vieux dans
les données du style ancien.
Dans le reste de l’Ombrie, et surtout dans les villes qui avaient jeté quelque
224
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
éclat au moyen âge ou pendant la Première Renaissance, les œuvres d’art nou-
velles sont en petit nombre. Spolète n’entre en lice qu’avec quelques peintures
du Spagna ; Foligno qu’avec une chapelle ajoutée à la cathédrale par Ant. da
San Gallo le jeune; Spello s’efface complètement.
Seule Orvieto continue à faire appel aux artistes les plus divers : les sculp-
teurs Simone Mosca et Francesco Mosca, qui y séjournèrent longtemps et y
décorèrent la chapelle des Mages, Raffaele da Montelupo, qui y finit ses
jours, les peintres Nicola dalle Pomarancie, Fed. Zucchero et Henri de Flandre
(de Malines). De temps en temps aussi Antonio da San Gallo le jeune et
Francesco Salviati y faisaient une apparition : on sait que le premier de ces
artistes dota la cité de son fameux puits. Somme toute, comme il est facile
de s’en assurer en consultant l’ouvrage de M. Fiumi ', nous nous trouvons
en présence d’efforts fragmentaires, et non de quelque beau programme d’en-
semble tel que celui que Beccafumi réalisa vers la même époque à la cathé-
drale de Sienne.
I. U Diiomo di Orvieto e i suoi Restauri. Rome, 1891.
Chapiteau sculpté par Stagio Stagi.
(Dôme de Pise.)
SS M dt Catnera.e Scal(ûé\N'S S S N SISTO PA PA V P M Ira eu r/c
:rtx narjfrtntri
mruin7t
Le « Possesso » de Sixte-Quint ( 1 585) . Fac-similé d'une gravure du temps.
CHAPITRE II
ROME ET LES ÉTATS PONTIFICAUX. — AD.RIEN VI ET LA REACTION CONTRE LA
RENAISSANCE. — CLEMENT VII ET LE SAC DE ROME. PAUL III ET LES
FARNÈSE. — LES DERNIERS PAPES HUMANISTES. — SIXTE-QUINT.
uand on met en parallèle Jules II et Léon X, d’un côté,
leur successeur Adrien VI ( 1 522-1 523), de l’autre, on
trouve à satiété, dans l’histoire même, des traits que la
poésie n’eût pu inventer sans manquer à la vraisem-
blance. Quel contraste entre ce lourd et obscur Flamand
et les deux brillants Mécènes italiens! Si Adrien VI
n’avait été qu’un ennemi de la Renaissance, on serait
forcé de compter avec lui ; mais c’était un petit esprit, ce qui est bien autre-
ment impardonnable. L’ambassadeur vénitien Gradenigo raconte qu’il disait
chaque jour ses prières canoniques, qu’il se levait la nuit pour réciter matines
et se relevait à l’aurore pour dire sa messe, qu’il faisait preuve d’une sobriété-
excessive (chacun de ses repas ne lui coûtait même pas un ducat), qu’en toutes
choses il procédait avec une circonspection infinie, enfin qu’il parlait peu et
avait l’humeur solitaire1.
On juge de l’indignation ressentie et manifestée, non seulement par la nuée
de littérateurs et d’artistes groupés autour de Léon X, mais encore par la
population romaine tout entière, habituée à vivre des largesses des souverains
pontifes. Aussi, lorsque Adrien mourut, après un règne de vingt mois, sa dispa-
1. Baschet, la Diplomatie vénitienne au AT 1° siècle, p. 180.
E. Müntz. — III, Italie. La Fin de la Renaissance. 29
226
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
rition provoqua-t-elle une joie universelle ; le lendemain on trouva la porte
de son médecin, Giovanni Autracino, ornée de guirlandes de fleurs, avec cette
inscription : « Le Sénat et le peuple romain au libérateur de la patrie 1 2 ».
Le pontificat du successeur d’Adrien VI, Clément VII de Médicis ( 1 523-
i53q), s’ouvrit sous les auspices les plus riants. En réalité peu de papes ont
fait autant de mal à l’Eglise et à l’Italie. Que
de désastres, sans parler du sac de Rome : la
suprématie de Charles-Quint et de l’Espagne,
la rupture avec l’Angleterre, provoquée par le
refus d’autoriser le divorce de Henri VIII avec
Catherine d’Aragon, et bien d’autres calamités
encore ! On peut hardiment affirmer qu’en tant
que souverain, Clément VII a mérité toute la
haine de ses contemporains, tout le mépris
de la postérité : fourbe , insatiable , faible et
lâche, sachant mener une intrigue jusqu’à
l’avant-dernier acte, mais faisant manquer le
dénouement par son indécision h
Dans les annales de l’art, c’est encore, somme toute, une page glorieuse
que ce pontificat. Bénéficiant de l’effort gigantesque tenté par Léon X et
Jules II, Clément VII s’enorgueillit du concours des derniers représentants de
l’Age d’Or. Une décadence dont les coryphées s’appellent Michel - Ange,
Antonio da San Gallo, Baldassare Peruzzi, pour ne
point parler de Jules Romain, de Sebastiano del
Piombo, de Cellini, a droit à toute notre admiration.
Les archives romaines sont relativement pauvres
en documents sur les travaux d’art entrepris par
Clément VII : il faut ajouter que, par suite d’un
éparpillement excessif, les efforts tentés par ce pape
n’offrent pas l’impression d’une action des plus éner-
giques. Par la distinction de son goût et sa libéralité,
c’était cependant un vrai Médicis : le souverain qui
a attaché son nom à la villa Madame et à la chapelle
de Michel-Ange a sa place marquée à côté des plus clairvoyants et des plus
opiniâtres d’entre les Mécènes du xvL siècle.
1. Sismondi, Histoire des Républiques italiennes au iiioycii apc, t. XV, p. 6l.
2. Les ambassadeurs vénitiens nous montrent en Clément VII un prince prudent et sage,
mais long à se décider. « Il discourt bien, ajoutent-ils; il voit tout, mais il n’a point d’initia-
tive. En matière d’Etat, personne ne peut rien sur lui; il les écoute tous, puis n’en fait qu’a
son sens. Il est juste et il est en Dieu. Il n’a point cet esprit de libéralité particulier à Léon X,
bien que faisant beaucoup d’aumônes. Sa continence est très grande. Il vit économiquement,
il ne veut ni bouffons ni musiciens, et n’est point chasseur. Depuis qu’il est pontife, on ne l’a
vu sortir de Rome que deux fois pour aller à la Magliana. » Paul Jove confirme ce témoignage
Médaille de Clément VII.
Par Bernardi
de Castelbolognese.
Médaille d'Adrien VI.
Par un anonyme italien.
CLEMENT VII.
227
L’héritage d’un Léon X était lourd à recueillir. Il s’agissait tout d’abord de
reprendre tant de travaux restés inachevés : la reconstruction de Saint-Pierre,
la décoration de la salle de Constantin, les tapisseries d’après les cartons de
Raphaël. Or la colonie artiste fixée dans la Ville éternelle donnait dès lors
l’exemple des plus déplorables dissentiments : inimitié entre les élèves de
Raphaël et Sebastiano del Piombo, entre les mêmes et le Rosso, entre le Rosso
et Ant. da San Gallo1, entre Cellini et « tutti quanti ». Il fallut que Clé-
ment MI prodiguât des trésors de patience et réalisât des tours de force de
diplomatie pour accorder tant d’intérêts
rivaux et les frire tourner à la plus
grande gloire du Saint-Siège. Quelle in-
dulgence ne témoigna-t-il pas à Michel-
Ange ! avec quelle sollicitude ne veilla-
t-il pas sur sa santé ! C’était bien encore
un pape selon le cœur de la Renaissance.
L’action de Clément VII fut double :
une partie de ses efforts profitèrent à
Florence , qu’il dota de la chapelle des
Médicis et de la bibliothèque Lauren-
tienne, pour ne rien dire des embellis-
sements entrepris au palais des Médicis
ou de la commande de tant de vases pré-
cieux destinés à la basilique de Saint-
Laurent, chefs-d’œuvre de Valerio Belli
(voy. p. 204).
En tête des architectes de la cour
pontificale figure, depuis les débuts du
pontificat de Clément VI jusqu’à la fin
de celui de Paul III, le Florentin Ant.
da San Gallo le jeune, héritier d’un nom glorieux et d’une longue tradition de
secrets professionnels. La tâche dévolue à ce maître était des plus variées : il
dirigeait simultanément les travaux de la villa Madame et inspectait les fortifi-
cations de l’État pontifical.
Concurremment avec San Gallo, Clément VI employait Michèle San
Micheli, qu’il chargea de visiter et de fortifier les places les plus importantes,
notamment Parme et Plaisance.
Bon nombre de sculpteurs firent figure à Rome pendant ce pontificat. Clé-
ment MI se laissa circonvenir, comme les Médicis de Florence, par Baccio
Bandinelli, à qui il commanda entre autres un Saint Michel et les Sept Pecbc's
Sceau du cardinal J. de Médicis (Clément VII).
Attribué à Lautizio.
(Musée de South Kensington.)
sur la parcimonie de Clément VII : il l’appelle « natura parcissimus » (Vie d’ Hippoh1 te de Médicis,
p. 202, édit, de i5q6).
1. Cellini, Vita, t. I, p. 404.
228
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
capitaux. Bandinelli composa également à cette époque son célèbre carton, le
Martyre de saint Laurent , immortalisé par le burin de Marc-Antoine (gravé
p. 127). Un autre sculpteur florentin, Raph. de Mon-
telupo, exécuta le tombeau de Léon X, à la Minerve,
tandis que Michel -Ange de Sienne achevait celui
d’Adrien VI à Santa Maria dell’ Anima. Montorsoli,
qui avait sculpté quelques rosaces du grand entable-
ment de l’intérieur de Saint-Pierre, fut chargé dans
la suite de restaurer les antiques du Belvédère. Il fit
aussi le buste de Clément VIL L’habile ornemaniste
Mosca travailla longtemps à Rome sous la direction
d’Ant. da San Gallo, notamment à San Giovanni
dei Fiorentini, à Santa Maria délia Pace, où il dé-
cora la chapelle Cesi, etc. Parmi les maîtres attirés à
Rome par les prédécesseurs de Clément VII, il en est
un encore que nous ne saurions passer sous silence :
Giovanni Barile, l’élégant sculpteur en bois et in-
crustateur siennois; cet artiste était occupé en iSeô-
1 52 7 à orner de boiseries la chapelle de Nicolas V
au Vatican.
C'est dans le domaine de la peinture que Clé-
ment MI fut le moins bien secondé. Les élèves de
Raphaël avaient achevé tant bien que mal les fresques
de la salle de Constantin, et plutôt mal que bien les
cartons des tapisseries, les Scènes de la vie du Christ'.
En i52q, le départ de Jules Romain pour Mantoue
priva Rome de son meilleur peintre. Sebastiano del
Piombo, pourvu de la riche prébende de « plomba-
teur » des bulles pontificales, se laissa aller à l’in-
dolence, qui formait le fond de son tempérament.
Comparés à de tels maîtres, les innombrables autres
peintres qui séjournèrent à Rome à cette époque —
les Florentins Perino del Vaga, Fr. Penni, le Rosso,
Bacchiacca, Vasari, peut-être aussi l’Indaco (f iôflq),
qui vécut longtemps dans la Ville éternelle, mais en
paresseux, puis le Parmesan Fr. Mazzuoli, le Vénitien
Andrea (1524-1527), le Flamand Michel Coxcie de
Malines ( 1 532) — ne pouvaient prétendre qu’au troi-
sième ou quatrième rang. De tous les élèves de Ra-
phaël, celui qui sut le mieux se maintenir dans la laveur de Clément VII,
1. Voy. l’étude que j’ai consacrée à ces différents artistes dans YArchivio storico ch'tl’ A rte
de 1888.
Pilastre par S. Mosca.
(Église S. Maria délia Pace
à Rome.)
CLEMENT VIL
229
et qui en était le plus digne, fut le doux et élégant Jean d’Udine. On le
trouve occupé régulièrement, de 1 5 2.4 à 1 534, tantôt à dorer des tableaux,
tantôt à peindre des fanions ou des étendards, travaux peu dignes d’un tel
talent.
L’orfèvrerie romaine, qui s’agitait depuis si longtemps, prit enfin son essor
sous les auspices de Clément VII : les deux colonies rivales, — celle des Mila-
nais, inspirée par Caradosso, celle des Florentins, dont le chef fut Cellini, -
parvinrent, grâce à leur ardente émulation, à s’imposer à l’Europe entière.
L’art du médailleur marcha de pair avec l’orfèvrerie : outre les artistes que
je viens de citer, les Valerio Belli et les Giovanni
Bernardi da Castelbolognese, qui excellèrent éga-
lement dans la gravure sur pierres dures, et
peut-être aussi Fier Maria da Pescia, multi-
plièrent les portraits du pape, des prélats, des
grands seigneurs de la cour romaine.
Aux merveilles de l’orfèvrerie Clément VII
associait parfois celles de la céramique. En
1627, il fit venir de Faenza « una credenza di
terra » du prix de 21 ducats. De même il faisait
alterner les cuirs de Cordoue avec les tapisseries
et les broderies.
Pour la gravure au burin , Baviera d’abord ,
l’élève bien connu de Raphaël, puis Antonio
Lafreri, firent de Rome comme le centre de
la production italienne. Les planches exécutées
pour le compte de Lafreri se chiffrent par
centaines. Ce n’était toutefois qu’un simple
industriel, et Vasari ne se gêne pas pour
signaler la grossièreté des trop nombreuses estampes sorties de son officine.
A Rome, les Mécènes se recrutaient tout d’abord dans le collège des cardi-
naux. C’était une obligation pour chacun de ceux-ci que d’embellir l’église
dont ils étaient les titulaires. Mais combien qui, au lieu de se borner à l’ac-
complissement de ce devoir, s’évertuèrent à se faire construire de superbes
palais, à se frire préparer de somptueux mausolées !
Parmi les membres du sacré collège, les uns, comme le cardinal Innocenzo
Cibo (7 i55o)\ brillaient par leurs richesses ou leur ambition, les autres,
tels que les cardinaux Andrea délia Valle (-J- i53q), Farnèse (plus tard le pape
T. Pour les orfèvres, comme pour les peintres du pontificat de Clément VII, je prends
la liberté de renvoyer le lecteur à l’essai que j’ai publié dans YArcliivio slorico il cil’ A rtc
de 1888.
2. Voyez la récente monographie de M. Staffetti : Il cardinale Innocenzo Cibo. Florence, 1894.
L'Orfèvrerie romaine au xvi” siècle.
Sceau du cardinal de Vieil (f i5c5).
Attribué à Lautizio.
(Musée du Louvre.)
2.3o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Paul III), Passerini, Salviati, del Monte, Cesi, par leur goût pour les anti-
quités ou pour les productions de l’art moderne.
Autour du pape et des membres du sacré collège gravitait une pléiade de
riches prélats, de grands seigneurs, de banquiers ou de commerçants désireux
de se signaler.
Voici d’abord, parmi les amateurs qui avaient été honorés de la confiance de
Léon X et de l’amitié de Ra-
ie dataire Bal. Turini de
Pescia ; il s’est immortalisé en
faisant construire et décorer, par
Jules Romain, sur le Janicule, la
villa qui a depuis changé son
nom contre celui de villa Lante
(habitée aujourd’hui par M. Hel-
big, l’éminent archéologue). Tu-
rini vivait encore en i5qi ; à ce
moment il s’occupait avec zèle
de l’achèvement des tombeaux de
Léon X et de Clément VII '.
Un autre favori de Léon X,
le sympathique comte Bal. Cas-
tiglione, qui continuait de rési-
der à Rome en qualité d’ambas-
sadeur du marquis de Mantouc,
eut souvent l’occasion d’interve-
nir dans les affaires d’art. De
concert avec messire Giov. Mat-
tco Giberti (alors dataire de Clé-
ment VII et plus tard évêque de
Vérone), il s’honorait en proté-
geant Jules Romain.
Le banquier florentin Bindo Altoviti (voy. t. II, p. 217) rivalisa plus d’une
fois en libéralité avec les souverains pontifes. Il occupa les peintres Salviati et
Vasari (celui-ci peignit pour lui une Venus sur le dessin de Michel-Ange)-,
ainsi que les sculpteurs Benedetto da Rovezzano et Jacopo Sansovino, et fit
modeler par Cellini, vers i55o, le buste en bronze qui orne aujourd’hui encore
le palais Altoviti à Rome. Son cabinet d’antiques renfermait des pièces
curieuses, dont le détail nous a été conservé par un antiquaire du temps,
Aldroandi.
Jeune Fille noble de Rome.
(D'après le recueil de Vecellio.)
1. Gave, Carteggio, t. II, p. 227 et suiv. Le tombeau de Turini fut à son tour confié au
ciseau de Pierino da Vinci et de Raffaele da Montelupo.
2. Peintures de ta villa Altoviti à Rome, par Michel-Ange et Vasari. Paris, 1807.
CLEMENT VII.
201
Une autre famille de banquiers, les Chigi, comme désorientée par la brusque
disparition de son chef Agostino, se reposait sur ses lauriers.
Les étrangers s’efforcaient d’éclipser les Romains dans l’embellissement de
la Ville éternelle. C’est ainsi que les Fugger, les célèbres banquiers d’Augs-
bourg, firent exécuter par Jules Romain le tableau d’autel — une Sainte Con-
versation — de leur chapelle de Santa Maria dell’ Anima; ils mirent également
à l’essai le pinceau de Pe-
rino del Vaga.
Par contre, l’ancienne
aristocratie romaine con-
servait et son indifférence
pour les choses de l’esprit
et la rudesse qui la dis-
tingua si longtemps. Un
Orsini le montra bien,
en plein pontificat de
Léon X : dans cette cour
policée entre toutes, il ne
trouva rien de mieux,
pour célébrer la victoire
remportée par François Tr
à Marignan, que d’acheter
un îlot de maisons, de les
remplir de matières ex-
plosibles et d’y mettre le
feu !
Il n’y a décidément que
les parvenus pour faire des
Mécènes! Tandis que les
Orsini et les Colonna, les
Caetani et les Savelli, ne
se signalent que par leur abstention, ce sont les représentants des nouvelles
couches sociales, — des banquiers principalement, — qui prennent en main
les intérêts de l’art.
Quant au peuple romain, il continuait, même sous Clément VII, à se plaire
aux jeux les plus grossiers. C’est ainsi qu’à certains jours de fête on suspendait
un petit porc à une corde fixée au soffite des Saints Apôtres : les assistants
s efforçaient de le saisir, tandis que l’on versait sur eux des seaux d’eau
Le sac de Rome forme un chapitre mémorable dans l’histoire des arts non
frmmpnnhr msirmorctfs tn ma 1 laminta. iüoniwa. 10
^ mpdicatur, ut itnlyO ytitanf, cjnôcîir multos m^/7z tir eus
cyc ci tauent rutila tarn en jn cç msenjotio ajijraret tcmilur
Jioclle inter Sacras ce des - Sanflortirn Si lu cfïri, et laurcty in
Xusino
Une Rue de Rome au xvi° siècle.
Fac-similé de la gravure de Ducerceau.
1. Cancellieri, Storia de’ sole nui Possessi, p. 89.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
moins que dans celle des artistes. A ce double titre, nous ne saurions nous
dispenser d’en retracer ici les péripéties. D’un côté nous trouvons des com-
battants valeureux : Benvenuto Cellini, qui se vantait d’avoir pointé de sa
main la coulevrine dont la décharge tua le connétable de Bourbon; puis le
sculpteur Raf. da Montelupo et le peintre Lorenzo Lotto1, qui servirent avec
lui comme canonniers au fort Saint-Ange ; ou encore l’orfèvre Bernardino dei
Passeri, qui se fit tuer sur la brèche de la Porta San Spirito; de l’autre côté,
des victimes sans nombre. A lire ce long martyrologe, il semble que, plus qu’au-
cune autre classe de la société, les artistes aient servi de cible aux barbares
conquérants de la Ville éternelle. Ne serait-ce pas aussi qu’ils avaient, plus
que tous autres, contribué à rendre plus mondaines encore les pompes de
l’Église ! Plusieurs d’entre eux furent tués, tel le graveur Marco Dente. Une
infinité d’autres furent rançonnés ou maltraités avec tous les raffinements de la
cruauté, tels Perino del Vaga, qui pensa devenir fou de douleur, Marc Antoine,
qui se trouva quasi réduit à la mendicité, le Rosso, qui dut se résigner à porter
des fardeaux, Giulio Clovio, qui endura de telles souffrances qu’il fit vœu
d’entrer en religion s’il échappait à ces nouveaux Pharisiens, ou encore le
peintre Lappoli, qui fut à la fois torturé et dépouillé de tout. Le Parmesan,
surpris en travaillant à la Vision de saint Jérôme, fut d’abord traité avec égards,
mais plus tard les soudards lui enlevèrent tout l’argent qu’il portait sur lui.
Aussi ce fut un sauve-qui-peut général. Vinc. da San Gimignano et son com-
pagnon Schizzone, Maturino et Pol. de Caravage, |. Sansovino, Agostino
Veneziano, Bal. Peruzzi, se réfugièrent, qui à Florence, qui à Sienne, qui à
Mantoue, qui à Venise; ils arrivaient par bandes, dénués de tout, la plupart en
haillons. Un des moins éprouvés fut le Baviera, l’ancien aide et confident de
Raphaël : il vint généreusement au secours de ses confrères et assista entre
autres Perino del Vaga.
Il résulte toutefois jusqu’à l’évidence, des documents conservés dans les
archives romaines, que si cette épreuve cruelle ralentit la production artistique
de la Ville éternelle, les travaux, contrairement à l’opinion commune, ne
reprirent qu’avec plus d’intensité vers i53o. On sera plutôt dans la vérité en
reconnaissant que, par suite d’une loi historique inéluctable, l’art italien suivait
dès lors la pente fatale de la décadence , qu’aux géants des pontificats de
Jules II et de Léon X, les Bramante, les Raphaël, les Léonard de Vinci, avaient
succédé les épigones (Michel-Ange setd restait debout, isolé dans sa farouche
grandeur), que le niveau général du talent avait baissé chez les artistes, comme
le niveau général du goût avait baissé chez les amateurs. Les conjonctures
politiques, impuissantes à provoquer le libre essor du génie, étaient impuis-
santes également à le comprimer.
On est surpris, d’autre part, de voir avec quelle rapidité, après une épreuve
1. Gregorovius, Storia delta città di Roma, t. VIII, p. 746.
LE SAC DE ROME.
aussi cruelle, les finances du Saint-Siège se relevèrent. Dès 1 5 2 8 les achats
de pièces d’orfèvrerie et d’ornements sacrés recommencent, pour se continuer
avec une grande activité jusqu’à la fin du règne de Clément VII. C’est que les
revenus que la Papauté tirait de la ville de Rome étaient insignifiants, com-
parés au tribut qu’elle prélevait sur la chrétienté entière.
A un autre point de vue, le sac de Rome causa des pertes irréparables : de
nombreux ouvrages d’orfèvrerie furent pillés par la horde sauvage des enva-
hisseurs, dans le trésor de
la basilique de Saint-Pierre
et dans ceux d’une foule
d’autres églises (la croix
d’or de Constantin , la
rose donnée à la basilique
par Martin V, la tiare de
Nicolas V, la nef donnée
par Eugène IV, etc., etc.).
Mais plus grave encore
devait être le sacrifice
consommé par les mains
mêmes du souverain pon-
tife : Benvenuto Cellini
nous a raconté comment,
réfugié au château Saint-
Ange, Clément VII dut
se résoudre à faire fondre
les chefs-d’œuvre de l’or-
fèvrerie du XVe siècle, la
tiare d’Eugène IV, ciselée
par Ghiberti, et tant d’au-
tres merveilles.
Le successeur de Clément VII, le cardinal Alexandre Farnèse, appartenait à
une des familles les plus anciennes de l’Italie ; sa magnificence était depuis
longtemps proverbiale. Quoiqu’il comptât soixante -six ans lorsqu’il monta,
en i53q, sur le trône pontifical, il passait pour « tout plein de colère » ; son
âge avancé, affirmait-on, loin de le rendre plus calme, semblait avoir surexcité
cette passion comme pour la mettre au niveau de son autorité et de son pou-
voir. Il avait un esprit osé, se promettait beaucoup, pesait et considérait les
injures qui lui avaient été faites, et avait l’ardent désir de faire grands tous ses
neveux 1 » . . .
A notre point de vue spécial, Paul III manifeste la même curiosité que
Le pape Paul 111. Copie d’après le Titien.
(Musée de Vienne.)
I. Baschet, la Diplomatie vénitienne an XVIe siècle , p. io5.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
234
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Léon X; il recherche tout ce qui est rare : produits naturels et objets manufac-
turés, quadrupèdes et oiseaux de chasse; comble de faveurs les virtuoses de
toute nature : musiciens et improvisateurs. Michel-Ange, peu porté, comme
on sait, à la bienveillance, lui a rendu ce témoignage éloquent dans sa lettre
du 21 décembre iôqq : « J’ai éprouvé un très grand déplaisir et un non
moindre dommage de la mort du pape. Il m’avait fait beaucoup de bien et j’en
attendais encore davantage. Il a plu ainsi à Dieu : résignons-nous ! Sa mort
a été belle et en pleine connaissance jusqu’à sa dernière parole. Que Dieu ait
pitié de son âme 1 2 ! »
Paul III apporta certainement dans ses entreprises plus de méthode, peut-être
même plus d’ardeur que Clément MI J ; mais la décadence avait marché à pas
de géant depuis cette date climatérique qui s’appelle le sac de Rome ! Le fais-
ceau si laborieusement formé par Léon X et Jules II était rompu et il n’était
au pouvoir de personne de le reconstituer. Aussi, quoique la grande ombre de
Michel-Ange continue à planer sur ce pontificat, quoique la présence du
Titien, qui séjourna dans la Ville éternelle en ibqS-iSqO, lui ait donné un
regain de gloire, ces quinze années sont plutôt marquées par une masse
d’efforts secondaires, des plus honorables, que par des œuvres hors ligne.
Ah! si Paul III avait fixé auprès de lui le Titien, ou Paul Véronèse !
Seuls ces maîtres de la couleur eussent pu galvaniser les débris de l’Ecole
romaine et, qui sait, provoquer une nouvelle floraison. Peut-être aussi ces
joyeux Vénitiens, transplantés sur un sol étranger, au milieu d’une popula-
tion plus froide et plus cérémonieuse, eussent-ils rapidement perdu leur belle
humeur, maintenue sans cesse en éveil par leur contact avec l’éblouissante
civilisation vénitienne.
Peu de papes ont autant fait que Paul III pour l’embellissement ou la sécurité
de Rome. C’est tout d’abord la construction d’une enceinte fortifiée, commen-
çant au château Saint-Ange, fermant la cité Léonine au nord-ouest, contour-
nant le Vatican et aboutissant au Tibre, près de la porte San Spirito. Ce travail,
dirigé par Antonio da San Gallo, absorba des sommes énormes. L’établissement
de la « via Paolo », près des « Banchi », dégagea l’un des quartiers les plus
populeux de Rome. Si les travaux entrepris au Vatican, pour considérables
1 . Pasquin a reproché à Paul III son avarice ; en réalité, peu de papes ont été plus libéraux
ou plus charitables que lui (Bertolotti, Speserie segrete e puVbliche di papa Paolo III, p. 6. Modéne,
RîpcS). — Aucun souverain pontife ne se fit pourtraire aussi souvent que Paul III : Michel-
Ange, le Titien, Benv. Cellini, Girolamo da Cotignola, Al. Cesati, Marcello Mantovano et
une infinité d’autres maîtres lurent invités à reproduire cette physionomie si caractéristique,
où l’astuce se mêle à l’emportement.
2. Partout se faisait sentir le besoin d’organiser et de codifier, symptômes si fâcheux pour
l’indépendance de l’art. La Congrégation des Virtuoses du Panthéon, fondée en iSqâ, réunit
en un même faisceau les artistes, depuis les architectes jusqu’aux batteurs d’or, les amateurs,
les mathématiciens, les géomètres, etc. (Statuto délia insigne artistica Congrega{ioitc dé Virtuosi
al Panthéon. Rome, i83g. — C.-L. Visconti, stilla Istutigione délia insigne artistica Congrega^ione
pontificia dei Virtuosi al Panthéon. Rome, 1869.)
PAUL III ET LES FARNESE.
235
qu’ils fussent (la « Sala regia », la chapelle Pauline, etc.), n’ajoutèrent que
peu à la physionomie de Rome monumentale , si ceux de la nouvelle basi-
lique de Saint-Pierre n’avancèrent qu’avec lenteur, par contre la reconstruction
du Capitole et l’installation, sur la place de ce nom, de la statue équestre de
Marc-Aurèle ( 1 538), puis l’établissement d’un corridor reliant le Capitole au
palais de Saint-Marc, enfin l’achèvement du palais Farnèse, pour ne point
parler des innombrables églises, palais ou villas, élevés sous les auspices de
Paul III (Santa Caterina
de’ Funari, les palais Caf-
farelli et Spada , la villa
Médicis, etc., etc.), frap-
pèrent vivement les con-
temporains.
En tête des architectes,
aussi bien qu’en tète des
sculpteurs et des peintres,
brillait Michel-Ange. Ses
émules s’appelaient Anto-
nio da San Gallo, Antonio
Abbaco, Vignole, Serlio,
Baronino de Casale, Ga-
leazzo Alessi; autour d’eux
une infinité d’autres maî-
tres distingués, dont je
ferai connaître les noms
dans la suite de mes Arts
à la Cour des Papes.
Les sculpteurs attachés
au service de Paul III
avaient presque tous pour
patrie la Toscane : c’étaient
Lorenzetto, Bandinelli, Ammanati, Raffaele da Montelupo, Pierino da Vinci,
Giovanni Antonio Dosio de San Gemignano, Nanni di Baccio Bigio, Simone
Mosca, Montorsoli, les Zacchia, etc., etc. La Lombardie ne comptait que de
rares représentants, parmi lesquels Guglielmo délia Porta, qui fut désigné
pour sculpter le mausolée du pape. Primatice, de son côté, fit une apparition
à Rome vers iSqo.
La colonie de peintres fixée à Rome rappelait les plus beaux temps du pon-
tificat de Léon X : outre Michel-Ange et le Titien, on y trouvait tour à tour
ou ensemble les héritiers de Raphaël, Jean d’Udine et Pcrino del Vaga, son
élève Luzio, un des rares Romains qui se soient signalés dans la culture des
arts, et les meilleurs maîtres de l’École florentine, Salviati, Bronzino, sans
Le pape Paul III. Buste colossal attribué à Michel-Ange.
(Musée de Naples.)
2.36
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
omettre le médiocre Vasari ; puis Daniel de Volterra, l’habile imitateur de
Michel-Ange; Boccacino de Crémone, qui décora une des chapelles de Santa
Maria Traspontina; Girolamo da Cotignola. Giulio Clovio et Vincent Ray-
mond, originaire de Lodève, dans le Languedoc, illustraient les manuscrits de
la Bibliothèque pontificale; Pastorino de Sienne peignit les vitraux du Vatican.
Les « arti minori » ne comptaient pas moins de représentants éminents. A
côté de Benvenuto Cellini, qui paya d’ailleurs cher les premières marques de
faveur reçues de Paul III, à côté de Leone Leoni, Alessandro Cesati, surnommé
« il Greco », excellait à la fois dans la gravure en médailles et dans la gravure
en pierres dures. Ce fut également comme médailleur que se signalèrent
Giovanni Giacomo Bonzagni de Parme, Salvestro et Pietro Paolo Galeotto de
Rome. Valerio Belli de Vicence sculpta pour le pape une croix et deux chan-
deliers en cristal de roche, sur lesquels il figura des scènes de la Passion. Quant
à l’horloger Cherubino, il avait acquis dans sa spécialité une supériorité telle,
que Cellini lui-même fut forcé de la reconnaître.
La Bibliothèque du Vatican se ressentit, elle aussi, de l’ardeur féconde de
Paul III, qui se créa les titres les plus sérieux en faisant transcrire par une
nuée de copistes les manuscrits les plus précieux, en commençant de nouveaux
catalogues, en ramenant d’Avignon à Rome une partie de l’ancienne Biblio-
thèque pontificale h
L’œuvre entreprise par Paul III, dans les dimensions monumentales qu’on a
vues, fut complétée par sa famille. Jamais népotisme ne profita davantage à la
cause de l’art. Si le fils de Paul III, le fameux Pier Luigi Farnese (i5o3-i5q7),
se consacra spécialement à son duché de Parme, deux des fils de Pier Luigi, les
cardinaux Alessandro (i5'20-i58g) et Ranuccio (i53o-i565), marquèrent leur
trace en traits ineffaçables dans les annales de la Ville éternelle. Les bâtisseurs
du palais Farnèse, des jardins Farnèse et de la villa de Caprarole font bonne
figure même à côté des plus illustres Mécènes de la Renaissance.
Parmi les artistes fixés à Rome, le cardinal Alexandre favorisait à la fois
Michel-Ange, qui dessina pour lui la fameuse corniche de son palais. Antonio
da San Gallo et Vignole. Salviati, Daniel de Volterra, les Zuccheri ornèrent de
peintures ses palais et villas ; Giulio Clovio enlumina ses manuscrits; Valerio
Belli et Giovanni da Castelbolognese, pour lequel il avait tant d’amitié qu’il
ne traversa jamais Faenza sans loger chez lui, convertirent pour lui les cristaux
de roche et autres pierres dures en sculptures élégantes.
Mais les efforts du cardinal Alexandre Farnèse ne furent pas limités aux pro-
ductions de l’art contemporain : il réunit dans son palais de Rome les plus
importantes des antiques découvertes à ce moment, notamment Y Hercule, la
Flore , le Taureau, qui ont conservé son nom, même après être devenus, par
1. Voy. la Bibliothèque du Valium au XVr siècle. Paris, Leroux, 1886.
PAUL III ET LES FARNÈSE.
287
suite de 1 extinction des Farnèse, la propriété des Bourbons de Naples. Long-
temps encore après la mort de Paul III, le cardinal Alexandre Farnèse
s’assura l’estime et le respect de tous, grâce à la dignité de son caractère, grâce
à sa passion pour les belles choses.
Un archéologue érudit, un collectionneur ardent, qui entra vers i55^ au
service des cardinaux Alexandre et Ranuce Farnèse, le Romain Fulvio Orsini 1
(1529-1600), les seconda dans ces entreprises, organisa et classa leur biblio-
Le Palais Farnèse à Rome.
thèque et leur musée, en même temps qti’il réunit pour son compte per-
sonnel une bibliothèque et un cabinet qu’il légua, sauf quelques exceptions, la
première à la Vaticane, le second au cardinal Od. Farnèse. Son cabinet com-
prenait plus de 400 pierres gravées, 1 1 3 peintures ou dessins de Raphaël, de
Michel Ange, du Titien, de Sebastiano del Piombo, de Durer, de Léonard
de Vinci, de Jean Bellin, de Giorgione ; 56 bustes ou bas-reliefs, 70 médailles
dor, environ 1900 médailles d’argent, plus de 5oo médailles de bronze, et
en outre une intéressante série de portraits contemporains.
Dans le Sacré Collège, il n’y eut guère de prélat qui ne se fit remarquer,
1. La vie et 1 œuvre d Orsini ont fourni à M. de Nolhae la matière d’une attachante mono-
graphie : la Bibliothèque de Fulvio Orsini. Paris, 1887. — Voy. aussi les Mélanges de l’École de
Kowe de 1884 et la Galette des Beaux-Arts de 1884 (t. I, p. 427 et suiv.).
238
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
non seulement par son taste, mais encore par son goût pour l’art. Les cardi-
naux Andrea délia Valle (J- 1 534) et Rodolfo Pio da Carpi (-J- 1564) réunirent
une collection d’antiques d’une grande richesse, de même que le cardinal
E. Cesi ( 1 487- 1 53 7) ; le cardinal Ricci de Montepulciano (-{- 1674) jeta les
fondements de la villa Médicis.
Parmi les cardinaux étrangers fixés dans la Ville éternelle, plus d’un rivalisa
de magnificence avec ses collègues italiens. Si l’Anglais Reginald Pôle (i5oo-
1 558) , plus occupé de devoirs religieux que de distractions profanes, se con-
tenta de commander à Sebastiano del Piombo le beau portrait conquis de
nos jours par la galerie de l’Ermitage, notre compatriote Jean du Bellay
( 1 492-1 56o) se piqua tout ensemble d’organiser les fêtes les plus brillantes, —
cette Sciomachie de 1649, à laquelle Rabelais fit l’honneur de la décrire dans un
volume spécial, — et de réunir dans son palais des Saints-Apôtres, ainsi que
dans sa villa du Quirinal, une collection d’antiques qui compta au nombre des
plus considérables de Rome. Son neveu Joachim du Bellay fit plus encore
pour les ruines augustes au milieu desquelles il vivait : il les chanta dans
le Premier Livre des Antiquités de Rome (l558), où perce une mélancolie si
touchante.
Parmi les amateurs laïques, Jeanne d’Aragon (J- 1577), la belle-sœur de
Vittoria Colonna, se signala en faisant élever pour les jésuites l’église Saut’
Andrea.
Citons encore un jeune gentilhomme romain, Tommaso dei Cavalieri, que
Michel-Ange honora d’une vive amitié et pour qui il dessina, entre autres,
Y Enlèvement de Ganymède , le Supplice de Tition (de Prométhée ?), la Chute de
Phacton, une Bacchanale d’Enfants et une série de têtes. Cavalieri, qui s’était
familiarisé avec la pratique de l’architecture, dirigea, après la mort de son
maître, la construction des palais du Capitole. Il avait réuni un certain nombre
d’antiques, dont on trouvera la liste dans le catalogue d’Aldroandi.
Quelle était, à cette époque, la physionomie de Rome ? O11 peut affirmer
que la Ville éternelle n’offrait, à aucun degré, la maussaderie qui l’a distinguée
depuis. Partout, sur les façades, des peintures, des bas-reliefs, des incrustations
de marbres antiques; partout la vie, le mouvement et la couleur; partout, en
un mot, le triomphe de la Renaissance, que le Concile de Trente n’a pas encore
étouffée. Vers la fin du siècle seulement le spectacle change '.
1 . Montaigne nous montre les avenues « quasi partout, pour la plus part incultes et stériles,
soit par le défaut du terroir, ou, ce que je trouve plus vraisamblable, que cette ville n’a guiere
de maneuvres et homes qui vivent du travail de leurs mains. — C’est une ville toute cour et
toute noblesse : chacun prant sa part de 1 ’oisilveté ecclésiastique. Il n’est nulle rue marchande,
ou moins qu’en une petite ville ; ce ne sont que palais et jardins. Il ne se voit nulle Rue de la
Harpe ou de Saint-Denis ; il me samble tousiours estre dans la Rue de Seine ou sur le Cai des
Augustins à Paris. La ville ne change guiere de forme pour un jour ouvrier ou jour de
LES DERNIERS PAPES DU XVIe SIECLE.
2.89
Constatons, avant d’entrer dans le détail des travaux entrepris par les der-
niers papes de la Renaissance, que l’histoire de l’art à Rome, à partir du règne
de Paul III, est encore tonte à faire. Les documents cependant, et des docu-
Coffret avec cristaux de roclie
gravés par Giov. Bernardi de Castelbolognese pour les Farnèse. (Musée de Naples.)
ments d’une calligraphie irréprochable, ne tout pas détau t : ils abondent dans
les Archives d’Etat du Campo Marzo. J’en ai commencé le dépouillement il y
teste. Tout le Caresme il se faict des stations; il n’y a pas moins de presse un jour ouvrier
qu’un autre. Ce ne sont en ce temps que coches, prélats et dames. » (Voyage, édit.
d’Ancona, p. 284-285.)
240
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
a quelque vingt ans; mais, débordé par la période antérieure, j’ai dû m’en
remettre à de plus jeunes du soin d’analyser et de publier ce fonds richissime.
Le successeur de Paul III, Jules III ( 1 55o- 1 555) , doit l’immortalité à la villa
si élégante et si voluptueuse qu’il fit élever par Vignole, Vasari et Ammanati,
en dehors de la Porte du Peuple, sur la via Fla-
minia. Ce pontife était un rare mélange d’indo-
lence et d’emportement, de faiblesse et d’aspira-
tions généreuses. Le même homme qui baisa sur
le front l’impudent Arétin s’honora par cette belle
déclaration : qu’il ôterait volontiers aux années
qui lui restaient à vivre pour ajouter à celles de
Michel- Ange.
Les événements les plus marquants de ce pon-
tificat sont : la construction, par Vignole, de l’ora-
toire de Saint-André, en dehors de la porte du
Peuple, l’arrangement des jardins Farnèse, sous
la direction du même architecte , la fondation de la grandiose villa par
laquelle le cardinal Hippolyte d’Este (iSoç-ifipe) a perpétué son souvenir
à Tivoli.
Avec Paul III et Jules III disparurent les derniers représentants véritable-
ment convaincus de la Renaissance sur le trône pontifical, les dignes héritiers
des traditions d’un Sixte IV et d’un Léon X.
Désormais un autre rôle que celui de Mécènes
s’imposait aux chefs de l’Église. Plusieurs d’entre
eux purent bien encore ambitionner le titre de
bâtisseurs, mais c’en était Dit irrévocablement de
l’amour fécond, de la distinction et de l’indé-
pendance, de la flamme, en un mot, qui avaient
valu à Rome les immortelles créations de Bra-
mante, de Michel-Ange et de Raphaël, le nou-
,, , „ veau Saint-Pierre, le tombeau de Iules II, les
D’après une médaille anonyme. Iresques de la Sixtine et des Stances. En dehors
de la villa du pape Jules III, dernier reflet du
noble épicurisme qui avait marqué l’Age d’Or, les constructions nouvelles
ont toutes un air furieusement utilitaire. Pouvait -on attendre autre chose
d’esprits aussi positifs qu’un Pie V, un Grégoire XII L un Sixte-Quint !
Marcel II ( 1 555) n’eut pas le temps de donner sa mesure pendant un ponti-
ficat qui ne dura que vingt-deux jours. Qu’il nous suffise de rappeler quelles
brillantes espérances il avait fait concevoir alors qu’il ne s’appelait encore que le
cardinal Marcel Cervin : unissant la pureté des mœurs et la dignité du caractère
Jules 111.
D’après la médaille de Cavino.
LES DERNIERS PAPES DU XVP SIECLE.
241
à l’étendue des connaissances, il s’était intéressé à la fondation de l’Académie
vitruvienne, avait formé une série de médailles qui fut l’origine du médaillier
du Vatican, et avait chargé Antonio da San Gallo de tracer les plans de sa villa
du Monte Amiata.
' 1 'X
Cependant l’horizon s’assombrissait de plus en plus ; les partisans de la
Renaissance tremblèrent avec raison lorsqu’ils virent monter sur le trône ponti-
fical le fougueux président de l’Inquisition romaine, le vieillard fanatique et
implacable qui, après avoir rendu tristement fameux le nom de Caraffa, donna
un retentissement plus fâcheux encore à celui de Paul IV (1 555-1 55g). C’était,
d’après l’ambassadeur vénitien Navagero, une nature bilieuse et sèche; mon-
trant une solennité et une grandeur incroyables
dans toutes ses actions, et qui semblait vraiment
né pour dominer. Sa santé était des plus robustes;
lorsqu’il marchait, à peine s’il touchait le sol : son
aspect était tout nerfs ; dans ses yeux et dans tous
les mouvements de son corps, il montrait une
vigueur hors de proportion avec son âge1.
Paul IV comptait soixante-dix-neuf ans lorsqu’il
ceignit la triple tiare. Mais l’âge n’avait rien en-
levé à son impétuosité, et il se signala par une
série d’actes de vigueur auxquels il ne manquait
que l’esprit de suite. Haïssant Charles-Quint, et
à titre d’Italien et â titre de souverain pontife, il alla jusqu’à invoquer contre
t
r v. >
['■
>
Paul IV.
D’après une médaille anonyme.
son ennemi, lui le chef de la Chrétienté, le secours du sultan Soliman ! Il
ne montra pas moins d’incohérence dans son attitude vis-à-vis de ses neveux :
après avoir subi tous leurs caprices, il les traita avec la dernière rigueur lors-
qu’il découvrit leurs forfaits.
En matière d’art, le rôle de Paul IV fut purement négatif. Son premier acte,
le jour même de son élévation, fut d’enlever à Michel-Ange les revenus de son
office de la Romagne2 3. Fidèle à ces prémisses, il déclara dans la suite qu’il
valait mieux fortifier Rome que terminer les peintures de la salle des Rois ". Il
fit jeter bas, dans la salle des Palefreniers, les Apôtres peints en grisaille par
Raphaël, et donna l’ordre de voiler les nudités du jugement dernier de la cha-
pelle Sixtine.
Avec Pie IV ( 1 55g- 1 565), la Renaissance relève la tète. Non content d’agran-
dir l’enceinte de la cité Léonine, d’élever les portes Angélique et Pie, et de
1. Baschet, la Diplomatie vénitienne au .Y 17° siècle, p. 189.
2. Le Lettere di Michel- Angelo, p. 609. — Il supprima également une partie des sommes
affectées aux travaux de Saint-Pierre (Vasari, t. VII, p. 2Ô7).
3. Vasari, Vie de Daniel de Volterra.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
3i
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
doter celle du Peuple d’une façade monumentale, ce pape chargea Michel-
Ange de transformer les thermes de Dioclétien en un sanctuaire chrétien,
l’église de « Santa Maria degli Angeli ». Au Vatican, il fit construire, en i56o,
sous la direction de Pirro Ligorio, le célèbre casin connu sous le nom de villa
Pia, et reprendre, en 1 56 1 , la décoration de la salle des Rois. Il poursuivit
également les travaux du Capitole. A Milan, il chargea
Leone Leoni d’ériger dans la cathédrale, d’après le
croquis de Michel-Ange, le tombeau de son frère, le
marquis de Marignan. Vasari reproche à Pie IV d’avoir
méconnu un de ses tableaux, parce qu’il l’avait vu sous
un faux jour, et de le lui avoir laissé pour compte. La
postérité, plus impartiale, fera au contraire au pape un
mérite de son discernement. Refuser un Vasari, c’était
donner une preuve de goût.
Si le neveu de Pie IV, le cardinal Charles Borro-
mée, n’édifia la cour de Rome que par sa piété (c’est
à Milan qu’il faut chercher les manifestations de son activité), un autre
membre du sacré collège, le cardinal Ferdinand de Médicis, revêtu de la
pourpre en 1 563, s’assura une place prépondérante parmi les Mécènes comme
parmi les collectionneurs d’antiques. L’embellissement de sa villa du Pincio
(aujourd’hui l’Académie de France) et ses efforts ardents pour y réunir un
musée sans rival lui ont valu la gratitude de la postérité. On sait que la mort
de son frère François le décida à déposer la pourpre
cardinalice pour monter sur le trône de Florence.
/ff' V V- \
<«■ ■ i • ;&
Pie IV.
D'après la médaille
de G. -A. Rossi de Milan.
î .ÎV • ‘'V- ■/ Ci
t P . Ci
\V,. /O:;.', H
Saint Pie V.
D’après la médaille
de G.-A. Rossi de Milan.
Pie V (Michel Ghislieri ; 1 566 - 1072), que l’Église
a rangé, comme Charles Borromée, au nombre des
saints, reprit l’œuvre de Paul IV. Sévère pour lui-même
comme pour les autres, vivant en ascète, et défendant
l’orthodoxie avec une rigueur implacable, il exerça de
près et de loin une action immense, revendiquant les
droits, quinze fois séculaires, de l’Église, et armant la
Chrétienté contre les Turcs.
Quelle place pouvait-il y avoir pour les jouissances désintéressées du beau au
milieu d’une propagande si ardente! L’entrée triomphale de Marc -Antoine
Colonna ( 1 5 y 1 ), un des vainqueurs de Lépante, rappela seule aux Romains les
splendeurs du temps jadis. Comme constructions nouvelles, nous n’avons
guère à enregistrer que l’église du Gesù, commencée par Vignole en 1 568 et
continuée par Giacomo délia Porta. Quant à l’attitude prise par Pie V vis-à-vis
de l’antiquité classique, nous l’avons caractérisée ci-dessus (p. 42) : le lecteur
se rappelle que ce pape crut de son devoir de disperser le Musée du Belvédère,
comme entaché de paganisme !
LES DERNIERS PAPES DU XVIe SIECLE.
243
Le Bolonais Grégoire XIII Buoncompagni (1572-1 585), grand légiste et
administrateur énergique, doit sa notoriété à la réforme du calendrier, à la
propagande entreprise en Orient , enfin à la revendication , en faveur de
l’Eglise, d’une foule de domaines occupés par des particuliers, mesure qui pro-
voqua, à titre de représailles, une recrudescence du banditisme. Dans les choses
de l’art, ce pontife a marqué sa trace par quelques fondations intéressantes
plutôt qu’importantes : la construction de l’église Santa Maria in Vallicelliana
(i5p5), celle du Collège Romain, sur les plans d’Ammanati ( 1 5~<S), celle de
la salle des Cartes géographiques au Vatican, décorée par Girolamo Muziano
de Brescia ( 1 58 1 ), celle du palais du Quirinal. La Ville éternelle s’enrichit en
outre d’une série de villas : Montalto sur l’Esquilin, Mattéi sur le Cœlius,
et de plusieurs fontaines monumentales, parmi lesquelles celle des « Tarta-
rughe » (Tortues), sculptée par le Florentin Taddeo
Landini ( 1 585), n’a cessé de jouir d’une véritable ^ , >•
popularité.
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V
V
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G
Grégoire XIII
D’après la médaille
de G. -A. Rossi de Milan
La décadence du goût et la disparition des grands
artistes rendaient de plus en plus ardue la tâche des
Mécènes. Il ne fallut rien moins que le génie et
l’ardeur de Sixte-Quint ( 1 585-1 Sço) pour ressusciter
la tradition des grands bâtisseurs de la Renaissance.
De même que son homonyme Sixte IV, il réussit,
pendant un pontificat relativement court, à opérer
une nouvelle transformation de la Ville éternelle1.
Quelques mots d’abord sur l’homme et le souverain, sur « le plus redoubté
pape pour la justice en toute l’Italie qui fut jamais » (Brantôme). Sixte était,
au dire de l’ambassadeur vénitien Gritti, de taille médiocre et fort brun ; il
avait la vue tellement sûre, qu’à peine entré au consistoire, d’un seul coup d’œil
jeté rapidement et sous les lunettes, il savait distinguer ceux qui s’y trouvaient
et observer ceux qui y manquaient. Sa nature était des plus robustes, et il en
accroissait la vigueur en s’abstenant de toutes irrégularités ou d’aliments peu
sains. Il était d’un naturel emporté et sanguin ; aussi arrivait-il souvent, par des
mouvements soudains, à toutes les hauteurs de l’indignation ; il faut ajouter
qu il s’apaisait et s’adoucissait aisément. Sa mémoire était des plus faciles, à ce
point qu’il ne lisait ou n’entendait aucune chose qu’il 11e la retînt fort aisément.
Devant l’œuvre entreprise et réalisée par Sixte-Quint, les épithètes manque-
raient de force : recourons aux chiffres, ils auront plus d’éloquence. De 1 585 à
1. Bibl. : Bordini, de Reluis pneclarc gestis a Sixte V. Pon. Max. Rome, 1 .588 . (Gravures
extrêmement médiocres.) — Fontana, det Modo temito nel trasportare l’oMisco Vaticano.... Rome,
1.289. — Rocca, de Sixti Ædificiis. Rome, 1719. — Fea, Miscellanca JHologica, critica e antiqua-
r,a> 2' série. Rome, 1 836 (p. 2 et suiv.). — Ranke, Geschichte der Pàpste. — Dumesnil, Histoire
de Sixte-Quint. Paris, 1869. — Hübner, Sixte-Quint . 1870. — Stevenson, Topogrufia e Monti-
mcnli di Roma nette Pitture a fresco di Sisto V delta Bibliotcca vaticana. Rome, 1887.
244
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
i 58q, les constructions seules absorbèrent la somme énorme de 1 002 2_p écus,
1 5 bol. et demi, soit plus de cinquante millions1. Le pape s’occupait tout
ensemble d’achever la coupole de Saint-Pierre, sous la direction d’Ammanati,
de Giacomo délia Porta et de Domenico Fontana, de compléter le palais du
Vatican et d’y faire établir
une nouvelle bibliothèque,
plus vaste et plus magni-
fique que celle de Sixte IV,
enfin d’ériger l’obélisque
devant la basilique du
prince des Apôtres. Au
Latran, il élevait un palais
grandiose, imité du palais
Farnèse; au Quirinal, il
poursuivait le palais com-
mencé par Grégoire XIII ;
près de la Piazza Termini,
il érigeait une fontaine
monumentale, déparée par
la malencontreuse statue
du Moïse de Prospero da
Brescia ; il restaurait en
même temps les aqueducs,
bâtissait l’église San Giro-
lamo degli Schiavoni et
tentait de transformer en
une ville le pèlerinage de
Lorette.
O11 ne saurait nier que
le pontificat de Sixte -
Quint , comme d’ailleurs
celui de Grégoire XIII, ne
„ , 0 corresponde à une certaine
Statue de Sixte-Quint à Lorette. r
Par Ant. Caicagni (1539). détente vis-à-vis des der-
niers vestiges de la Renais-
sance. L’Église avait étouffé l’hérésie en Italie, l’avait circonscrite en France
et dans les Pays-Bas; d’autre part, devant la résistance de l’Angleterre, de la
Scandinavie et d’une partie de l’Allemagne, force lui était de prendre son parti
d’une rupture désormais complète. Elle put donc se relâcher du rigorisme qui
avait signalé les règnes d’un Paul IV et d’un Pie V. L’installation de la
1. Bertolotti, Artisli svi^cri in Roina, p. 1 3- 1 4 .
LES DERNIERS PAPES DU XVIe SIECLE.
245
Bibliothèque Vaticane dans un édifice nouveau, la restauration des colonnes
Antonine et Trajane, confisquées en quelque sorte au profit du culte chrétien
par l’installation, à leur sommet, des statues de saint Pierre et de saint
Paul, celle des Dioscures sur le Quirinal, l’érection ou le déplacement de
quatre obélisques, prouvent dans quelle mesure Sixte-Quint appréciait les
idées de gloire qui s’incarnaient dans les monuments antiques. Mais aussi
que de ruines amoncelées pendant ces quelques années ! La destruction du
Fontaine de la place « délia Rocca » à Viterbe (attribuée à Vignole).
Septizonium de Septime Sévère a jeté sur la mémoire de Sixte-Quint une
tache ineffaçable.
Après Sixte-Quint, l’Église a compté plus d’un pape ami des arts : Clé-
ment VIII Aldobrandini, Paul V Borghèsc, Urbain VIII Barberini, Alexan-
dre A II Chigi, ont continué avec ardeur la tradition de magnificence que leur
avait léguée la Renaissance. Mais d’autres courants s’étaient établis; tout en
continuant à s’inspirer de l’antiquité, le xvne siècle suivait une évolution dis-
tincte, dans laquelle la noblesse, la pondération, la pureté, n’entraient plus que
pour une faible part; la Renaissance, en un mot, avait fini son rôle. Au moment
de clore 1 histoire de cette grande évolution dans la Ville éternelle, sachons
nous souvenir de tant d’éclatants services rendus à une cause sacrée par les
souverains pontifes, depuis Martin V jusqu’à Sixte-Quint, des encouragements
qu ils ont prodigués aux littérateurs, aux savants et aux artistes, des monu-
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
246
ments impérissables qu’ils ont élevés, enfin de ce qu’ils ont lait pour donner à
la Renaissance son caractère international, universel et catholique, dans la vraie
acception du terme.
Autour de Rome, la ceignant comme d’une couronne, s’étend cette incom-
parable série de lieux de délices, qui comprend les villas des Farnèse à Capra-
role, des cardinaux d’Este à Tivoli, des Aldobrandini à Frascati, du cardinal
Gambaro (-{- 1 5 8 7) à Bagnaja, près de Viterbe.
11 n’y eut guère de ville des États pontificaux qui ne s’enorgueillit, à ce
moment, soit d’avoir donné le jour, soit d’avoir offert l’hospitalité à quelque
artiste célèbre; mais le moyen de rappeler tant de titres! Ce serait s’enga-
ger dans une énumération qui risquerait d’être des plus fastidieuses. Quand
j’aurai mentionné les travaux exécutés à Ostie par Bald. Peruzzi et Cesare da
Sesto, à Nepi par Antonio da San Gallo et Salviati, à Bracciano par Tad. Zuc-
chero, à Viterbe par Sebastiano del Piombo, à Narni par Livio Agresti da Forli,
je n’aurai tracé qu’une esquisse bien imparfaite de l’activité qui régnait par-
tout. D’ordinaire, toutefois, les travaux de fortification l’emportent, pendant
cette dernière période, sur les travaux d’embellissement. J’ajouterai que ces
ouvrages ont la plupart pour auteur un artiste supérieur, Antonio da San
Gallo le jeune. Un seul ensemble véritablement imposant prend naissance :
la cité de Castro, édifiée, — on serait tenté de dire improvisée, — par Pier
Luigi Farnese, le fils du pape Paul III. Malheureusement Castro tut ruinée
plus rapidement encore : en 1649 le pape Innocent X la fit détruire de fond
en comble.
Ange jouant du luth (fragment), par le Rosso.
(Musée des Offices.)
Les Dieux de l'Olympe (iragment), par Jules Romain.
(Salle des Géants, au palais du Té, à Mantoue.)
CHAPITRE III
LE ROYAUME DE NAPLES. — LE DUCHÉ ü’URBIN. — BOLOGNE ET LA ROMAGNE.
— LES DUCHÉS DE FERRARE ET DE MANTOUE.
i, à Milan, la domination étrangère n’entrava en aucune
façon l’essor de l’art, à Naples, elle se traduisit par les
accidents les plus fâcheux : l’indifférence de la noblesse1,
jointe au manque de goût du clergé, qui était richissime,
y empêchèrent la Renaissance de porter ses ruits. Pen-
dant toute cette période, le vent souffla plutôt du côté
de la musique que du côté des arts plastiques : on sait
quel talent les Napolitains y révélèrent dès lors.
Parmi les quinze ou vingt vice-rois qui gouvernèrent Naples pendant les
règnes de Charles-Quint et de Philippe II, — Moncade, Pierre de Tolède et
son fils le duc d’Albe, le cardinal de Granvelle, le duc d’Ossuna, etc., etc.,
- Pierre de Tolède (vice-roi de 1 53o à 1 553) a seul laissé quelque trace dans
1 art. Ce « très grand homme d’estat, d’affaires, de conduicte, très sage et très
I. Vasari affirme que les gentilshommes napolitains étaient si peu amateurs de bonnes pein-
tures, que Polydore de Caravage manqua mourir de faim chez eux ; ils estimaient plus, ajoute-
t-il, un cheval qu’un peintre.
248
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
advisé, gouverna Naples très sagement, et la décora de ceste belle estrade
(rue) de Tollède et des beaux bastiments que l’on y void pour aujourd’huy »
(Brantôme). L’enceinte de Naples fut considérablement agrandie, les rues
assainies, la « Porta Capuana » ornée de marbres à l’occasion de l’entrée de
Charles-Quint ( 1 535). Pouzzoles, que Pierre de Tolède dota d’une rue, d’un
palais, de fontaines, de bains, ne doit pas moins à ce gouvernement dur et
sévère, mais réparateur.
Le bis de Pierre de Tolède, don Garcia, bt orner ses jardins de Chiaia d’une
statue sculptée par Pierino da Vinci et d’une autre sculptée par Stoldo di Gino
Lorenzi.
Si, parmi les d’Avalos, marquis del Vast et de Pescaire, Fernand, le
Vittoria Colonna jeune.
D’après une médaille anonyme.
Vittoria Colonna âgée.
D'après une médaille anonyme.
grand capitaine, n’a pas eu le loisir de laisser quelque œuvre monumen-
tale, et si sa veuve Vittoria Colonna (1490-1547) se consacra exclusivement
aux exercices de piété d’une part, à la poésie de l’autre (elle ne vit en
Michel- Ange que le penseur, non le poète), leur neveu Alphonse (i5c>2-
I bqO), général habile comme son oncle, et gouverneur de Milan pour le
compte de l’empereur, comprit mieux les devoirs que lui imposait sa position.
II attira à Naples le Fattore, orna son palais d’ischia d’un Sacrifice à’ Abraham,
dû au pinceau d’André del Sarte, cultiva l’amitié de Michel-Ange, qui lui bt
don de son carton du Noli me tangere, commanda au Titien de nombreux
portraits, parmi lesquels le sien et celui de sa femme (aujourd’hui au Louvre),
et chargea Leone Leoni, qu’il nomma graveur des coins de la Monnaie de
Milan, de modeler sa médaille. Ce fut à lui aussi que Serlio dédia le IVe livre
de son Traite d’architecture. Marie d’Aragon, la veuve d’Alphonse, se montra
plus soucieuse que Vittoria Colonna d’éterniser le souvenir de son époux par
une effigie monumentale : elle conha ce soin à Leone Leoni; mais celui-ci tra-
vailla longtemps sans parvenir, ce semble, à mener à fin l’ouvrage'.
Deci delà surgissait quelque amateur de condition plus modeste : tel ce
marchand florentin nommé Tommaso Carnbi, grand collectionneur d’anti-
1. Plon, Leone Leoni, p. 1 5- 1 S, 2Ô-3i.
NAPLES ET LA SICILE.
2-10
quités et de peintures, qui se fit le protecteur de Girolamo Marchesi de
Cotignola
Les artistes de talent ne manquaient pas dans le Napolitain. Plusieurs d’entre
eux étaient originaires du royaume : tels l’architecte Pirro Ligorio, les sculp-
teurs Girolamo da Santa Croce, Giangiacomo, qui travailla avec Girolamo au
tombeau du cardinal Ximenès, Giovanni Merliano da Nola, Luca Lancia, qui
reçut les leçons de Jac. Sanso-
vino, le peintre Marco Calavrese,
son élève Gio. Filippo Crescione
et le beau-père de ce dernier,
Leonardo Castellani. A ces maî-
tres vinrent se joindre plusieurs
étrangers célèbres : Polydore de
Caravage, qui chercha fortune à
Naples après le sac de Rome; le
Fattore, qui y travailla pour le
marquis d’Avalos; l’élève du Fat-
tore, Leonardo, surnommé « il
Fattore », qui, mieux partagé que
son maître, sut captiver la faveur
de ses hôtes; l’Espagnol Pietro
délia Plata ou da Prato, l’auteur
de la statue de Gai. Carracciolo,
à San Giovanni a Carbonaro. En
1 53 2 , Cellini ht également un
court séjour dans ce pays en-
chanteur et reçut du vice-roi un
accueil flatteur. Un peu plus tard,
un fervent imitateur de Michel-
Ange , le sculpteur Fra Giov.
Maria Montorsoli, vint sculpter
pour le tombeau de Sannazar, à
Santa Maria del Parto, les statues d 'Apollon et de Minerve (sous les traits de
David et de Judith). En i5q5, le couvent de Monte Oliveto ht appel à Vasari,
à Raffaello del Colle et à Stefano Veltroni pour peindre son réfectoire.
Nous avons encore à mentionner la présence à Naples de Marco de Sienne,
élève de Daniel de Volterra. Un graveur d’un certain mérite, l’anonyme
connu sous le nom de Maître à la Chausse-Trape, semble avoir aussi habité
Naples en 1 538 2. Enfin, en iôqS-iôqù, le peintre flamand Jean de Calcar,
1 imitateur du Titien, vint s’établir dans la même ville, où il mourut.
1. Vasari, t. V, p. 184.
2. Passavant, le Peintre-graveur , t. VI, p. 161.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. .U
line Baronne napolitaine.
D'après le recueil de Vecellio.
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
200
En résumé, quelques églises et quelques palais, et un assez grand nombre de
tombeaux, voilà la part contributive de Naples pendant la dernière période
de la Renaissance. Cette cité, effacée pendant si longtemps, ne prit sa
revanche qu’au xvii® siècle : on sait avec quelle énergie et quel éclat l’École
de peinture représentée par Ribera et Salvator Rosa traduisit la tougue du
caractère napolitain, en y mêlant je ne sais quel reflet de la fierté espagnole.
En dehors des monuments de Naples et de Sulmona (t. II, p. 255-256), il
y a lieu de rappeler ici le mausolée de Pierre de Médicis, dont l’abbaye du
Mont-Cassin s’enrichit, par les soins du pape Clément VII et du duc Cosme Ier
de Médicis. Francesco da San Gallo et Antonio Solosmeo , tels furent les
éditeurs responsables de cette œuvre médiocre, qui coûta des sommes énormes
(3ooo florins), et qui, commencée en 1 53 1 , ne fut achevée qu’en 1 55ç 1 .
La Sicile, quit ormait un gouvernement distinct de celui de Naples, s’enor-
gueillit d’une floraison plus homogène et plus brillante. Ses vice-rois se signa-
lèrent à la fois par leur faste et leur bienfaisance. Garcia de Tolède fit con-
struire à Païenne le môle et la rue principale, qui a conservé son nom, à
Messine un arsenal, à Malte une torteresse, à Agosta deux châteaux. Marc-
Antoine agrandit l’Université de Catane et orna Païenne de belles portes;
mais, tandis que l’on élevait beaucoup d’églises, aussi somptueuses que de
mauvais goût, les routes devenaient impraticables et les ports ne pouvaient
plus servir \
Païenne doit ses principaux embellissements à une dynastie de sculpteurs,
qui, de Lombards étaient devenus Siciliens, les Gagini; par contre, d’autres
Siciliens, des sculpteurs également, Angelo Ciciliano, Jacopo del Duca et Lodo-
vico del Duca, firent, vers la même époque, fortune sur le continent. C’est
au dehors également, principalement à Rome et à Bologne, que marqua un
peintre et architecte de valeur, originaire de Païenne, Tonnnaso Laureti, l’élève
de Sebastiano del Piombo.
Messine offrit l’hospitalité à l’un des meilleurs élèves de Raphaël, le peintre
Polydore de Caravage, qui y fut assassiné en i5q3 par son élève Tonno, ainsi
qu’au sculpteur Andrea Calamech de Ferrare. Mais ce fut surtout à un Toscan,
Fra Giov. Angelo de Montorsoli, que cette ville est redevable des monuments
qui lui donnent aujourd’hui encore son cachet : la fontaine de la place de la
cathédrale ( 1 547-1 55i) et celle du port (i55p), décorée de la statue colossale
de Neptune cuire Chctrybde el Scyllci.
En revenant sur la terre ferme et en suivant les côtes de 1 Adriatique, confor-
1. Gave, Carteggio, t. II, p. 356-358. — Caravita, I Codici e le Arli a Monte Cassino, t. III,
p. 80-1 17.
2. Cantù, Histoire des Italiens, t. IX, p. 104-105.
URBIN ET LES DELLA ROVERE.
251
mément à l’itinéraire que nous avons adopté, nous sommes forcé de remonter
jusqu’aux Marches pour découvrir quelque création monumentale.
A Macerata, résidence du légat des Marches, Montaigne, qui visita cette
ville en 1 58o- 1 58 1 , constate la rareté des beaux édifices, mais s’extasie devant
« un palais de pierre de taille, tout taillé par le dehors en pouinte de diamans
carrée, corne le palais du cardinal d’Este à Ferrare; forme de constructure,
ajoute-t-il, plesante à la veue ». A l’entrée de la ville se dressait une porte
neuve, avec l’inscription : Porta Buoncompagni (Grégoire XIII), en lettres
d’or, en souvenir des routes que ce pape
avait redressées.
Ascoli n’offre au visiteur que sa cathé-
drale, construite par Cola dell’ Amatrice, et
un tableau du Titien , une Vision de saint
François, peinte pour l’église San Francesco.
A Lorette, le mouvement inauguré par
les travaux de Sixte IV se poursuit active-
ment pour aboutir aux grandioses tentatives
de Sixte -Quint. Une nuée de sculpteurs
agiles ■ — Tribolo, Simone Mosca, Raf. da
Montelupo, Fr. da San Gallo, Girol. de Fer-
rare, Simone Cioli, llanieri da Pietrasanta,
Franc, del Tadda, — achèvent la décoration
de la maison sainte. C’est à Lorette égale-
ment que Lorenzo Lotto, l’éminent peintre
vénitien, se retire et meurt.
Ancône montre avec orgueil les peintures
du Titien dans l’église San Domenico, et celles de Lorenzo Lotto, qui sillonna
à plusieurs reprises les Marches dans les églises de San Francesco et de Santa
Maria délia Piazza. Sa citadelle s’abrite également sous un nom célèbre, celui
d’Antonio da San Gallo le jeune.
Pendant la période comprise entre la mort du duc Frédéric de Montefeltro
(1482) et le retour au pouvoir du duc François-Marie délia Rovere ( 1 52 2), les
souverains d’Urbin 1 ne jouent plus qu’un rôle effacé : laissant les plus glorieux
de leurs sujets, Bramante et Raphaël, chercher fortune au dehors, ils con-
centrent leur sollicitude sur la société d’élite dont le Courtisan de Castiglione a
formulé les aspirations. Des épreuves de toutes sortes, l’expulsion de Guido-
baldo par César Borgia, celle de François-Marie II par Léon X, expliquent
une si longue abstention.
Pendant la dernière partie de son règne, François-Marie II (i5o8-i538) tenta
1. Bibl. : T. I, p. 128; t. II, p. 261. — I Arkoli, Passeggiata nclla cilla di Urbiiw. Urbin,
1846. — Gherardi, Guida di Urlnno. Urbin, 1875.
Fernand François II d’Avalos (f 1571),
vice-roi de Sicile.
D’après les « Imagines » de Zenoi (i5&)).
202
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de rétablir cette haute culture des lettres et des arts à laquelle son minuscule
duché avait dû, pendant un temps, une célébrité européenne'. Il s’efforça de
faire oublier par sa libéralité sa pusillanimité ou son impéritie comme généra-
lissime des armées vénitiennes et des armées pontificales. Gendre de la mar-
quise Isabelle d’Este, il entra par son intermédiaire en relations avec le
Titien, qui peignit en 1 53 7 son portrait et celui de sa emme (au Musée des
Offices), et qui composa pour lui la fameuse Vénus d’Urbin (au même Musée)1 2 3.
Le fils et successeur de
François-Marie, Guidobal-
do II (né en i5iq; régna
de 1 538 à 1 574), se si-
gnala pendant longtemps
par sa bonne administra-
tion non moins que par
son goût pour les jouis-
sances de l’esprit. Faisant
appel aux instincts belli-
queux des Urbinates, il
mit son armée sur un
pied respectable, en mê-
me temps qu’il s’assurait
l’affection de ses sujets par
la modicité des impôts.
Vers la fin de sa vie ,
il ternit malheureusement
sa réputation par ses dé-
bauches, ainsi que par ses
cruautés L
La femme de Guidobaldo, Vittoria Farnese, sa hile Lavinia, chantée par le
Tasse, sa belle-fille Lucrezia d’Este, le secondaient dans le culte des lettres et
des arts. En 1 5 7 G , Lucrezia obtint de son frère Alphonse, duc de Ferrare,
qu’il lui envoyât le Tasse : le poète récita devant la cour son Aminta , qui fut
1. Ou ne s’explique pas comment l’historien des ducs d’Urbin affirme que ce règne fut nul
pour l’art (Ugolini, Storia dci Conti c Ducln d’Urbino , t. II, p. 263. Florence, i85ç)).
2. Un historien d’art viennois, Thausing, a essayé de montrer que la Jeune Fille à la pelisse,
la Vénus d’Urbin et la Belle du Titien représentent la duchesse Eléonore d’Urbin à trois époques
différentes. Mais Springer a combattu cette hypothèse étrange et établi que les trois peintures
appartiennent, ou peu s’en faut, à la même période ( Bilder ans der ncueren Kuntsgescbichte,
t. II, p. 374).
3. Le Musée des Offices expose, sous le nom de Tad. Zucchero, un prétendu portrait de
Guidobaldo II (photographié par MM. Alinari), qui date en réalité du xvtic siècle, et qui n’a
aucune ressemblance avec le duc d’Urbin.
URBIN ET LES DELLA ROVERE.
253
joué à Urbin l’année suivante par les seigneurs de l’entourage de Guidobaldo.
Pendant ce règne, Urbin donna le jour ou offrit un asile à une pléiade
d hommes célèbres dans les sciences, les lettres, les arts : le mathématicien
Federico Commandino (i5ot)-i5cp), le polygraphe Polidoro Virgili (y 1 555),
désigné par le roi Henri VIII pour écrire l’histoire d’Angleterre ([53g), et
d autres encore. Guidobaldo entretenait en outre des relations assidues avec
les littérateurs du dehors, surtout avec l’Arétin, qu’il emmena deux fois avec
lui à Rome, et avec An-
nibal Caro. Aussi, comme
au temps du duc Frédéric,
la cour d’Urbin fut -elle
le rendez-vous des beaux
esprits. Lors du mariage
de Lavinia avec le mar-
quis del Vasto , on ne
compta pas moins de
douze poétesses présentes
à la fête.
La protection accordée
à deux poètes illustres,
Bernardo Tasso et Tor-
quato Tasso, jeta plus d’é-
clat encore sur le règne de
Guidobaldo. En 1 556, ce
prince appela auprès de
lui Bernardo, qui menait
une existence misérable à
Ravenne, et, de longues
années durant, tantôt à
Urbin, tantôt à Pesaro, le combla de bienfaits et de prévenances. Il voulut que
le jeune I orquato, le futur chantre de la Jérusalem délivrée , fût élevé avec son
fils François-Marie, qui ne cessa dans la suite de témoigner un attachement
inaltérable à son ancien condisciple.
La colonie d’artistes fixée à Urbin comprenait, outre les survivants de la
génération employée par François-Marie, tels que les Genga, plusieurs archi-
tectes de mérite : G. -B. Clarici, Lod. Carducci, Lattanzio Venturi ; des ingé-
nieurs militaires célèbres au loin, Jac. Fusti Castrioti (né à Urbin en i5io) et
Ir. Pacciotti (né à Urbin en 1 55 1 , mort dans la même ville en i5gi), Bald.
Lanci; puis le modeleur Federico Brandani (f 1 5 7 5 ) , l’auteur de l’élégante
Croche conservée dans l’église San Giuseppe, et plusieurs autres sculpteurs,
paimi lesquels Marcello Sparzo. La peinture était représentée par un chet
d Lcole, Federico Baroccio.
HISTOIRE DE L’ART RENDANT LA RENAISSANCE.
254
Dans le domaine de l’architecture, il restait peu à faire : les Montefeltro
avaient remué tant de pierres ! Aussi Girolamo Genga dut-il se contenter
d’élever, à côté du jardin ducal, la galerie de la cour, et de décorer de sculp-
tures une autre cour. Plus tard, Bartolommeo Genga ajouta le corps de bâti-
ment qui avoisine l’église Saint-Dominique.
La sculpture est redevable à Guidobaldo de plusieurs commandes impor-
tantes. Ce prince mit une insistance qui l’honore à obtenir de Michel-Ange
l’achèvement du tombeau de son grand-oncle le pape Jules II, tandis qu’il
chargeait Bart. Ammanati de sculpter le tombeau de son père François, pour
l’église Santa Chiara.
De même que son père, Guidobaldo eut recours au pinceau du Titien, qui
peignit son portrait. Lors d’un des voyages du
grand peintre vénitien, il le reconduisit d’Urbin
à Pesaro et lui donna une escorte pour le con-
duire de là à Rome. Lin autre peintre célèbre,
originaire du duché, Taddeo Zucchero, fut em-
ployé par le duc, soit dans sa capitale, soit à
Pesaro , tandis que le Vénitien Battista Franco
décorait la grande chapelle de la cathédrale et
que le Florentin Bronzino exécutait, lui aussi, son
portrait, ainsi qu’une « cassa d’arpicordo piena
di figure ». Guidobaldo protégea également le
célèbre miniaturiste Giulio Clovio, qui enlumina
à son intention le Paradis de Dante'.
Si la ville d’Urbin est aujourd’hui veuve des trésors accumulés par les délia
Rovere, Florence, qui en a hérité au moment de l’extinction de cette dynastie,
expose avec orgueil les peintures du Titien, pour ne point parler de la Lcd a,
sculptée en marbre par Ammanati d’après l’esquisse de Michel-Ange.
Pendant le règne de Guidobaldo, comme pendant celui de François-Marie II,
une industrie longtemps réputée des plus humbles jeta un grand éclat sur le
petit duché : les potiers d’Urbin, de Pesaro, de Gubbio et de Castel Durante
eurent la joie de voir leurs produits rivaliser, sur la table des grands, avec la
vaisselle d’argent et d’or. Ne pouvant plus conquérir de tableaux de Rafiaello
Santi, Urbin se consola en défrayant l’Italie et l’Europe de plats signés par un
homonyme et un parent du grand peintre, Rafiaello Ciarla. Guidobaldo
encouragea de toutes ses forces l’industrie naissante. Non content d’acquérir
de nombreux cartons d’artistes éminents, afin de la pourvoir de modèles, il
appela près de lui les peintres Rafiaello del Colle et Battista Franco, en leur
donnant pour mission de travailler pour les potiers. A Taddeo Zucchero il
]. Ces miniatures, qui font partie de la Bibliothèque Vaticane, viennent d’être reproduites
par M. Cozza Luzzi (// Paradiso Dantcsco mi quadri miniati c mi bojgetti di Giulio Clovio, piibbli-
cati sugli origiuali délia Biblioteca Vaticana. Rome, 1893).
URBIN ET LES DELLA ROVERE.
2.55
demanda les dessins d’une « credenza », avec l’ Histoire de Jules César , qu’il
destinait au roi d’Espagne. La célèbre collection de vases offerte par François-
Marie Il à la pharmacie du sanctuaire de Lorette témoigne également de la
libéralité et de l’ardeur
des princes d’Urbin.
Si les Montefeltro
n’avaient laissé que peu
à bâtir à Urbin, leurs
héritiers, les délia Ro-
vere , se dédomma-
gèrent en concentrant
leurs efforts sur une
cité voisine, Pesaro ; ils
y firent restaurer par
Gir. Genga la cour du
palais et orner le petit
parc d’un bel édicule
imitant une ruine. Ils
chargèrent le même ar-
tiste d’y bâtir l’église de
Saint-Jean-Baptiste, que
Vasari compare, sans
hésiter, aux plus cé-
lèbres sanctuaires de la
Ville éternelle.
Mais ce fut surtout
l’enrichissement de la
villa de Monte Impé-
riale, dans les environs
de Pesaro, qui passion-
na les souverains du
duché d’Urbin. Guido-
baldo y fit restaurer,
Vase de l'atelier d'Urbin. (Ancienne collection Spitzer.)
par Gir. Genga, le vieux palais et construire à côté un nouveau, beaucoup
plus magnifique, que les peintres Bronzino, Raffaello dcl Colle, Francesco
Menzocchi, Camillo Mantovano, furent appelés à décorer. Un instant les Dosso
de Ferrare prirent part aux travaux ; mais leurs productions parurent tellement
pitoyables à Guidobaldo, qu’il donna l’ordre de les effacer.
L ardeur des ducs Francesco Maria et Guidobaldo profita à toute la région.
Le Monte Baroccio s’enrichit du couvent des « Zoccolanti » et Sinigaglia de
2.56
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE
l’église Sainte-Marie-des-Grâces, ainsi que de l’évêché, tous construits sous la
direction de Gir. Genga.
Une autre ville des environs d’Urbin, Sant’Angelo in Vado, doit sa célébrité
à deux peintres aujourd’hui fort dédaignés, les Zuccheri, qui y virent le jour,
l’un en 1 52g, l’autre en 1642 ou i5q3.
Gubbio enfin se présente devant nous avec quelques peintures exécutées par
des imitateurs du Pérugin ou de Raphaël, Timoteo délia Vite, Adone Doni et
Sinibaldo Ibi. Ce n’est guère.
La Romagne, pendant la dernière période de la Renaissance, retombe dans
son indifférence, pour 11e pas dire sa somnolence.
Le contingent de Forli 1 2 se borne à un certain nombre de peintres et de
peintures. Son concitoyen Marco Palmezzano, qui y prolongea sa carrière
jusque vers 1 53 7, a pour continuateurs ses compatriotes, Livio Agresti et
Franc. Menzocchi (1 5o2— 1 5y 1 ). Cette ville donne en outre le jour à Fran-
cesco Marcolini (voy. p. 91), qui, fixé à Venise, ne se contenta pas d’éditer
de si beaux volumes, mais s’essaya en outre dans l’architecture, et peut-être
dans la gravure. De temps en temps un étranger y Lisait son apparition : tels
sont Timoteo A’iti, Rondinclli, Girolamo Genga.
Rimini avait épuisé sa vitalité avec le xv° siècle. Le Cicérone n’y trouve pas
un monument à signaler pour le siècle suivant.
Césène élève, sur les dessins de Franc. Masini, la jolie petite fontaine repro-
duite ci-contre.
Raven ne s’efface; nous n’avons guère de nom saillant à ajouter à ceux que
nous avons cités pour la période précédente.
Faenza est relativement mieux partagée. Les historiens locaux ont recueilli
les noms de vingt-six peintres nés dans cette ville pendant le xvi° siècle1,
le me hâte de rassurer le lecteur et de lui affirmer que je n’ai pas l’intention
de les lui présenter l’un après l’autre. Dans le nombre, deux ou trois à peine
méritent d’être mis en lumière : Marco Marchetti ou Marco de Faenza
(y 1 588) , qui orna de grotesques maint palais de Rome et de Florence;
Luca Scaletti (mort, ce semble, avant i555), qui suivit la bannière de Jules
Romain; ou encore G. -B. Armenini , plus connu par son Traité de’ veri
Precetti délia Pittura ( 1 5P>y) que par ses peintures. Malgré cette fécondité, la
ville fit parfois appel à des étrangers : par exemple à Girolamo Pennacchi
de Trévise (d’Udine), qui orna en 1 533 d’un retable l’église « Telle Com-
mende ».
La fabrication des faïences compta, pendant un temps encore, d’habiles
artistes et une nombreuse clientèle à Faenza.
1. Bibl. : Calzini et Mazzatinti, Guida di Forli. Forli, 1893. — Calzini, Francesco Menzocchi.
Forli, 1894.
2. Valgimigli, âci Pittori c ch'gli Artisti faenlini de’ secoli XV c XVI. Faenza, 1871.
BOLOGNE ET L’EMILIE.
207
Dans l’Emilie, Bologne, si longtemps indécise, commence à se ressaisir, en
attendant qu’elle impose, avec les Carrache, son goût — un goût discutable —
au reste de l’Italie et même à l’Europe.
L’architecture — et nous avons là un indice précieux pour l’essor de l’École
La Fontaine de Césene, par Fr. Masini.
bolonaise — s’affirme grâce à des maîtres de la valeur d’Andrea Marchesi de
Formigine, de Serlio, de Vignole et de Pellegrino Tibaldi, qui tous trois
quittèrent le pinceau pour prendre en main le compas et l’équerre, enfin de
Francesco Terribilia.
Dans ce domaine, l’affaire capitale, c’est l’achèvement de la façade de San
Petronio1, travail pour lequel les Bolonais invoquent tour à tour le secours de
i- \oy. A. Gatti, la Fabbrica cli S. Petronio. Bologne, 1889.
E. Alüntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 33
258 HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Bald. Peruzzi, de Jules Romain, de Palladio. La décoration du couvent de San
Michèle in Bosco forme également un important épisode de l’histoire de l’art
à Bologne. La construction de nombreux palais ajoute à l’aspect monumental
de la ville. Aussi Montaigne, lorsqu’il visita Bologne, vers la fin du siècle, se
plut-il à célébrer ses rues « tout enrichies de beaus et larges portiques, et d’un
fort grand nombre de beaus palais ».
Pour la sculpture, Bologne n’a qu’un petit groupe d’artistes indigènes à
opposer à la pléiade d’étrangers qui tentèrent la fortune dans cette cité riche
et hospitalière : le plus intéressant d’entre eux fut une femme, Properzia
de’ Rossi. Rappelons aussi l’habile graveur en pierres dures, né dans les
environs, Giovanni da Castelbolognese. Quant aux maîtres venus du dehors,
ils s’appelaient Alt. Lombardi, Tribolo, Montorsoli, Jac. Sansovino, Zaccaria
Zacchia de Volterra et Giovanni Zacchia, Jean Bologne. On sait quelles pages
monumentales ces hôtes laissèrent dans la capitale de l’Emilie. Tribolo y
sculpta les deux Sibylles de la porte de San Petronio et le tombeau de Bart.
Barbazzi ; Montorsoli, le maître-autel de l’église des Servîtes (i56i); Jean Bo-
logne, la célèbre fontaine de Neptune; Lombardi enfin, de nombreuses statues
ou bas-reliefs, dont nous donnons la liste dans la notice consacrée à ce maître.
A ne s’attacher qu’à la masse des peintures qui prennent naissance pendant
cette période, on croirait à une extrême vitalité ; mais, outre que la presque
totalité de ces productions s’élève à peine au-dessus du médiocre, une bonne
moitié d’entre elles a pour auteurs des étrangers : le Parmesan, Girolamo Mar-
chesi de Cotignola, Innocenzo d’Imola, Girolamo Pennacchi de Trévise ou
d’Udine, les Florentins Bugiardini, Vasari et llustici, qui y peint une Conversion
de saint Paul, et jusqu’au Sicilien Tommaso Laureti de Païenne, y travaillèrent
côte à côte avec les descendants de Francia, avec les Aspertini, Pell. Tibaldi,
Bagnacavallo, Prospéra Fontana, Biagio Pupini, le Primatice et son élève
Lorenzo Sabbatani, les Passerolli, Orazio Sammacchia, sans parler de Tommaso
Vincidore, cet élève de Raphaël, qui devint peintre et sculpteur de Charles-
Quint. Seul le Florentin Salviati ne trouva que peu d’accueil à Bologne et dut
renoncer à s’y fixer.
Des fêtes, auxquelles l’art eut une grande part, jetèrent un éclat excep-
tionnel sur Bologne. Après avoir servi de théâtre, au début du xvP siècle, à
l’entrevue de Léon X avec François F’1', la cité vit se dérouler dans ses murs
plusieurs solennités encore plus magnifiques : le couronnement de Charles-
Quint (22 février i53o), le premier couronnement d’empereur qui se fit en
dehors de Rome et le dernier auquel intervint un pape, puis la nouvelle
entrevue de Charles-Quint et de Clément VII en 1 532
Dans les environs de Bologne, à Mincrbio, Vignole a laissé une de ses meil-
leures créations, le palais Isolani.
1. Voy. Giordani, delta Ventila in Bologna del soiinno ponte fi ce- Clemente Vil. Bologne, 1842.
PARME ET LE CORREGE.
2.5q
A Parme , l’événement
capital est l’apparition du
Cortège, qui y exécuta,
entre 1 5 18 et i53o, les
fresques du couvent de
Saint-Paul, celles de l’église
Saint- Jean -l’Évangéliste et
celles de la cathédrale. Le
souvenir de cet enchanteur
évoque celui de sa protec-
A Modène, peu d’artistes et peu d’œuvres de marque. Le plus brillant des
fils de cette cité, Niccolo dell’Abbate, chercha fortune au loin : on sait que le
château de Fontainebleau lui doit une partie de ses peintures. A côté d’An-
tonio Begarelli, qui, jusqu’à
sa mort (i565), peupla de
statues et de bas-reliefs les
églises de sa ville natale,
Bartolommeo Clementi ou
Spani a laissé à Modène
quelques sculptures : telles
les statues à' Hercule et de
Lepidus , au palais ducal.
Quant aux peintures exé-
cutées à cette époque, elles
ont presque toutes pour au-
teurs les Dossi de Ferrure,
paysagistes habiles , mais
peintres d’histoire des plus
inégaux.
Reggio continue de tirer
quelque lustre des travaux
d’une dynastie de sculpteurs
habiles , les Clementi ou
Spani.
trice, donna Giovanna, l’ab-
besse du riche couvent de
La Fontaine de Neptune, par Jean Bologne.
Saint-Paul. Pille d un patricien de Plaisance, cette femme remarquable s’en-
tendait aussi bien à brandir la crosse qu’à manier l’éventail; elle joignait les
élégances et les grâces d’une reine à un absolutisme parfait. La vivacité de
son esprit, a-t-on dit, et sa générosité naturelle lui faisaient pardonner ses
allures un peu cavalières et son esprit dominateur. Nature aussi impérieuse
2ÔO
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
qu’ardente, elle résista de longues années aux prétentions du Saint-Siège et
mourut de douleur en 1024, un mois après que le pape Clément VII eut fait
clore son couvent Le programme qu’elle imposa au Corrège, — l’illustration
des hauts faits de Diane, — montre bien l’indépendance d’esprit de l’abbesse
de Saint-Paul.
L’action du Corrège 11e fut pas limitée à l’exécution de ces chefs-d’œuvre :
son exemple suscita un essaim d’imitateurs, entre lesquels Franc. Mazzola, sur-
nommé le Parmesan — « il Parmegianino », — devint à son tour un chef
d’École.
Quelques autres artistes célèbres
virent le jour à Parme : Enea Vico, à
la fois habile graveur au burin et sa-
vant archéologue, Jacopo et Lodovico
Marenilla, qui excellaient dans la gra-
vure en pierres dures, les Bonzagni,
graveurs en médailles.
Plaisance doit son illustration aux
Farnèse. Quoique Pier Luigi1 2 3, le fon-
dateur de la dynastie (né vers 1490,
créé duc de Parme et de Plaisance en
1045, assassiné en 1 547), se soit sur-
tout signalé par ses débauches et ses
crimes, l’exemple de son père, le pape
Paul III, lui imposait dans une certaine
mesure l’encouragement de l’art et des
artistes. Nous le voyons commander
son portrait au Titien (1540) et un casque de parade à Leone Leoni; charger
Salviati de composer les cartons d’une Histoire d’Alexandre le Grand, destinée
à être traduite en tapisserie dans les Flandres; confier différentes peintures à
Girolamo da Sermoneta, pour ne point parler des constructions qu’il fit élever
dans le voisinage de Rome (voy. p. 246).
Le fils et l’héritier de Pier Luigi, Ottavio (né vers ifiao, mort en 1 585), eut
un règne moins agité, mais aussi plus terne que son père. Il fit édifier le palais
ducal de Plaisance sur les plans de Vignole, commanda des peintures à un
certain Miruolo et chargea le Siennois Pastorino de graver les coins de sa
monnaie ( 1 5 5 2 — 1 55q) ". Son mariage avec Marguerite d’Autriche, la fille natu-
relle de Charlcs-Quint et la veuve du duc Alexandre de Medicis ( 1 538), valut
1. Mme Mignaty, te Corrège. Paris, 1881.
2. Bibl. : AfFo, Vita tli Pier Luigi Farnese. Milan, 1821. — LT. Rossi, le Raccolte archcologiche
dei Faniesi. Côme, 1886.
3. Milancsi, Sulla Slorici clclV A rte toscana, p. 187-188.
Le duc Octave Farnèse.
D’après les « Imagines » de Zenoi (Venise, 1569).
PLAISANCE ET LES FARNÈSE.
261
à ce prince la possession de l’inestimable série de gemmes antiques réunie par
les Médicis du xve siècle. Marguerite résida d’ailleurs plus souvent dans les
Pays-Bas qu’en Italie, de même que son fils Alessandro Farnese (iSqü-iôqa),
le grand capitaine.
Un seul artiste de quelque notoriété vit le jour à Plaisance pendant cette
période : le peintre -sculpteur Giulio Mazzoni , qui suivit la bannière de
Daniel de Volterra. Comme travaux exécutés en dehors de l’intervention
des Farnèse, nous avons à citer les fresques de Pordenone (-j- i53q), à la
« Madonna délia Campagna ».
Le souverain de Ferrare , le duc Al-
phonse Ier d’Este, l’époux de Lucrèce Bor-
gia (régna de ! 5o5 à i 53q), est pour nous
une vieille connaissance. On a pu voir dans
notre précédent volume (p. 274-275) la
définition de son rôle et l’énumération de
ses entreprises ou fondations. Plus impor-
tante encore est la seconde partie de son
règne, celle qui commence à la mort de son
ennemi, le pape Léon X. Nature vindica-
tive, Alphonse utilisa plus d’une fois Part
pour satisfaire ses rancunes. De même qu’il
avait fait fondre un canon, « la Julia », avec
les débris de la statue du pape Jules II, de
même, après la mort de Léon X, il fit
battre des monnaies d’argent où l’on voyait
un berger arrachant un agneau des griffes d’un lion, avec cet exergue tiré du
Livre des Rois : « De manu leonis »'. Cette volonté énergique, cette inter-
vention parfois trop directe, se faisaient sentir jusque dans la céramique : ayant
fait construire un four de potier dans le voisinage de son palais, le duc en
surveilla en personne le fonctionnement. Il témoigna de vues plus élevées en
commandant à Michel-Ange la Lcda (iSag) et au Titien de nombreux tableaux
d’histoire ou portraits.
Rappelons que l’Ecole terraraise compta vers la fin de la Renaissance un
grand nombre de noms célèbres : les peintres Ercole Grandi, Lodovico Maz-
zolino, Girolamo da Carpi, Garofalo, les deux Dossi, les Filippi, le sculpteur
Alfonso Cittadella-Lombardi, les Anichini, habiles graveurs en pierres dures,
et l’architecte Jacopo Melcghino, fort malmené par Vasari.
Le duc Alphonse I"' d’Estc.
D'après les « Imagines » de Zenoi.
(Venise, i5ûg.)
Sous le règne d’Hercule II (né en i5oS, régna de i53qà i55q), prince paci-
I. Sismondi, Histoire des Républiques italiennes du moyeu âge, t. XV, p. 1 1.
2Ô2
HISTOIRE DE E’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
fique autant que son père Alphonse avait été belliqueux, l’art jeta une dernière
lueur à Ferrare. Si le Titien, qui nous a laissé le portrait d’Hereule II (Musée
de Madrid et collection Edouard André)1 2, semble n’avoir plus fait d’apparition
à la cour des d’Este après 1 535, Jules Romain y fut appelé cette même année
pour reconstruire la partie du palais ducal qui venait d’être incendiée. La con-
struction d’un autre palais, celui de Coparo, les encouragements prodigués à
une foule d’artistes de talent, les peintres Pellegrino da San Daniele et Pordc-
none, pour ne point parler de deux peintres flamands, Guillaume Boides de
Malines et Lucas Cornelio, puis à une série
de peintres nés à Ferrare, Girolamo da Carpi,
les deux Dossi, Garofalo, Camillo Filippi;
la réorganisation de la manufacture de ta-
pisseries, qui prit une grande extension sous
la direction des deux Flamands Nicolas et
Jean Karcher; l’enrichissement du cabinet de
numismatique; la commande des coins de
la monnaie à un médailleur siennois célèbre,
Pastorino, qui habita Ferrare de i55q à
i55g; l’organisation de fêtes magnifiques en
l’honneur du pape Paul III, qui visita Fer-
rare en i5q3; l’acquisition de la statue co-
lossale d 'Hercule, modelée par Jac. Sanso-
vino, tels sont quelques-uns des événements
les plus marquants de ce règne.
Le mariage d’Hercule II avec Renée de
France, la fille de Louis XII (née en 1 5 1 o,
mariée en 1D2B, morte en [5g5), n’exerça aucune influence sur la marche de
1 art à la cour ferraraise. Portée aux études théologiques et littéraires, cette
princesse témoigna plus d’intérêt aux deux champions de la Réforme, Clément
Marot et Calvin, qui furent un instant ses hôtes, qu’aux artistes illustres qui
peuplaient alors l’Italie. A peine si, de loin en loin, elle fixait auprès d’elle
quelque artiste français, plus ou moins obscur '.
La principale préoccupation de Renée, à côté des bonnes œuvres, était l’édu-
cation de ses trois filles, qu’elle embellit — c’est Brantôme qui parle ainsi -
« par la nourriture qu’elle leur donna, en leur taisant apprendre les sciences et
1. Voy. au sujet de ce portrait la Chronique de l’Art du 16 juin 1894 et l’article de M. Justi
dans Y Anm/atrc des Musées de Berlin de 1894, 2e livraison.
2. Tels sont les peintres : Petrus Maria Gallus ( 1 5 3 1 ) et Gabriel, fils du chanteur Janes de
Anso de France (1.541), auxquels succéda Gian Francese (1 582-1 583). Ferrare devint aussi la
patrie adoptive de Giacomo ou Jaches (Jacques) Vignon, qui excellait dans l’art de colorer et
de polir les émaux. Ce maître, qui vivait encore en 1674, avait pour gendre un autre orfèvre
français, Livius Vignon, qui demeura attaché au service de la duchesse Renée jusqu’au retour
de cette princesse en France.
Le duc Hercule II d'Este.
D'après les « Imagines » de Zenoi.
(Venise, 1 569. )
FERRARE ET LES PRINCES D’ESTE.
263
les bonnes lettres, qu’elles retinrent parfaitement, et en faisoient honte aux
plus savants; en sorte que si elles avoient beau visage, elles avoient l’âme autant
belle ». On sait quelle admiration le Tasse professa pour deux d’entre elles,
Lucrèce (i 535-1 598) et Eléonore ( 1 537- 1 58 1 ).
Quoique le frère d’Hercule II, le cardinal Hippolyte II d’Este ( i 5oq- 1 072),
résidât plus souvent en France qu’en Italie (nous le retrouverons en étudiant
l’histoire de la Renaissance dans notre pays), ce prélat a pris une part trop
active au mouvement littéraire et artistique de sa patrie pour que nous soyons
en droit d’omettre ici son nom. Protecteur ou ami de Calcagnini, de Muret,
de Paul Manuce, de Benvenuto Cellini, il s’est immortalisé par la fondation de
la villa de Tivoli. De même que le cardinal Louis d’Este, le cardinal Hippolyte
distingua et favorisa en outre un architecte et
graveur français célèbre, Etienne Dupérac, qui
peignit et grava pour lui des vues de sa villa '.
Le fils d’Hercule II et de Renée, Alphonse II
(né en i533, régna de i55ç à 1097, marié à
Lucrèce de Médicis , à Barbe d’Autriche et à
Marguerite de Gonzague, mort sans enfants),
doit le meilleur de sa célébrité — une célébrité
peu enviable somme toute — à ses relations avec
le grand poète qui, dans la seconde moitié du
siècle, éclaira d’une si vive lumière la cour de Le cardinal Hippolyte 11 d’Fste.
Ferrure D'après la médaille de D. Poggini.
Fils d’une princesse française , héritier pré-
somptif d’un Etat que les liens de la solidarité la plus étroite unissaient à la
France, Alphonse II passa une partie de sa jeunesse dans notre pays. Il y prit
la passion des tournois, des aventures guerrières, et je ne sais quoi d’ardent et
de généreux, qui se manifesta dans son expédition au secours des Hongrois
attaqués par les Turcs ( 1 566) et dans ses tentatives pour obtenir la couronne
de Pologne (1574). Mais, malgré sa valeur et son habileté, la fortune lui fut
le plus souvent contraire : c’est que son activité ressemblait parfois singuliè-
rement à de l’agitation.
Les biographes nous montrent chez Alphonse II la préoccupation constante
de donner le change sur ses échecs et ses déceptions. Ne pouvant prendre part
à quelque guerre glorieuse, il se consolait en perfectionnant les inventions
relatives à 1 art militaire ou en se livrant avec ardeur aux plaisirs de la chasse.
Personne n’accueillait avec plus d’empressement les inventeurs de toute espèce :
alchimistes, ingénieurs. Il fabriquait de sa main des poisons subtils, à l’instar
des Médicis, multipliait les encouragements aux artistes et aux poètes : trois
des chefs-d œuvre de la littérature italienne, la Gcntsaleinme libéra ta et YAniiiila
I. Campori, gl’ Inlaglialori Ji Stampe c gli Esteusi, p. 0.
264
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
du Tasse, et le Pastor fido de Guarini ne sont-ils pas nés sous ses auspices!
Mais, en vrai Este, il ne perdit jamais de vue la pratique : ses poètes favoris
devaient accepter toutes sortes de missions et de charges de l’ordre politique ou
administratif. Il en voulut au Tasse d’avoir refusé le gouvernement de Modène,
qu’il lui avait offert. Ces calculs mesquins alternaient avec une extrême pro-
digalité, qui se manifestait surtout dans l’organisation des fêtes. Aussi sa mort
fut-elle considérée connue une délivrance par l’aristocratie, non moins que par
le peuple.
Pour caractériser l’esprit qui régnait à la cour de Ferrare, jetons un regard
sur le tournoi littéraire institué en i58q par une dame ferraraise. Il s’agissait,
comme jadis à la cour d’Urbin, de rechercher quelle était l’essence de la beauté.
Un des interlocuteurs — ■ un adepte de la phi-
losophie platonicienne — le Dalmate Francesco
Patrizio, s’efforça de démontrer que la beauté
réside dans les proportions et les couleurs, que la
beauté humaine a pour but d’élever à la contem-
plation de la beauté divine, dont elle n’est que
l’ombre et le simulacre. A quoi J. -B. Guarini
répondit, en invoquant l’autorité de Plotin, que
la beauté s’adresse à l’oreille aussi bien qu’à la
vue. — Après de telles prémisses, on pouvait dis-
serter à perte de vue : aussi ne poursuivrons-nous
pas plus loin l’analyse de ces controverses; bor-
nons-nous à constater, une fois de plus, com-
bien de devancières les précieuses de l’hôtel de Rambouillet comptent dans
les cours italiennes du x\T siècle.
«U v ' ' ■■
* v ■ 3
Le duc Alphonse II d’Este.
D'après la médaille de D. Poggini.
Laissant péricliter le grand art, Alphonse n’encourage guère que les repré-
sentants de quelques branches secondaires : le céramiste Camillo da Urbino,
puis un certain nombre de graveurs : Enea Vico de Parme, qu’il chargea de
graver l’arbre généalogique de la maison d’Este et qui habita Ferrare de i5ô3
à iSôp, date de sa mort, Martino Rota de Sebenico, Battista del Moro
de Venise, Giulio Sanuto, également de Venise, et Domenieo Tebaldi de
Bologne h
Pour classer et enrichir ses collections d’antiques et de médailles,
Alphonse II eut la bonne fortune de mettre la main sur deux artistes et archéo-
logues également distingués : Enea Vico, qui s’entendait comme pas un à
reproduire les antiques par le burin et à les commenter par la plume ’; puis le
Napolitain Pirro Ligorio, qui avait doté Rome de quelques constructions élé-
gantes (voy. p. 242), mais qui s’est attiré à jamais la haine des épigraphistes,
1. 1 Discorsi di Aunibalc Ronwi, édit. Solerti. Città di Castello, 1891, p. q-33.
2. Campori, gV Iiitaglintori di SUtmpe c gli Estensi, p. 2.
3. Campori, Enea Vico c l’antico Masco Estcnse délie Medaglie. Modène, 1873.
265
MANTOUE ET LES GONZAGUE.
pour avoir fabriqué à leur intention tant d’inscriptions tausses. Ligorio habita
Ferrare de i568 environ à 1 58o 1 .
Alphonse II vécut assez pour voir crouler l’édifice, artificiel entre tous,
qu’avaient élevé ses prédécesseurs, ces princes de la maison d’Este, si actifs et
si pratiques, mais en même temps si complètement étrangers à toute aspiration
généreuse. Je ne sais si ses sujets sacrifiaient à l’avarice autant que le prétend
Cellini, juge souvent ter-
riblement partial : ce qui
est certain, c’est que, vers
la fin du siècle, leur ville
passait à la fois pour une
des plus régulières et une
des plus tristes de l’Italie2;
sa déchéance était com-
plète dès lors et depuis
elle n’a rien tenté pour se
relever.
Seuls, parmi les dynas-
ties italiennes, les Gon-
zague de Mantoue con-
servèrent jusque vers le
milieu du siècle un fonds
de poésie et de fraîcheur
qui prête un rare attrait
aux œuvres nées sous leurs
auspices : on admirait tour
à tour, dans leurs galeries,
la grandeur farouche de
Jules Romain, le sourire
attristé du Cortège, la lumière éblouissante du Titien. D’autres princes ont
pu montrer autant de libéralité qu’eux, aucun n’a fait preuve d’un goût aussi
éclairé et d’un tel esprit de suite. La recherche des chefs-d’œuvre du passé
alternait chez eux, dans une juste mesure, avec l’encouragement des artistes
contemporains. Ils se piquaient d’autre part de discerner le mérite partout où
Portrait de Frédéric de Gonzague, par Raphaël.
(Salle de la Signature au Vatican.)
il se manifestait : les représentants de l’École romaine trouvèrent de l’accueil
chez eux au même titre que le Cortège ou le Titien (quelle supériorité en
1. Les inventaires publiés par Cittadella et par le marquis Campori nous révèlent la richesse
du garde-meuble des princes d’Este vers la fin de la Renaissance.
2. « La ville est grande comme Tours, assise en un païs fort plein'; force palais; la plus part
des rues larges et droites; fort peu peuplée. Les rues sont toutes pavées de briques. Les por-
tiques, qui sont continuels à Padoue et servent d’une grande commodité pour se promener en
tous temps à couvert et sans crûtes, y sont à dire. » (Montaigne, Voyage, p. iqg-iSi.)
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
34
266
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
cela sur les Este, les Montefeltro, les Médicis ou les Papes!). Partout la clair-
voyance éclatait à côté de l’ardeur.
Nul doute qu’il ne faille faire honneur d’un état d’âme si enviable aux leçons
de la marquise Isabelle. Cette femme éminente, qui survécut vingt ans à son
époux, Jean-François de Gonzague (f 1 5 1 9), continua pendant ces quatre
lustres à planer sur les destinées de l’art à Mantoue'. Jusqu’à sa mort (iSSq),
nous la voyons, comme par le passé, infatigable dans la poursuite de tout ce
qui était rare et beau, également ardente à encourager les talents nouveaux et
à recueillir les reliques du passé. S’agit-il d’enrichir ses écrins, elle fait preuve
d’une ténacité à toute épreuve, parfois même d’âpreté; s’agit-il de guider les
choix de son fils, elle aiguise ses facultés critiques, les plus délicates et les plus
pénétrantes dont n’importe quel amateur italien eût pu s’enorgueillir depuis la
disparition de Laurent le Magnifique. Aussi avec quelle déférence ce fils 11e la
consulte-t-il pas, avec quelle vénération ne rapporte-t-il pas le jugement qu’elle
a porté sur la Madeleine du Titien ! Pendant cette dernière période, Isabelle
recourt à Lorenzetto et à Raffaele da Montelupo pour finir « certe cose an-
tiche » ; elle achète, jusqu’à la veille de sa mort, camées sur camées, médailles sur
médailles, sans se priver du plaisir de conquérir quelque belle pièce moderne,
telle que ce jaspe sanguin sur lequel Matteo del Nassaro avait gravé une
Descente de croix.
Entre tous les Mécènes italiens, Isabelle eut seule le privilège de présider
tour à tour aux trois grandes manifestations de la Renaissance, d’employer
à tour de rôle les Primitifs, les représentants de l’Age d’Or et ceux de la
décadence : le Pérugin et Mantegna, Léonard de Vinci et Raphaël, Jules
Romain et le Titien.
A côté d’Isabelle, un de ses plus chers amis, un des plus illustres enfants de
Mantoue, Balthazar Castiglione, intervenait plus ou moins directement, autant
que le lui permettait son éloignement (il était fixé à Rome), dans la direction
des affaires d’art mantouanes. En 1 5 20, nous le voyons apporter le plan d’une
villa monumentale (« un giardino et una habitatione in ipso »), que Michel-
Ange avait composé à l’intention des Gonzague; mais la dépense effraya ceux-
ci : le théâtre seul devait coûter une vingtaine de mille ducats ! L’année
suivante, il mit Jules Romain en rapport avec ses souverains et exerça ainsi
une action décisive sur la marche de l’art dans le petit marquisat. Après la
mort prématurée de Castiglione, Jules Romain ne fit qu’acquitter une dette
de reconnaissance en sculptant, dans l’église Santa Maria délia Grazie, située
aux portes de Mantoue, le tombeau de son ami.
Fils d’une mère telle qu’Isabelle, élevé à Rome, au Vatican, où Jules II le
1. Bibl. : T. II, p. 275-276. — Gaye, Carkggio, t. II, p. 1 55 et suiv., 224-227, 242, 246,
25ü, 263, 264, 278; t. III, p. 5go. — Luzio et Renier, Mantova e Urbino. Isabelle d’Este cd
Elisabetta Gon^aga. Turin, 1898. — Les publications de M. Intra.
MANTOUE ET LES GONZAGUE.
267
gardait à titre d’otage, Frédéric II de Gonzague (i5oo-i 540), d’abord marquis,
puis duc ( 1 53o) de Mantoue, ne pouvait que mettre au service du beau l’ar-
deur la plus vive, le goût le plus éclairé'. Ce superbe adolescent, auquel Raphaël
a donné place dans Y Ecole d’Athènes, et dont la physionomie revit avec plus
de précision dans le portrait de la collection Czartoryski, se signala par des
fondations sans nombre, auxquelles Mantoue doit aujourd’hui encore le
meilleur de sa gloire.
Avec une netteté de vues parfaite, Frédéric estima qu’il était indispensable,
tout en recourant aux représentants les plus variés de l’art italien, d’avoir près
de lui, à demeure fixe, quelque artiste supérieur, qui fut en même temps un
organisateur. Il trouva dans Jules Romain l’homme dont il avait besoin. Lors-
qu’il lui annonça, au mois d’août 1 52q, qu’il l’attachait à son service, il eut
bien soin de spécifier qu’il entendait l’engager à la lois comme peintre et
comme architecte2 3 4 : c’était lui donner, en quelque sorte, la surintendance des
beaux-arts. L’artiste romain 11e trompa point son attente : d’une ville boueuse,
pleine d’eau croupissante, inhabitable à de certaines périodes, il fit une rési-
dence sèche, saine, belle et plaisante.
Ce qui ajoutait encore au prix des encouragements prodigués par le souve-
rain de Mantoue, c’est qu’il traitait les artistes sur le pied de l’égalité ". Son
attachement inébranlable, sa tendre affection pour Jules Romain honorent au
même point le Mécène et l’artiste. A l’occasion, cependant, il savait gour-
mander et houspiller son favori : en 1 53 1 , il le menaça de sa colère si les
appartements qu’il devait décorer n’étaient pas prêts au jour fixé. Il fallait
en outre que Jules Romain se prêtât à toutes les fantaisies du prince. Celui-ci
ne lui demanda-t-il pas, en 1D26, d’esquisser deux projets de mausolée pour
une de ses chiennes !
A Mantoue même, Frédéric concentra ses efforts sur la « llegia », autrement
dit le palais ducal, qui avoisine l’antique « Castello di Corte ». Les sculptures
en marbre et en bois, les stucs, les incrustations, les fresques, alternèrent dans
la décoration de ce vaste ensemble. Jules Romain, qui dirigea les travaux, pei-
gnit de sa main les Signes du Zodiaque, dans la salle de ce nom, les Scènes de
l’Histoire de Troie, ainsi que la Chasse de Diane1.
1. Biisl. : Gaye, Carteggio, t. II, p. 1 04- 1 55, 179, 219-220, 227-228, 265-208. — D’Arco,
dette Arti e degli Artefici di Mantova. Mantoue, 1807. — • Braghirolli, Ti\iano alla corte dei Gon-
x ûgi di. Mantova. Mantoue, 1881. — Anatole Gruyer, Raplmél peintre de portraits, t. I, p. 22.3 et
suiv. — Les publications d’Antonio Bertolotti énumérées dans notre précédent volume (p. 27.2-
276), auxquelles il faut ajouter ses Mitsici alla corte dei Gon^aga in Mantova dal secolo AT al AT III.
Milan, s. d.
2. Gaye, Carteggio, t. II, p. 1 55.
3. A Alfonso Cittadella il écrivait : « Nobilis amice carissime », et au Titien : « Ex. amice
carissime, ou : « Messer Tiziano mio amico carissimo ».
4. Le palais ducal de Mantoue attend encore son historien : je suis heureux d’annoncer à
mes lecteurs que M. Yriarte vient d’assumer cette tâche (Galette des Beaux-Arts, juillet 1894
et suiv.). Entre de telles mains on peut être assuré que l’œuvre sera menée à bonne lin.
268
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Aux portes de Mantoue, Frédéric commença en 1 525, sur les dessins de
Jules Romain, la construction du palais du Té (abréviation de « Tajetto »
ou « Tejetto », passage pour l’écoulement des eaux), auquel les fresques de
ce maître, la Gigantomacbie et l’ Histoire de Psyché, ont valu une si grande célé-
brité. Des milliers d’ouvriers et une centaine d’artistes y travaillèrent sans
relâche
Une autre résidence de Frédéric, le château de Marmirolo, situé à cinq milles
de Mantoue, et brillamment décoré, lui aussi, par Jules Romain, a disparu sans
laisser de traces.
L’église San Benedetto, également élevée par Jules Romain, dans l’ile de
Polinone, a été mieux partagée. Le Cicerone y admire la haute portée de la
conception, ainsi que l’emploi d’un motif dont Palladio devait dans la suite
tirer le plus brillant parti : l’entablement coupé par un arc portant sur deux
colonnes.
Tout en comblant de faveurs Jules Romain, et sans cesser de lui témoigner
une amitié, une admiration, sans réserve, Frédéric n’entendait en aucune façon
s’interdire de Frire appel à d’autres maîtres. En 1024, l’année même où il
attachait Iules à son service, il chargea son agent à Rome de demander à
Scbastiano del Piombo ou à quelque autre artiste éminent de peindre pour
lui un tableau avec n’importe quel sujet, saur un sujet religieux (« non siano
cose de sancti »). Il 11e désirait qu’une chose, c’est que cette peinture fût belle
et agréable (« vaghe et belle da vedere »). Au Corrège, il commanda la Lcda
et la Divine; au Titien le portrait d’une certaine Cornelia, suivante de la com-
tesse Pepoli, les médaillons des Douge Césars , des Baigneuses, la Vierge au
lapin, etc. En 1 53 1 , il sollicita Michel-Ange d’exécuter un ouvrage quelconque
— sculpture ou peinture — pour le palais du Té; sur le refus de l’artiste,
il alla jusqu’à prier le pape d’intervenir.
Pour sculpteur, Frédéric fit choix du Ferrarais Alfonso Cittadella ou L0111-
bardi, qu’il employa d’une Façon plus ou moins suivie depuis 1 5 29 jusqu’à sa
mort, arrivée en 1 537. Le premier travail qu’il lui commanda était destiné au
palais du Té : c’étaient les hermès en marbre des capitaines fameux des deux
derniers siècles; dans la suite, il le chargea de sculpter le tombeau de son
père et prédécesseur le marquis François; mais Cittadella mourut avant d’avoir
mené à fin ce monument.
D’autres sculpteurs célèbres encore travaillèrent pour la cour de Mantoue :
tantôt c’était Jacopo Sansovino, qui sculpta pour elle, vers 1627, une Vénus;
tantôt Cellini, qui ciselait à son intention, en 1028, un reliquaire; tantôt
encore le Primatice, qui décora de stucs le palais du Té.
A côté de cet essaim de maîtres ayant chacun sa personnalité, évoquons la
nuée des disciples formés sous la direction de Jules Romain, organisateur
r. Voy. l’article de M. Intra dans VArchivio storico lomhardo, 1887
t. IV, p. 65-84.
MANTOUE ET LES GONZAGUE.
269
aussi intelligent qu’artiste systématique et violent : les Rinaldo Mantovano,
les Camillo Mantovano, les Fermo Ghisi, les Ippolito Costa, les Giulio
Campi et tant d’autres. L’action du grand vizir de l’art mantouan s’étendit
jusqu’à la gravure. Sous ses auspices, une dynastie de burinistes , les
Ghisi ou Mantovani , prit à tâche de répandre les compositions soit du
maître, soit de Raphaël, soit de Michel- Ange. A la fin du xvie siècle
encore, un autre enfant de Mantoue, Andrea Andreani, se fit une grande
La Salle des Chevaux, au palais du Té à Mantoue.
( Decoi'ée par B. Pagni et Rinaldo Mantovano.)
réputation, surtout par la reproduction du Triomphe de Mantegna (ioqq).
Parmi les artistes de passage à Mantoue à cette époque, rappelons encore
deux peintres : Pordenone, qui orna de fresques la façade du palais des Cere-
sari, et Girolamo Pennachi de Trévise, qui tut employé au palais du Té.
Quant à G. -F. Penni, qui tenta également la fortune à Mantoue, il reçut de
son ancien condisciple Jules Romain un accueil si froid, qu’il ne tarda pas à
s’établir ailleurs.
Des médailleurs, des orfèvres, des armuriers, des tondeurs, des brodeurs, des
céramistes et autres décorateurs sans nombre travaillèrent à rehausser 1 éc lat de
la cour de Mantoue. La dernière année de son règne ( 1 53< >), Frédéric leur
adjoignit l’habile tapissier flamand Nicolas Karcher. Sous la direction de ce
maître, la manufacture mantouane de tapisseries mit au jour plusieurs suites
270
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
d’une grande beauté, parmi lesquelles, affirme-t-on, la réplique des Actes des
Apôtres de Raphaël, aujourd’hui conservée à Vienne.
Un des frères de Frédéric, Ferrante (1607-1 557), fondateur de la maison de
Guastalla et gouverneur du Milanais pour le compte de Charles-Quint, a laissé
lui aussi une trace dans l’histoire de l’art. Nous le voyons tour à tour com-
mander au Titien deux tableaux, dont un Enlèvement de Proserpine, qu’il se
proposait d’envoyer en Espagne à titre de cadeau (iSSq), et demander à un
médailleur de perpétuer ses rancunes : l’Hercule armé de la massue et com-
battant les monstres, qu’il fit représenter au revers de ses médailles, est une
allusion aux intrigues ourdies contre lui à la cour de Charles-Quint. Une
mort de celui-ci, il confia la direction des travaux à Girolamo Gcnga, qui
exécuta en 1648 un modèle de façade (non employé); à partir de 1649, il
employa le Mantouan G. -B. Bertani. La décoration du monument mit en
oeuvre une nuée de peintres distingués : Girolamo Mazzola, Ippolito Costa,
Giulio Campi de Crémone, puis un trio de Véronais, Battista d’Agnolo del
Moro, Domenico Brusasorci et Paolo Farinato. Un instant, Paul Véronèse
fit une apparition au milieu de ses compatriotes; mais, malgré la protection
du cardinal Hercule, il se vit réduit à chercher fortune ailleurs.
A la suite de ces artistes, accordons une mention au savant antiquaire et à
l’habile dessinateur de médailles Jacopo Strada (f 1 588), qui quitta le service
des Gonzague pour celui de l'Empereur. Dans un portrait du Musée de Vienne,
le Titien a représenté son compatriote debout, près d’une table chargée de
médailles, tenant une statuette de Vénus.
Le frère de François, Guillaume, qui régna de i55oà 1687, se signala par
la protection accordée à Bernardo Tasso et à Fra Paolo Sarpi, plutôt que par
des fondations artistiques. Nous n’avons guère à enregistrer à son actif que la
commande, faite au Tintoret, de la Bataille de Fornoue et de différentes autres
statue colossale en bronze, exécutée par Leone
Leoni, mais mise en place en 1694 seulement,
perpétue aujourd’hui encore à Guastalla le sou-
venir de ce prince (gravée p. 26).
Médaille
d’IIippolyte de Gonzague
(lille de Ferrante).
Par Leone Leoni.
Revenons à Mantoue. Le règne de Fran-
çois III de Gonzague, fils et successeur de Fré-
déric (i540-i55o), est marqué par la reconstruc-
tion de la cathédrale consacrée à Saint-Pierre.
L’ancien sanctuaire venait d’être détruit par un
incendie : le cardinal Hercule de Gonzague en-
treprit de le faire réédifier et chargea Jules Ro-
main d’en dresser les plans (1646); après la
MANTOUE ET LES GONZAGUE.
i
peintures historiques, ainsi que l’embellissement de son palais de Goito.
Et cependant je ne sais quel génie tutélaire continuait à planer sur cette cour
des Gonzague. Vasari, qui traversa Mantoue en 1 566, déclare qu’il eut de la
peine à reconnaître la ville, tant elle avait reçu d’embellissements. Plusieurs
artistes de valeur, les Mantovani, y maintenaient la tradition inaugurée par
Jules Romain, tandis que la décoration de l’église San Benedetto (voy. p. 268)
occupait d’habiles maîtres lom-
bards ou vénitiens : Girolamo
Mazzuola, Lattanzio Gambara de
Brescia et Paul Véronèse.
Le dernier lîls de Frédéric,
Louis de Gonzague (iSSç-ibgS),
chercha fortune en France, où
il se signala par son fanatisme,
et où il fonda la maison des ducs
de Nevers.
On sait quel coup irréparable
la guerre de la succession de
Mantoue ( 1 628- 1 63 1 ) et la prise
de cette ville portèrent aux col-
lections réunies avec tant d’a-
mour. Il importe cependant de
noter que la dispersion de la ga-
lerie même de tableaux est anté-
rieure à cette catastrophe : dès
1626, le duc Vincent II avait
noué des relations avec Charles T1'
d’Angleterre pour la vente des
principaux d’entre eux 1 . Les
chefs-d’œuvre des Mantegna ,
des Raphaël , des Titien , des
Cortège, furent ainsi perdus à
jamais pour l’Italie. Après la mort de Charles I" , ces dépouilles opimes furent
mises aux enchères et dispersées dans toute l’Europe. Quelques-unes d’entre
elles ont trouvé un asile au Louvre, où elles proclament la munificence
éclairée de la noble dynastie des Gonzague.
A quelque distance de Mantoue, près de Viadana, un autre Gonzague,
Vespasiano (i53i-i5ç)i), consacra tous ses soins à l’embellissement de sa
capitale, Sabbioneta, qui lui doit, à proprement parler, son existence : il en
1. Je suis redevable de cette communication à l’obligeance de M. Charles Yriarte.
Une Matrone de Mantoue.
D’après le recueil de Vecellio.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
fit une cité aux rues larges et régulières, bordées de belles maisons, dont
les façades furent enrichies de peintures par Bernardino Campi et d’autres;
bâtit une cathédrale, un théâtre à l’antique ( 1 588), dont il confia la con-
struction à Scamozzi; ouvrit une université; établit un atelier monétaire et
une imprimerie hébraïque, etc. Le palais qu’il éleva pour son usage person-
nel reçut une riche bibliothèque et une collection non moins importante,
dans laquelle brillaient des statues antiques. — La famille de Vespasiano
s’inspira de ses préceptes en faisant appel à un des derniers sculpteurs de
la Renaissance, Giovanni Battista délia Porta, pour exécuter le tombeau de
ce Mécène insigne1. — Aujourd’hui Sabbioneta n’est plus qu’un malheureux
bourg déchu de sa splendeur éphémère.
I . Litta, Famiglie celebri.
La Sainte Famille, par Michel - Ange.
(Académie de Londres.)
La Naissance de l’Aurore, par Paul Véronèse. (Villa Barbaro à Maser.)
CHAPITRE IV
VENISE ET LA VENETIE. — MILAN ET LA LOMBARDIE. — LE PIEMONT. — GENES
ET ANDREA DORIA.
enise voyait sa puissance décliner d’année en année
depuis la prise de Constantinople; les Turcs lui avaient
déjà enlevé les plus riches de ses colonies de la Méditer-
ranée, lorsqu’elle perdit ce monopole du commerce des
Indes qui avait si longtemps fait la principale source
de sa prospérité. Sa suprématie politique ou commer-
ciale compromise, la cité des doges ajouta du moins,
par la culture des arts, un nouveau fleuron à sa couronne, tandis que les
richesses accumulées par ses rivaux les Portugais à Lisbonne oti à Oporto ne
profitèrent en rien à la cause de l’art, de la littérature, de la science, de la
civilisation. Ce fut, en effet, au moment précis où l’étoile de Venise pâlit
sur les mers que se leva, sur ses églises et ses palais, l’aurore d’un art nou-
veau. Elle était d’ailleurs toujours la ville la plus opulente de l’Italie, peut-
etre de l’Europe. Alors même qu’elle aurait cessé de s’enrichir, elle aurait pu
vivre longtemps encore sur l’épargne colossale réunie par les générations
antérieures '.
I- Dans un de ses plus beaux sonnets (c. xli), Vittoriu Colonna pouvait sans exagération
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 35
274
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
L École vénitienne ne fut pas seulement la dernière grande École de l’Italie,
la peintuie lut aussi le dernier art qui survécut à la décadence générale. La
sculpture disparut la première, puis vint le tour de l’architecture, dont le
plus illustre représentant, Palladio de Vicence (f i58o), fut précisément un
quasi \ enitien. Quelques dates pour montrer jusqu’où se prolongea la
carrière des chefs de l’École vénitienne : Paris Bordone meurt en i5"0, le
Titien en i5t6, Moroni le portraitiste en i5p8, Paul Véronèse en i588,
le 1 intoret en i5q4> Palma le jeune en 1628. Un de nos plus délicats écri-
La Procession du Doge. D’après la gravure de Matteo Pagani (i55o).
vains, un de ceux qui connaissent le mieux les choses italiennes, a eu
raison de dire que la Renaissance de Venise tut d’arrière-saison, et comme
le dernier rayon de l’Italie 1 .
D un bout A 1 autre de ce siècle, glorieux entre tous ceux qui composent
les annales de la République vénitienne, l’art se manifeste sous les tonnes les
plus variées et les plus éclatantes : si la longue série de fêtes — couronne-
ments, ou, comme on disait à Venise, triomphes des dogaresses, réception du
célébrer le lion de Venise, qui, seul en Italie, sauvegardait l’antique liberté et le juste empire :
... il leon c’ ha in mar l’una superba
Man, l’altra in terra, e sol tra noi riserba
L’antica libertate e’ 1 giusto inipero.
I . Gebhart, ht Renaissance italienne et la Philosobhie de Y Histoire, p. 3p.
VENISE ET LA VENETIE.
futur Henri III de France ( 1 5 74) et tant d’autres — ne nous apparaît plus
qu’à travers les pâles reflets des gravures ou des récits littéraires, les églises
et les palais, les statues et les peintures monumentales, les livres illustrés,
les productions infinies des arts décoratifs, nous ont conservé, dans toute leur
fraîcheur, toute leur distinction ou toute leur verve, les créations des Sansovino
et des Palladio, des Vittoria, des Titien, des Véronèse, des Palma, des
Giunta et des Giolito, des Maioli, des verriers de Murano. L’Italie entière,
puis la France, l’Allemagne, l’Espagne, et jusqu’à l’Orient, finirent par rendre
La Procession du Doge. D’après la gravure de Malteo Pagani (i55o).
hommage à la magie de la peinture vénitienne, à la perfection de ses indus-
tries d art. Le I itien devint le peintre attitré de tous les grands de son
temps : les ducs de Ferrare et d’Urbin, les marquis de Mantoue, le roi Fran-
çois I", 1 empereur Charles V et son fils Philippe II, le pape Paul III, sans
parler des princes de la littérature, depuis l’Arioste jusqu’à l’Arétin. Mais il
ne tut pas seul à bénéficier de la vogue qui s’attachait dorénavant à tout ce qui
venait de Venise : en 1 5 69 Murano reçut d’un coup de Constantinople la
commande de 900 lampes de mosquée et d’un fanali- 2. Se rend-on compte
de 1 effet que produisirent partout ces étincelantes verreries, ces miroirs, ces
i- \ oy. P. do Nolhac et A. Solerti, il Viaggio in Italia di Enrico 111, rc di Francia, c le Fesle
a Vcne^ia, Ferrara, Mant&va c Torino. Turin, 1890.
a. àriarte, la Vie d’au Pahicien de Venise au .Y 17 ' siècle, p. i_jy-i5o.
276
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
lustres, cette orfèvrerie transparente, si légère et si délicate, brillant de mille
feux! Rappelons que ce fut également Venise qui répandit l’usage de la
fourchette, accomplissant ainsi une révolution importante dans les usages
domestiques1 2 3.
Si dans aucune autre cité italienne les artistes n’avaient conservé de tels
trésors de poésie, dans aucune autre non plus les Mécènes ne firent preuve
d’un tel esprit de suite et d’une telle libéralité. Vasari n’a pas exagéré en les
qualifiant d’hommes illustres et de grands esprits, à l’âme véritablement
royale, ayant la pratique des grandes affaires (« pratichi delle cose del monde »)
et également familiarisés avec l’art h
Les chefs du gouvernement donnaient l’exemple. Sur les treize doges qui
régnèrent de 1 52 1 à i5q5, il n’y en est guère
dont le souvenir ne soit cher aux amis de l’art.
Ce furent Antonio Grimani ( 1 5 2 1 — 1 5n3), An-
drea Gritti (1 52 3-i 538), le grand ami de San-
sovino, Pietro Lando ( 1 53g— 1 5q5), Fr. Donato
( 1 545- 1 553), M. A. Trevisan (i553-i55q), Fr.
Venier (i55q-i556), L. Priuli (1 556-1 55g),
G. Priuli (1 555-1 567), P. Loredano (iSôp-
1570), Al. Mocenigo (1570-1577), Seb. Venier
(1577-1578), Vie. da Ponte ( 1 5 78— 1 585), Pasq.
Cicogna ( 1 585— 1 5g5). Rappeler la construction
de la Librairie de Saint -Marc ( 1 536), de la
Monnaie ( 1 536), de la loge du campanile (i5qo), des « Fabbriche nuove »
( 1 555), des « Procurazie nuove » (i58q), du Pont du Rialto ( 1 588—1 5g2), la
décoration du Palais des Doges, après l’incendie de 1 5 7 7 , c’est proclamer
l’ardeur éclairée de ces magistrats.
Les corporations civiles ou religieuses ne déployaient pas moins de libéralité.
A l’époque à laquelle Vasari publiait son ouvrage, la « scuola délia Miseri-
cordia », avait déjà coûté i3oooo ducats; on estimait que, terminée, ce serait
le plus magnifique monument de l’Italie.
Quant aux patriciens, c’était à qui dépasserait l’autre en magnificence. Les
palais privés n’eurent bientôt plus rien à envier aux monuments publics :
celui que Giov. Delfino fit élever par Jac. Sansovino ne coûta pas moins de
3oooo ducats. Un auteur contemporain prétend qu’à Rome, Naples, Milan,
Genève, Florence, Bologne, Vérone, Brescia et Pavie, c’est tout au plus si
l’on voyait quatre ou six habitations méritant le nom de palais, tandis qu’à
Venise on en comptait plus de cent".
Parfois aussi, un simple particulier entreprenait de doter Venise de quelque
Le doge G. Priuli.
D’après une médaille anonyme.
1. Bonnaffé : Revue des Deux Mondes, 1" juin 1898, p. 624.
2. Vie de J. Sansovino.
3. Fr. Sansovino, Vcnetia , città uobilissima, liv. IX, p. 261.
VENISE ET LA VENETIE.
277
église monumentale. C’est ainsi que le médecin-philologue H. Tomaso Ran-
gone de Raven ne ht reconstruire l’église de San Giuliano ( 1 553) et restaurer
celle de San Giminano1.
La biographie d’un des représentants les plus
illustres de l’aristocratie vénitienne, Daniel Bar-
haro ( 1 5 1 3 - 1870), nous initiera, mieux que
toutes les analyses, aux aspirations de ces grands
Mécènes du xvie siècle2. Tout jeune encore, Bar-
bara se trouva pris dans l’inexorable engrenage
politique de sa pa-
trie. En 1048, il se
vit obligé d’aller rem-
plir en Angleterre les
fonctions d’ambassa -
deur et passa deux
années dans ce pays,
peu attrayant à coup
sûr pour un Vénitien
de la Renaissance. De
retour dans ses foyers,
il résolut, pour échap-
per à la tyrannie de
la vie politique, d’en-
trer dans les ordres.
Ayant obtenu en 1 55 1
l’investiture du pa-
triarcat d’Aquilée, la
première dignité ec-
clésiastique de Venise,
il ne songea plus qu’à
se livrer à son rroût
O
pour l’étude. C’était
un de ces grands tra-
vailleurs et en même
Verres vénitiens du xvi" siècle. (Ane. Collection Spitzer.)
temps une de ces or-
ganisations encyclopédiques si nombreuses à l’époque de la Renaissance : à
la lois mathématicien, botaniste, historien, antiquaire, philosophe, poète et
décorateur. Scs relations répondaient à la variété de ses goûts : il cultivait
1 amitié de Bembo, de 1 Arétin, de Navagero, du Tasse, de Palladio, de Vit-
1. Cantù, Histoire (les Italiens, t. VIII, p. 274.
-• J emprunte les détails qui suivent à l’érudite et attachante monographie de M. Yriarte :
la Vie à un Patricien de Venise au AT/" siècle. Paris, Rothschild.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
toria, et enfin de Paul Véronèse. Dans les arts, l’architecture eut le privi-
lège de le captiver tout particulièrement : on lui doit une traduction et un
commentaire de Vitruve (ainsi qu’un traité de la pratique de la Perspective,
voy. p. 140); on lui doit surtout des compositions ornementales d’une rare
beauté : le dessin du plafond de la salle des Dix, au Palais Ducal, qui lui
est attribué par tous les critiques de l’époque, passe pour son chef-d’œuvre.
Le frère puîné de Daniel, Marc-Antoine (i5i8-i5c)5), diplomate de car-
rière comme lui, n’avait pas moins de goût pour les arts. Vers 1 566, tous
deux fondèrent à Maser, dans le voisinage
d’Asolo (province de T révise), une villa
pour la construction et la décoration de
laquelle ils firent appel aux trois plus extra-
ordinaires artistes que Venise possédât alors,
Palladio, Vittoria, Véronèse. Aujourd’hui
encore le tympan porte, avec l’aigle à deux
têtes qui rappelle le patriarcat d’Aquilée,
une inscription contenant les noms des deux
itères.
Aux Mécènes bâtisseurs, â la iaçon des
Barbaro , faisaient pendant les collection-
neurs. Venise en comptait plus que n’im-
porte quelle autre ville d’Italie. A leur tête
brillait l’Arétin (voy. p. ip5). La liste re-
produite en note donnera une idée du nom-
bre et de la richesse des cabinets formés par
ses émules1.
Quelque fastidieuses que soient ces énumérations de noms propres, en ce qui
concerne Venise, une simple nomenclature en dira plus que tous les commen-
taires, tous les éloges. Dans l’architecture, cette cité emploie simultanément
ou à tour de rôle Jac. Sansovino, San Micheli, Palladio, Giorgio Spavento,
Giovanni da Ponte et Antonio Scarpagnino ou Zanfragnino, le constructeur
1 . Antonio Pasqualino (peintures de Gentile da Fabriano, de Jean Bellin, d’Antonello de
Messine, de Giorgione, du Titien, etc.); Andrea de’ Ordoni (sculptures antiques et modernes,
vases en pierres précieuses, médailles, nombreux tableaux); Taddeo Contarini (tableaux de
maîtres vénitiens); Jeronimo Marcello (id.); Antonio Foscarini (antiques, cuivres de Damas,
porcelaines, médailles, tableaux de Raphaël); Franc. Zio (antiques, vases en pierres dures,
tableaux flamands et italiens, porcelaines, etc.); Zuanantonio Venier (tableaux de Jean Bellin,
de Raphaël, de Giorgione, du Titien, tapisseries provenant du Vatican, porcelaines). Venaient
ensuite les superbes séries du cardinal Grimani, le cabinet de Zuan Ram (antiques, médailles,
porcelaines, Primitifs flamands et italiens, tableaux de Giorgione, du Titien, etc.), de Gabriel
Vendramin (antiques, tableaux flamands et italiens, recueils de dessins); de Michiel Contarini
(antiques, pierres gravées, tableaux de Mantegna et de Léonard, etc.) (Morelli, Notifie d’ opéré
di Dist'trno). — Sur les bibliothèques, cabinets d’antiques, les collections d’instruments de mu-
sique et d’armes, de Venise, vov. en outre la Vcnetia de Sansovino, liv. VIII et IX.
Le doge P. Loredano.
D'après les « Imagines » de Zenoi.
(Venise, 1569.)
VENISE ET LA VÉNÉTIE.
du Pont du llialto; dans la sculpture le même Sansovino, et son élève Jac. Co-
lonna, Al. Vittoria, Pietro et Dominlco da Salvo. La peinture est représentée,
tout ensemble par les derniers successeurs des Bellini et par les fondateurs de la
nouvelle Ecole : Catena, Mansueti, Lotto, les Palma, le Titien, avec son armée
d’imitateurs, Paul Véronèse, et le Tintoret, qui ne sont ni moins entourés, ni
moins suivis; puis par Andrea Schiavone, Giuseppe Porta, Pordenone, Paris
Bordone, Savoldo de Brescia, Gir. Moretto, Alessandro Moretto, les Franco, les
Bonifacio, Pier Francesco
Bissolo et tant d’autres.
Malgré une telle exubé-
rance de talents, les Véni-
tiens ne cessèrent de faire
appel à toutes les illustra-
tions du dehors. Non con-
tents d’avoir enlevé à Flo-
rence Jac. Sansovino, ils
ambitionnèrent de conqué-
rir Michel-Ange, alors fixé
à Rome : ils lui dépêchè-
rent un envoyé avec mis-
sion de lui offrir 600 écris,
sans aucune obligation de
sa part, et pour le seul
plaisir de posséder un si
grand maître '. Ils réus-
sirent mieux auprès d’au-
tres artistes étrangers dont
plusieurs, tels que le sculp-
teur Danese Cattaneo de
Carrare et le peintre Giu-
seppe Porta, surnommé Salviati, originaire de Castelnuovo di Garfagnana, dans
la même province, finirent même par se fixer au milieu d’eux. Le sculpteur-
architecte Ammanati travailla quelque temps sous la direction de Sansovino;
Franc. Salviati exécuta différentes peintures pour le patriarche Grimani et
ht le portrait de l’Arétin ; ce fut aussi pour diriger les préparatifs de la
représentation d’une comédie composée par l’Arétin que Vasari fut appelé à
\ enise, où il décora en outre une partie du palais Cornaro. Taddeo Zucchero
eut 1 honneur de terminer les peintures d’une chapelle commencée pour le
patriarche Grimani par Batt. Franco. Quant à Federico, le frère de Taddeo, s’il
obtint quelques commandes du patriarche, il brigua en vain l’honneur d’être
1. Condivi, édit. Gori, p. g-.
28o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
employé à la décoration du palais des Doges. Refus heureux, qui fait honneur
à la clairvoyance des Vénitiens !
Si, pour la gravure au burin, nous n’avons à enregistrer que deux noms,
ceux d’Agostino Musi surnommé Veneziano et de Giacomo Franco, l’illus-
trateur des fastes et des fêtes de sa ville natale, dans la gravure sur bois les
ateliers vénitiens, dirigés par les successeurs d’Alde Manuce, par les Giunta
de Florence, par les Giolito de Ferrare, déploient une rare activité h
La Dalmatie, l’Istrie et
l’Esclavonie donnèrent le
jour, comme par le passé,
à quelques artistes et éle-
vèrent un certain nombre
de monuments2.
Sebenico est la patrie du
peintre Andrea Meldola ,
surnommé Schiavone, des
graveurs Martino Rota, qui
travailla pour le duc Al-
phonse II d’Este, et Na-
talis Bonifacius, qui exé-
cuta en 1 58q les planches
— si médiocres — de l’ou-
vrage de Fontana sur le
déplacement de l’obélisque
du Vatican ; Zara, celle
de l’architecte Hieronimo,
qui dirigea, en 1 553 , à
Viadana, les constructions
des ducs de Mantoue. Va-
sari cite en outre comme originaire de l’Esclavonie le peintre « Giovanni del
Carso Schiavone », qui décora une galerie du palais du Belvédère à Rome.
A Trau, l’œuvre de la cathédrale commanda quatre statues <ï Apôtres à
Alessandra Vittoria.
A Salone-Spalatro, le cardinal Trivulce ht décorer son palais par Daniel de
Volterra et par Gianmaria de Milan.
L’Ecole vénitienne étendit son action jusqu’à la Grèce. S’il n’est pas certain
1. Voy. la monographie du duc de Rivoli, les Missels imprimes à Venise de 14S1 à 1600.
Paris, x8çq.
2. Cf. t. II, p. 292. — Voy. aussi Eitelberger, die mitlelaltcrlichen Kunsldcnhmle Dalmatiens.
Vienne, i88q. — Jackson, Dahnatia, the Ouaniero and Istria. Oxford, 1887; 3 vol. in-8°.
3. D’après M. Wickhoff, ce portrait serait l’œuvre du Tintorct.
Portrait de M.-A. Barbaro, attribué à Paul Véronèse
(Musée de Vienne.)
VENISE ET LA VENETIE.
281
que le peintre-graveur qui signait « Domcnico delle Greche depentore vene-
tiano », fût Grec, par contre le célèbre peintre, sculpteur et architecte Dome-
nico Theotocopuli, qui fit fortune en Espagne, avait incontestablement la
Grèce pour patrie : il était né à Crète1.
Le Frioul, qui, à la fin du xvp et au commencement du xvf siècle, avait
fourni aux. Écoles véni-
tienne et romaine quel-
ques-unes de leurs plus
brillantes recrues (voy.
t. II, p. 29b), ne cessa,
pendant cette nouvelle
période, d’enfanter et des
artistes et des monu-
ments. San Vito est la
patrie du peintre Pom-
ponio Amalteo, l’élève et
le gendre de Pordenone ;
Udine, celle des peintres
Giovanni Martini, Sebas-
tiano Florigerio , Fran-
cesco Floriani, Gennesio
Liberale, peut-être aussi
de Girolamo Pennacchi
dit de Trévise; Spilim-
berg doit son lustre de-
là fameuse Irène, l’élève
du Titien. Nombreuses
sont les peintures laissées
dans cette région surtout
par Pordenone et Pelle-
grino da San Daniele ; non moins nombreux les palais élevés sur les plans
de Palladio. — De Bassano, si longtemps obscure, surgissent les da Ponte,
plus connus sous le nom de leur ville natale, les derniers champions de
l'École vénitienne.
Dans le Tyrol, la ville de Trente donne le jour au sculpteur Alessandro
Vittoria, ainsi qu’au graveur Antonio. Elle offre, d’autre part, l’hospitalité
au sculpteur Zacchi de Volterra, qui orna de quatre statues les jardins
du cardinal Bernard Clesius ou Closs (i33q), aux peintres Girolamo Roma-
1. Martini, ciel pittorc Domenico Tcotcopulo c di un sito dipinlo. Turin, 1S62. — Voy. aussi les
articles de M. Bikkelas dans 1 K ./.c vo yo ! \ de 18 j^.
E. .Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 36
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
282
nino de Brescia, Pennachi de Trévise, Dossi de Ferrare, Brusasorci de Vérone.
Vicence doit le meilleur de sa gloire à Andrea Palladio : une série de chefs-
d’œuvre, la basilique, le théâtre olympique, la « Loggia del Delegato »,
des palais sans nombre, y proclament jusqu’à nos jours le génie de ce grand
artiste. Un autre architecte vicentin, Scamozzi (i552-i6i6), continua l’œuvre
de Palladio. Parmi les peintres indigènes, Benedetto Montagna suivit les traces
de son père, Bartolommeo, tandis
que Giovanni Buonconsiglio ou
Marescalco sacrifia davantage à
la manière vénitienne. De temps
en temps aussi Pordenone, les
Paltna, Paul Véronèse faisaient
une apparition ou envoyaient un
tableau.
Pour Trévise même nous n’a-
vons guère de noms éclatants ou
de chefs-d’œuvre à ajouter à ceux
que nous avons indiqués antérieu-
rement (t. II, p. 293). Mais dans
les environs de cette ville, à
Palladio, la villa qui doit plus
de célébrité encore aux fresques
de Paul Véronèse (voy. p. 278).
A Padoue, la dernière période
de la Renaissance est marquée
par les efforts de Pierre Benrbo,
qui s’enorgueillissait à la fois des
plus illustres amitiés (Raphaël, le
Titien, Cellini) et de la protec-
tion accordée à des débutants appelés à devenir célèbres à leur tour, tels
que Falconetto et Leone Leoni. A diverses reprises déjà nous avons eu à
nous occuper de cette physionomie si curieuse. Mais le Bembo avec lequel
nous avons à compter ici, n’est plus le grand « flirteur », l’ami de Cathe-
rine Cornaro et de Lucrèce Borgia, l’élégant sonnettiste, le spirituel secré-
taire de Léon X. Avec l’âge, l’ambition lui est venue; je veux dire l’ambition
des dignités, des honneurs. La mort de la mère de ses enfants, la fameuse
Morosine, a fait disparaître le seul obstacle qui s’opposait à son entrée dans
le sacré collège : c’est là que tendront désormais ses efforts. En i53q enfin,
il obtient le chapeau de cardinal. Quoique sa nouvelle dignité l’appelle
Alaser, la libéralité eciairee des
Barbaro éleva, sur les plans de
Une Dame de Vicence.
D'après le recueil de Vecellio..
PADOUE ET VERONE.
283
souvent à Rome, il ne cesse de considérer Padoue comme sa seconde patrie :
sa bibliothèque et son cabinet, qui y restèrent jusqu’à sa mort ( 1 5 47), fai-
saient l’admiration des étrangers. Il se montrait surtout soucieux de léguer
ses traits à la postérité la plus reculée : Cellini, Alf. Lombardi, Val. Vicen-
tino, Danese Cattaneo, Leone Leoni, les ont reproduits en marbre ou en
bronze; le Titien et Vasari en peinture; San Micheli
a élevé son tombeau.
A côté de Bernbo, le principal Mécène padouan
est le jurisconsulte Marco Mantova Benavides (1489-
i58a); non content de réunir une précieuse et richis-
sime collection de petits bronzes', il encourage plu-
sieurs artistes de marque : au graveur Enea Vico il
commande son portrait; au sculpteur Ammanati,
son tombeau.
Au point de vue de la production, Padoue achève
de s’absorber dans l’Ecole vénitienne. J. Sansovino y
éleva des palais et y sculpta, en bas-relief, un des Miracles de saint Antoine ;
Palladio y construisit le cloître de Sainte-Justine, tandis que Paul Véronèse
défrayait les églises de tableaux. Ce sont des étrangers également qui ont
exécuté, l’un, le Florentin Ammanati, le Géant du palais d’Arenberg, l’autre,
le Français Rie. Taurino, les stalles de Sainte-Justine. On affirme même que
les plans de la cathédrale ont été composés par Michel-Ange, et qu’Andrea
Délia Valle, avec son collaborateur Righetto, n’ont
fait que diriger l’exécution. Aussi bien les artistes
indigènes n’étaient-ils qu’en petit nombre, et pour
la plupart des plus médiocres. Parmi eux le sculp-
teur Tiziano Aspetti se faisait remarquer par sa séche-
resse et sa trivialité. Quant au médailleur Giovanni
Cavino (fiSpo), il doit surtout sa notoriété à ses
contrefaçons de médailles antiques.
Pendant cette dernière phase encore Vérone main-
tient brillamment son rang. Aux artistes que nous
avons précédemment énumérés (t. II, p. 29 5), et parmi lesquels il suffit de
rappeler Michèle San Micheli, les Bonifazio, Paul Véronèse, se joignent les
peintres Paolo Farinato, Domenico del Riccio, surnommé Brusasorci, et
Bernardino l’India. San Micheli , après avoir doté sa ville de tant de beaux
palais, lui légua en mourant ( 1 559) les plans de la célèbre « Madonna di
campagna », son testament artistique.
1. Courajod, l'Imitation cl la Contrefaçon des objets d’art antiques aux A"!'0 cl .VI7" siècles, p. 67.
— Le même, dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 1884, p. 223. — Cf. Vasari,
t. VII, p. 521.
Médaille
de Bassiano et de Cavino.
Par Cavino.
Médaille de Benavides.
Par Cavino.
284
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Dans la Lombardie, malgré les horreurs de la guerre, malgré la mise en
coupe réglée du duché, tantôt par François P1' et tantôt par Charles-Quint, la
vitalité de cette population si active et si enthousiaste ne faillit pas.
Crémone, siège d’une école autonome (t. II, p. 298), devient, vers le
milieu du siècle, comme le fief des Campi, peintres brillants, mais qui s’en-
tendaient peut-être mieux encore à l’art de la réclame. A peine s’il y a place, à
côté d’eux, pour leur compa-
triote Bernardino Gatti , sur-
nommé il Soaro. Un des Campi,
Giulio , fit même oeuvre d’ar-
chitecte : il construisit , vers
1 Sqô, pour le poète Vida, l’é-
glise Sainte-Marguerite.
Crema avait épuisé sa vitalité
pendant la période précédente :
la Fin de la Renaissance n’y
trouva plus aucun aliment.
A Brescia, l’École de peinture,
depuis longtemps si florissante
(t. II, p. 3oo), reçoit de nou-
velles recrues. A Ferrante Fer-
ramola (f i52o), à Vincenzo
Civerchio de Crema , dont la
carrière se prolongea jusqu’en
i5qo, à Gian Girolamo Savol-
do, succèdent Gir. Romanino
(-}- 1 566), Aless. Bonvicino, sur-
nommé il Moretto (-J- 1 555) ,
Giov. Batt. Moroni (y 1578),
le décorateur Lattanzio Gamba-
ra, Girolomo Muziano, Calisto
de Lodi, les perspectivistes Cris-
toforo et Stefano. Dans le domaine de la sculpture, nous avons à signaler
le riche et élégant mausolée de Martinengo (f 1 5 2G), conçu, malgré sa date,
dans les données de l’époque précédente.
Dans les environs de Brescia, à Salo, naissent les sculpteurs Pietro et
Domenico, qui se signalèrent à Venise comme imitateurs de Jacopo San-
sovino.
Bergame donna le jour à l’architecte Giov. Batt. Castello (*J" 1 56g), qui
éleva quelques-uns des plus beaux palais de Gênes. Elle commanda diverses
peintures à G. Romanino, ainsi qu’à Moretto.
Lodi doit quelque notoriété à une dynastie de peintres, les Piazza, dont le
Le Mausolée de Martinengo. (Église San C
di Cristo a B
cia.)
286
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
plus marquant, Calisto, un imitateur de Romanino, a laissé de nombreuses
productions dans sa ville natale, à Brescia et à Milan.
Prise par l’armée française en 1627, reprise en ibaS par l’armée impériale,
Pavie était épuisée de ressources et vide d’habitants. Il nous faut aller jusqu’en
1 564 pour trouver une construction nouvelle de quelque importance : à ce
moment le cardinal Charles Borromée lit élever le collège qui porte son nom.
Seuls les chartreux continuèrent de faire travailler à l’embellissement de leur
sanctuaire : en 1 58 1 encore Montaigne put constater l’étendue des sacrifices
qu’ils s’imposaient : « si lavoro di continuo con spesa incredibile ».
Corne est toujours la pépinière d’architectes et de sculpteurs dont nous
avons si souvent célébré la fécondité1. Un de ses fils, Marcello Venusti, sur-
nommé Mantovano (y 1679), se signala en outre dans la peinture : disciple de
Perino del Vaga, il eut l’honneur de pourtraire le pape Paul III. Un peu plus
loin, à Mili, naquit Domenico Fontana, l’architecte de Sixte-Quint.
Grande surtout est l’activité qui règne dans les environs, sur les bords
des lacs. Ici, à Gravedona, le cardinal Tolomeo Galli se frit construire une
villa par Pellegrino Tibaldi; ailleurs, Luini, Gaud. Ferrari, Lanini et les autres
chefs de l’Ecole milanaise couvrent les parois des églises et des couvents de
fresques où la piété la plus fervente s’allie à tant de grâce.
La Suisse italienne a été associée, elle aussi, aux dernières manifestations de
la Renaissance. Lugano a commandé à Bern. Luini son dernier chef-d’œuvre,
la Crucifixion de l’église Santa Maria degli Angeli (1629), et Arona a envoyé
les représentants d’une de ses familles de sculpteurs, les Aprile, porter au loin,
en Espagne, la bonne semence2.
L’histoire de la capitale du duché, à partir du second quart du xvie siècle,
nous montre ce que pouvait être la vie artistique dans une grande ville italienne
sous le joug de l’étranger : refoulant au fond de leur cœur leurs tristesses
patriotiques, les habitants de Milan continuèrent, lorsqu’il le fallait, à déployer
le luxe qui convenait à une des cités les plus riches de l’Italie; ils élevaient en
même temps des églises, des monastères, des palais, sans nombre, sur lesquels
Bernardino Luini jeta toutes les caresses, toutes les séductions, de son magique
pinceau.
Les derniers Sforza, les deux fils de Ludovic le More, Maximilien (mort en
France en i53o) et François-Marie II (mort en 1 535), intervinrent à peine
dans cette expansion splendide. Le premier, si nous en croyons Paul Jove,
était une sorte de brute, d’une malpropreté révoltante, sans jugement aucun.
1. Bibl. : Merzario, I Maestri conmcini. Storia artistica di mille duccnto arini (600- 1S00).
Milan, i8q3.
2. Voy. le mémoire de M. Justi dans Y Annuaire des Musées de Berlin , 1892, p. 68 et suiv. —
Rahn, die Casa di Fer ro bei Locarno. Leipzig, 1891. — Le même : die iiiittelalterlichcn Kunst-
denhuâler des Cantons Tessin. Zurich, 1893.
MILAN ET LES DERNIERS SFORZA.
287
Il n’eut d’ailleurs pas le loisir d’attacher son nom à quelque fondation : à peine
s’il put confier à deux peintres de second ordre, Cotignola et Monsignori,
le soin de conserver ses traits.
François-Marie II ne songea pas davantage à donner quelque cohésion aux
efforts tentés autour de lui. Son règne n’est guère marqué que par les fêtes
de son mariage avec Christine de Danemark, la nièce de Charles-Quint (i53q).
Si ce prince employa un
célèbre artiste véronais ,
Michèle San Micheli , ce
fut à titre d’ingénieur mi-
litaire, non d’architecte.
Et cependant autour de
lui les chets-d’œuvre con-
tinuaient de surgir. Un
allié de la famille ducale,
Alexandre Bentivoglio, et
avec lui sa femme Ilippo-
lyte Sforza, s’assurèrent
l’immortalité en comman-
dant à Luini les fresques
du « Monasterio maggio-
re ». Leur palais jouissait
en outre du privilège de
réunir tous les beaux es-
prits, entre autres Bandel-
lo, qui dédia à Hippolyte
son recueil de Nouvelles.
A la mort du dernier
Sforza, Antonio de Leyva
prit possession du duché
au nom de Charles-Quint. On sait qu’à ce moment François F'1 tenta une nou-
velle expédition, non moins malheureuse que les précédentes. A Antonio de
Ley va succédèrent le marquis del Vasto, qui pressura horriblement le duché,
puis don Ferrante Gonzaga (voy. p. 270). Cet Italien, entré au service des
pires ennemis de sa patrie, se signala du moins par des travaux d’édilité : il
lit en outre entourer la ville d’une nouvelle enceinte. De temps en temps
1 apparition du souverain (en l5qi, Charles-Quint; en i5qB, Philippe II)
faisait oublier, un instant, par l’éclat des fêtes, les fléaux de la guerre, qui
sévit autour de Milan en ifiqa, puis de nouveau de 1 55 2 à i555. Les gou-
\erneurs qui remplacèrent Ferrante ont laissé peu de traces. La cité s’enrichit
pnncipalemcnt, à cette époque, de monuments dus à l’initiative privée. Telles
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
furent les églises et les monastères élevés par les communautés religieuses,
dont les envahisseurs avaient respecté les riches dotations; tel fut encore le
riche palais qu’un marchand génois, Andrea Tomaso Marini, créé marquis
de Casalmaggiore et duc de Terranova, fit bâtir par Galeazzo Alessi ( 1 558 et
années suivantes, aujourd’hui le Palais municipal).
Si les bâtisseurs ne manquaient pas à Milan, rien n’y était plus rare que
les collectionneurs. L’ano-
nyme de Morelli, qui visita
la ville dans la première
moitié du xvi° siècle, n’y
signale qu’un seul cabinet,
celui des Lampagnano, et
encore ne renfermait - il
que des médailles , des
empreintes antiques, et un
tableau de Memling.
En i55g, l’élévation au
trône pontifical d’un Mi-
lanais , Gian Angelo de
Médicis, sous le nom de
Pie IV, valut à la cité une
série de fondations : la
construction du Collège
des Jurisconsultes (aujour-
d’hui la Bourse), un des
meilleurs ouvrages de Se-
regni, le palais de la via
di Brera , qui a subsisté
jusqu’en 1 865 ', etc. Mais
la plus insigne des faveurs
accordées par le pape à sa
ville natale fut la nomination de Charles Borromée, son neveu, à l’archevêché
de Milan. Cette nomination inaugura, pour l’Église milanaise et pour tout le
duché, une ère de prospérité. Charles Borromée avait été nommé archevêque
en i56o, mais ce ne fut qu’en 1 565 qu’il prit solennellement possession de
son diocèse : il comptait alors vingt-six ans; vingt années durant, jusqu’à sa
mort prématurée ( 1 58 4) , il donna l’exemple des plus hautes vertus, de la piété
la plus fervente, de la plus féconde activité, mais aussi de tendances théo-
cratiques qui devaient susciter d’innombrables conflits avec le gouvernement
espagnol. On devine avec quelle ardeur les Milanais prirent Lut et cause pour
1. Beltrami, Pala^o di Pio IV in Milano. Rome, 1889. (Extr. de l 'Archivio storico dell’ Arte.)
MILAN ET SAINT CHARLES BORROMÉE. 289
leur pasteur : dans ses luttes avec l’étranger, il leur parut le champion de leurs
libertés nationales.
L’épouvantable peste de iSpô-iSpp paralysa de nouveau toute activité.
Lorsque Milan lut rendue à la vie normale, la Renaissance avait dit son dernier
mot. L’héritier de saint Charles, Frédéric Borromée (archevêque de iSçS à
1 63 1 ), perpétua du moins son souvenir par une création qu’eussent pu envier
les grands Mécènes du xv° et du xvT siècle : la Bibliothèque Ambrosienne.
Hippolyte Sforza entre sainte Agnès, sainte Scholastique et sainte Catherine.
Par Bern. Luini. (« Monasterio Maggiore » à Milan.)
A défaut de Mécènes de marque, les artistes, par contre, foisonnaient à Milan.
Dans l’architecture, aux travaux plus ou moins fragmentaires des enfants
du pays, Cesare Cesariano, Bramantino Suardi, la famille des Seregno, dont
un membre, Vincenzo (1 5oq-i 5gq), construisit le « collegio dei Nobili »,
puis la famille des Meda, dont l’un, Giuseppe, fut attaché au Dôme de 1 55q
à 1589, ht suite l’imposant ensemble des églises et des palais élevés par
Galeazzo Alessi de Pérouse et Pellegrino Tibaldi de Bologne.
La sculpture avait pour représentants quelques artistes indigènes : le Bam-
baja, qui vécut jusqu’en i5q8 (voy. t. II, p. 553), Marco Ferrari d’Agrate
(t. II, p. 55^), puis les Brambilla, Baldassare da Lazzate, Cristoforo Lom-
bardo, etc. En tête des étrangers, venait Leone Leoni d’Arezzo. Fixé à Milan,
où il se construisit un superbe palais, il défraya de statues et la Lombardie,
E. Müntz. - III. Italie. La Fin de la Renaissance. 37
2 90
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
et le duché de Mantoue et jusqu’à l’Espagne. Un de ses compatriotes toscans,
Silvio Cosini, travailla pour le Dôme, ainsi que le Sicilien Gio. Angelo de
Marinis (i 556-1 58q). Pendant le même laps de temps, une dynastie de
sculpteurs milanais, les délia Porta, faisait fortune à Rome, où florissait égale-
ment une brillante colonie d’orfèvres originaires de la même province.
Pour la peinture nous rencontrons tout d’abord les continuateurs de Léonard
de Vinci, Bernardino Luini et les élèves de celui-ci, son fils Aurelio, Bernar-
dino Lanini, Gaudenzio Ferrari; puis un certain nombre de représentants des
Ecoles voisines, les Campi, Savoldo, Moretto, etc. Jusqu’au bout l’Ecole
milanaise garda la suavité qu’elle devait aux leçons de Léonard.
Une nuée de graveurs en pierres dures continuèrent la tradition de Dome-
nico de’ Cammei; tels furent Giov. Antonio de Rossi, Jacopo et Cosimo da
Trezzo, Gasparo et Girolamo Misuroni. Les Negrolo ou Nigrolo se signalèrent
de leur côté dans la gravure des armures1.
Dans l’angle nord-ouest de l’Italie, nous n’avons plus à compter, par suite de
l’extinction de la dynastie des Paléologue (i533), qu’avec la maison de Savoie.
Celle-ci, longtemps indifférente, commence à entrer en scène. Si le duc Charles III
(1486-1 553) et sa femme Béatrix de Portugal n’ont que peu Lit pour la cause
qui nous intéresse, le duc Emmanuel-Philibert I" (i 5 2 8— 1 58o) et sa femme
Marguerite de France, sœur de François Lr, se sont associés, non sans convic-
tion, aux efforts tentés dans le reste de la Péninsule. La création de diverses
fabriques, parmi lesquelles une de majoliques (1 Sôç), et surtout la formation
d’un riche cabinet d’antiques, ont valu à ce couple la sympathie de la postérité.
Le règne de Charles-Emmanuel L1 (i5Ô2-i63o) est marqué entre autres par
les fêtes données à l’occasion de son mariage avec Catherine d’Autriche, et par
la première représentation du Pastor fido de Guarini (i585)\
L’histoire artistique des autres villes du Piémont est pauvre en événements
saillants. Le plus considérable, c’est l’exécution des nombreuses fresques dont
Gaudenzio Ferrari dota la ville de Varallo, située dans le voisinage de Novare.
Verceil, veuve depuis longtemps de son fils le plus illustre, le Sodoma, fit
appel à différents autres peintres : G. Ferrari, les Oldom, les Tresseni de Lodi,
les Lanino, les Giovanone, etc.
Les Génois étaient des ouvriers de la dernière heure ; les pouvoirs publics,
les communautés religieuses, les particuliers, avaient laissé passer le moment
propice sans réaliser ou même concevoir quelque entreprise transcendante. Ce
fut seulement dans le second tiers du siècle que, prenant exemple sur leur
]. Voy. l’article de M. Bœheim dans le Repertorium fur Kunstwissenscbaft, i885, p. 85 et suiv.
2. Bijsl. : Atti délia Società di Archcologia c Belle Arti per la provincia di Torino, 1878, p. 3l-
86; 1879, p- 197 et suiv. — Angelucci, Rclapone dclV Iugresso dclla infante Catcrina d'Auslria
in Torino. Turin, 1876.
LE PIÉMONT ET GÈNES.
-9i
illustre concitoyen Andrea Doria, ils s’efforcèrent de regagner le temps perdu.
Jusqu’ici nous n’avons que trop souvent rencontré le condottiere de terre
ferme : en la personne d’Andrea Doria ( 1468-1 56o) nous faisons connaissance
avec le condottiere de mer. Andrea se signala, d’un bout à l’autre de sa longue
carrière, par un esprit de suite, une loyauté et une fidélité rares chez les soldats
de fortune : il sut forcer l’estime de ses adversaires par son attachement à la
branche napolitaine de la maison
d’Aragon, non moins que par sa
longue alliance avec François Ier,
qui récompensa d’éclatants ser-
vices par la plus criante ingrati-
tude. Quant à son génie mili-
taire, il était hors de pair, tout
comme ses capacités d’homme
d’État, et fit de lui le premier
marin de son siècle.
Pour architecte de son palais,
Doria choisit un élève de Mi-
chel-Ange, Fra Giovanni Ange-
lo da Montorsoli. L’édifice élevé
par celui-ci est d’une grande so-
briété, qui n’exclut toutefois pas
une certaine indépendance , un
certain laisser-aller. Les sculp-
teurs auxquels lut confiée la dé-
coration appartenaient tous, à
commencer par Montorsoli , à
1 Lcole florentine. C’étaient Sil-
vio Cosini, qui exécuta, entre
autres, un buste de Charles-
Quinl ', et Giovanni da Fiesole.
Quant aux peintres, ils venaient du centre et du nord : Luzio avait pour patrie
Rome, Perino del Vaga, dont les fresques font encore l’ornement du palais,
venait de Florence, Beccafumi de Sienne, Girolamo de Trévise, Pordenone du
Frioul.
Les leçons de Perino ne furent pas perdues : grâce à lui, Gênes eut un sem-
blant d’Fcole; son beau-frère Luca Penni, ses élèves Lazzaro et Pantaleon Calvi,
Giovanni et Luca Cambiaso, Semini, y laissèrent de nombreux travaux de
décoration.
Montorsoli, de son côté, sculpta, outre la statue et le tombeau de Doria, un
Dame noble de Gênes.
D’après le recueil de Vecellio.
1. Varni, Délie opéré eseguite in Genova da Silvio Cosini. Gênes, 1868.
2Q2
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Saint Jean pour la cathédrale, un riche autel pour l’église San Matteo et divers
autres ouvrages. Il fut suivi de Pierino de Vinci, puis de Giovan Giacomo et de
Guglielmo délia Porta, et enfin de Jean Bologne.
Bien autrement décisive fut l’action exercée par un architecte ombrien, qui fit
de Gênes sa patrie d’adoption : fixé en 1 5qg sur les bords de ce golfe enchanteur,
Galeazzo Alessi le dota des églises et des palais qui en renouvelèrent si complète-
ment la physionomie. La « Strada Nuova » est sa création, à l’exception de deux
ou trois édifices. A partir de ce moment, les palais génois le disputèrent en ma-
gnificence à ceux de Venise. Accordons en outre un souvenir au Lombard Rocco
Pennone, qui construisit les parties les plus anciennes du Palais Ducal et peut-
être aussi le célèbre escalier, ainsi qu’à son confrère G. B. Castello, de Brescia.
L’exemple de Doria piqua l’émulation de quelques-uns de ses concitoyens :
Luciano Pallavicino, passant à Reggio, acheta, au poids de l’or, un tableau
du Corrège; les Sauli, grands protecteurs des lettres, méritèrent bien de la
cause de l’art en appelant à Gênes Alessi; Luca Giustinani chargea Palladio
de lui composer un plan de palais; Luca Grimaldi commanda à Jean Bologne
les statues et bas-reliefs de l’église de Castelletto (i5v5).
Pour finir notre exploration, il ne nous reste plus qu’à visiter, au sud de
Gênes, Carrare, la patrie des marbres. De même que ses rivales de la Toscane,
Fiesole, Majano et Settignano, elle enfanta un essaim de sculpteurs célèbres : les
Calamech, les Danese Cattaneo, les Antonio Maffiolo, les Batt. Nelli, pour ne
point parler de tant d’étrangers illustres, tels que Michel-Ange, auxquels elle
offrit l’hospitalité, des mois durant, au milieu de scs carrières.
Médaille d’Andrea Doria.
Par Leone Leoni.
Frontispice du Traité d’Architecture de Serliû (Venise, i55i.)
Entablement du mausolée de Fil. Decio (f i535), par Stagïo Stagi.
(Campo Santo de Pise.),
CHAPITRE I
L ARCHITECTURE DE LA FIN DE LA RENAISSANCE. — LES OUVRAGES THEORIQUES
ET LES ORDRES. — LES DIFFERENTS ELEMENTS DE LA CONSTRUCTION ET LES
DIFFÉRENTS GENRES D’ÉDIFICES.
1 est impossible de ne pas reconnaître que c’est dans le
domaine de l’architecture que la Fin de la Renaissance a
accompli les plus grandes choses. A la mort de Léon X,
la sculpture, abstraction laite des tombeaux des Médicis,
avait dit son dernier mot. En peinture, si nous mettons
à part les Ecoles de Venise et de Parme, aucune conquête
essentielle ne vint s ajouter à l’œuvre des maîtres de l’Age
dOi. Pout 1 aichitecture au contraire, on ne comprendrait pas la Renaissance
s arrêtant à Bramante. Il faudra l’effort d’une génération encore pour que les
piincipes de lait antique pénètrent dans l’esprit de la société, pour qu’ils s’af-
lîi ment a\ec autorité et avec éclat. La Fin de la Renaissance seulement verra
paraître les bâtisseurs assez énergiques pour transformer en quelques lustres
des quaitieis cntieis et les architectes capables de mettre leur empreinte, non
Plus seulement sur un édifice isolé, mais sur de vastes ensembles. On dirait
que les moyens d’exécution ont progressé dans la mesure même oii l’esthétique
gagnait en fermeté. Avec quelle liberté les successeurs de Bramante ne
manient-ils pas doiénavant les masses! Quelle fécondité de ressources pour
296
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
provoquer les contrastes, en multipliant les plans, en utilisant ou au besoin
en créant des différences de niveau ! En un mot, tandis que la sculpture et la
peinture se laissent de plus en plus aller à la frivolité, l’architecture se fait
de plus en plus savante et sérieuse1.
Un litit qui montre jusqu’à l’évidence de quelle vitalité les Écoles italiennes
étaient encore douées, c’est la variété même des aspirations qui se font jour
chez les différentes Écoles. Prenons Michel-Ange et Palladio : peut-on ima-
giner deux maîtres plus dissemblables ! L’un cherche avant tout le mouve-
ment, l’autre avant tout l’harmonie, des lignes tranquilles et pures. Opposons
maintenant Palladio à Alessi : ici encore quel contraste ! Le premier préconise
l’Ordre colossal, encadrant jusqu’à deux ou trois étages dans une seule ordon-
nance de colonnes ou de pilastres ; le second morcelle à l’infini et place l’effet
dans la multiplicité des motifs. Bref, que l’on considère les proportions données
aux différents membres de l’architecture ou la combinaison de ces membres les
uns avec les autres, les innovations sont également importantes2.
Cependant, à travers la multiplicité des efforts et la diversité des tendances,
un trait se dégage avec une extrême netteté : les combinaisons désormais sont
raisonnées et voulues plutôt que primesautières. A l’ère de l’inspiration, aux
intuitions du génie, ont succédé de patients et laborieux calculs. Assurément,
plus d’un chef-d’œuvre encore prendra naissance, mais la réflexion y aura plus
1. Le lecteur comprendra que, dans un travail tel que celui-ci, je ne saurais examiner par le
menu tant de problèmes de l’ordre technique. Je me console d’autant plus facilement de négliger
cette tâche, qu’une série d’auteurs étrangers ont en quelque sorte épuisé la matière : il suffit de
rappeler parmi eux Burckhardt (der Cicerone et Geschichte der Renaissance in Italien')-, — M. Bühl-
mann (die Arcbitektur des classischen Altertlmms und der Renaissance. Stuttgart, 1872-1877); —
M. Thiersch (les Proportions, dans le Handbuch der Arcbitektur de Durm, 14' partie, t. I,
p. 70-88); — H. de Geymüller (die Arcbitektur der Renaissance in Toscana. Munich, i885 et
suiv., et tbe Scbool oj Bramante. Londres, 1891); — Redtenbacher (die Arcbitektur der ital.
Renaissance-, Francfort, 1886); — Ebe (die Spcet-Rcnaissance ; Berlin, 1886); — Gurlitt (Geschichte
des Barocksl ils in Italien-, Stuttgart, 1887). Parmi les travaux français, je citerai Y Histoire des
plus célèbres architectes de Quatremère de Quincy, les Edifices de Rome moderne de Letarouilly,
Y Architecture de la Renaissance de M. Palustre. Voy. en outre la bibliographie donnée dans
notre tome I, P- 072.
2. Il ne sera pas sans intérêt de rechercher l’origine des grands architectes appartenant à la
dernière période de la Renaissance : Peruzzi, Jules Romain, Serlio, Vignole, Vasari, Buon-
talenti, Pell. Tibaldi, avaient débuté par la peinture; Michel-Ange, Sansovino, Ammanati, par
la sculpture ; seuls Antonio da San Gallo, San Micheli, Alessi et Palladio s’étaient consacrés dès
la jeunesse à l’art de bâtir.
D’autre part, comme dans le passé, certains architectes sont en même temps entrepreneurs :
ainsi Battista da San Gallo, ainsi Giovanni Mangone, qui travaillaient simultanément pour la
cour de Rome en qualité de vérificateurs des travaux d’autrui et d’entrepreneurs pour leur propre
compte. — Vasari, par contre, s’en remettait à des subalternes du soin de diriger la construc-
tion des édifices dont il avait élaboré le plan : ce fut un certain « maestro Bernardo » qui
remplit cette mission à son égard. — L’architecte était considéré comme civilement respon-
sable. Après l’écroulement de la voûte de la bibliothèque de Saint-Marc, Sansovino lut mis en
prison et condamné à 1000 ducats d’or de dommages-intérêts. Il eut beaucoup de peine à se
justifier et à obtenir le remboursement des sommes qu’il avait payées.
LES OUVRAGES THEORIQUES.
2Q7
de part que la fantaisie ou le sentiment. La pleine possession de tous les secrets
techniques et de toutes les règles du style classique explique en outre comment
les architectes ont pu se porter avec tant de liberté les uns à gauche, les autres
à droite; s’attacher les uns au rythme, les autres au mouvement. Rien de plus
aisé, quand la conviction et la spontanéité ont faibli, que de choisir ainsi entre
les extrêmes. Les représentants de l’Age d’Or et les Primitifs auraient été
fort embarrassés d’en agir à leur
guise : ils ignoraient cette fa-
culté de faire des retours sur
eux-mêmes, et semblaient obéir
à une sorte de nécessité intime.
C’est ainsi que , dans l’inven-
tion comme dans le style, nous
voyons la raison se substituer
progressivement à l’imagination,
la science à la fantaisie1. Abstrac-
tion laite de Michel-Ange et de
son École, les grands architectes
de la Fin de la Renaissance pro-
fessent avant tout le respect des
Ordres tels qu’ils avaient été éla-
borés par l’antiquité romaine.
Il n’est pas surprenant, étant
donnés de pareilles habitudes et
de pareils instincts, que les ou-
vrages théoriques gagnent en
importance et en autorité. L’ad-
jonction des gravures — soit sur
bois, soit sur cuivre — facilita
encore la tâche des imitateurs :
ils n’eurent même plus besoin d’interpréter le texte, de traduire les for-
mules; il leur suffisait de copier les figures.
Perspective d’une rue.
D'après la gravure de Serlio (liv. II).
I. Veut-on savoir jusqu’où les architectes de la Fin de la Renaissance poussaient les investi-
gations techniques, on n’a qu’à consulter les biographies de Sansovino et de Bertani. Le premier
proposa de chercher le moyen de faire tomber exactement le milieu de la métope sur l’angle
de la frise dorique, et toute l’Italie s’agita pour résoudre ce problème, qui occupa non seulement
les architectes, mais le cardinal Bembo, Mgr Tolomei et d’autres (Quatremère de Quincy,
Histoire des plus célèbres Architectes, t. I, p. 278-279). Le second se signala par ses savantes obser-
vations sur la volute ionique. Il avait élevé à la porte d’entrée de sa maison, à Mantoue, une
colonne de pierre accompagnée de tous les genres de mesures, comme le palme, le pouce, le
pied et la brasse antiques, afin que chacun pût vérifier si les proportions qu’il avait adoptées
étaient justes ou non (Vasari). — Sur le rôle joué par les théories platoniciennes dans l’évolu-
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
38
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
298
Dans les nombreux traités qui virent le jour à cette époque, le fait saillant,
c’est un respect de plus en plus profond pour Vitruve (voy. ci-dessus p. 108-
1 1 o, 141, et t. II, p. 3 1 7-3 18). On n’admet plus que cinq Ordres, pas un de
plus : il est vrai qu’en les combinant on pouvait réaliser une variété infinie.
Trois noms personnifient ce grand effort de codification : Serlio, Vignole et
Palladio1.
Sebastiano Serlio (né à Bologne en 1470, mort à Fontainebleau en 1 55^)
doit sa réputation à ses ouvrages théoriques, non à ses constructions2 : jusqu’ici,
en effet, il a été impossible de lui attribuer, avec quelque vraisemblance, n’im-
porte quel édifice. L’existence de ce théoricien se partagea entre Rome, où il se
familiarisa avec les monuments de l’antiquité et avec les principes de Peruzzi,
qui lui légua ses dessins, Venise, où il entretint des relations suivies avec San
Michèle, Sansovino et Palladio, et la France, où il passa ses dernières années.
Il semble avoir mené une existence assez misérable et ne comptait pas moins
de soixante-six ans lorsque François Tr l’appela auprès de lui, en i5qi, en
qualité de « peintre et d’architecteur ordinaire au fait de ses ... édiffices et
bastiments au lieu de Fontainebleau, et aux gages de 400 livres par an ». Tout
en le comblant de faveurs, le roi négligeait de l’employer. Aussi l’artiste italien
s’ennuyait -il à périr dans ce site enchanteur : « me retrouvant continuel-
lement, disait-il, dans cette solitude de Fontainebleau, où il y a plus de
bêtes sauvages que d’hommes ».
Serlio consacra les trop nombreux loisirs que lui laissaient ses fonctions à
achever sa grande publication : les Règles générales d’ Architecture". Voici l’éco-
nomie de ce travail : le premier livre contient les notions élémentaires de
tion de la Renaissance, voy. notre tome II, p. 489; sur les différences entre l’architecture du
XVIe siècle et celle du xvc, le même volume, p. 80-81.
1. Quelques notes ici sur les ouvrages de second ordre : Dans ceux de Cesariano (di Litcio
Vctruvio Pollione de Arcbitectura. Côme, 1 5 2 1 ) et de G. B. Caporali de Pérouse ( Architettura
cou il suo commento et figure. Vctruvio in volgar lingua raportata per M. Giambatista Caporal 1 di
Perugiii (Pérouse, 1 536 ; le privilège est de 1 533), le texte est aussi insipide que l’illustration est
grossière. Le traité de Scamozzi (i5Ô2-i6i6) ne fut publié qu’en 1 6 1 .5 : il ne rentre donc plus
dans le cadre du présent travail.
2. Bibl. Amorini, Elogio di Sebastiano Serlio. Bologne, 1828. — Promis, lngegncri e Scrittori
militari bolognesi ; Turin, i863. — Charvet, Sebastien Serlio, 1 47-5- 1 554- Lyon, 1869. — Redten-
bacher, die Architehtur der ital. Renaissance , p. 53-59-
3. Les Regole gcncrali di Architettura... sopra le cinque maniéré degli Edificj (formant le IV' livre)
parurent en i53y à Venise. Elles furent suivies en iSqodu troisième livre (Venise), en i5q5 du
premier et du second (Paris), en i5q7 du cinquième (Paris). Depuis, le traité a été souvent
réimprimé. — Dans un ouvrage à part, Serlio a publié trente portes « di opéra rustica misti con
diversi ordini » et vingt autres (Lyon, 1 55 1 ) . Cette fois-ci il a eu recours à la gravure sur cuivre.
Ses portes sont du goût le plus douteux; l’auteur a essayé d’obtenir la variété en recourant à
toutes sortes d’artifices, de subterfuges : emploi de colonnes rustiques d’un style bizarre, gaines
en forme de paniers, etc. Il ne sera pas sans intérêt de relever l’opinion des contemporains sur
ces compositions : d’après Vasari, les trente premières portes sont d’un goût irrégulier et capri-
cieux, et les vingt autres d’un style sage et pur!
LES OUVRAGES THEORIQUES.
299
géométrie; le second, un traité de perspective; le troisième est consacré aux
antiquités de Rome (« Roma quanta fuit ipsa ruina docet »); le quatrième, le
plus important, traite des règles générales de l’architecture et des cinq Ordres;
il donne en outre des plans de palais avec des détails; le cinquième enfin fait
connaître les diverses formes d’églises (« tempii sacri seconde il costume chris-
tiano »), avec des plans et des élévations à l’appui. Les gravures sur bois qui
accompagnent le texte sont assez rudes et ne rendent qu’imparfaitement les
finesses des dessins originaux.
Le goût chez Serlio n’était pas à la hauteur de la science. Prenez le fron-
tispice de son premier li-
vre (i5q5) : que d’agita-
tion déjà, et comme on
sent que Michel -Ange a
passé par là! Ce ne sont
qu’échancrures, contourne-
ments, banderoles, cartou-
ches aux bords relevés, dé-
coupures bizarres , angles
rentrants et angles sail-
lants : on dirait parfois de
la menuiserie, non plus de
l’architecture. A cet égard,
Serlio est le vrai précurseur
de Dietterlin.
Dans l’ouvrage de Vi-
gnole1, le texte est abso-
Une Rue italienne au xvi” siècle.
D’après la gravure de Serlio (liv. II).
lument subordonné aux
planches, qui sont soigneusement gravées sur cuivre : il n’y apparaît que sous
forme de légendes. La principale préoccupation de hauteur est d’établir les
mesures exactes de chacun des facteurs composant un Ordre — plinthes, fûts,
chapiteaux, frises, corniches, etc., etc. — , non moins que celles des espace-
ments compris entre les colonnes. C’est, en un mot, un recueil de formules,
presque de schémas, dont le succès devait être en raison même de sa sobriété.
- Est-il nécessaire d’ajouter que Vignole, de même que Serlio et Palladio, ne
connaît que l’architecture romaine ? De là bien des erreurs. Les historiens
modernes ont chargé ce maître de toutes les iniquités d’Israël, mais u’est-cc
pas plutôt à Albert! et à Brunellesco que remontent les responsabilités!
L’ouvrage de Palladio2 est composé d’une façon plus méthodique que celui de
Serlio ; il révèle en outre des connaissances plus pénétrantes. Dans le premier
1. Regola delli cinquc Ordini cTArchitettura. Libro primo cl originale... i563.
2. I quattro Libri delV Archilettura. Venise, 1.570. Les gravures sur bois qui accompagnent cet
ouvrage ne sont guère supérieures à celles du Traité de Serlio.
3oo
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
livre, l’auteur étudie les matériaux, les systèmes de construction, les Ordres;
dans le second, les palais et habitations des particuliers, avec force gravures,
d’après ses propres compositions; dans le troisième, il traite des rues, des ponts,
des places, des basiliques ; dans le quatrième, il passe en revue les temples
antiques de Rome et de quelques autres villes, soit de l’Italie, soit de l’étranger
(la « Mazon quarrée » de Nîmes, etc.).
Sous l’action des théoriciens, d’accord en cela avec le goût du public, il se pro-
duit dans l’aménagement des villes, des places et des rues, dans l’appropriation
des ensembles et dans les menus détails de l’installation, une réaction de plus en
plus prononcée contre les errements du moyen âge, une poursuite de plus en
plus ardente de la symétrie et de la régularité : aux ruelles obscures et tortueuses
du temps jadis succèdent des avenues pleines d’air, inondées de lumière1. Telles
furent les villes improvisées par les derniers grands bâtisseurs du x\T siècle :
Castro et Sabbionetta. Jules Romain et Gai. Alessi s’inspirèrent des mêmes
principes dans leur transformation de Mantoue et de Gênes, Sixte Quint dans
sa transformation de Rome (voy. p. 244 et 267).
S’agit-il de créer des places, on ne se contente plus de leur assurer un cadre
monumental (Michel-Ange proposa de continuer autour de la place de la Sei-
gneurie un système de loges analogue à celui des Lanzi, mais son projet n’eut
pas de suite) : on les enrichit à l’aide de toutes sortes d’inventions : fontaines,
statues équestres, obélisques (place de la Seigneurie et place de l’Annonciation
â Florence, place de Saint-Pierre et place du I.atran à Rome, etc.). Dans l’amé-
nagement de la place du Capitole, on tire parti des accidents du terrain pour
établir des rampes ou des escaliers.
Fait remarquable et qui mérite d’être proposé en exemple aux bâtisseurs
modernes : à Gênes, lors de la construction de la « Strada Nuova », les voisins
s’entendirent pour choisir un axe commun, afin que dans les palais qui se fai-
saient face la vue pût être comme doublée à travers les portiques2.
A la suite de ces aperçus généraux, abordons par le menu les questions si
multiples qui se rattachent à la suprême évolution de l’architecture italienne
du xvie siècle.
En matière de construction, les dernières difficultés sont définitivement
surmontées. L’achèvement de la coupole de Saint-Pierre et le déplacement de
l’obélisque du Vatican3 révèlent chez Michel-Ange et chez Fontana des connais-
sances techniques égales aux qualités artistiques. Palladio, de son côté, réalisa
un tour de force en donnant à la basilique gothique de Vicence un revêtement
1. Voy. l’article de M. Oettingen sur la « ville idéale » de Vasari dans le Refertorium fin
Kanstwissenschaft de i8qi (p. 21 et suiv.). — Palladio, livre III, ch. xvi.
2. Le Cicerone, trad. franc., p. 206.
3. Fontana, dcl Modo tenuto ucl trasportarc Vobelisco Vaticano c délie Fab riche fatle da Nostro
Signore Sisto V. Rome, i58ç.
LES MODELES EN BOIS.
qui, non seulement la consolidait extérieurement, mais encore s’harmonisait
merveilleusement avec elle.
Malgré une telle science et une telle précision dans les calculs, la confec-
tion d un modèle en bois (t. II, p. 32o) précède toute construction de
quelque importance. Les
artistes chargés de ces ré-
ductions étaient d’ordi-
naire eux-mêmes des ar-
chitectes de mérite. Celui
qui exécuta le modèle
de la basilique de Saint-
Pierre de Rome (35 pal-
mes de long sur 26 de
large et 20 1/2 de haut !),
tel que l’avait composé
Antonio da San Gallo,
11’était autre que Labac-
co, l’auteur d’un recueil
d’antiquités fort connu,
et la rémunération qu’il
reçut ne s’éleva pas à
moins de 5 184 écris d’or
(3 ou 400 000 francs ! )
Mais l’énormité de la dé-
pense lut la condamna-
tion même du projet : le
modèle composé pour le
même édifice par Mi-
chel-Ange ne coûta que
25 écus et rallia tous les
suffrages.
A Florence, l’œuvre du
Dôme commanda toute une série de modèles de façade à G. A. Dosio, à Jean
Bologne, à Bern. Buontalenti ; le prince Jean de Médicis, qui se piquait de
connaissances en architecture, ne dédaigna pas d’en composer un.
Fidèle aux pratiques de la sculpture, alors même qu’il faisait de l’architec-
ture, Michel-Ange se servit de terre glaise, non de bois, pour exécuter le
modèle de l’escalier de la Bibliothèque Laurentienne ', ainsi que le modèle de
1 église Saint-Jean des Florentins.
Projet de palais.
D’après le Traité d’Architecture de Palladio (liv. 11).
i. Lettere, p. 55o.
302
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Comme matériaux de construction, le marbre l’emporte de plus en plus
sur la pierre de taille et celle-ci de plus en plus sur la brique. Cette dernière
n’est plus guère employée qu’à Bologne, à Ferrare et en Lombardie. Et encore',
quand il est impossible de s’en passer, la recouvre-t-on d’un crépi, ou lui donne-
t-on, à l’aide du stuc, l’apparence du marbre. D’après Burckhardt, le palais du
Té serait la première construction monumentale dans laquelle on aurait eu
recours à des artifices de ce genre, alors qu’il eût été si simple, ne disposant
que de briques, de laisser à celles-ci leur couleur naturelle.
En même temps que la brique disparaissent les ornements en terre cuite.
Parfois aussi on faisait entrer le fer dans la construction ; c’est ainsi que ce
métal remplaça le bois dans le palais de la Monnaie de Venise, un des chefs-
d’œuvre de Sansovino (il s’agissait avant tout de préserver l’édifice du feu). On
se servait en outre couramment d’armatures en fer, soit pour consolider des
voûtes anciennes, soit pour en construire de nouvelles (Bibliothèque de Saint-
Marc à Venise, également construite par Sansovino).
Les tuiles de plomb continuèrent à être d’un emploi courant. On s’en servit
entre autres pour recouvrir l’église de Lorette, ainsi que les palais édifiés à
Rome par Paul III.
Dans le choix de I’appareil, le fait le plus saillant est le regain de faveur dont
s’enorgueillit l’appareil rustique, dédaigné pendant un temps (t. II, p. 322).
Prenant exemple sur Bramante, qui dans son palais du Borgo en avait fait
usage pour le rez-de-chaussée, Jules Romain et San Micheli le prodiguent
parfois sans nécessité, en l’associant à l’ordre dorique1 2. Girolamo da Carpi fait
contraster (palais Crispi à Ferrare) des portes cochères en rustique avec des
murs en briques, relevés aux extrémités par une rangée unique de blocs éga-
lement en rustique. La façade d’un des palais construits à Rome par Mazzoni,
le palais Spada, fournit à cet égard un enseignement plus mémorable encore :
l’auteur s’ingénie à opposer la nudité du rez-de-chaussée en rustique à la
richesse du premier étage et surtout à celle de l’intervalle compris entre cet
étage et l’étage supérieur : ce ne sont que festons, tentures, niches, inscrip-
tions, etc. Le style baroque n’eût pas su mieux faire.
L’emploi des pointes de diamant se généralise (voy. t. I, p. 383). Un palais
1. En 1 5 5 1 , Giovanni (Nanni) di Bartolommeo dei Lippi obtint un privilège pour un nouveau
procédé de fabrication de briques, égales pour la dureté et la solidité à celles des anciens
Romains (Bertolotti : A rte e Storia, 1886, p. I q5). Sur les matériaux employés à Venise, voy. San-
sovino, Venetia (édit, de 1604, fol. 262). — Certaines provinces conservaient le monopole de cer-
taines spécialités, comme aujourd’hui les Piémontais pour les travaux de terrassement. A Ve-
nise, les fabricants de pavements (« terrazzi ») étaient la plupart originaires de Forli (Sanso-
vino, ilnd., fol. 262 v°).
2. Les bossages et les refends, d’après l’expression pittoresque de Quatremère de Quincy, sont
comme les ombres dans la peinture, c’est-à-dire des moyens d’opposition qui font valoir les
parties lisses et laissent mieux briller l’élégance des colonnes et des ornements. ( Histoire des plus
célèbres Architectes, 1. 1, p. 65-67, 348-350 ; t. II, p. 12.)
L’APPAREIL. - LES ORDRES.
3o3
de Macerata se signale entre autres par l’emploi de ce genre d’appareil1.
Il ne semble pas, d’autre part, que les architectes italiens aient connu les bos-
sages vermiculés ou à gouttes de suif, chers à nos architectes français.
Décrire tous les artifices mis en œuvre pour donner plus de variété aux
ouvertures, portes ou fenêtres2, serait une tâche qui nous entraînerait trop
loin. Bornons-nous à signaler l’invention des frontons brisés (due à Michel-
Ange), qui alternent désor-
mais avec les frontons semi-
circulaires ou triangulaires,
celle des consoles allongées,
soutenant les fenêtres (exem-
ples : la villa Lan te à Rome,
les palais construits par Va-
sari) ; puis celle des cham-
branles à crossettes, c’est-à-
dire des chambranles dont les
moulures forment une saillie
aux quatre angles À Cette dis-
position peu heureuse se ren-
contre en germe au palais
Massimi à Rome, puis au
palais Bochi-Piella à Bologne,
et bientôt partout.
Plus disgracieuses encore
sont les fenêtres en éventail,
c’est - à - dire composées de
cintres sans jambages, dont
Galeazzo Alessi semble avoir
le premier fait usage dans l’église Sainte -Marie de Carignan à Gênes4.
Les fenêtres mezzanines, peu usitées auparavant, acquièrent une grande
importance (palais de Peruzzi, etc.).
Les Ordres appliqués à la décoration d’une façade de palais.
D’après la gravure de Serlio (liv. IV).
1. Voy. le livre IV de Serlio (loi. 16) et le Vovage de Montaigne (p. dqô). Cette mode se
répandit à l’étranger. Exemples : le palais à facettes du Kremlin à Moscou, la « Casa de los
Picos » à Ségovie.
2. Si à Venise toutes les fenêtres étaient garnies de vitres, dans beaucoup d’autres villes
des toiles cirées ou des bandes de papier protégeaient seules contre les intempéries. Et encore
ces précautions formaient-elles l’exception. D’ordinaire, pour se garantir du froid ou de la pluie,
on n avait d autre ressource que de fermer les volets. (Sansovino, Venetia, édit, de 1604, fol. 263.
— Montaigne, Voyage, p. 171, 186, 410, 4.3 1.)
0. Cette forme de chambranles se trouve déjà dans les temples de l’Acropole, mais limitée A
la partie supérieure, tandis qu’au xvT siècle chacun des quatre angles forme une saillie. (Stuart
et Revett, les Antiquités d'Athènes, t. II, pl. XXXII.) Le temple de Vesta à Tivoli offre une
disposition analogue (Bühlemann, pl. XXXVI).
4- \ oy. Palustre, V Architecture de la Renaissance, p. 106.
304
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
11 en est de même des « oculi ». Sanvovino leur donne la forme ovale (Biblio-
thèque de Saint-Marc, Palais Corner « délia Cà grande »); l’architecte du palais
de Pie IV à Milan les entoure d’un cadre richissime.
Quelques mots ici sur les ordres. Leur joug devient de plus en plus lourd;
ils finissent par « envelopper de toutes parts la construction et par tenir lieu
de tout ornement1. » On
compte désormais les édi-
fices qui se dérobent à cette
tyrannie : à Florence, la fa-
çade du palais Larderel ; à
Rome, la façade du palais
Massimi, où Peruzzi réserva
les colonnes et les pilastres
pour le rez-de-chaussée, se
contentant, pour les étages
supérieurs, d’un simple ap-
pareil à refends; le palais
Farnèse, où San Gallo réser-
va les Ordres pour la cour;
le palais du Latran, le palais
Farnèse à Plaisance, etc.
Les deux Ordres qui
comptent le plus de parti-
sans sont le dorique, avec
ses triglyphes et ses mé-
topes, et son succédané, le
toscan (palais de Peruzzi,
de Jules Romain, de San
Micheli, etc.). Sansovino et
Palladio réalisent un idéal
d’une rare magnificence en
combinant le dorique avec
l’ionique (bibliothèque de Saint-Marc, basilique de Vicence, etc.).
L’emploi des colonnades est rare à l’extérieur : pour les églises on les relègue
à l’intérieur, pour les palais dans les cours. Les motifs de prédilection, ce sont
les colonnes engagées, les colonnes accouplées, ou encore les colonnes alternant
avec les pieds-droits des arcades, comme au théâtre Marcellus et au Colisée
(cour du palais Farnèse, etc.). Sansovino, suivi en cela par Palladio, montra le
moyen de dégager et d’animer les masses, en creusant dans les angles de ses
piliers la place nécessaire à l’installation de colonnes.
Les Ordres appliqués à la décoration d'une façade de palais.
D’après la gravure de Serlio (liv. IV).
I. L’Architecture de la Renaissance, p. 96.
oo5
JUGEMENTS SUR LE[JSTYLE GOTHIQUE.
Quant à l’attitude prise vis-à-vis du style gothique par les derniers archi-
Les Ordres appliqués à la décoration d’une façade de palais.
Le Palais Uguccioni à Florence.
tectes de la Renaissance italienne, inutile de chercher à la définir. Si Peruzzi
composa un projet en style ogival pour la façade de l’église de San Petronio
à Bologne, et si dans certaines localités, notamment dans cette même ville de
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
3o6
HISTOIRE 1)E L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Bologne, quelques esprits arriérés manifestèrent de l’attachement pour des
formes si longtemps populaires, l’immense majorité des artistes et des amateurs
ip WliWliîl/m
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Colonnes rustiques.
Façade postérieure du palais Pitti, par Ammanati.
se prononça contre lui avec la dernière violence1. Michel-Ange ne crut pas
I. Yoy. t. I, p. 87.3-378; t. II, p. 3i9-320; t. III, p. i83. — Vasari, t. I, p. i37-i38(« lavori
tedeschi... mostruosi e barbari »). — Varchi, Eloge de Michel-Ange, édit, de 1064, p. 49. — Mini,
Discorso délia Nohiltà di Fircn^e ; Florence, 1694 ; fol. 46 v°. — Springer, Bilder ans dcr ncucren
Kunstgeschichte, t. I, p. 3 77 et suiv.
LES COLONNES.
3e>7
pouvoir plus énergiquement stigmatiser le projet composé par San Gallo pour
la basilique de Saint-Pierre qu’en le traitant de tudesque.
Dans la composition des colonnes, plusieurs innovations importantes sont à
noter. Une des plus curieuses est l’emploi de bossages formant saillie sur le fût'.
Deux variétés s’offrent à
nous : tantôt les assises sont
alternativement cubiques
et circulaires; tantôt les
assises sont toutes circu-
laires, mais une partie d’entre
elles offre un diamètre supérieur a
celui de l’autre et forme par conséquent saillie
sur celle-ci. Ces colonnes, appelées rustiques, ont
donné à la Monnaie de Venise et à la façade pos-
térieure du palais Pitti leur cachet si particulier.
Il est à peine nécessaire d’ajouter que le même sys-
tème fut appliqué aux pilastres.
J’ajouterai, pour n’avoir plus besoin d’y revenir,
que cette alternance d’assises en saillie et d’assises en
retraite, produit une sorte de trépidation, de trémolo,
véritablement nuisible à l’effet d’ensemble; on dirait
des hachures qui enlèvent au dessin toute netteté et
toute fermeté.
Les colonnes torses tendent également à se mul-
tiplier, mais sans atteindre encore à la lourdeur et à
la vulgarité que leur donnera le style baroque. Celles
de la cour du palais ducal de Mantoue, bâti, affirme-
t-on, entre 1 5 1 8 et 1 53g , se distinguent par leur
Plus élégantes sont les colonnes à cannelures en spi-
rale, telles que celles dont San Micheli a enrichi le
palais Bevilacqua à Vérone.
Les colonnes historiées se multiplient de leur côté.
Dans les fragments conservés au Musée national de
Colonne historiée.
Par Benedetto da Rovezzano.
(Église de la Trinité
à Florence.)
Florence, Benedetto da Rovezzano a orné la partie inférieure du fût de canne-
lures, et le haut de rinceaux. Dans la cour du Palais Vieux de Florence ( 1 505,
voy . p. 209), Marco Marchetti de Faenza a revêtu les colonnes de stucs repré-
sentant des pampres, des mascarons, des rinceaux, des grotesques, etc., etc.
1. Yoy. sur ces colonnes le III' livre de Serlio (chap. xn, xxvi, xliii, etc.), ainsi que son
recueil de portes. Des colonnes analogues se voient à Rome, dans la « vigna di papa Giulio ».
D’après Redtenbacher (p. 22Ô), l’invention de ce motif est due à San Micheli.
3o8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Des colonnes d’une grande richesse se voient également au palais Buoncom-
pagni-Ludovisi à Bologne.
Les chapiteaux historiés de Stagio Stagi au dôme de Pise (voy. p. 224), ou de
Nie. Civitale dans l’église Saint-Martin à Pietra Santa, n’ont rien à envier pour
la richesse à ceux des anciens.
Plus variés encore que les colonnes sont les pilastres : on en trouve de
toutes les formes : gaines (palais Marini à Milan, etc.), lyres, momies (recueil
de Serlio, etc.).
Quoique la ligne horizontale eût depuis longtemps définitivement triomphé
de la ligne verticale, qui formait le point de départ du style gothique, certains
architectes ne pouvaient résister au désir d’obtenir des profils plus tranchés, une
silhouette plus accidentée : sans sacrifier le parti général de leurs ftçades, ils
imaginèrent de les couronner, d’abord par des statues, puis par des candélabres,
enfin par des obélisques, motif disgracieux entre tous, car si les clochetons qui
s’élancent dans les airs forment le développement organique de tout un ensemble
de constructions, les obélisques ne sont qu’un élément absolument parasite.
Ces appendices malencontreux se rencontrent sur la Bibliothèque de Saint-
Marc à Venise, sur le palais communal de Brescia, l’église « Santa Maria presso
San Celso » à Milan, celle de « Santa Maria del Orto » à Rome, et en beau-
coup d’autres endroits1.
Aux lignes trop rigoureusement géométriques succèdent, d’autre part, des
lignes brisées, courbes et ondulées, ayant pour résultat de rompre la monotonie,
d’augmenter la souplesse et l’élégance. Voyez ce couronnement horizontal : s’il
donne de la noblesse et de l’assiette à un édifice, il l’écrase aussi. Une ligne
légèrement relevée produira infiniment plus d’effet. Ce système, qui compte
des partisans dès le xvie siècle, se développera surtout au xviiiL
Les progrès du principe d’autorité, si sensibles dans toutes les branches de
l’architecture, ne pouvaient manquer de se manifester dans le domaine de Borne
mentation. Le rôle de la fantaisie décroît au fur et à mesure que celui de la
raison se développe. Jamais encore l’architecte en chef n’avait exercé pareille
maîtrise. Ce qu’était son empire sur tous ses collaborateurs sans exception,
sculpteurs, peintres, ornemanistes, nous le savons par l’exemple de Jules
Romain : dans les constructions qu’il dirigea à Mantoue, pas une feuille en stuc
n’était exécutée sans qu’il en eût lui-même fourni le dessin. Il en résulta de
l’harmonie, mais aussi de la monotonie et de la sécheresse2.
La Fin de la Renaissance n’a pas, que je sache, inventé d’ornements nouveaux;
bien au contraire, elle a supprimé un certain nombre de ceux que lui avaient
1. Voy. aussi Serlio, livre IV, fol. lviii, et Burckhardt, Geschichte dey Renaissance in Italien ,
édit. Holtzinger, p. 26-27, 14.S.
2. Gaye, Cartcggio , t. Il, p. 258.
L'ORNEMENTATION.
3og
légués l’Age d’Or et la Première Renaissance. Plus encore que ses aînées, elle
s’est attachée aux motifs classiques : aussi l’ornementation devient-elle de moins
en moins pénétrante et incisive, de plus en plus banale et vide; la fraîcheur de
l’invention disparaît en même temps que la fermeté de l’exécution.
Passons rapidement en revue l’interprétation de quelques-uns des motifs
empruntés à l’antiquité.
A la bibliothèque de Saint-Marc, dans la cour du palais Farnèse, et au palais
Cornaro, sur le Grand Canal, Sansovino, Antonio da San Gallo et Scamozzi ont
tiré le parti le plus brillant des trophées sculptés sur la frise.
Les figures assises, accoudées ou volantes, sculptées dans les écoinçons
(bibliothèque de Saint-Marc, palais Bevilacqua à Vérone, palais Grimani à Ve-
nise, etc.), procèdent des Victoires sculptées sur les arcs de triomphe romains.
Un motif d’une grande richesse, ce sont les génies tenant des festons ou des
cartels (villa Farnésine, bibliothèque de Saint-Marc, etc.).
Dans les stalles de l’église Sant’Agostino de Pérouse, commencées par Baccio
d’Agnolo en 1602, reprises par le même artiste en i5o2, l’emploi des gro-
tesques a en quelque sorte renouvelé l’inspiration. C’est un ouvrage superbe,
plein de conviction et de fierté.
Les ornements géométriques dominent dans le pavement de la ville de Capra-
role : les combinaisons qu’ils forment ne sont pas des plus pittoresques1.
Dans les cariatides, la recherche du mouvement suit une progression con-
stante : si celles du Palais de Justice de Mantoue ont encore une certaine
sévérité, rien de plus agité que celles dont Leone Leoni orna son palais de Milan.
La fantaisie, pour ne pas dire le grotesque, triomphent définitivement dans
les cariatides qui supportent les bénitiers de l’église Sainte-Anastasie à Vérone
(i5çi) : un bossu assis et un gueux aux vêtements déchirés.
Une exception, et des plus honorables, doit être faite en faveur des belles
I . L’histoire de l’ornementation chez les peintres de la Fin de la Renaissance fournirait la
matière d’un chapitre des plus curieux. Je me bornerai ici à quelques notes. Décorateur et
ornemaniste des plus habiles, quoique ses ornements manquent d’ordinaire de pureté, le
Sodoma aime à prodiguer les pilastres à arabesques ou à grotesques, les trépieds, les caria-
tides. Il personnifie la Renaissance arrivée à son apogée, avec l’ampleur qui n’a pas encore
dégénéré en banalité, l’harmonie qui garde encore les traces d’un effort, enfin, et par-dessus
tout, cette spontanéité, cette fraîcheur, qui accompagnent l’invention de figures nouvelles et
qui manquent naturellement aux œuvres des imitateurs. — Un autre peintre célèbre, Bernar-
dino Luini, montre dans l’ornementation la même liberté que dans les compositions d’histoire.
Si loin de Rome et de l’Ecole romaine, il n’éprouve pas le besoin de s’assujettir à l’imitation de
1 antique : tant mieux pour les Grecs et les Romains s’il trouve moyen d’utiliser un de leurs
motifs favoris, — oves, rais de cœur, — tant pis pour eux, s’il peut se passer de leur concours,
ainsi que cela lui arrive fréquemment ; dans ce cas, il prodigue des rinceaux composés à sa
façon, des grotesques, des fleurons qui n’ont rien de classique, mais qui n’en sont pas moins
élégants, des cartouches, des masques et surtout des génies nus qui, par leur souplesse,
leur merveilleux agencement décoratif, revendiquent une place à côté des plus belles créations
analogues du Sodoma.
3io
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
cariatides qui supportent le mausolée élevé à Pierre Strozzi, dans l’église Saint-
André à Mantoue, sur les plans de Jules Romain.
Les balustrades destinées à couronner les édifices acquièrent un dévelop-
pement presque anormal (bibliothèque de Saint-Marc à Venise, etc.).
Les consoles, de leur côté, deviennent de plus en plus vigoureuses.
De tous les ornements ayant un caractère personnel, je veux dire offrant
quelque allusion à la personnalité du bâtisseur, seules les armoiries continuent
à jouer un certain rôle'. Mais si on les place encore au-dessus de la porte d’en-
trée, on ne songe plus à en tirer le thème de brillantes variations, comme
l’avait fait l’Age d’Or (t. II, p. iq5, 33o).
Passionnée comme elle l’était pour l’ampleur et la vigueur, la Fin de la
Renaissance sacrifie les bas-reliefs, si élégants et si purs, du temps jadis pour leur
substituer les hauts-reliefs ou la ronde bosse1 2 3. Si quelques retardataires, tels
que Simone Mosca, développent encore avec amour l’arabesque, toute l’École de
Michel-Ange recherche des motifs plus robustes et plus hardis. Il en résulte une
double innovation : l’architecture, profitant du discrédit dans lequel était
tombée l’ornementation plane, convertit en éléments de construction les sur-
faces naguère occupées par des arabesques, des rinceaux, des armoiries, etc. La
sculpture d’histoire, par contre, empiète sur l’architecture dans toutes les circon-
stances où, les deux arts étant appelés à concourir, le sculpteur sera assez fort
pour imposer sa volonté à l’architecte.
On a affirmé que la statuaire succéda à la sculpture décorative ". En réalité,
le rôle de celle-ci grandit ou diminua selon les tendances des architectes appelés
à en régler l’emploi. Sauf chez Michel-Ange et ses imitateurs, la fusion des
deux arts devint plus complète; aux bas-reliefs du xvc siècle, se déroulant un
peu au hasard autour des portes ou sur les parois (constructions de l’École
lombarde, oratoire de Saint-Bernardin à Pérouse, temple de Saint-François à
Rimini), succèdent les cariatides, les statues assises sous la retombée des arcs,
1. Montaigne constate qu’en Italie, de même qu’en Allemagne, tout le monde, jusqu’aux
marchands, avait son blason. Pour se conformer aux habitudes de ses hôtes, notre illustre
compatriote fit exécuter par un peintre de Pise un superbe écusson, enrichi d’or et de belles
couleurs, destiné à perpétuer, dans un des hôtels des bains de Lucques, le souvenir de son
passage. Il ne lui en coûta qu’un écu et demi de France. Ailleurs il ajoute que « les Italiens
n’ont pas faute d’inscriptions; car il n’y a rabillage de petite goutière où ils ne facent mettre,
et en la ville, et sur les chemins, le nom du Podesta et de l’artisan». (Voyage, édit. d’Ancona,
p. 122.)
2. La villa de Santa Colomba, prés de Sienne (parfois attribuée à Peruzzi), nous offre une
application des plus heureuses de bas-reliefs à la décoration d’une façade. Les motifs n’ont que
peu de saillie et les ouvertures ne sont qu’en petit nombre; mais quelle variété dans les lausses
arcades, sur lesquelles se détachent des fenêtres aux chambranles excessivement étudiés, et
comme la juxtaposition des pilastres qui encadrent ces fausses arcades, avec les pilastres, plus
grands, qui les séparent les unes des autres, occupe l’attention, charme l’œil et donne 1 impres-
sion d’une œuvre à la fois ample et détaillée!
3. Palustre, V Architecture de la Renaissance, p. 96.
Les Cariatides au xvt siècle. Le palais de Leone Leoni a Milan.
3l2
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
les statues se profilant sur les balustrades, bref une série de motifs faisant corps
avec l’architecture, la complétant et la renforçant.
Par suite d’une fatalité à laquelle il ne pouvait échapper, l’art de la Renais-
sance suivit les mêmes errements que son prototype l’art romain. Vitruve s’était
élevé contre l’invraisemblance de certaines décorations (livre VII, chap. 5); il
s’était plaint de ce que l’on ne peignait plus de sujets ayant une signification
réelle, de ce que l’on faisait porter des édicules sur des candélabres, de ce que
l’on remplaçait les frontons par des consoles cannelées, ornées de feuilles
retroussées et de volutes. Toutes ces critiques auraient pu être rééditées au
xvE siècle à l’adresse de Michel-Ange et de son école.
Après avoir cherché à justifier l’emploi de l’ordre composite, Vasari célèbre
les innovations introduites par Michel-Ange dans les portes, les taber-
nacles, les vases, les colonnes, les chapiteaux, les corniches, les consoles, soit
dans la sacristie de Saint-Laurent et la bibliothèque Laurentienne, soit dans la
corniche du palais Farnèse, ou le second ordre de la cour du même édifice, soit
enfin dans la basilique de Saint-Pierre. Il le félicite d’avoir découvert tant d’or-
nements variés extraordinaires (« stravaganti »), tant de belles moulures, tant
de corniches, tant de tabernacles divers et une infinité d’autres motifs, diffé-
rents de ceux de l’antiquité ’.
Le premier, en effet, Michel-Ange rompit l’accord, l’union féconde,
auxquels la Première Renaissance avait dû la belle ordonnance de ses façades,
de ses tombeaux, de ses tabernacles; il sacrifia les données constructives, pour
permettre à ses colosses de marbre de se mouvoir en toute spontanéité : bientôt
on profitera de n’importe quel prétexte pour prodiguer les figures drapées ou
nues, les cariatides, les bustes, les hennés ", les termes, etc.; jamais encore
l’abus des ornements anthropomorphiques n’avait été poussé si loin.
Mais même considéré en lui-même le système décoratif adopté par Michel-
Ange n’est pas exempt d’erreurs : celles-ci proviennent principalement du
manque de proportions entre les figures des diverses compositions : tantôt ces
figures sont gigantesques, tantôt elles sont microscopiques : ce qui donne à l’en-
semble quelque chose d’inégal et de heurté; conséquent avec lui-même, le
Buonarroti réduisait en même temps à son strict minimum le rôle de l’orne-
mentation plane3. Si néanmoins le tombeau de Jules II pèche par l’abondance
des arabesques, etc., la responsabilité en remonte certainement, non au maître,
]. Dans une lettre adressée au cardinal Rod. de Carpi (i.56o), Michel-Ange déclare que les
membres de l’architecture dépendent des membres de l’homme; il ajoute que celui qui n’est
pas un « buon maestro di figure », et surtout qui ne connaît pas bien l’anatomie, n’y peut rien
comprendre. Il insiste en outre sur la nécessité de la symétrie ( 'Lettere , p. 55q. Voy. aussi
p. 5oo, 5oi, sa définition de l’architecture d’après Vitruve).
2. Voy. sur ce genre d’ornements l’ouvrage de M. Meyer: Studien %ur Gcschichte der plasti-
dien Darstcllungs-foriiicn. I. Zur Gcschichte der Renaissance Hernie. Leipzig, 1894.
3. « Les ornements (« intagli »), disait Michel-Ange, donnent de la richesse à l’ouvrage, mais
jettent de la confusion dans les figures. » (Vasari, t. VIII, p. 3o8.)
L’ORNEMENTATION
O I O
qui s’était depuis si longtemps désintéressé de ce monument, mais bien aux
auxiliaires auxquels il en avait abandonné l’achèvement : ces satyres, ces gro-
:
La Décoration intérieure au xvi” siècle.
La Salle des Cinq Cents au Palais Vieux de Florence.
tesques, et autres motifs, aussi mesquins que vides, jurent véritablement trop
avec la majesté terrible du Moïse .
La Fin de la Renaissance avait encore trop de vigueur intellectuelle pour s’en
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance
oi4
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
tenir servilement aux systèmes et aux règles, comme devaient le faire plus tard
certaines Écoles plus pédantes. Ainsi s’explique comment, malgré la dictature
exercée par un Michel-Ange, un Vignole, un San Micheli, un Sansovino ou un
Palladio, la peinture des façades — cette négation de tous les principes de l’archi-
tecture — se maintint si longtemps en honneur. Inconciliable avec l’appareil
rustique, en raison des inégalités dans la surface des matériaux, la polychromie se
donna carrière sur une foule de constructions moins monumentales. A Rome,
à Florence, à Venise et dans toute la Lombardie, les façades peintes alternent
avec les façades privées de couleur. La différence se borne à l’intensité ou à la
variété des tons. Dans la Haute-Italie, les artistes prodiguent toutes les ressources
de leur palette, tandis que le camaïeu domine à Rome. Comme contre-partie,
nous constatons qu’il n’y eut guère de peintre au xvic siècle, même parmi les
plus grands, qui n’acceptât ces tâches aujourd’hui si dédaignées. Qu’importait
le peu de durée de tels ouvrages! Un Titien, un Paul Véronèse, un Tintoret,
se sentaient assez d’énergie pour les remplacer quand les intempéries les
auraient détruits.
Quant aux sujets mis en œuvre, ils étaient des plus variés. Outre les divi-
nités de l’Olympe et les héros de la Grèce et de Rome, on représentait les Ver-
tus théologales, Rome, sous la figure de la Foi, armée du calice et de l’hostie,
recevant le tribut de tous les peuples, pendant que les Turcs convertis détrui-
saient le tombeau de Mahomet; puis des batailles (la Prise de la Goulette, peinte
par Gir. de Carpi à Ferrare), des combats d’animaux, etc. La fantaisie jouissait
de plus de liberté que dans les compositions destinées aux intérieurs.
La décoration intérieure met tour à tour en œuvre les sculptures en mar-
bre, en stuc, en bois, et la peinture sous ses formes les plus variées. Un des
exemples les plus riches, sinon les plus purs, nous est fourni par la Salle royale
du Vatican, décorée, sous la direction de San Gallo par Perino del Vaga et
Daniel de Volterra. Au Palais Vieux de Florence, la décoration de la Salle des
Cinq Cents, sous la direction de Vasari, fut trop hâtive pour servir de modèle.
Au palais de Mantoue, Jules Romain prodigua toutes les ressources de son
talent si varié. A Venise, le palais des Doges nous oftre des enfilades de salles,
aux tonalités nourries, harmonieuses et graves, où la peinture à l’huile s’allie
aux boiseries dorées.
Il semblait qu’il ne restât rien à faire pour l’aménagement des escaliers, et
cependant ici encore le progrès est frappant. Tantôt c’est Michel-Ange qui se
plaît à disloquer, à briser, à pétrir comme de la cire molle, l’escalier qui doit
conduire à la bibliothèque Laurentienne; tantôt c’est Ant. da San Gallo qui,
dans le fameux puits d’Orvieto, tait creuser l’un au-dessous de l’autre deux
escaliers en spirale, disposés de telle façon que les bêtes de somme employées
à puiser l’eau arrivent jusqu’au tond par l’un de ces escaliers, et remontent
3ANDE SALLE DU PALAIS DES ÜOGES A VENISE.
3 1 6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
par l’autre, sans être obligées de rebrousser chemin. Particulièrement remar-
quables sont les escaliers des palais de Gênes : rien de plus noble que ces rampes
parallèles se développant avec une aisance et une souplesse parfaites, tout en
ménageant les perspectives les plus pittoresques.
Nous venons de passer en revue quelques-uns des éléments généraux qui
interviennent dans toute construction, quelle qu’en soit la destination. Exami-
nons à leur tour les différentes formes d’édifices.
Si nous nous attachons en premier lieu à I’architecture religieuse, nous
rencontrons plus de fondations encore, si possible, qu’à l’époque de Jules II et
de Léon X. Gênes, Milan, Vérone, Vicence, Venise, Mantoue, Bologne, Flo-
rence, Assise, Rome, Naples, capitales ou bourgs perdus, s’enrichissent de
monuments destinés à affirmer le retour de la ferveur. L’Eglise, plus puissante
que jamais, grâce à la réforme intérieure sanctionnée par le Concile de Trente,
favorise ce genre de luxe, le seul que des rigoristes tels que saint Pie V con-
sentent à admettre. En même temps, l’aménagement ainsi que la décoration
des sanctuaires révèlent une discipline plus sévère, qui n’exclut toutefois
pas la richesse. Le style jésuite se prépare à prendre la place du style de la
Renaissance !
Seule en Europe l’Italie avait encore une vraie architecture religieuse. Un
historien d’art contemporain, qui ne pèche point par excès de tendresse pour
nos voisins, constate en outre que le plan de leurs basiliques à coupoles, bien
qu’emprunté en apparence, soit à l’antiquité, soit à l’époque byzantine, témoigne
d’une grande originalité '.
Néanmoins il n’y aurait plus grand intérêt désormais à décrire ces com-
binaisons si variées : il en est du choix des types d’églises, comme du choix
des sujets (voy. p. 96) : étant données la multiplicité des modèles et les faci-
lités de l’assimilation, l’adoption de tel ou tel plan n’indique plus une convic-
tion véritable. J’ajouterai que l’immense majorité de ces constructions, qu’elles
soient à base de croix grecque ou à base de croix latine, respirent l’ennui,
toutes savantes qu’elles soient ou peut-être par cela même qu’elles sont si
savantes. A Sainte-Marie-des-Anges, près d’Assise, à la cathédrale de Mantoue,
à Sainte-Marie de Carignan, on admire l’ampleur du plan, l’harmonie des pro-
portions ou la science des combinaisons pittoresques; mais on éprouve en
même temps je ne sais quelle impression de vide et de froid.
Il y aurait de l’injustice à nier, malgré ces lacunes, l’énorme effort tenté par
les derniers grands architectes du xvf siècle. Pour se rendre compte de la gym-
nastique intellectuelle à laquelle ont été obligés de se livrer les Michel- Ange,
les Jules Romain, les Genga, les San Mieheli, les Vignole, les Alessi, les Palla-
dio, les délia Porta, les Fontana, il faut se rappeler qu’ils s’efforcèrent tous de
I. Palustre, V Architecture de ici Renaissance, p. 100. Cf. p. 97.
L’ARCHITECTURE RELIGIEUSE.
3 1 7
conserver à leurs constructions le caractère de sanctuaires chrétiens, et que pas
un ne songea à copier un temple périptère ou même un portique hexastyle ou
octostyle. L’imitation se bornait aux détails de la construction ou de l’ornemen-
tation, et ici même les tentatives d’appropriation perçaient partout.
Non moins nombreux que les églises lurent les couvents élevés pendant la
dernière période de la Renaissance. Bologne concentra ses efforts sur San
Michèle in Bosco; Rome sur les thermes de Dioclétien, que Michel-Ange trans-
L'Escalier de la Bibliothèque Laurentienne, par Michel-Ange.
forma en Chartreuse, sous le titre de Santa Maria degli Angeli, et où il établit
le fameux cloître aux cent colonnes.
L architecture funéraire s’inspire des modèles grandioses créés par Michel-
Ange : le mausolée de Jules II, la chapelle des Médicis, deviennent le proto-
type d innombrables sépultures, dans lesquelles le sculpteur prend le pas sur
1 architecte. Tantôt les figures allégoriques sont étendues ou accoudées sur
le couvercle du sarcophage, comme le Jour, la Nuit, le Crépuscule et Y Aurore
(tombeau du pape Paul III, à Saint-Pierre, par J. délia Porta); tantôt elles sont
assises aux côtés du défunt (mausolée de l’évêque Andreasi, par Prospero Spani,
dans 1 église Saint-André de Mantoue, 1 55 i ; tombeau de Bart. Prato par le
même, au dôme de Parme; tombeau du marquis de Marignan, par Leone
Leoni, au dôme de Milan, etc.).
3 1 8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Les combinaisons nouvelles n’apparaissent guère que dans l’Italie septen-
trionale. AMantoue, le tombeau de Pierre Strozzi (f 1529), dans l’église Saint-
André, a pour principal motif quatre belles statues de femmes debout, en guise
de cariatides.
A Venise, malgré tous les efforts de Sansovino, sculpteur insigne en même
temps que grand architecte, l’architecture funéraire ne sortit pas de la voie des
tâtonnements : le monument de l’évêque Nichesola, composé par le maître
pour la cathédrale de Vérone, appartient plus encore au style hésitant qu’au
style de transition. L’ordonnance n’en est pas plus heureuse que ne le sont les
proportions des figures (le défunt étendu, au-dessus de lui la Vierge, saint
Jean-Baptiste et saint Sébastien). A Venise même, dans l’église San Salvatore,
le tombeau du doge Venier, également dessiné par Sansovino ( 1 556), se rap-
proche encore davantage de la donnée ancienne.
Particulièrement malencontreux sont les mausolées composés par San
Micheli. Rien de plus raide, rien de plus glacial que le tombeau de Bembo au
Santo de Padoue : un buste placé dans une niche encadrée par quatre colonnes,
voilà tout le monument. Plus bizarre encore est le tombeau d’Alessandro
Contarini, également au Santo de Padoue (1 555). San Micheli résolut — c’est
Vasari qui l’affirme — de rompre avec les données traditionnelles et de mon-
trer qu’un tombeau ne devait ressembler ni à un autel ni à une chapelle. Il
appropria les ornements à la personnalité du défunt, qui avait commandé en
chef les armées vénitiennes, et fit choix de trophées et autres motifs empruntés
à l’art militaire. N’en déplaise à Vasari, ce mausolée de Contarini est littéraire,
sec et pauvre au possible; il reste peu de chose pour l’inspiration quand la
raison a tracé un programme aussi rigoureux. En outre, la forme adoptée par
San Micheli conviendrait à une cheminée plutôt qu’à un tombeau.
Nous reviendrons plus loin, dans le livre consacré à la sculpture, sur les
statues ou bas-reliefs qui ornent les mausolées de la Fin de la Renaissance.
Un mot encore ici sur le type d’architecture funéraire réalisé à Florence
dans la chapelle des Princes ou chapelle des pierres dures, construite par les
Médicis à côté de l’église Saint-Laurent : l’ordonnance, malgré sa lourdeur, est
somme toute fort grave et véritablement imposante.
L’architecture religieuse de la Fin de la Renaissance soulève, on l’a vu, plus
d’une critique; il n’en est pas de même de 1 architecture civile : elle a droit
à toute notre estime, à toute notre sympathie. Pour un temps encore, dans
les habitations particulières aussi bien que dans les palais des souverains, les
architectes s’efforcent de concilier le confort, comme nous dirions aujourd’hui,
avec l’élégance. Ne croyons pas que dès lors tout fut sacrifié à l’ordonnance, aux
profils. Les contemporains ne manquent jamais de signaler la commodité de la
distribution intérieure, la facilité des communications, l’organisation de l’éclai-
rage. San Gallo, San Micheli étaient passés maîtres dans cet art. On trouvera
LES CONSTRUCTIONS D’UTILITÉ PUBLIQUE.
plus loin, dans le chapitre consacré aux différentes écoles, la description et
l’appréciation des types de palais les plus marquants.
Il est peu de constructions d’utilité publique pour lesquelles la Fin de la
Renaissance ne nous ait pas laissé de modèles à la fois pratiques et élégants :
hôtels des Monnaies (construction de Sansovino à Venise), halles (« Mercato
nuovo », construit à Florence par Tasso, avec ses arcades amples et élevées),
greniers publics (construction d’A-
lessi à Gênes), etc.
Les constructions péni-
tentiaires à leur tour comptent
quelques types curieux. Les Pri-
sons de Venise , construites en
1689 par Antonio da Ponte, à
côté du Palais Ducal, offrent sur le
« Rio di Palazzo » une façade en
harmonie avec leur destination ,
tandis que , sur la « Riva degli
Schiavoni » , elles pèchent par un
excès d’élégance.
Quelque spéciale que fût leur
affectation , plusieurs établisse-
ments hospitaliers répondirent
aux exigences les plus sévères de
l’art. On cite comme un modèle
d’installation pratique, en même
temps que de noblesse, l’hospice
« San Giacomo degli Incurabili »,
à Rome, dont Peruzzi composa le plan. A Vérone, San Micheli construisit
un lazaret.
Avec ces asiles de la souffrance physique alternaient les lieux consacrés au
délassement : théâtres, salles de concert1. Malgré la multiplicité des modèles
légués par l’antiquité, les architectes italiens cherchaient depuis longtemps un
type qui répondît aux exigences modernes. C’est ainsi que Serlio, qu’aucun
radotage n’effraye, examine tour à tour l’installation de la scène comique,
celle de la scène tragique et de la scène satirique ! Palladio trouva enfin la
formule définitive dans son théâtre olympique de Vicence (terminé en i58d),
où il sut concilier les préceptes de Vitruve avec les besoins de la société con-
temporaine. Il adopta, pour la partie circulaire, la forme elliptique, éleva une
I. Bibl. Burckhardt, Gesch. dcr Renaissance, p. 224. — Bapst, Essai sur l'histoire du Théâtre;
Paris, 1898, p. 244 et suiv. — Flechsig, die Dekoration dcr moderneu Biihne in Italien von den
Anfàugcn bis 4 mu Schluss des .VI 7 Jahrliunderts. Dresde, 1894.
320
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
colonnade corinthienne ornée de niches et de statues au-dessus des gradins
correspondant au parterre, et donna pour fond à la scène une splendide façade
à portiques, avec des dégagements dont chacun constituait une véritable
avenue.
Dès le début du xv° siècle, la construction d’édifices spéciaux devant ser-
vir de bibliothèques avait
donné lieu à d’intéressantes
tentatives. La Fin de la Re-
naissance compte à son ac-
tif deux nouveaux chefs-
d’œuvre : la Laurentienne
de Florence, la bibliothè-
que de Saint-Marc à Ve-
nise. Le contraste entre la
création de Michel -Ange
et celle de Sansovino est
frappant : dans la première
l’extérieur est sacrifié; tout
l’effort porte sur l’aména-
gement de la salle de lec-
ture, qui est claire et sans
prétention, avec une déco-
ration élégante plutôt que
riche ; Sansovino, au con-
traire, s’est ingénié à pro-
diguer sur sa façade toutes
les ressources de l’architec-
ture et de l’ornementation ;
il a créé l’ensemble le plus
éblouissant que l’Italie eût
vu jusqu’alors. — Après de
telles pages, on hésite à citer la nouvelle bibliothèque du Vatican, établie par
Sixte-Quint : les formes y sont lourdes, la décoration vulgaire.
Où la Fin de la Renaissance excelle, c’est dans les grands travaux cI’édilité,
l’aménagement des places, des rues, des voies de communication de toutes
sortes (voy. p. 3oo).
La règle, à l’avenir, c’est que les portes donnant accès dans une ville ou
dans un quartier offrent un caractère véritablement monumental. Sur ce point,
princes, souverains et municipalités sont d’accord. Mais les divergences s’ac-
cusent lorsqu’il s’agit de choisir entre les différents types : les uns penchent
Porte de San Zenone à Vérone, par San Micheli.
LES PORTES ET LES PONTS
02 I
pour l’imitation des arcs de triomphe; il leur faut des colonnes, des bas-
reliefs, des statues ; c’est le système qui prévaut à Rome, notamment dans la
porte du Peuple, élevée sous le pape Pie IV et décorée de quatre colonnes
doriques, aux formes aussi pleines que banales. Les autres — et à leur tête San
Micheli — traitent les portes comme des poternes fortifiées. Rien de plus
opposé aux modèles à la Michel-Ange, à la « porta Pia », avec ses ornements de
mauvais goût, ses créneaux terminés par une volute ionique et couronnés
par un boulet, ses lourds festons, ses chambranles compliqués, que les portes
construites par San Micheli : ici le dorique domine, avec une sévérité qui
ne va pas toutefois jusqu’à la nudité. La « porta del Palio » à Vérone est
Le Pont du Rialto à Venise.
ornée de colonnes et de pilastres cannelés, de boucliers et de bucrânes. A
Gênes, dans la « porta del Molo », Alessi s’inspire également du style dorique.
La construction des ponts fixa l’attention de plusieurs architectes éminents,
qui s’efforcèrent d’y concilier la science de l’ingénieur avec la pureté des
profils ou la richesse de la décoration. On vante le pont de la Trinité à Flo-
rence, avec ses élégantes arches aplaties, construit de iSüp à i5po par Amma-
nati, qui, en diminuant les piles et en surbaissant les voûtes, facilita le passage
des eaux. Plus pittoresque, mais aussi moins monumental, est le pont du
Rialto à Venise, construit de 1 588 à 1 5q2 par Antonio da Ponte. La même
ville montre avec orgueil l’élégant pont des Soupirs (attribué à Antonio Con-
tino, le neveu de Giovanni da Ponte), dont l’arche unique, jetée par-dessus
un canal, relie aux Prisons le premier étage du Palais des Doges. On trouve
dans le livre III du Traité de Palladio la description de plusieurs ponts
construits par ce grand artiste.
E. Müntz,
III. Italie. La Fin de la Renaissance
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Par leur nombre non moins que par leurs dimensions et leur richesse, les
fontaines de la Fin de la Renaissance relèguent dans l’oubli leurs aînées, sans
exception aucune. L’élément architectonique y lutte jusqu’à la fin avec l’élé-
ment plastique. Si la fontaine d’Ammanati à Florence, celle de Jean Bologne,
dans la ville du même nom, celle des « Tartarughe » à Rome, font la part
la plus large à la sculpture, la belle fontaine de la place « délia Rocca » à
Viterbe, attribuée à Vignole (gravée p. 2q5), et les nombreuses fontaines
élevées à Rome sur les dessins de Giacomo délia Porta', affirment les droits
de l’architecture.
A Venise, des margelles de puits monumentales tiennent lieu de fontaines.
Des fondeurs célèbres,
notamment les Alber-
ghetti , ont attaché leur
nom à ces ouvrages.
Les villas et les jar-
dins n’avaient cessé dé-
tenir une place d’hon-
neur dans l’architecture
italienne (t. II, p. 35q-
358). La Fin de la
Renaissance donna plus
d’importance encore, si
possible, à ces créations
dans lesquelles l’art se
mariait si agréablement
à la nature. Fontaines,
jets d’eau et cascades, bocages, berceaux et haies, treilles et treillages, fleurs
d’agrément et plantes médicinales, grottes et souterrains, volières et orgues
hydrauliques, statues et groupes, obélisques, vases, pavillons et promenoirs
couverts, salles de bains, tout y était réuni pour charmer le regard ou favo-
riser le recueillement.
Ce que l’on recherche avant tout, c’est la pureté et la fraîcheur de l’air, qui
ne s’obtiennent que sur les hauteurs; puis l’étendue ou la beauté de la vue,
qui sont intimement liées, elles aussi, à l’élévation du site" (on ne compren-
drait pas une villa dans un bas-fond). Aussi l’aménagement abonde-t-il en
contrastes, offrant à chaque détour un nouveau panorama.
1. Voy. le recueil de Falda, le Fontane cli Routa iiellc piayye e luoglii piibhlici délia cilla. Rome
(Ryô).
2. « Les Vignes, qui sont des jardins et lieues de plesir, de beauté singulière, et là où j’ai
aprins combien l’art se pouvoit servir bien à pouint d’un lieu bossu, montueus, et inégal; car
eus ils en tirent des grâces inimitables à nos lieus pleins, et se prævalent très artificielemant de
cete diversité. » (Montaigne, Voyage , p. 3iq. Cf. p. 498.)
LES VILLAS ET LES JARDINS.
Riches et pittoresques entre toutes sont les villas de Rome et des environs, la
« Vigna di papa Giulio », la villa Pia, la villa Médicis, le Palatin (« Orti Farne-
siani »), les villas des Farnèse à Caprarole, des d’Este à Tivoli (gravée p. 77)
La Fontaine des Tortues à Rome, par Tad. Landini.
la « villa Lante alla Bagnaja », près de Viterbe'. En Toscane, le jardin Boboli,
les villas de Castello et de Pratolino 1 2 le cèdent à peine en magnificence et en
variété aux créations des Etats pontificaux. Dans le voisinage de Pesaro, Monte
1 . Yoy. Montaigne, Voyage, p. .S27-.S28.
2. Ibid., p. 161 et suiv.
324
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
impériale perpétue jusqu’à nos jours le souvenir de la libéralité des ducs
d’Urbin et du goût de son constructeur G. Genga'. Mantoue cite avec orgueil
le palais du Té (la villa de Marmirolo n’existe plus depuis longtemps). Près
de Vicence, la Rotonde et la villa Maser (voy. p. 278) proclament la fantaisie
et l’élégance de Palladio.
Tout jardin a pour complément des grottes, que l’on varie à l’infini, au
moyen d’incrustations de coquillages ou de pierres de couleur, de stalac-
tites, etc. fi
A Castello, on poussa le luxe jusqu’à peupler ces grottes d’une ména-
gerie en marbre ou en bronze, sculptée ou fondue sous la direction de Jean
Bologne.
L’architecture joue le rôle principal dans le jardin italien (le moyen de ne
pas tirer parti des différences de niveau pour provoquer des contrastes!) : ce ne
sont que rampes et escaliers, terrasses et souterrains. Cette tyrannie s’étend
jusqu’à la composition des parterres. Si déjà au moyen âge on s’était servi
de fleurs naturelles pour dessiner des ornements, dans ces jardins italiens de
la Renaissance on violenta la végétation au point de lui donner l’aspect
d’édifices en pierre : à la villa d’Este, les haies furent taillées de façon à imiter
des murs.
A Venise3, les jardins étaient garnis de plantes médicinales, de jets d’eau,
de statues, de peintures, d’édifices de toute nature 4. Simone Santo, secrétaire
de la République, avait fait établir le sien sur le toit de son palais”.
Jamais encore le génie militaire et l’architecture civile n’avaient contracté
une alliance aussi étroite. Il n’y eut guère de grand architecte de ce temps —
rappelons seulement Peruzzi, San Gallo, Michel-Ange, San Micheli, Alessi —
qui n’excellât à la fois dans les deux arts et, par une conséquence facile à
deviner, il y eut peu d’ouvrages militaires qui ne fussent en même temps des
modèles de goût. La scission cependant ne devait pas tarder à se produire.
Girolamo Genga déjà manifestait, au dire de Vasari, son peu d’intérêt pour ce
]. Voy. ci-dessus, p. 255. Cf. Thode, dans Y Annuaire lies Musées de Berlin , 1 838, t. IX,
p. 162-184.
2. Ant. da San Gallo, dans une lettre écrite en 1.546 au duc de Florence, lui signale les
incrustations (« tarteri corne diaccioli ») que l’on observe dans une villa de Tivoli et qui
étaient employées dès lors dans les constructions similaires de Rome (Gaye, Cartcggio , t. II,
P. 344).
3. Sansovino, Venetia, livre VIII, fol. 107.
4. A Tivoli, on admirait les berceaux, pavillons et temples de treillage exécutés sous la
direction de Gir. da Carpi : ils ne sauraient être, déclare Vasari, ni plus beaux ni plus variés.
Ces élégants petits édifices, recouverts de magnifiques feuillages, servaient d’abri à des statues
antiques.
5. A Tivoli également, on avait poussé le raffinement jusqu’à faire mouvoir par l’eau des
orgues et autres instruments de musique (Montaigne, Voyage, édit. d’Ancône, p. 323 et
suiv.).
LES VILLAS ET LES JARDINS.
020
genre de constructions, qui lui semblaient dépourvues d’élévation. D’un autre
côté, à partir du milieu du siècle, bon nombre d’ingénieurs militaires — les
Castrioti , les Paciotti et les Lanzia d’Urbin, les Francesco de’ Mardi i , les
La Grotte du jardin Boboli a Florence, par Buontalenti.
Girolamo Cataneo de Novare (i58q), commencent à ne plus tenir compte que
des exigences spéciales de la défense ou de l’attaque, ouvrant ainsi un abîme
qui est allé se creusant d’âge en âge. Aucun d’eux n’a, que je sache, marqué
comme architecte.
Laissant de côté les innovations capitales réalisées par San Micheli, qui le
326
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
premier, affirme-t-on donna aux bastions la forme de triangles ou de penta-
gones, je mentionnerai les grands ensembles auxquels San Gallo a attaché
son nom : les fortifications du Borgo à Rome, celles de Cività-Vecchia, de
Ncpi, d’Ancône, de Pérouse; puis le môle de Cività-Vecchia, achevé par
Michel-Ange; la forteresse du Belvédère, à Florence, commencée par Buon-
talenti en 1090, celle du Lido à Venise, un des tours de force réalisés par
San Micheli. Dans le port de Gênes, Galeazzo Alessi éleva un portique d’ordre
dorique, avec une entrée flanquée de colonnes rustiques, et prolongea le
môle dans la mer.
1. Notons toutefois que le premier germe des bastions à cinq lignes se trouve en France,
dans les tours à bec, usitées de la fin du xne siècle au milieu du xv° (Palustre, Y Architecture de
la Renaissance, p. 69).
Marque typographique des Giolito.
Tirée des « Transformation! » de Doni (Venise, i553).
Fragment d’un des plafonds du château de Mantoue.
CHAPITRE II
LES ÉCOLES D’ARCHITECTURE DE LA FIN DE LA RENAISSANCE. — FLORENCE ET
ROME : PERUZZI, SAN GALLO , MICHEL- ANGE ET VIGNOLE. — VENISE,
VÉRONE ET VICENCE : SANSOVINO, SAN MICF1 ELI ET PALLADIO.
a division par Écoles, si tranchée lorsque l’on considère
la peinture de la Fin de la Renaissance, s’affirme avec
beaucoup moins de netteté dans l’architecture. Cette
différence entre l’évolution des deux grands arts tient,
d’une part, à ce que tous les architectes, quel que fût
leur lieu d’origine, venaient étudier à Rome; de I autre,
à ce que ce fut un Florentin — Sansovino — qui
fonda l’École vénitienne, tandis qu’un citoyen de Rome, Jules Romain, ton-
dait l’École de Mantoue et étendait son influence jusqu’à Vérone. 11 en est de
même de l’École génoise : elle eut pour initiateur un Ombrien, Galeazzo Alessi.
Dans la peinture, au contraire, les chefs des principales Écoles, à Venise, à Parme,
à Brescia, et même à Milan pour la période postérieure à Léonard de Vinci, sont
tous nés dans la région qu’ils devaient illustrer.
S'il est difficile d’établir une ligne de démarcation parfaitement tranchée entre
les architectes de l’Italie centrale et ceux de la Haute-Italie, à plus forte raison
ne saurait -on distinguer les représentants de l’architecture florentine des
représentants de l’architecture romaine. Il y a, d’une ville à l’autre, un va-et-
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
328
vient, un chassé-croisé continuel, avec cette différence toutefois que Flo-
rence fournit les artistes, tandis que la part contributive de Rome se borne, d’une
part, à la communication des modèles antiques, qu’elle livre à tout venant ; de
l’autre, à l’inspiration qui émane de la Papauté.
A ne supputer que le nombre des architectes célèbres nés à Florence, on
serait exposé à s’exagérer l’importance de cette École; d’autre part, à ne tenir
compte que des ouvrages qui ont pris naissance sur les bords de l’Arno, on ris-
querait de s’en faire une idée trop imparfaite. La vérité est que, si Rome et
Venise ont dû leurs principaux monuments à des architectes florentins (il suffit
de rappeler les noms d’Ant. da San Gallo, de Michel-Ange, d’Ammanati, de
Jac. Sansovino, sans omettre Bal. Peruzzi, dont la
Portrait de Baccio d’Agnolo.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
famille était originaire de Florence), c’est au dehors
que le talent de ces maîtres a reçu son empreinte;
leur ville natale ne peut donc les revendiquer qu’en
partie. Aussi nous bornerons-nous à mentionner ici
et San Gallo et Michel-Ange, et Peruzzi et Sansovino,
sauf à étudier en détail leur œuvre dans les centres
où s’est exercée leur activité.
Florentine ou lombarde jusqu’au début du xvf siè-
cle, l’architecture de la Renaissance reçut de Bra-
mante, affirme-t-on, le caractère italien et le caractère
universel, formant le style qui, en somme, domine
de nos jours encore. De la dernière manière de ce
grand artiste procèdent Peruzzi , Antonio da San
Gallo, San Micheli, Sansovino, Raphaël et Jules
Romain, Palladio, de même que Philibert de l’Orme et Pierre Lescot1. —
Sans contester la justesse de cette observation, il convient d’ajouter que l’imi-
tation de plus en plus rigoureuse des formes antiques était dans la logique :
préconisée par Brunellesco dès le début du xve siècle, elle devait, à chaque nou-
velle étape, gagner en précision, en même temps que, par une loi inéluctable,
les formes deviendraient plus pleines, pour ne pas dire plus rondes (voy.
p. 108-110). L’influence de Rome, où s’élabora la dernière manifestation de
la Renaissance, fit le reste; la Ville éternelle n’est -elle pas, pour parler
comme Montaigne, « la plus commune ville du monde, et où l’étrangeté
et différence des nations se considère le moins, car, de sa nature, c’est une ville
rapiécée d’étrangers; chacun y est comme chez soi »?
Avant de suivre à Rome les chefs de l’École florentine, rappelons brièvement
les travaux exécutés dans la capitale même de la Toscane : la chapelle des
Médicis et la bibliothèque Laurentienne, sur lesquelles nous reviendrons dans
1. Le Cicérone , p. 221. — De Geymüller, The Sehool of Bramante, p. 125 et suiv. Londres,
1891. — Cf. Palustre, V Architecture de la Renaissance, p. 95-96.
LES ARCHITECTES FLORENTINS.
un instant, en étudiant l’œuvre de Michel-Ange, le palais Uguccioni, construit
par Zanobi Folfi (voy. p. 3o5), la loge du Marché Neuf, claire, élégante, mais
déjà trop facile, élevée de 1647 à i55o par G. -B. del Tasso, sans compter un
Le Palais des Offices à Florence, par Vasari.
certain nombre d’édifices d’un intérêt moindre, tels que les palais appar-
tenant à la dernière manière de Baccio d’Agnolo (y i5q3; voy. t. II, p. 4 1 5-
416).
Parmi les architectes dont l’activité profita plus spécialement à Florence,
quatre méritent mieux qu’une simple mention.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 42
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
33o
Giovanni Antonio Dosio de San Gimignano (né en 1 533 ; vivait encore
en 1 5 78 *) s’est fait un nom comme archéologue (il a publié en 1 569 un
recueil des monuments antiques de Rome) et comme architecte. A Flo-
rence, il a marqué sa trace par le palais Larderel-Comini, la plus exquise
demeure — ce sont les termes de Burckhardt — de la Renaissance italienne, et
par une série d’autres édifices dont on trouvera la description dans les ouvrages
spéciaux. Le palais Larderel, le seul dont je m’occuperai ici, n’a que trois
fenêtres de façade, mais les proportions en sont si harmonieuses qu’il est impos-
sible de se dérober au charme qui s’en dégage. L’appareil est tout uni, sauf
aux angles, où des pilastres à refends se détachent sur le corps de l’édifice. Au
rez-de-chaussée, une porte et deux fenêtres, cha-
cune surmontée d’un fronton triangulaire; au pre-
mier étage, un fronton de même nature et deux
frontons senti -circulaires; au second étage, trois
frontons triangulaires; puis des bandeaux qui mar-
quent les divisions par étages, et un entablement
avec une belle corniche couronnant le tout : telles
sont les ressources, des plus élémentaires, à l’aide
desquelles ce bijou a été créé.
Georges Vasari (voy. p. 178) a laissé son chef-
d’œuvre dans le palais des Offices, où la sobriété
n’exclut pas l’élégance. On a fait valoir comme cir-
constance atténuante pour certaines imperfections
que l’auteur n’avait pas toute la liberté de mouve-
ments désirable, qu’il était torcé de tenir compte
des substructions existantes, comme aussi de la destination de l’édifice, qui
devait être affecté aux Offices, c’est-à-dire aux bureaux.
Bartolommeo Ammanati (né en 1 5 1 1 à Settignano, mort en i5ç)2) étudia
d’abord la sculpture sous Bandinelli et Jac. Sansovino; une série de statues ou
de bas-reliefs exécutés à Florence, à Urbin, à Naples, à Venise, à Rome, lui
avaient valu la notoriété, sinon la célébrité, lorsqu’il se manifesta comme archi-
tecte. A Rome, il construisit, outre le palais Ruccellai (« Caffé Nuovo »), la
façade et la cour du Collège Romain; à Florence, la façade postérieure du palais
Pitti (voy. p. 3 06) et le pont de la Trinité (voy. p. 021), sans compter le
second cloître de San Spirito, les palais Guigni, Montalvi, Ramirez, etc.; à
Lucques, le Palais Ducal, qui fut continué par Pin i et Juvara, et une série
d’habitations particulières. Ses créations se distinguent par l’ampleur plutôt
que par la finesse et l’élégance.
Un autre Florentin, Bernardo Buontalenti (i536-iôo8), doit sa réputation
à la construction de la villa de Pratolino, à l’agrandissement (si malencontreux)
Portrait de Bald. Peruzzi.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
1. Voy. mes Historiens et Critiques de Raphaël, p. 147.
BALD. PERUZZI.
ool
du Palais Vieux, à l’établissement de la tribune des Offices, du corridor qui
relie ce palais au palais Pitti, puis aux plans pour les forteresses de Porto
Ferrajo, de Livourne, de Grosseto, enfin à la série des palais dont il dota
Florence. Ce maître sacrifie déjà au style baroque.
Le plus élégant, le plus fin, le plus indépendant des architectes qui cher-
chèrent fortune à Rome pendant le premier tiers du xvi° siècle, Baldassare
Peruzzi (1481-1 536) appartient par ses origines à plusieurs cités (ses parents
igpgp
3SB In^iflyBSSSS
La Farnésine, par Peruzzi.
avaient pour patrie Florence; lui-même naquit à Volterra et fut élevé à Sienne),
de même que par la chronologie de ses œuvres il se rattache tout ensemble à
l’Age d’Or et à la Fin de la Renaissance. Peintre de profession, il se familiarisa
par des études assidues avec les secrets de l’art de bâtir. Malheureusement une
modestie ou plutôt une timidité invincibles l’empêchèrent toute sa vie de
mettre en pleine lumière un talent véritablement transcendant. Fixé à Rome
vers i5o3, il se signala tour à tour comme fresquiste, comme organisateur
1. Bibl. : Suys et Haudebourt, Palais Massimi à Rome. Paris, 1818, in-fol. pl. — Redtenbacher,
Mittheilungen ans der Sanimlung architehtonhcher Handgeiclmungen in der Galle rie der Uffigîen 7 a
Floreii'. I. Baldassare Peruggi uni seine JVcrke. Carlsrulie, 187.5. — Donati, Elogiodi Baldassare
Peruggi. Sienne, 1879. — Weese, Baldassare Peruggis Anteil an dem malerischen Schmuclie der Villa
Farnesina ucht einem Anhange : « Il taccuino di Baldassare Pent^gi » in der Communal Biblio-
tlich gti S ii 'lia. Leipzig, 1894.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
O O _
DO 2
de fêtes, comme architecte. Dans ce dernier domaine son activité profita, non
seulement à la Ville éternelle, mais encore à Sienne, à Bologne, peut-être aussi
à Carpi. Nul ne connaissait mieux que lui l’art de tirer parti des matériaux
les plus humbles — la brique, par exemple, — et des moyens les plus simples,
pour animer et faire chanter en quelque sorte des façades dépourvues de toute
ornementation.
A Rome, une des premières créations de Peruzzi, la villa d’Ag. Chigi (la Far-
nésine), achevée en i5ii-i5i2, n’a cessé de séduire par le mélange d’ingé-
Façade du Palais Massimi à Rome, par Peruzzi.
nuité et d’élégance, d’aisance et d’harmonie. Si la critique a pu reprocher au
maître, avec un semblant de raison, d’avoir répété le même motif — des
pilastres doriques — au rez-de-chaussée et au premier étage, elle a aussi été
unanime à admirer l’art avec lequel il a marié les deux ailes au corps principal,
la lumière, le mouvement et la vie qu’il a obtenus, rien que par l’alternance
des pilastres, des fenêtres et des moulures. Les ornements de la frise — des
génies, des candélabres et des festons — forment le plus heureux contraste avec
la simplicité du fonds même de la villa. Vasari a caractérisé la Farnésine en
disant qu’elle paraissait née, c’est-à-dire créée d’un souffle, plutôt que bâtie,
et Quatremère de Quincy a qualifié d’élégance attique la pureté de ses
profils.
S’il n’a pas été donné à Peruzzi, par suite de toutes sortes de difficultés,
financières et autres, de marquer sa trace dans la reconstruction de la basilique
BALD. PERUZZI.
333
de Saint-Pierre, à laquelle il fut préposé pendant plusieurs années (de i5'20 à
1 5 2 7 , de 1 532 à 1 536), par compensation il a doté Rome d’un monument
élégant et noble entre tous, le palais Massimi. L’histoire de cette construction
n’est pas encore parfaitement élucidée. Il paraît certain que Peruzzi n’a dirigé
que le début des travaux ( 1 535) : de là toutes les imperfections qui déparent
l’édifice. La tâche était des plus ardues : il s’agissait d’utiliser d’anciennes fon-
Le Cloître de l’Oratoire de Sainte-Catherine à Sienne, par Peruzzi.
dations et de relier deux habitations distinctes appartenant à plusieurs membres
de la même famille. Peruzzi tira le parti le plus heureux d’un site ingrat, étroit
et irrégulier; la disposition qu’il adopta, cette courbe d’un si grand effet, « est
telle qu on la croirait une invention libre et non pas conçue sous la dictée du
besoin. » (Quatremère.) L’auteur n’a eu recours aux colonnes et aux pilastres
que pour le rez-de-chaussée : dans les étages supérieurs, la disposition si ingé-
nieuse des fenêtres et des mezzanines, leur alternance avec le bel appareil à
refends, lui ont suffi pour obtenir la variété et l’animation. Quant au « cor-
tile », il se compose de deux ordres de colonnes, séparées par des ouvertures
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
334
rectangulaires, des espèces de fenêtres mezzanines, d’un effet assez bizarre
Les travaux exécutés à Sienne par Peruzzi sont la plupart postérieurs au sac
de Rome (1527) et appartiennent à la dernière période d’une carrière féconde
plutôt que longue. On lui attribue, sans certitude absolue, la petite cour, si
svelte et si éthérée, de l’oratoire de Sainte-Catherine. En ce qui touche le palais
Belcaro, situé en dehors de la porte Fontebranda, les dessins conservés au
musée des Offices permettent de se rendre compte de ce qu’eût été cet édifice
s’il avait été achevé.
A Bologne, on fait honneur à Peruzzi de la façade du palais Albergati, ou
du moins du premier étage de cette façade. C’est une œuvre véritablement
monumentale, qui doit son effet aux moyens les
plus simples (le fond de l’édifice ne se compose que
de briques) : l’écartement et la rareté des fenêtres
lui donnent un aspect de tranquillité et de noblesse
qui est encore relevé par une superbe frise à bucrânes
et à disques. Peruzzi a en outre — et cette lois l’at-
tribution est certaine — fourni les plans du palais
Lambertino. Il est fort probable qu’il a également
composé le modèle du portail du couvent de San
Michèle in Bosco.
S’il n’est pas démontré par des textes authen-
tiques que la cathédrale et le palais ducal de Carpi
(t. II, p. 422) soient l’œuvre de Peruzzi, ces édifices
se rapprochent toutefois de sa manière : on admire
dans la cour du palais une pureté et une chasteté
de formes qui sentent encore leur xve siècle.
Peruzzi est le dernier harmoniste, à la façon de Bramante; comme celui-ci, il
sait tirer des combinaisons les plus élémentaires, des refends, des moulures, des
pilastres, l’intérêt, la vie et la couleur.
Le plus marquant des élèves de Peruzzi fut Serlio : le IVe livre de son Traite
d’ Architecture est composé presque en entier de dessins de son maître.
La carrière du Florentin Antonio da San Gallo ou Cordiani (iqBS-iSqO) est
un exemple d’activité incessante et fébrile1 2. 11 ne lui suffit pas d’élaborer sans
relâche des projets de construction ou de décoration pour satisfaire les fantaisies
de ses patrons, il inspecte, revise ou expertise au loin, comme ingénieur rnili-
1. On attribue à Peruzzi plusieurs autres palais romains, parmi lesquels la cour du palais
Altemps, composée de deux rangées d’arcades, que séparent des pilastres, et d’un attique;
mais l’ordonnance m’en semble déjà trop facile, et les profils trop lourds pour un tel puriste.
2. Bibl. : T. II, p. 402. — On trouvera dans le recueil de Vasari et dans la monographie
de M. Ravioli des détails suffisants sur les travaux des autres membres de la famille San Gallo,
Bastiano ou Aristotele (148.5-1. 55 1), Francesco (1494-1576), Giovanni Francesco (4 i.53o).
Portrait d’Arist. da San Gallo.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
ANT. DA SAN GALLO.
335
taire aussi bien que comme architecte proprement dit. Une fois il fut obligé
de diriger à la fois, dans cinq villes éloignées les unes des autres, des travaux de
la plus haute importance : la construction de la forteresse de Florence et de
celle d’Ancône, la restauration de l’église de Lorette, l’agrandissement du palais
du Vatican, l’établissement du puits d’Orvieto; mais il savait se multiplier de
telle sorte qu’il put suffire à tout en se faisant seulement suppléer au besoin
par son frère Battista. Ajoutons qu’une partie de l’existence de San Gallo se
passa en travaux de consolidation, de réfection : la basilique de Saint-Pierre,
les loges du Vatican, la coupole de l’église de Lorette.
Dans l’impossibilité où je me trouve d’entrer dans le détail de tant d’églises,
de chapelles, de palais, de citadelles, de portes mo-
numentales, élevés par San Gallo à Rome et dans tout
l’Etat pontifical, je me bornerai à analyser ses deux
ouvrages principaux : son projet pour Saint-Pierre
de Rome et le palais Farnèse.
Malgré son goût et son talent, San Gallo n’était
pas à la hauteur d’une tâche telle que la réédification
de Saint-Pierre. Son projet (voy. p. Soi) péchait
par la multiplicité des ressauts, par la petitesse des
colonnes et des profils : ce n’étaient qu’arcades sur
arcades, ordonnances sur ordonnances, amas de clo-
chers, de pyramides et de pointes : aussi les contem-
porains lui reprochaient-ils — et c’était un crime à
leurs yeux — de s’être inspiré plutôt de la manière
gothique que de la bonne architecture classique.
Le palais Farnèse ne comportait à l’origine, affirme-t-on, que des dimensions
restreintes; grâce à l’excellence du plan primitif, il put être développé sans que
les accroissements nuisissent à l’aspect des parties antérieurement construites'.
La façade rappelle l’arrangement des anciens palais florentins : ici comme là, un
intervalle énorme sépare les fenêtres du premier étage — au nombre de treize —
de celles du second. Par contre, l’intervalle entre la porte principale et les
fenêtres qui l’accostent est infiniment trop rapproché, erreur qui se reproduit
pour les fenêtres encadrant la loge du premier étage. Au rez-de-chaussée, ces
fenêtres — rectangulaires — n’ont pas de frontons, tandis qu’au premier étage,
I. Je dois à l’obligeance de M. de Navenne, premier secrétaire de l’ambassade de France près
le Saint-Siège, d’intéressantes notices sur l’historique de ce monument. En 149.5, le cardinal
Al. Farnèse (plus tard Paul III) acheta l’habitation, qui, transformée, est devenue le palais
actuel. Les achats de terrain nécessités par les agrandissements successits se continuèrent
jusque vers le milieu du xvr siècle. Quant aux travaux, ils commencèrent en 1.017 au plus
tard. En 1.519, Léon X visita la construction en train et lui donna son approbation. En i53q, à
l’avènement de Paul III, Ant. de San Gallo fit de nouveaux plans et commença la construction
du palais, tout en tirant parti, — ce fait résulte jusqu’à l’évidence des recherches de M. de Na-
venne, — des constructions ou substructions antérieures.
Portrait d'Ant. da San Gallo.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
où elles sont également rectangulaires, elles sont surmontées de frontons alter-
nativement circulaires et angulaires, et au second étage, où elles sont cintrées,
de frontons tous pyramidaux. Chaque rangée de fenêtres s’appuie sur un
bandeau monumental.
Si le corps même de la façade du palais Farnèse a donné lieu à toutes sortes
de critiques (voy. entre autres celles formulées dans le Cicérone'), il n’y a eu
qu’une voix pour célébrer la beauté de la corniche placée par Michel-Ange sur
l’œuvre de San Gallo ; elle est d’une telle pureté et d’une telle noblesse, que
La Cour du Palais Farnèse, par Ant. da San Gallo.
Letarouilly, son dernier historien, a supposé que Vignole y avait collaboré (il
paraît en effet établi que dès le début des travaux — 1047 — Michel-Ange
s’était adjoint cet habile et savant architecte).
Dans la cour du palais, les deux étages inférieurs, imités du théâtre de
Marcellus, sont l’œuvre de San Gallo, tandis que l’étage supérieur, d’ordre
corinthien, appartient à Michel-Ange, à qui l’on a reproché de s’être écarté, sans
nécessité appréciable, du plan de son prédécesseur. Tout ici est digne d’admi-
ration : les proportions, non moins que l’ornementation (festons, mascarons,
trophées, fleurs de lis des Farnèse, vases se détachant sur des boucliers d’une
beauté accomplie).
La façade postérieure du palais, du côté du Tibre, avec sa « loggia »,
construite soit par Vignole, soit par Giacomo délia Porta, reproduit le motif
adopté par Michel-Ange pour le dernier étage de la cour.
MICI I EL-ANGE ARCHITECTE .
337
Le palais Farnèse a été proclamé le chef-d’œuvre de la Renaissance romaine :
« il n’est aucun autre édifice, déclare Letarouilly, qui réunisse à une masse plus
grandiose des lignes plus belles, des proportions plus justes, enfin des détails
mieux étudiés et d’un caractère plus élevé; il est supérieur à tous par l’excel-
lence de sa structure...; sa constitution forte et robuste lui assure encore après
trois siècles une longue existence » .
Du palais Farnèse procèdent de nombreux palais, entre autres celui du
Latran, construit par Domenico Fontana pendant le pontificat de Sixte-Quint.
La Façade postérieure du Palais Farnèse, par Michel-Ange et G. délia Porta.
Quelle que fût sa valeur, San Gallo, tout comme Peruzzi, lut éclipsé par celui
de ses concitoyens qui n’avait qu’à se montrer pour être proclamé partout
le premier. Que pouvaient la finesse d’un Peruzzi, la science d’un San Gallo,
en regard du génie transcendant, de la « terribilità » d’un Michel-Ange!
Disciple, affirme-t-on, de son ami Giuliano da San Gallo, Michel-Ange
n’aborda que relativement tard la pratique de l’art de bâtir. La façade qu’il
composa pour la basilique de Saint-Laurent, — son coup d’essai, selon toute
vraisemblance, — resta à l’état de projet. Il fut plus heureux en dotant la
même basilique de la sacristie neuve ou chapelle des Médicis. Quelques
mots sur ce monument en miniature : La chapelle forme un carré surmonté
d’une coupole; des pilastres cannelés et des niches couronnées de frontons
accentuent les différentes parties de la construction et produisent l’alternance
de lignes nécessaire. C’est un ensemble à la fois simple et noble, aux reliefs
E. Miinlz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
43
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
déjà amples, mais d’une rare tenue; on sent d’un bout à l’autre une pensée
unique, fortement concentrée, pour ne pas dire comprimée, et animant toutes
les parties de l’édifice. Certains détails, d’un goût moins pur et moins sévère,
n’affaiblissent pas l’impression.
Michel-Ange est de la famille de Brunellesco : même tendance à l’abstraction.
Comme son grand précurseur, il supprime les ornements intimes, familiers, qui
donnent tant de saveur à l’architecture du xvp siècle ; comme leurs modèles
communs, les Grecs et les Romains, il n’admet que des motifs d’ordre stricte-
ment architectonique, oves, consoles, rais de cœur, astragales, etc. Parmi tant
d’emprunts laits à l’antiquité, c’est dans le domaine de l’architecture que l’imi-
tation est la plus sensible chez lui. Mais cette architecture même, il ne la copie
pas servilement : il la reprend au point où l’avait laissée la civilisation romaine,
vers le me siècle, avec la recherche d’un mouvement excessif : la ligne droite lui
est odieuse, il éprouve le besoin de la briser sans cesse; des pilastres, des niches,
des festons sans nombre viennent interrompre la monotonie de l’ancienne
façade florentine, si calme et si pure : tout n’est plus que vie, agitation, on
serait tenté de dire violence1.
A la chapelle des Médicis fait suite la Bibliothèque Laurentienne, commencée
en 1025, terminée seulement vers 1 56o. Ici encore, l’œuvre de Michel-Ange a
donné lieu à d’amères critiques. On a reproché à ses colonnes accouplées de
manquer d’air; à son escalier, de former un véritable casse-cou. La conception
n’en est pas moins hardie, l’effet saisissant.
Ce fut surtout à Rome que Michel-Ange se révéla comme chef d’une nou-
velle école d’architecture : de même que Raphaël, il consacra ses derniers eflorts
à l’art de bâtir et la tâche suprême qu’il assuma fut précisément la succession
de Raphaël, l’achèvement de la basilique de Saint-Pierre.
Mais procédons avec ordre. Le premier grand ouvrage confié à Michel-Ange
fut le remaniement de la place du Capitole : les travaux traînèrent malheureu-
sement en longueur et la pensée du maître lut plus d’une lois dénaturée par
ses continuateurs2.
1. J’ai à toucher ici à un problème délicat : qui ne se rappelle les attaques, aussi spirituelles
que violentes, dirigées contre Michel-Ange par l’éminent architecte de l’Opéra, M. Charles
Garnier, dans le volume publié par la Galette des Beaux-Artsl M. Garnier n’a pas hésité à accuser
Michel-Ange d’ignorer la langue de l’architecture. « Il a, ajoute-t-il, le trait, la force, l’ampleur,
la volonté, la personnalité, ce qui fait le grand compositeur; mais il ne sait pas la grammaire et
c’est à peine s’il sait écrire.» L’attaque de M. Garnier a rencontré dès le début de vives protes-
tations. Il n’entre pas dans mes vues de renouveler ici le débat. Je me bornerai à déclarer que,
si Michel-Ange a commis des erreurs, ce sont des erreurs heureuses, puisqu’elles ont si com-
plètement renouvelé l’art de bâtir et nous ont valu des merveilles telles que la chapelle des
Médicis et la coupole de Saint-Pierre de Rome.
2. Quelques points de repère sur l’histoire de la construction ne seront pas oiseux. L'instal-
lation, sur la place du Capitole, en 1 5.38, de la statue équestre de Marc-Aurèle fut comme la
pierre d’attente des travaux de réédification. Une gravure de du Pérac, exécutée en 1,569
d’après le plan autographe de Michel-Ange (« ex ipso exemplari Michaelis Angeli Bonaroti »)
MICHEL-ANGE ARCHITECTE.
339
La reconstruction du Capitole était à peine commencée, que déjà Paul III
demandait à Michel-Ange d’entrer en lice pour le projet d entablement du
palais Farnèse : on sait comment l’incomparable corniche composée par le
maître, modèle de proportion et d’ampleur, fut mise en œuvre, de préférence à
celle de San Gallo, l’architecte en titre du palais. Michel-Ange fournit en outre
le plan de l’étage supérieur sur la cour (voy. p. 336).
La mort de San Gallo réservait à Michel-Ange une mission encore plus glo-
rieuse : la continuation des travaux de Saint-Pierre (i5_|Ç). Avec une indépen-
La Bibliothèque Laurentienne, par Michel-Ange.
dance qui l’honore, il entreprit la justification du projet primitif imaginé
et publiée dans le Spéculum romande Magnificcntiae de Lafreri, fait connaître les projets auxquels
le maître s’était arrêté. Cette gravure concorde avec la description de Vasari; elle ne diffère que
par les détails de la disposition actuelle : la principale différence porte sur le Palais du Séna-
teur : au sommet de l’escalier s’élève un portique surmonté de pilastres; en outre, les fenêtres
de l’étage supérieur sont plus élevées et d’une ordonnance plus nette que dans l’édifice définitif;
enfin le campanile est couronné de créneaux comme une forteresse. En 1Ô46, Michel-Ange
mit la première main à la reconstruction du Palais du Sénateur, travail qui fut achevé en i568,
après un intervalle de vingt-deux années. Entre les années i55o et 1 555 on construisit, d’après
les plans de Vignole, les deux escaliers conduisant à l’Aracœli et à la roche Tarpéienne, ainsi
que les deux portiques qui les couronnent. Une série de gravures, publiées par M. Michaelis,
nous font connaître l’état des travaux dans les dernières années de Michel-Ange. Ce 11e fut
qu 'après la mort de celui-ci que le Palais des Conservateurs reçut, d’après ses plans d’ailleurs,
sa façade actuelle. En 1.579, Grégoire XIII fit remplacer la tour du moyen âge par un campa-
nile plus élégant, dessiné par Martino Lunghi. En 1 583, on installa au sommet de la « cordo-
340
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
par son ennemi Bramante, et le lit substituer au projet de San Gallo. En
1046, avant même de prendre en main la direction des travaux, il écrivit à
Ammanati cette lettre curieuse : « On 11e saurait nier que Bramante n’ait été
aussi habile dans l’architecture que pas un depuis les temps antiques. Il fit le
premier projet pour Saint-Pierre, un projet exempt de confusion, mais clair et
simple, clair de toutes parts et isolé de tous côtés, de sorte que l’église ne nuisait
en rien au palais (du Vatican). Ce plan a toujours été considéré comme une
belle chose, et c’est ainsi que tous ceux qui se sont écartés de la disposition
adoptée par Bramante, comme l’a fait San Gallo, se sont en même temps écartés
de la vérité. »
Quoique Michel-Ange 11e se donnât que pour le continuateur de Bramante,
il imprima à la construction un caractère qui lui est bien personnel, le cachet
de son génie si despotique : il concentra davantage, d’après l’expression de
Springer, les membres de la construction ; en même temps il substitua, aux
profils si purs et si élégants de Bramante, des reliefs plus vigoureux, peut-être
aussi plus lourds. Je ne saurais entrer ici dans les détails de cette vaste con-
struction, qui occupa Michel-Ange pendant les seize dernières années de sa
vie : il me suffira de dire que sa conception la plus belle et la plus gran-
diose est la fameuse coupole, cette coupole qui, depuis trois siècles, a été le
modèle de centaines, de milliers d’autres, et qui éclipse la coupole octogonale
de Brunellesco au Dôme de Florence, autant que celle-ci avait éclipsé la coupole
du Dôme de Pise. Chez Brunellesco on sent encore l’effort du calculateur; chez
Michel-Ange, dans ces lignes d’une suavité incomparable, l’artiste seul paraît.
« C’est — pour parler avec M. Charles Garnier — la courbe donnée à la cou-
pole qui charme, séduit et lait de ce couronnement, unique au monde..., une
création d’une majestueuse harmonie; c’est cette courbe, qui a été bien souvent
étudiée, que l’on a appelée chaînette, parabole, ellipse, qui tient de tout cela,
pour n’être en somme qu’une courbe de sentiment, qu’un éclair enfanté par
le génie. » Il est impossible en effet de se servir ici de formules mathéma-
tiques : rarement la Renaissance du xvf siècle a accordé à la fantaisie une place
si grande à côté de la science. Michel-Ange n’eut pas la joie de contempler de
ses yeux le chef-d’œuvre; les travaux n’étaient arrivés que jusqu’au tambour
quand il mourut. Mais une seule année suffit à Giacomo délia Porta pour
achever le travail.
nata » les deux groupes des Dioscures , auxquels firent suite, en i.5ço, les soi-disant trophées de
Marius. Sous Clément VIII, de 1,592 à 1.598, les projets de Michel-Ange reçurent enfin leur
complément. La façade du Palais du Sénateur fut reconstruite avec certaines modifications
dont on trouvera le détail dans le travail de M. Michaelis. Quant au musée du Capitole, qui
fait face au Palais des Conservateurs, à peine si l’on en jeta les fondations. Il faut aller
jusqu’au pontificat d’innocent X pour voir reprendre les travaux (1644); l’architecte Rainaldi eut
enfin la satisfaction de les mener à fin au bout d’une dizaine d’années. — J’emprunte les élé-
ments de cette notice au travail publié par M. Michaelis dans la Zeitschrift fïtr hildcnde Kunst,
1891, t. II, p. 184 et suiv.
MICHEL-ANGE ARCHITECTE.
841
A cette dernière période appartiennent également la transformation en sanc-
tuaire chrétien des Thermes de Dioclétien, sous le vocable de Sainte-Marie-des-
Anges, la construction du couvent des Chartreux accolé à cette église, et celle
de la porte Pie (voy. p. 3-2 1).
Michel-Ange, définitivement entraîné vers l’architecture par un besoin irré-
sistible, conçut vers cette époque une foule de plans gigantesques, mais qui
restèrent à l’état de simples projets, en raison même de leur étendue. C’est
ainsi qu’il proposa de continuer tout autour de la place de la Seigneurie, à Flo-
rence, les arcades de la Loge des Lanzi, d’établir dans la cour du Belvédère une
fontaine composée d’un rocher et d’une statue — un Moïse — qui en ferait
jaillir l’eau, de relier le palais Farnèse à la Farnésine par
un pont, etc.
Partout, on le voit, éclate la passion pour le colos-
sal, à un degré où nul esprit humain n’a jamais
atteint.
Michel-Ange ne forma que peu d’élèves directs, —
parmi les plus marquants furent Gai. Alessi et Giacomo
délia Porta, — mais son enseignement domina tout le
xvic et tout le xvne siècle; il fut le véritable père du
style baroque. Sachons distinguer, ici encore, entre
l’œuvre du maître et celui des disciples : assurément le
style inauguré par Michel-Ange renferme les germes
les plus dangereux ; mais les abus commis par de
médiocres imitateurs nous autorisent- ils à rejeter la
fautes sur le glorieux initiateur?
La Coupole
de Saint-Pierre de Rome.
Par Michel-Ange.
responsabilité de leurs
Le nom d’un des collaborateurs de Michel-Ange, Vignole, personnifie une
nouvelle évolution de l’architecture de la Renaissance.
Jacopo Barozzi ( 1 5oy— 1 5y3) avait pour patrie Vignola, dans les environs de
Modène, d’où le surnom sous lequel il est connu 1 2 3. Après avoir flotté quelque
temps entre la peinture et l’architecture, il se consacra définitivement au second
de ces arts, et n’eut pas à le regretter. Il travaillait à Rome pour la cour ponti-
ficale ( 1 535 et années suivantes), lorsqu’il fit la connaissance du Primatice,
envoyé en Italie en i53q-i5qo, et reçut de lui la mission de surveiller le mou-
lage d’un certain nombre de statues antiques. Emmené en France par le célèbre
surintendant des beaux-arts de François Lr, il passa deux années dans notre
pays, sans trouver toutefois, à ce qu’il semble, l’occasion de s’y signaler par
quelque construction. De retour à Rome, il fut chargé par la docte Académie
1. Voy. Springer, Michel-Angelo und Raffael, t. II, p. 3qo et suiv.
2. Bibl. : voy. ci-dessus p. 299. — Œuvres complètes de Jacques Baro^pi de Vignola; édit. Lebas
et Debret. Paris, i8i5. — Ronchini, I due Vignola. Modène, 1866.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
.342
vitruvienne de relever les antiquités de la Ville éternelle. Nous le trouvons
ensuite à Bologne, où il s’occupa d’une tâche ingrate entre toutes, l’achève-
ment de la façade de San Petronio; il y établit également un canal. L’avè-
nement de Jules III, qui avait été légat dans la capitale de l’Emilie, lui fournit
enfin l’occasion de s’exercer sur un plus vaste théâtre. Rappelé à Rome par le
nouveau pape, il dirigea d’abord les travaux de 1’ « Acqua Vergine », puis ceux
de la célèbre villa que
Jules III fit élever en
dehors de la porte du
Peuple, la « Vigna di
papa Giulio1 ». Il y mon-
tra une variété et une
liberté de combinaisons
qui surprennent chez un
esprit aussi réfléchi.
Après la mort de Ju-
les III, en 1 555, Vignole
entra au service du car-
dinal Al. Farnèse. Ce
Mécène le chargea de tra-
vaux plus considérables
encore, si possible : la
construction de la villa
de Caprarole et l’organi-
sation des jardins Far-
nèse, dont la façade a
été détruite il y a peu
d’années, à l’occasion des
fouilles du Forum.
Caprarole est une des
créations les plus savantes
et les mieux déduites de la Renaissance. Le plan lui-même — ce pentagone qui
rappelle les aménagements de l’architecture militaire — est plein d imprévu ".
Si nous abordons le détail, nous rencontrons une longue série de morceaux de
bravoure : l’escalier principal à rampes et le grand escalier à vis, dans lesquels
Vignole se joue des difficultés avec lesquelles Bramante en était encore réduit
1. Le cc casino » de la Vigne, commencé en 1 534 Pour L cardinal Antonio di Monte, a été
tour à tour attribué à Sansovino et à Peruzzi.
2. D’après M. Gurlitt, le voyage de Vignole en France n’aurait pas été sans influence sur
l’élaboration du plan de la villa de Caprarole : ce serait dans notre pays que le maître aurait pris
l’idée d’un compromis entre le château-forteresse et la maison de plaisance. Mais cette hypo-
thèse tombe devant le fait que déjà Peruzzi avait donné la forme pentagonale à son projet pour
la même villa.
Villa de Caprarole, par Vignole , d'après la gravure éditée a Rome en 1699.
344
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
à compter dans son palais du Belvédère, les galeries de la cour, les agencements
intérieurs les plus ingénieux.
La réputation de Vignole ne tarda pas à franchir les limites des États ponti-
ficaux. Les souverains de Plaisance lui demandèrent de construire leur palais;
les fidèles d’Assise le chargèrent d’élever l’église Santa-Maria degli Angeli, qui
fut continuée par Giulio Danti et Gai. Alessi. Ses derniers efforts profitèrent à
Rome : il y commença l’église du Gesù ( 1 568), terminée par Giacomo délia
Porta, et remplaça Michel-Ange comme architecte en chef de Saint-
Pierre ( i56q).
L’amour de la régularité et de la correction compte parmi les traits distinctifs
de ce laborieux codificateur, mais la lourdeur en est un autre : rien de plus
massif que son église de Saint-André, près de Rome, son palais Farnèse à Plai-
sance, avec ses cinq étages de fenêtres, les unes pleinement développées, les
autres comme coupées en deux, son « portico dei Banchi » à Bologne, son
projet de façade pour l’église San Petronio, dans la même ville. Il y abuse véri-
tablement d’un artifice mis en œuvre par les quattrocentistes florentins : la
rareté des ouvertures. Avant tout lait de science et de logique, le talent de
Vignole semble incompatible avec l’expression d’un sentiment : la grâce lui est
inconnue au même point que la fierté. On chercherait en vain chez lui la corde
vibrante; tout se réduit à des formules; c’est le créateur du style académique.
Plus encore que les constructions de Vignole, son Traité d’Architecture,
publié en 1 563, exerça au loin une influence énorme et pesa trois siècles durant
sur les évolutions de l’art de bâtir.
Le Napolitain Pirro Ligorio est aussi connu comme archéologue et comme
faussaire1 que comme architecte. De fait, l’archéologie a autant de part que
l’art à la villa Pia, qu’il édifia dans les jardins du Vatican pour les papes Paul IV
et Pie IV : c’est une vraie maison pompéienne, pleine de fantaisie et de pitto-
resque, avec ses portiques et ses loges, ses ailes en hémicycle, ses rampes, ses
fontaines, ses obélisques, ses cariatides en forme de satyres, tous les raffinements
de son ornementation. Il semble que l’œuvre architectural de Ligorio se borne
à cette création, que l’on a appelée « la plus originale peut-être de l’architecture
moderne ». Quoique mêlé aux travaux du palais du Vatican et de la basilique
de Saint-Pierre, il n’y a pas laissé sa marque. Il ne fut ni plus heureux ni
plus actif à Ferrare, où il s’établit en 1 568, en qualité d’antiquaire du duc
Alphonse II, et où il mourut au mois d’octobre 1 583 .
L’architecture romaine de la fin du xvi° siècle a compté quelques autres
représentants aussi habiles que féconds : les Lombards Giacomo délia Porta
I. Bibl. : Bouchet, la Villa Pia. Paris, 1 83y . — Henzen, Zu den Fàlschungen des Pirro Ligorio,
s. 1. n. d. — Ronchini : Atti c Memoric... Se^ionc di Panrn, vol. III, p. 109-114. — Lanciani :
Biillcltino délia Commissionc archeologica coiminale di Roma, 1882, p. 29 et suiv. — De Nolhac,
Pirro Ligorio. Paris, ] 886 (extr. des Mélangés Renier). — Plon, Leone Leoni, p. 176-179.
JULES ROMAIN ARCHITECTE.
345
(1541-1604) et Domenico Fontana (1548-1607), l’architecte en titre de Sixte-
Quint. Mais leurs créations ne respirent déjà plus l’esprit de la Renaissance. Le
passage à un style nouveau — le baroque — se trahit par la lourdeur ou la
vulgarité des formes, par la recherche du mouvement et de la couleur, la dispa-
rition du rythme et de l’harmonie.
Laissant de côté Bologne, où surgissent quelques palais élégants ou riches,
mais sans accent particulier, Ferrare, où Girolamo da Carpi éleva le palais
Crispi, dont d’élégants cartouches forment le principal ornement ', puis Urbin
et Pesaro, où régnaient les Genga (voy. p. 284), je m’attacherai à Mantoue,
où un élève de Raphaël et de Bramante opéra une
renaissance s ni generis dans l’art de bâtir.
A Rome, l’œuvre architectural de Jules Romain
s’était borné à quelques constructions plus ou moins
fragmentaires, dont la plus importante est la villa
Lante, et à la continuation de la villa Madame (t. II,
p. 356). A Mantoue, le maître eut à diriger de grands
travaux d’édilité, en même temps qu’à créer de vastes
ensembles. Il ne leur donna pas précisément la légè-
reté, la grâce, l’éloquence; tout dans ses construc-
tions respire la réflexion et l’effort; rien la spon-
tanéité ou la fantaisie (quoi de plus lourd que le
mausolée des Andreasi - Gonzaga, dans l’église Sant’
Andrea, avec un soubassement prétentieux supportant
un sarcophage d’une raideur sans pareille!) Le palais qu’il construisit pour son
usage personnel (gravé p. 191) est tout aussi massif et tout aussi vide; les fenê-
tres occupent tout l’espace entre le rez-de-chaussée et l’entablement. Ces
fenêtres, circulaires, encadrent un fronton triangulaire, tandis que les pierres
qui en dessinent l’arc se prolongent, comme il a été dit, jusqu’à l’entablement,
sans repos pour l’œil. Mais prenons même le palais du Té, avec ses épais et
monotones pilastres doriques : il appartient au style sévère plutôt que gracieux
et riant, tel qu’il aurait convenu à une villa1 2’.
Pour être un homme de talent, Jules Romain n’était pas un homme d’es-
prit, ce qui n’est pas la même chose. Il ne devinait pas que le développement
logique, par conséquent uniforme et ennuyeux, d’un thème déterminé, -
mettons l’ordre dorique, — ne suffisait pas pour animer une façade; qu’il y
fallait toutes sortes d’inspirations et toutes sortes de libertés, les hésitations,
les surprises, les élans.
Portrait de Gir. Genga.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
1. Voy., pour les architectes et les palais de Ferrare, le travail de M. Gustave Gruver dans
les Notes d’art et d’archéologie de 1891 .
2. Je suis heureux de me trouver d’accord sur ce point avec M. Palustre, dont le jugement
doit être opposé à celui de M. Burckhardt, qui est infiniment trop favorable.
E. Münlz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 44
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
346
En imposant à la Renaissance comme but suprême l’expression de la sévérité
et de la force, les champions du style dorique, Jules Romain aussi bien que
San Micheli, ont, à mon avis, commis une erreur capitale : ils n’ont pas com-
pris que leur époque, leur patrie, cette Italie, si faible comme nation, étaient
avant tout faites de légèreté et de grâce; que la société à laquelle ils apparte-
naient n’avait plus rien des inébranlables convictions, du dévouement patrio-
tique, propres à l’ancienne Egypte, à la Grèce des guerres médiques, à la Répu-
blique romaine; que leur rôle, à eux représentants de la Renaissance, était de
charmer. On ne se fatigue pas de voir répéter les motifs élégants et gracieux,
parce qu’ils semblent se renouveler sans cesse par la vertu immanente d’une
éternelle jeunesse. Mais les créations de Jules Romain ou de San Micheli, si
sérieuses, parfois si sèches, si maussades, auraient véritablement gagné à ne pas
être propagées à l’envi par le génie militaire ou par les architectes des
anciennes barrières de Paris ! Toutefois, et là est leur excuse, si ces maîtres
sc sont trompés à ce point sur leur propre essence, c’est que certains de leurs
prédécesseurs du xvs siècle, Brunellesco en tête, leur avaient donné l’exemple
de si hautes ambitions.
La biographie du principal élève de Jules Romain, G. B. Bcrtani (iSçd-
i5p5), à la fois architecte, peintre et sculpteur, est des plus confuses : les bio-
graphes l’ont tour à tour désigné sous les noms de Briziano, Britano, Ber-
tano, Ghisi, Brizza, etc.; son vrai nom semble avoir été Scultori. Cet artiste
éleva l’église de Sainte-Barbe ( 1 565) et le Palais de Justice, édifice de beau-
coup de caractère, où perce une volonté ferme, mais qui relève déjà du style
baroque.
Le chef de l’Ecole véronaise, que j’ai rapproché tout à l’heure de Jules Ro-
main, Michèle San Micheli ( 1 484— 1 55o), appartient par la date de sa naissance
à la période que j’ai désignée sous le titre d’Age d’Or, mais ne se manifesta que
relativement tard comme architecte créateur2. Longtemps des travaux secon-
daires (avec lesquels alternèrent jusqu’à la fin de ses jours des constructions
relevant de l’art militaire) absorbèrent son talent, principalement à Orvieto.
Enfin il lui fut donné de doter Montefiascone de sa cathédrale, qu’il surmonta
d’une coupole à huit pans. La seconde partie de la carrière de San Micheli lut
consacrée en partie à Vérone, sa ville natale, en partie à Venise. Ingénieur
autant qu’architecte , il dédaignait l’ornementation raffinée, chère aux Véni-
tiens : ses prédilections étaient acquises au style dorique et à l’appareil rustique,
qui lui semblaient tous deux plus propres à frire prévaloir les grandes lignes
de la construction. Trop souvent, par crainte de la morbidesse, il tomba dans
]. Bertolotti, Arcbitctti, p. 36. — Vasari, t. VI, p. 490.
2. Bibl. : Salva, Elogio di Michel Sammichcli . Rome, 1814. — Ronzani et Luciolli, le • Fabh riche
civil i, ecclesiastiche c militari di Michèle San Micheli. Venise, i832.
SAN MIC H ELI.
347
la sécheresse. On dirait parfois un élève de notre École polytechnique s’ingé-
niant à jouer le rôle d’architecte.
Quoique San Micheli ait élevé plusieurs édifices religieux (la cathédrale de
Montefiascone, mentionnée il y a un instant, la « Madonna di campagna », à
Vérone, construite après sa mort sur ses plans), c’est surtout par les palais et les
constructions militaires que ce maître a fait école. D’ordinaire il adopte pour ses
soubassements un parti dont on peut voir de nombreuses applications dans
notre Paris du xix° siècle : il fit choix d’un rez-de-chaussée des plus développés
pour mettre en lumière, aux étages supérieurs, ses ordonnances de colonnes
et de pilastres (qui ne sont pas toujours irréprochables comme galbe). Plusieurs
de ses palais de Vérone ont véritablement de l’origi-
nalité et de l’allure : tels sont les palais Bevilacqua
et Canossa, le premier reconnaissable à ses colonnes
cannelées ou en spirale, le second à ses pilastres ac-
couplés. Le palais Pompéi (Musée Civique) est plus
massif (appareil rustique au rez-de-chaussée; lourdes
colonnes au premier étage; mascarons au-dessus des
fenêtres). Quant au palais Verzi, il est robuste jus-
qu’à la brutalité. Rien de plus lourd que ses pilastres
cannelés; rien de plus pauvre que ses consoles (quatre
par travée, soit seize pour toute la façade). Parmi les
palais élevés à Venise par San Micheli, le palais
Grimani, sur le grand canal, est un édifice ample,
large et ultra-mouvementé, mais qui est déparé par
des vides, par des fenêtres énormes (il y en a cinq
par étage, alternativement rectangulaires ou cintrées);
pour ornement des pilastres accouplés; le premier et le second étage, des
colonnes accouplées et des pilastres aux angles. Le palais Cornaro Mocenigo
est également trop artificiel et trop vide : on est choqué de toutes ces ouver-
tures superposées.
Particulièrement célèbres sont les portes dont San Micheli a doté et Vérone
(voy. p. 32 1) et Venise : il s’y est astreint à la fermeté et à la sévérité, sans
proscrire triglyphes, boucliers, ni bucrânes. Il en est de même du lazaret de
Vérone et de diverses autres constructions utilitaires. Il m’est impossible, quant
à moi, de regarder ces ouvrages si honorables sans évoquer le souvenir de
certaines imitations parisiennes trop consciencieuses : telles que l’Odéon. Et
ce n est pas là un aveu timide; mon impression est qu’il faut reviser les
jugements trop favorables portés par l’école allemande, (. Burckhardt en tète,
sur bon nombre de monuments de la Fin de la Renaissance, et les baisser de
plusieurs tons.
San Micheli fut précédé dans la Haute-Italie par son compatriote le peintre
Portrait de San Micheli.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
le rez-de-chaussée a
3^8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
architecte Giovanni Maria Falconetto de Vérone ( 1 468 - 1 534 ; voy. t. II,
P- 4^), clue Vasari cite comme ayant le plus contribué, avec lui, Fra Giocondo
et Sansovino, à la rénovation de l’art de bâtir dans les États de Venise. Ce
maître a fourni les plans de plusieurs des portes de Padoue et surtout du palais
Giustiniani, qu’il construisit pour son ami et protecteur Luigi Cornaro. Le
rez-de-chaussée est percé d arcades; au premier étage, des fenêtres, tour à tour
ornées de frontons triangulaires et cintrés, alternent avec des niches renfermant
des statues. C’est un édifice facile, élégant, mais manquant d’accent et de fer-
La Porte du fort Saint-André au Lido de Venise, par San Micheli.
meté. Nous savons par la description de Marc Antonio Michiel (l’Anonyme
de Morelli) qu’au xvie siècle la sculpture et la peinture étaient représentées
dans une proportion égale au palais Giustiniani : Falconetto , le sculpteur
Zuan Padouan, les peintres Domenico Veneziano, élève de Giulio Campagnola,
et Jeronimo Padonno y avaient pris part.
Pendant que Michel-Ange et Vignole faisaient à tour de rôle triompher leur
idéal dans l’Italie centrale, les architectes de Venise parvenaient à créer un style
aussi savoureux que souple, aussi coloré qu’harmonieux. Aux conquêtes de
Bramante, de Luciano de Laurana, d’Alberti, de Brunellesco, aux enseigne-
ments des anciens, ils ajoutèrent des combinaisons qui eurent pour résultat de
renouveler complètement leur art. Autant il y a de volonté et de mouvement
dans les créations de Michel-Ange, autant il y a de sécheresse et de dureté dans
celles d’un Jules Romain ou d’un San Micheli, autant il y a de grâce et de
JACOPO SANSOVINO ARCHITECTE.
349
couleur chez Sansovino et chez Palladio : on dirait une race de peintres, par
opposition à une race de dessinateurs. Avec quelle suavité ne marient-ils pas
les lignes! avec quel art ne ménagent-ils pas les transitions! quelle harmonie
ne mettent-ils pas dans l’ornementation! C’est que, de toutes les Ecoles de la
Péninsule, celle de Venise avait gardé jusque vers le second tiers du siècle le
plus d’indépendance, peut-être le plus de laisser aller. Serlio y signale et y
critique tout ensemble les loges à balcons, qui avancent en dehors des fenêtres;
« ces balcons, ajoute-t-il,
forment un grand motif
d’ornement ; ils consti-
tuent pourtant une erreur,
en dehors de l’utilité de
la construction et de sa
sévérité, parce qu’en les
faisant ainsi surplomber
on ne leur donne pour sup-
ports que des consoles ».
Quelle féconde et noble
carrière que celle du sculp-
teur-architecte Jacopo San-
sovino, dont les oeuvres
font l’ornement de trois
grandes villes : Florence,
Rome et Venise ! Jacopo
Tatti, plus célèbre sous le
nom de Sansovino (1477-
i5~o), avait fait ses pre-
mières armes dans sa pa-
trie, sous la direction
d’Andrea Sansovino : d’où le surnom qui lui demeura toute sa vie '.
Dès son séjour à Rome, Sansovino avait composé les modèles d’un certain
nombre de palais ou de villas. On sait que Léon X donna la préférence à son
projet pour l’église Saint-Jean des Florentins. Fixé ù Venise après le sac de
Rome, il ne tarda pas à y conquérir une situation prépondérante : bientôt il y
devint le véritable surintendant des Beaux-Arts (voy. p. O1-O2 et 279). Toute-
tois, si chez lui l’organisateur rivalisait avec l’artiste, le constructeur n’égalait
pas l’architecte. Il crut sage d’abandonner les travaux de Saint-Jean des Flo-
rentins, parce qu’il s’était engagé dans un système de substructions qui aurait
absorbé, ou peu s’en fuit, le crédit affecté à l’édifice entier. A Venise il eut
1. Bibl. : Temanza, Vita di Jacopo Sansovino. Venise, 17.52. — Sagredo, di Jacopo Sansovino
(Venise, i83o). — Schoenfeld, Andrea Sansovino and seine Scinde. Stuttgart, 1881.
35o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
la douleur de voir s’écrouler la
voûte de sa Bibliothèque de
Saint-Marc; de même, dans les
« Fabbriche nuove del Rialto »,
une erreur commise par lui dans
l’agencement des murs inté-
rieurs, qui ne portaient pas d’a-
plomb les uns sur les autres,
nécessita de nombreuses répa-
rations.
On considère comme le pre-
mier en date des monuments
élevés à Venise par Sansovino,
le palais Corner délia Cà Grande,
aujourd’hui la Préfecture ( 1 5 3 2 ) ,
édifice ample et harmonieux,
exempt de la sécheresse qui dé-
parait dès lors les constructions
florentines. A peu d’années de
là ( 1 536) furent jetées, sur la
« Piazzetta », les fondations de
la Bibliothèque de Saint -Marc,
la reine des bibliothèques, des-
tinée à abriter les manuscrits
légués à la République par Pé-
trarque et Bessarion (formant
aujourd’hui une partie du Palais
royal). L’édifice se compose
d’une double ordonnance d’ar-
cades séparées par des colonnes
engagées, avec un entablement
merveilleux ( mesurant , pour
l’ordre dorique le tiers de la
colonne, et pour l’ordre ionique
la moitié de la colonne) , un
mélange inimitable de reliefs et
d’ouvertures, une souplesse et
une harmonie qui défient toute
analyse.
A la Bibliothèque firent suite
la Monnaie, simple et sobre, la
loge du campanile de la place de
mit
liMnEMIUIiU
Une travée de la bibliothèque de Saint-Marc
Par Sansovino.
LOGE DU CAMPANILE DE LA PLACE SaINT-MaRC, PAR SaNSOVINO.
352
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Saint-Marc (1640), l’église Saint-Georges des Grecs (i55o), la façade de la
« Scuola » de Saint -Georges des Esclavons (i55i), et de nombreux autres
édifices religieux ou civils.
A Padoue, Sansovino construisit la cour de l’Université, composée de deux
rangs de colonnes superposées et d’un riche entablement. C’est un ensemble
élégant, mais dans lequel on voudrait plus de fermeté, pour ne pas dire de
stabilité.
Outre les édifices dont il dirigea la construction, J. Sansovino élabora les
plans de soixante temples et édifices, que son fils se proposait de publier en
gravure.
Sansovino eut pour émule et pour continuateur un artiste qui s’entendait
mieux encore que lui à faire à la fois simple et grand : Andrea Palladio de
Vicence (? i5o8-i58o), le dernier architecte de génie selon le cœur de la
Renaissance '.
Tout est mystère dans la biographie de ce maître. « Figurez-vous — c’est
M. Boito qui parle ainsi — qu’un si grand homme 11’avait même pas de nom
de famille; son père, voilà tout ce que l’on sait, était meunier et s’appelait
Pierre. On discute sur l’année de sa naissance; on ignore dans quelle maison il
vint au monde et dans quelle maison il mourut; la famille et le nom de sa
femme nous sont également inconnus! »
Le dernier en date des biographes de Palladio, M. Melani, est disposé à
admettre que son héros naquit en i5o8, et que le surnom de Palladio lui fut
donné par son protecteur, le poète Trissin. Ses débuts furent des plus humbles :
il travaillait comme simple tailleur de pierres lorsqu’il eut le bonheur de fixer
l’attention de Trissin, qui le prit en affection, dirigea ses études et l’emmena
trois fois à Rome, où Palladio fit en tout cinq séjours. Familiarisé avec les
langues et les auteurs classiques, notamment avec Vitruve, Palladio se révéla
tout ensemble comme archéologue et comme architecte : son traité des
Antichità di Roma (i55q) ne compta pas moins de vingt-deux éditions. C’était
en outre, affirment les contemporains, un homme aimable, courtois, gai, aussi
passionné pour son art qu’indifférent vis-à-vis des questions d’intérêt.
A Venise, les églises construites par Palladio (San Giorgio Maggiore, com-
mencée en 1 56o ; la façade de San Francesco alla Vigna, 1 568 ; il Redentore,
i5f<>) furent une véritable révolution. En doublant ou en triplant les propor-
tions de certains facteurs, en donnant aux colonnes ou aux pilastres la hauteur
de la façade entière (comme jadis L. B. Alberti dans l’église Sant’ Andrea de
I. Bibi.. : Voy. ci-dessus p. 299. Les Bdtimens et les Dessins d’André Palladio, recueillis et illustrés
par Octave Bertotti Scanio^i. Vicence, 1776-1781. 4 vol. in fol. — Magrini, Memorie intorno la
vita c h opère di Andrea Palladio. Padoue, 184.5. — Ferrari, Palladio c Vcncgia. Venise, 1880. —
Zanella, Vita di Andrea Palladio. Milan, 1880. — Boito, Leonardo, Michel -An g elo, Andrea
Palladio. Milan, 1 883, — Alfred Melani : l’Art, octobre 1890.
PALLADIO.
Mantoue), il unit la simplicité à la grandeur. Son idéal, c’était de concilier les
formes des temples antiques avec les exigences du culte chrétien.
Non moins original est le cloître de Santa Giustina à Padoue. Tout s’en-
chaîne, on serait tenté de dire s’emboîte, rigoureusement ; une volonté claire
et ferme éclate jusque dans les moindres détails.
Mais c’est surtout dans sa ville natale, à Vicence, que le grand artiste a laissé
ses œuvres maîtresses : la construction de la basilique, du théâtre Olympique,
de la « loggia del Delegato », de la Rotonde, d’innombrables palais ou mai-
La Basilique de Vicence, par Palladio.
sons de campagne, firent de cette ville, naguère si effacée, une des plus éblouis-
santes de l’Italie.
Dans la basilique, où il s’agissait de consolider extérieurement un vieil édi-
fice gothique, et de lui donner une façade en harmonie avec le goût de la
Renaissance, Palladio réalisa un double tour de force, et comme appropriation
et comme décoration. Il montra que, pour innover, il suffisait de combiner
d’une manière différente les colonnes engagées, les colonnes accouplées, les
arcs, les balustrades, les oculi, les statues placées sur l’axe des colonnes, c’est-
à-dire des éléments mis en œuvre depuis un siècle et demi. C’est ainsi qu’il
réussit à obtenir une extrême variété et une grande hardiesse de combinai-
sons, des lignes pures et cependant mouvementées, des formes amples sans
lourdeur.
Le théâtre Olympique (voy. p. 3iq-32o) est un mirage — du Paul Véronèse
45
E. Müntz — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
354
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
en architecture, — avec sa profusion de statues sur des colonnes et de statues
dans les niches, de bas-reliefs, de perspectives étourdissantes; ses dégagements
grandioses comme des boulevards modernes; et cependant les lignes générales
sont encore nobles et calmes.
En un mot, comme Quatremère de Quincy l’a déclaré en termes excellents,
« on constate dans les dessins des édifices de Palladio une raison toujours
claire, une marche simple, un accord satisfaisant entre ce que commande le
besoin et ce que le plaisir demande, enfin une telle harmonie dans leur con-
cordance qu’on ne saurait dire lequel a reçu la loi de l’autre. Sa manière pré-
sente à tous les pays une imitation facile ».
Avec Sansovino et Palladio, l’architecture vénitienne avait réalisé un idéal
de richesse et d’harmonie comparable à celui auquel la peinture avait atteint
dans la même ville. Leurs églises et leurs palais étaient bien les monuments
dignes d’abriter ces grands seigneurs, aux manières si aisées et si nobles, d’une
si belle tournure, d’une souveraine distinction. C’était plus et mieux qu’un art
d’apparat, comme devait l’être celui du siècle suivant : on y sent encore les
pulsations d’une race ayant conservé un fonds de vigueur et de générosité, et
cette vie immanente, cetrc douce chaleur, qui sont le plus précieux des privi-
lèges de la Renaissance.
Sansovino et Palladio comptèrent d’innombrables disciples dans tout l’État
vénitien. Si aucun d’eux ne les égala1, la plupart cependant s’efforcèrent de
maintenir la tradition inaugurée par eux : au xvii1' siècle encore les palais
construits à Venise par Longhena, les palais Pesaro et Rezzonico, gardèrent
quelque chose de l’ampleur et de l’harmonie propres aux glorieux fondateurs de
l’École vénéto-vicentine.
Nous pourrions à la rigueur nous dispenser d’étudier les monuments élevés
dans la partie occidentale de la Haute Italie, car ils appartiennent déjà, pour
l’immense majorité, au style que l’on désigne sous le nom de baroque. A Milan
comme à Gênes, l’architecture a passé, presque sans transition, de l’adolescence
à la décadence. Comment aux créations si fraîches, si délicates, si généreuses,
de Bramante, ont pu succéder si rapidement les compositions d’un Alessi et d’un
Tibaldi? C’est là un de ces problèmes dont il faut chercher la solution dans
toutes sortes de circonstances fortuites : les troubles politiques, l’absence de
quelque initiateur transcendant.
L’École milanaise indigène est représentée par plusieurs artistes du troisième
i. Rappelons ici Giovanni da Ponte ( 1 5 1 2- 1 697), l’architecte des prisons et du pont du
Rialto ; Giorgio Spavento, qui construisit en i53q l’église San Salvatore; Vincenzo Scamozzi
(i55a-i6i6), qui construisit en 1.584 les Nouvelles Procuraties.
LES ARCHITECTES MILANAIS.
et du quatrième ordre : Cesare Cesariano (1483-1040)', plus connu par son
commentaire sur Vitruve (voy. p. 298) que par ses propies constructions, le
peintre-architecte Bramantino Suardi (vivait encore en 1 536), qui doit, lui aussi,
sa notoriété à un travail d’archéologie, le recueil des vues de Rome-. Sa princi-
pale création originale, le vestibule de 1 église San Nazaio, avec les tombeaux
des Trivulce, ne se distingue que par un mauvais goût insigne.
Par contre, deux étrangers, originaires, l’un de Pérouse, 1 autre de Bologne,
Le Théâtre Olympique de Vicence, par Palladio.
ont doté Milan des édifices auxquels cette ville doit aujourd’hui encore son
cachet. Le premier, Galeazzo Alessi (iSoo-iSpi), élève de son compatriote
Caporali (p. 298) et imitateur de Michel-Ange, s’était fixé en i5q9 à Gènes,
d’où il entreprit plus d’une excursion à Milan. Il commença, dans cette der-
nière ville, en 1 558, le palais Marini (p. 288, 296), auquel firent suite la
façade de « Santa Maria presso San Celso », la salle de 1’ « Auditorio del
Cambio », l’église San Vittore, etc.
Autant Palladio et son école savaient mettre de grandeur dans la simplicité,
autant Alessi s’attache à la poursuite de la richesse. Prenez son palais Marini :
1. De Pagave et Casati, Vita di Cesare Cesariano. Milan, 1878.
2. Le Roui ne di Ronia al principio del secolo XVI. Slndi del Bramantino (Barloloineo Suardi):
publiées par G. Mongeri. Milan, 1880.'
356
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
quel luxe de détails! A chaque étage les fenêtres ont un encadrement spécial : ici
des colonnes rustiques, encadrées à leur tour par des colonnes composites; là
des pilastres en forme de gaines, séparés les uns des autres par des pilastres
corinthiens. Et encore je ne parle pas des balustres qui ornent le bas des fenêtres,
des frontons qui les surmontent, des fenêtres mezzanines, avec leurs accolades,
des frises, des corniches,
des ornements de toute
nature; bref, il n’est pas
une surface qui ne soit
ouvragée; nulle détente
pour l’esprit, nul repos
pour l’œil; la cour sur-
tout, surchargée de sculp-
tures, n’a plus rien à faire
avec l’esprit de la Renais-
sance
Quant à Pellegrino Ti-
baldi (1527-1598), l’ar-
chitecte favori de saint
Charles Borromée, il ap-
pliqua les principes de
Vignole à la construction
d’une série d’églises et de
palais (la façade de la
cathédrale , l’église San
Fedele , commencée en
1 56c>, la cour du palais ar-
chiépiscopal, iSpo, etc.),
qui témoignent de sa
science et de son talent,
mais où l’on chercherait
vainement le recueille-
ment , la fraîcheur et la
distinction, sans lesquelles il n’y a pas de Renaissance.
A plus forte raison pouvons-nous passer sous silence les constructions de ses
disciples milanais, les Meda et les Seregni (voy. p. 289).
A G ênes, plus encore qu’à Milan, Alessi élabora un style qui, pour être
étranger quant à ses origines, 11’en revêtit pas moins un caractère régional bien
I. Voy. 'Julio Massarani, del Salonc di Pada^o Marini. Milan, 1 88 1 . — Beltrami, Rela^ione...
snl Progetto di coinbleincnto del Pala^go Marini nella f route verso Piaçga délia S cala. Milan, s. d. ;
planches.
GALEAZZO ALESSI.
357
tranché1. Si dans l’église Sainte-Marie de Carignan il reproduisit, en petit, le
plan composé par Michel-Ange pour Saint-Pierre de Rome, dans les nombreux
palais dont il enrichit principalement la « Via Nuova », dans la « Loggia dei
Banchi », dans la porte du vieux Môle et dans une foule d’autres édifices, il
s’efforça d’unir le mouvement à l’ampleur. Tantôt il se sert de beaux refends,
tantôt de fenêtres ingénieusement disposées, tantôt de riches balustrades, pour
varier ses façades; il inonde de lumière ses superbes portiques, aux lointaines
perspectives. Assurément la forme n’est plus châtiée, comme chez les architectes
de l’Age d’Or; mais du moment où l’art italien avait dit adieu à ces hautes
aspirations, il était impossible de lui demander
plus de vie, d’éclat et d’harmonie. J’insiste sur
cette dernière qualité : si 011 la rencontre encore
dans les palais construits à Gênes par Alessi,
notamment dans les palais Sauli, Adorno, Spi—
nola, etc., 011 la chercherait en vain dans le palais
Marini de Milan, qui est postérieur (voy. p. 356) :
la décadence avait marché bien vite !
Si nous essayons de résumer cette rapide inves-
tigation sur les vicissitudes de l’architecture vers
la fin de la Renaissance, nous découvrons que le
trait dominant, c’est l’existence de deux écoles
absolument distinctes : l’une, représentée princi-
palement par Michel-Ange, qui recherche avant
tout le mouvement et le brio et qui prépare
l’avènement du style baroque2; l’autre, inspirée
par Palladio, qui s’efforce de sauvegarder les droits
du style, de faire triompher la pondération et l’harmonie; une vraie école
classique en un mot. Les deux courants se maintiennent l’un à côté de l’autre
jusqu’en plein xvn° siècle; il arriva parfois que le même artiste les suivît tour
à tour : tel lut le cas du Bernin, qui, dans sa colonnade de Saint-Pierre, sacri-
fia à la noblesse et à la pureté des lignes, et dans presque toutes ses autres
constructions à un déplorable besoin d’agitation.
Au fond, la diversité des tendances et la multiplicité des efforts sont dominées
par une loi unique : les combinaisons à l’avenir seront raisonnées et voulues.
A l’ère de l’inspiration, aux intuitions du génie, ont succédé les patients et
laborieux calculs. La pleine possession de tous les secrets de l’art classique
1. Biisl. : Rubens, Palaçf di Gemma. Anvers, 1622. — Gauthier, Les plus beaux Edifices de la
ville de Gènes et de ses environs. Paris, 1 88 1 - 1 83a . — Vita di Galeaggo Alessi , architetto perugino,
per Giorgio Vasari , con note. Pérouse, 187.3. — Julius Meyer : Allgemeines Kïinstler-Lexikon, t. I,
p. 274 et suiv.
2. Voy. le travail de M. Wôlfflin, Renaissance und Barock. Munich, 1888.
ML
Modèle de vase composé
par Serlio.
(Traité d’architecture, liv. I.)
358
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
explique comment les uns ont pu s’attacher ainsi au rythme, les autres à l’éclat.
Rien de plus aisé, quand les convictions et la spontanéité ont faibli, que de
choisir entre les extrêmes. Les représentants de l’Age d’Or et les Primitifs
auraient été fort embarrassés d’en agir de même : bien loin de pouvoir exercer
leur critique en toute liberté, ils obéissaient à cette sorte de nécessité intime
sans laquelle toute production est artificielle, sans laquelle la facilité, la banalité,
ce que j’appellerai des idées de cerveaux brûlés, se substituent à la saveur et
à la poésie, à la grâce ou à la fierté.
Plat de Caffagiuolo.
(Ancienne collection du comte de Nieuwerkerque.)
;/LlBRO d'antonio
L ADACCO
APPAR FEN ENTE A L’
;\ ARCIIITETTVRA ,/,
NTL q_VAL SI FIGVRANQ
A 4 L C V N £ NOTABIL ïM
LIVRE IV
LA SCULPTURE
MICHEL-ANGE
NEsiîr
IN Venf.tia
irolamo Porro oodlxxvi
Frontispice du Traité d’Architecture de Labacco (Venise, 1576).
La Diane de Benvenuto Cellini. (Musée du Louvre.)
CHAPITRE I
LA SCULPTURE DE LA FIN DE LA RENAISSANCE. — LES PROCEDES. — LES IDEES
ET LES SUJETS. — LE STYLE.
ichel-Ange n’éclipse pas seulement tous ses contem-
porains, il est encore le seul sculpteur de race que
compte la Renaissance parvenue à son apogée. Cet art,
si florissant au xv1' siècle, s’étiole et meurt au siècle
suivant. Aussi bien avait-il été trop en avance sur la
peinture; il était naturel qu’ayant mûri avant celle-ci,
il se soit aussi flétri plus tôt 1 .
Ce qui manque à la majorité des sculpteurs de la Fin de la Renaissance, ce
n’est pas tant le talent que la faculté de voir par eux-mêmes et de frire partager
leurs impressions à leurs contemporains, à la postérité. Il faut ajouter immédia-
tement qu’ils sont nés à un moment peu favorable : la hauteur du génie de
Michel-Ange ne laissait plus de place pour les productions indépendantes des
siennes ; elle condamnait tous ses contemporains au rôle d’imitateurs.
I. Bibl. : t. II, p. 2q3. — Burckhardt et Bode, le Cicérone, 6e édit. — Bode, die italienische
Plastili. Berlin, 1891. — Le même, DenkiiiaJer der Renaissance-Shilptur Toscanas. Munich, 1892
et suiv.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
362
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Il y eut une autre cause de décadence encore : tous les problèmes essentiels
de la sculpture ayant été brillamment résolus par Michel-Ange, ses confrères,
dispensés désormais de chercher, contractèrent des habitudes de travail facile, et
en arrivèrent rapidement à copier des formules toutes fûtes, ce qui est la fin de
tout art.
Assurément, la recherche du caractère et du mouvement se trouvait en
germe dans les œuvres de Donatello', mais tempérée par une forte dose de
naturalisme; la matière en elles contre-balançait sans cesse l’esprit. Chez les
successeurs de Michel-Ange, au contraire, il n’y a plus place que pour la
névrose ; tout ce qui s’appelle structure osseuse, chairs, vie, santé, est relégué
à l’arrière-plan. Qui consentira encore à s’arrêter aux « impedimenta » ! Et
cependant ce sont eux qui, assimilés, vaincus, donnent la force et la saveur à
l’ensemble.
Dans l’introduction placée en tête des biographies, morceau capital que
M. Leclanché, par une inexplicable incurie, a négligé de traduire, Vasari décrit
les procédés usités par les sculpteurs du temps : il passe en revue la confection
des modèles en cire et en terre, les moyens employés pour les grandir, les
bas-reliefs et les hauts-reliefs, la lonte, le travail du stuc, la sculpture en bois.
Cellini, de son côté, nous offre dans ses Mémoires, comme dans son Traité de
Sculpture, une série de renseignements pratiques dont la précision ne laisse rien
à désirer.
Depuis les débuts de la Renaissance, la sculpture en marbre et la sculpture
en bronze se partageaient la faveur du public. On aurait pu croire que la prédi-
lection témoignée par Michel-Ange au premier de ces procédés ferait pencher
la balance en sa faveur : il n’en fut rien; tous deux continuèrent à être employés
indifféremment, soit pour la ronde bosse, soit pour le bas-relief L
Quelques détails empruntés à la biographie de Jean Bologne nous permettent
de nous rendre compte de l’organisation d’un atelier de sculpteur à cette
époque r’ : le maître exécutait de sa main les ouvrages en marbre d’un petit
1. On n’a pas suffisamment tenu compte jusqu’ici de l’action exercée par Donatello jusqu’en
plein xvi‘ siècle : les écrivains d’art ne cessent de chanter ses louanges (Castiglione, dans ses
Ricordi , § cix; Cellini, Vasari, Borghini), les artistes de le mettre à contribution. Son influence
lutte à tout instant avec celle de Michel-Ange, surtout dans l’art du bas-relief, si peu cultivé
par le Buonarroti. C’est à Donatello que Rustici et Bandinelli ont pris ces types farouches, aux
longues barbes, aux vêtements en désordre ; c’est de ses Miracles de saint Antoine que procède le
Martyre de saint Laurent, gravé par Marc-Antoine (voy. p. 127).
2. Au sujet du choix des marbres, je n’ai guère d’observation à ajoutera celles qui sont con-
signées dans mon précédent volume (p. 4.53). La seule innovation, c’est l’emploi des marbres
de Seravezza à partir de 1.569 : le premier bloc tiré de ces carrières servit à l’exécution de la
Florence de Jean Bologne (Desjardins et Foucques de Vagnonville, la Vie et l’Œuvre de Jean
Bologne , p. 3o-3i. — Voy. aussi Cellini, Traité de Sculpture, ch. iv).
3. Desjardins, la Vie et l'œuvre de Jean Bologne, p. 38. — Dans l’importante bulle du 3 mars
1 53g (voy. p. 2.84), le pape Paul III distingue expressément entre « l’Arte del scalpellino » et la
LES PROCEDES DE LA SCULPTURE.
363
modèle; s’agissait-il de compositions plus considérables, il se faisait aider dans
la plus large mesure. En ce qui concerne les statuettes en bronze, il se bornait
à l’exécution des modèles en cire ou en terre, ce qui lui demandait peu de
temps, et confiait le reste à des aides, mis à sa disposition par le grand-duc.
L’exécution d’une sculpture en marbre passait par les mêmes phases qu’au-
jourd hui (voy. t. II, p. qqg-qSô). On a cru à tort que Michel-Ange avait
l’habitude de dégrossir le
marbre aussitôt après l’a-
chèvement d’une maquette
de petites dimensions. Cel-
lini affirme formellement
que, s’il s’était d’abord con-
tenté de ce procédé som-
maire, le maître posa en
principe l’exécution préli-
minaire d’un modèle en
terre de la dimension de
l’ouvrage définitif. « C’est
ce que j’ai vu, déclare-t-il,
de mes propres yeux à Flo-
rence. Pendant qu’il tra-
vaillait dans la sacristie de
Saint - Laurent , Michel -
Ange — ajoute Cellini —
observait cette méthode ,
non seulement pour les
statues, mais encore pour
les ouvrages d’architecture.
Bien souvent il se rendait
compte des ornements de
ses fabriques, au moyen de
modèles qu’il frisait exac-
tement de la grandeur que devaient avoir ses sculptures. — Lorsque l’artiste
sera satisfrit de son modèle, il prendra un charbon et dessinera avec soin sa
statue sous son principal aspect. Faute de cette précaution, il pourrait ensuite
se trouver facilement trompé par son ciseau. Jusqu’à présent la meilleure mé-
thode est celle qui a été trouvée par le Buonarroti ; la voici : après avoir
La Sculpture polychrome au xvi° siècle.
La Vierge avec l'Enfant, par J. Sansovino
(Musée du Louvre.)
« Statuaria ». Leur différence ne vient pas, déclare le pape, de ce que les statuaires emploient
uniquement le marbre (ils travaillent également le métal, la terre, la cire, le bois et d’autres
matières), mais bien de ce qu’ils ne travaillent que d’après nature : « la quale arte solo si piace
de studj délia natura ». (Missirini, Meinorie per servira alla storia ddla Romana Accitdemia t/i
S. Litca, p. io.)
364
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
dessiné son modèle sous son principal aspect, on doit commencer à reproduire
ce dessin avec le ciseau, en procédant de la même façon que si l’on sculptait
une figure en demi-relief. C’est ainsi que ce merveilleux artiste arrivait peu
à peu à dégrossir ses figures dans le marbre »'.
Mais si, de ce côté, Michel-Ange s’entourait de toutes sortes de précautions,
il négligeait trop souvent la mise au point (t. II, p. 449-462, 464-456). Atta-
quant directement le marbre, avec la fougue qui le caractérisait, il s’exposa à
plus d’une mésaventure : nous en avons pour preuve le bras droit, littérale-
ment atrophié et estropié, de la Vierge de la chapelle des Médicis.
Quoique les partisans de la Polychromie se fissent de moins en moins
nombreux (t. II, p. 462), la sculpture en marbres de couleur trouva faveur
pendant un temps. L’invention, ou plutôt le perfectionnement de procédés
permettant de travailler le porphyre (t. I, p. 68, 609), nous a valu quelques
statues taillées dans cette matière rebelle. Parfois on associait des marbres de
couleurs différentes. Ainsi firent les frères Casignuola de Milan dans la statue
funéraire du pape Paul IV. C’était, déclare Vasari, une innovation destinée à
permettre à la sculpture de rivaliser avec la peinture. Dans la Louve allaitant
Romains et Renias, au Musée du Louvre, l’animal est en rouge antique et les
enfants en marbre blanc.
La terre cuite ne compte plus qu’un petit nombre de fidèles (t. II, p. 466).
Rustici s’en servit pour modeler des statuettes de chevaux, ainsi qu’une Appa-
rition du Christ à la Madeleine, qu’il fit recouvrir d’une couche d’émail par Gio-
vanni délia Robbia; Montorsoli recourut également à ce procédé, que ses
contemporains dédaignaient en raison du peu de valeur de la matière première.
Jac. Sansovino l’employa pour une statue de Madone destinée à la loge du cam-
panile de Venise, statue qu’il fit dorer après la cuisson. Ce maître coloria en
outre quelques-uns de ses hauts-reliefs, telle la Madone avec l’enfant, aujour-
d’hui au Musée du Louvre. Il existe également un certain nombre de terres
cuites de Begarelli et d’Alt. Cittadella, entre autres la Lamentation sur le
cadavre da Christ, à la cathédrale de Bologne.
Quant aux terres cuites émaillées, à la façon des délia Robbia, elles sont
décidément reléguées dans les campagnes (t. II, p. 481-482). Il serait difficile
1. Ed. Milanesi, p. 198; trad. Leclanché, t. II, p. 388. — Le musée de South-Kensington
possède une série de maquettes, en cire de couleur naturelle ou en cire rouge, sous lesquelles
M. Robinson, l’éminent connaisseur, n’a pas hésité à inscrire le nom de Michel-Ange.
2. Les contemporains sont unanimes à blâmer l’emploi de pièces de rapport, tel que le
pratiquait Bandinelli. Celui-ci n’avait-il pas modifié et ajouté après coup une des tètes de son
Cerbère, la draperie de son Saint Pierre, ainsi qu’une des parties de son Cacus\ Pietro Tacca
procéda de même pour la statue en porphyre de la Justice, placée sur la colonne de la place de
la Trinité; comme elle paraissait un peu grêle, il y ajouta une draperie en bronze. — Un autre
sculpteur, Leone Leoni, après avoir jeté en bronze la statue de Charles-Quint , plus grande que
nature, exécuta une armure qui s’adaptait ou qui s’enlevait avec une merveilleuse simplicité.
LES PROCÉDÉS DE LA SCULPTURE.
365
de citer — en dehors de Rustici — quelque artiste de marque consentant à
exploiter encore ce procédé, considéré comme archaïque.
La fonte en bronze comportait bien des surprises, bien des déceptions1.
L’exécution de la statue équestre d’ Henri II, par Daniel de Volterra, manqua
la première fois ; celle du groupe à’ Hercule
et Alitée, par Vinc. Danti, échoua malgré
des tentatives multiples. On sait com-
ment Benvenuto Cellini a immortalisé,
dans son langage imagé et dramatique,
les péripéties de la fonte du Persée. Plus
experts étaient Rustici, les deux Leoni et
leur quasi -compatriote le Milanais Gu-
glielmo délia Porta. Quant à Bandinelli,
qui fit couler en bronze une foule de figu-
rines, telles que des Hercule, des Vénus,
des Apollon, des Lcda, il s’en remettait de
ce soin à d’autres. Il en lut de même
de )ean Bologne : il confia la fonte des
portes du dôme de Pise et des sculp-
tures de la chapelle Salviati au Père Dom.
Portigiani, celle de la statue de Cosnie Ier
à Giovanni Alberghetti2.
Lorsque les bronzes avaient été retou-
chés et polis, on leur donnait une patine;
à cet effet, on les recouvrait de plusieurs
couches d’huile de noix, sur lesquelles on
appliquait une couche très mince de ver-
nis colorié : en général on choisissait la
couleur de châtaigne, parfois aussi le vert’.
La sculpture en bois tonne doréna-
vant l’apanage des étrangers. Un Français
^ J La Sculpture eu stuc au xvi" siècle,
du nom de Janni se signala par sa statue Colonne historiée
de Saint Roch, à l’Annunziata de Flo- de la cour du Palais Vieux de Florence (,565).
rence; un autre de nos compatriotes,
le Rouannais Richard Taurin, par ses stalles du choeur de Sainte- Justine,
à Padoue.
1. Sur les procédés de la fonte au xvt siècle, voy. le Traité de Sculpture de Cellini et la
note placée à la fin du Jean Bologne de M. Desjardins (p. 197-201).
2. Voy. sur Portigiani les Memorie du P. Marchese, et sur les Alberghetti le Dictionnaire
des Fondeurs de M. de Champeaux.
3* Desjardins et Foucques, l’Œuvre et la vie de Jean Bologne, p. 200.
366
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
La sculpture en ivoire n’est guère mieux partagée 1 : elle ne prendra sa
revanche qu’au siècle suivant.
La sculpture en stuc compte plus de partisans encore que par le passé
(t. II, p. 460-461) : Gir. Genga, son élève Fr. Menzocchi et le Fis de celui-ci,
Pietro Paolo Menzocchi, Al f. Cittadella, Daniel de Volterra et ses élèves,
notamment Giulio Mazzoni de Plaisance; puis, à Padoue et à Venise, les Fal-
conetto, ainsi que Bartol.
Ridolfi, de Vérone, le gen-
dre de G. M. Falconetto,
AL Vittoria, Tommaso da
Lugano et bien d’autres y
excellèrent. J. Sansovino et
Bandinelli en firent usage
pour exécuter, le premier
un Laocoon, une Venus et
une Madone ; le second,
deux statues hautes de
huit brasses.
Le Siennois Pastorino
inventa un stuc qui ren-
dait, à l’aide de couleurs,
la coloration de la barbe,
des cheveux et de la peau,
de façon que les figures
semblaient vivantes. Va-
sari signale également les
portraits en stuc colorié,
exécutés par Mario Capo-
La Sculpture en marbre au xvi« siècle. caccia et les fils de Poli-
La Main du Penseur de Michel -Ange.
doro de Pérouse.
Le carton-Pate (« carta pesca ») fut fréquemment employé, soit pour
reproduire les œuvres des maîtres (reproductions peintes ou dorées, d’après les
bas-reliefs de J. Sansovino), soit pour exécuter des ornements (trophées et
sculptures analogues, modelés par Tad. Zucchero à l’occasion de la cérémonie
célébrée à Rome après la mort de Charles-Quint).
La sculpture en cire enfin (t. II, p. 461) prit un brillant essor. Au temps
de Vasari, il n’y avait pas un orfèvre qui ne se mêlât de modeler des effigies
à l’aide de cette matière2. A côté des médaillons de Rosso de Giugni et de
1 . Maskell, A Description of the Ivories ancienl and médiéval in the South Kensington Muséum,
p. 20.3.
2. T. V, p. 3go.
LA SCULPTURE FUNERAIRE.
867
J. B. Sozzini, ceux d’Al. Citadella frappèrent d’admiration les contemporains.
Ben. Cellini nous a laissé le médaillon en cire coloriée du grand-duc Franc.
de Médicis ( collection
L. Vaï, à Florence ').
Dans le style , plus
encore que dans la tech-
nique , la sculpture de
la Fin de la Renaissance
est dominée et comme
écrasée par Michel-Ange.
Est-il nécessaire d’ajou-
ter que cette influence,
en raison même de l’é-
clatante supériorité du
Buonarroti, a été plus
souvent nuisible que fé-
conde! Le maître s’était
attaché à la sobriété et à
la concision; ses imita-
teurs 11’engendrèrent le
plus souvent que des
œuvres vides, d’une pau-
vreté insigne. Le maître
avait recherché les for-
mes amples et robustes,
les contours ressentis :
ses imitateurs tombèrent
dans la lourdeur, l’en-
flure, la boursouflure; il
avait exalté et exaspéré
toutes les passions : ce
qui avait été chez lui
émotion et éloquence,
devint déclamation. Il
avait relevé par l’expres-
La Sculpture d’ornement au xvi’ siècle.
Le monument commémoratif de la bataille de Ravenne ( 1 557).
sion morale la manifes-
tation de la force mus-
culaire : après lui on
s’en tint à la dernière. Si les Primitifs s’étaient rapprochés, par la maigreur
et la distinction de leurs formes, des sculpteurs grecs archaïques, si Michel-
1. Publié par M. Plon dans le Nouvel Appendice consacré à Cellini.
368
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Ange s’était rencontré avec Phidias dans ses tombeaux des Médicis, les der-
niers champions de la Renaissance semblent avoir pris pour modèles les
sculptures romaines de la décadence : l’ Hercule Farnèse. La portée morale si
haute, les problèmes psychologiques si émouvants, l’expression de la passiono-
logie chrétienne, avec sa mélancolie et sa morbidesse, poursuivies par le maître,
les Esclaves du Louvre, le Penseur , le Moïse, toutes ces œuvres encore plus
belles par le sentiment qu’elles expriment que par la facture, ne suscitèrent pas
une seule tentative d’imitation. Il semblait que, pour les Bandinelli, les Amma-
nati, les Tribolo, les Benvenuto Cellini, Michel-Ange n’eût jamais sculpté que
le Bacchus, X Adonis, le Cupidon, bref qu’il n’eût jamais traité que des motifs
païens. Ici, en effet, l’influence antique vient se mêler à l’influence de Michel-
Ange pour achever de ruiner l’art italien. Au lieu de puiser dans les sentiments
modernes, les épigones ne s’occupèrent plus que de représenter les dieux
de l’Olympe, les héros de la Grèce ou de Rome, bref d’illustrer un monde
mort, et mort bien irrévocablement. Or, si déjà la facture de ces statues est si
maniérée, si sommaire, si vide, et si l’expression en est complètement absente,
qu’y reste-t-il? Rien, si ce n’est un invincible ennui.
D’autre part, la recherche à outrance de la souplesse et du mouvement,
jointe à la passion pour les tours de force, devait fatalement pousser au manié-
risme. Quoi de plus prétentieux et de moins monumental que toutes ces
statues (le Jules II de Saint-Pierre ès Liens, le Paul Jovc et le Pierre de Médicis
de Franc, da San Gallo, etc.)! Ce sont des prodiges peut-être en tant que rac-
courcis ; mais quelles lignes heurtées et disgracieuses, quel manque de noblesse !
La sculpture funéraire reflète mieux que n’importe quelle autre branche
toutes ces luttes, tous ces conflits, tous ces excès. Examinons rapidement quel-
ques-unes de ses productions.
Dans le nord de l’Italie la donnée architecturale ancienne conserve encore
des partisans, entre autres Sansovino et San Micheli (voy. p. 3i8), puis l’au-
teur du tombeau de Jac. Soriano de Rimini, dans l’église Santo Stefano de
Venise (i 535); c’est une sorte d’enfeu, encadré par deux colonnes et occupé
par un sarcophage supportant la statue du défunt.
Dans le centre, au contraire, les tombeaux de Jules II et des Médicis, où
l’architecture abdique si complètement devant la sculpture, font universelle-
ment loi. Voici en quoi consistent les principales innovations réalisées dans ces
monuments par Michel-Ange : au xve siècle, les figures allégoriques, presque
invariablement de petites dimensions, avaient été complètement subordonnées
à la statue du défunt; chez Michel-Ange, les figures allégoriques, souvent plus
propres à enflammer l’imagination de l’artiste, prirent une place prépondérante.
Cette façon de comprendre la sculpture funéraire était nouvelle pour l’Italie :
elle ne l’était pas au même point pour la France, par exemple. Ne voyons-nous
pas, dans les tombeaux des ducs de Bourgogne à Dijon, dans celui du duc de
LA SCULPTURE FUNERAIRE.
36g
Berry à Bourges, des pleureurs, c’est-à-dire les parents ou les familiers du
défunt, rangés autour du tombeau, exprimant toutes les variantes de la dou-
leur ! Mais là s’arrête l’analogie : autant il y a de réalisme dans les figurines de
Dijon ou de Bourges, autant il y a de hautes aspirations spiritualistes dans les
colosses de Michel-Ange : ils incarnent en eux tout un monde d’impressions
abstraites. Ce n’est plus, est-il nécessaire de l’ajouter, l’allégorie froide et banale
du xv° siècle; ce ne sont plus les Vertus théologales, les Vertus cardinales, les Arts
ou les Sciences, figures au repos, et il faut bien le dire, motifs en quelque sorte
parasites, rangés placidement les uns à côté des autres. Michel-Ange aime à
pénétrer plus profondément dans la conception d’un sujet : pour lui, tous ces
personnages allégoriques se rattachent intimement au mort dont il célèbre les
vertus; ces prisonniers qui s’indignent ou qui s’humilient, ces vainqueurs tout
entiers à la joie du triomphe, ces personnifications des forces de la nature.
Fleuves, Jour, Nuit, Crépuscule, Aurore, autant de cordes que fait vibrer, en
tirant de chacune d’elles un son différent, l’âme du mort : le souvenir de ses
hautes qualités, l’éclat de ses victoires, la douleur causée par sa fin prématurée.
Ce sont, en un mot, les acteurs d’un drame dont le héros sera Jules II, Julien
ou Laurent de Médicis. Combien cette conception n’est-elle pas plus drama-
tique que celle des Primitifs !
Bientôt le besoin de mouvement devient tel, que l’on ne peut plus se résoudre
à représenter les défunts dans l’attitude du repos éternel : ils s’accoudent, parlent
ou agissent. Au Mont Cassin, Pierre de Médicis est assis, les jambes croisées,
sur son sarcophage; il en est de même des trois jeunes Sanseverino sculptés à
Naples, dans l’église Sanseverino, par Jean de Noie. A la cathédrale de Milan,
le marquis de Marignan se tient debout sur son tombeau, dans une attitude
provocante.
Nous attachons-nous aux sujets interprétés par les derniers sculpteurs de la
Renaissance, la théorie de l’art pour l’art l’emporte de plus en plus sur l’expres-
sion des idées ou des sentiments généreux. Rien de plus édifiant à cet égard
qu’une comparaison entre les sculptures commandées par la République floren-
tine pour la Place de la Seigneurie ou la Loge des Lanzi, et les sculptures com-
mandées par les Médicis du xvie siècle : la République expose sous la Loge le
groupe de Donatello, Judith cl Holopherne, après avoir eu soin d’y faire ajouter
une inscription rappelant que l’exploit de l'héroïne juive est un avertissement
aux tyrans; la République désigne pour sujet de la statue colossale qu’elle confie
à Michel-Ange, David, le jeune pâtre dont l’héroïsme a sauvé sa patrie du joug
des Philistins. Voyez au contraire en quoi consistent les préoccupations des
Médicis : ils ne songent qu’à orner la place de belles sculptures, dépourvues de
toute signification, en un mot essentiellement platoniques : tels sont Y Hercule
et Cacus, le Neptune, le Persée, Y Enlèvement des Sahines. Il fallait que le culte de
l’art eût singulièrement étouffé le patriotisme pour que les Florentins du
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 47
370
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
xvie siècle acceptassent avec tant d’empressement, au lieu de la glorification
d’un saint ou d’un héros populaire, ou de quelque grande victoire, des compo-
sitions n’ayant plus pour elles que leur seul mérite artistique.
Les Médicis sacrifièrent à bien d’autres fantaisies encore : ils commandèrent
à Valerio Cioli de Settignano les statues de deux de leurs nains, le Morgante,
qu’ils firent représenter tout nu, et le Barbiano. D’autres amateurs poussèrent
le raffinement jusqu’à frire copier des Dianes d’Ephêse (statue de Tribolo au
Louvre) ou même des statues égyptiennes (personnage debout, en marbre
noir; également au Louvre).
Quand l’art devient artificiel à ce point, que peut-il rester encore pour
l’émotion, l’inspiration ou seulement la conviction !
Médaillon en cire du xvi* siècle.
(Ancienne collection de Spitzer. )
Modèle de broderie du xvr siècle.
La « vera PerfeUione del Disegno. » (Venise, 1 5g i . )
CHAPITRE II
MICHEL-ANGE SCULPTEUR.
... E quel che al par sculpe e colora,
Michel, pi ù che rnortal, Angiol divino.
( L’Arioste.)
ien que Michel-Ange ait brillé à la fois comme sculpteur,
comme peintre et comme architecte, c’est la sculpture qui
fut l’objet de sa plus constante et ardente prédilection (la
qualification de « scultore » était la seule qu’il ajoutât à
son nom). C’est donc dans la section consacrée à cette
branche qu’il convient de retracer la biographie et de carac-
tériser l’effort de ce prodigieux artiste'.
En se plaçant au point de vue chronologique, il semble que Michel-Ange
I. Bibl. : Parmi les innombrables publications consacrées à Michel-Ange je me bornerai à
citer, outre les biographies de Vasari et de Condivi, l’ouvrage bien connu de M. Hermann
Grimm, dans lequel l’imagination tient une si large place; la Vita di Michel Angclo Buonarroti de
M. Gotti (Florence, 1875) ; le Life and Works of Michel Angclo Buonarroti de M. Heath Wilson
(Londres, 1876); Y Œuvre et la Vie de Michel-Ange, publiée par la Galette des Beaux-Arts (Paris,
1876); le Rafael und Michel Angclo de Springer (2° édit., Leipzig, i883); le Michel- Angelo de
M. de Scheffer (Altenberg, [892); the Life of Michel-Angelo Buonarroti de Symonds (Londres,
1893). Pour les lettres de Michel-Ange on se servira de l’édition publiée à Florence en 1870
par M. Gaetano Milanesi; pour ses poésies, de l’édition publiée à la même date, dans la même
ville, par Cesare Guasti. — Plusieurs parties de l’œuvre de Michel-Ange ont été analysées dans
mon précédent volume : sur ses rapports avec l’antiquité, voy. p. 74, 445-448; sur ses por-
372
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
soit le puîné de Raphaël. Ici, en effet, les dates ont tort : Michel-Ange repré-
sente l’ère moderne avec infiniment plus de fidélité que ces génies d’une sou-
veraine sérénité, Léonard et Raphaël. Misanthrope sublime, il a deviné notre
mélancolie, nos angoisses, les doutes de l’âme sur elle-même et ses révoltes
contre la société, et il les a traduits avec la véhémence qui n’appartient qu’à
lui. « Comme l’homme a grandi et souffert! répétera-t-on avec H. Taine,
devant les tombeaux de Médicis. Comme il a formé et dégagé sa conception
originale de la vie! Voilà l’art moderne tout personnel et manifestant un
individu qui est l’artiste, par opposition à l’art antique tout impersonnel et
manifestant une chose générale qui est la cité. La même différence se rencontre
entre Homère et Dante, entre Sophocle et Shakespeare; de plus en plus l’art
devient une confidence, celle d’une âme individuelle, qui s’exprime et se rend
visible tout entière à l’assemblée dispersée, indéfinie, des autres âmes. »
Les recherches les plus pénétrantes sur l’histoire de l’École florentine sont
impuissantes à nous expliquer la genèse de Michel-Ange : elle a été aussi
éclatante qu’imprévue. Après l’assoupissement, relativement long, de la sta-
tuaire italienne, et lorsque l’on pouvait la considérer comme parvenue ad terme
de son évolution, voilà tout à coup cette apparition surnaturelle, éclipsant tout
le passé, renouvelant tout le présent, le plus prodigieux tempérament de sta-
tuaire que le monde eût vu depuis Phidias. Quelle place ne faut-il pas faire au
hasard à côté des lois historiques!
Michel-Ange naquit le 6 mars 1475 au château de Caprese, dans la province
du Casentin, et dans le diocèse d’Arezzo, à peu de distance du fameux
couvent franciscain de la Vernia, immortalisé par les visions de saint François
d’Assise. C’est un des paysages les plus âpres et les plus grandioses de la Tos-
cane, avec ses gigantesques rochers dénudés, ses forêts de hêtres séculaires, l’air
pur et vif d’une des plus hautes cimes des Apennins.
Le père, Louis Buonarroti (né en 1444, mort en 1684 à l’âge de quatre-
vingt-dix ans), remplissait à ce moment pour le compte du gouvernement
florentin les fonctions de podestat des petits bourgs de Caprese et de Chiusi
(qu’il faut bien se garder de confondre avec l’antique cité de Chiusi sur les
confins de la Toscane et de l’État pontifical). Il appartenait à une famille fort
ancienne, que les généalogistes du xvie siècle ont voulu rattacher aux comtes
de Canossa; mais on sait ce qu’il faut penser de ces anoblissements rétrospectifs,
qui sont surtout ridicules quand il s’agit d’un ancêtre tel que Michel-Ange. A
l’expiration de son mandat, qui n’était que de six mois, Louis retourna à
Florence, ou plus exactement à Settignano, où il avait une petite propriété
d’un revenu de vingt florins, — un millier de francs, — et y mit le jeune
Michel-Ange en nourrice chez la femme d’un tailleur de pierres.
traits, p. 446, sur la Madone de la Casa Buonarroti, le Combat des Centaures et des Lapithes, la Pietà
de Saint-Pierre de Rome, p. 448-449. Je prends également la liberté de renvoyer à mes articles
de la Revue des Deux Mondes (i5 décembre 1892) et de l 'Athcmcum de Londres (1892-1893).
L’ENFANCE DE MICHEL-ANGE.
_ 'ï
070
Tout nous autorise à croire que Tentant se distinguait dès le principe par ce
caractère réfléchi, cet éloignement pour les distractions et les vanités mondaines,
et, disons le mot, par cette humeur sombre qui lui valurent dans la suite tant
d’inimitiés et de chagrins. Personne ne montra plus de sobriété, même dans la
sobre Italie; personne n’afficha plus de simplicité dans sa mise, dans sa manière
de vivre, dans ses goûts. Grâce à une constitution extraordinairement robuste,
qui le plaçait en quelque sorte en dehors et au-dessus des besoins de la nature
humaine, l’esprit pouvait se consacrer librement chez lui aux problèmes les plus
transcendants. Il était de
la même race que Bru-
nellesco, le grand archi-
tecte ; doué d’une éner-
gie indomptable, se pro-
posant les tâches les plus
ardues, ne vivant que
pour son art, dur pour
les autres comme pour
lui - même ; d’humeur
frondeuse ; le plus mau-
vais courtisan qui se pût
imaginer.
De bonne heure , la
vocation de l’enfant s’ac-
cusa avec une irrésistible
énergie : il ne frisait
que dessiner , ce qui
l’exposait aux incessants
reproches et même aux
mauvais traitements des
siens. Plus d’une fois, son père et ses oncles le battirent cruellement pour le
faire renoncer à des études qu’ils considéraient comme indignes de leur race.
Force lui fut de suivre quelque temps les cours d’un maître de grammaire
fixé à Florence, un certain Francesco d’Urbin.
Pendant cette période de luttes avec sa famille, Michel-Ange fit la connais-
sance du jeune Franc. Granacci, un peu moins âgé que lui (il était né en
1477 et mourut en i5q3), qui travaillait chez le plus célèbre des peintres
florentins du temps, Domenico Ghirlandajo. Granacci prêtait à son ami des
modèles et parfois l’emmenait à l’atelier de son maître. Lorsque ses parents
renoncèrent enfin à contrarier sa vocation, le nom de Ghirlandajo se présenta
donc tout naturellement à eux comme celui de l’artiste le plus apte à diriger
les études de Tenfant-prodige. Ce choix surprendrait à juste titre, si nous ne
savions que Verrocchio, le seul maître désigné pour recevoir un élève tel que
Portrait de Michel-Ange à l’âge de soixante-douze ans.
D’après la gravure de Bonasone (1546).
374
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Michel-Ange, s’était hxé à Venise depuis plusieurs années et qu’il mourut pré-
cisément en 1488. Ghirlandajo, quel que fût son talent, n’était pas un de ces
esprits suggestifs qui, à l’instar de Verrocchio ou de Pollajuolo, en creusant
l’une ou l’autre des faces de la technique, pouvaient espérer de renouveler l’art.
On admire la fierté ou la précision de ses lignes, la netteté de sa caractéristique,
mais on chercherait en vain chez lui quelque principe fécond, quelque vue
supérieure.
L’éducation première de Michel-Ange n’a jamais fait l’objet d’une étude
approfondie. J’ai le devoir d’insister sur cette période, trop peu connue, de son
développement artistique. Je constaterai tout d’abord que les influences du
dehors ont peu de prise sur des génies aussi fermes. Malgré la diversité des
productions qui le composent, l’œuvre de Michel-Ange est un, depuis ses pre-
miers essais à Florence jusqu’aux figures que peignait ou que modelait à Rome
sa main déjà à moitié glacée. On a beau chercher : impossible de distinguer par
exemple, comme chez Raphaël, une période florentine et une période romaine,
pour ne point parler d’une période ombrienne. Tout au plus découvre-t-on
des différences dans le mérite des ouvrages appartenant aux différentes étapes
de sa longue existence : quant à leur caractère intrinsèque, il ne varie pas. Par
là Michel-Ange, suprême représentant de la conviction et de la volonté, se
rapproche du sublime fantaisiste qui s’appelle Léonard de Vinci. C’est que tous
deux ont apporté leur idéal avec eux en venant au monde, tandis que Raphaël
n’a que graduellement élaboré le sien en s’inspirant des modèles qui l’entou-
raient. Michel-Ange a fort bien saisi ce trait du génie de son jeune rival en
déclarant que Raphaël ne tenait pas sa supériorité de la nature, mais de T étude.
Je n’irai cependant pas jusqu’à dire, avec M. Klaczko1, que « Michel-Ange
apparaît solitaire et hautain, sans lien de parenté avec l’École de son temps,
sans filiation avec celle du passé ». Il m’est difficile de croire à de tels cas de
génération spontanée. On verra tout à l’heure que Michel-Ange n’a nulle-
ment dédaigné de s’inspirer de l’œuvre de ses prédécesseurs. Je me hâte
d’ajouter qu’en recherchant les affinités entre son style et celui des Donatello
ou des Jacopo délia Quercia, je ne cède pas à la pensée de rabaisser ce colosse
qui est au-dessus de toute atteinte : je voudrais plutôt montrer par quelles
racines il se rattache à son époque, et qu’à son insu peut-être il a repris des
traditions que l’on pouvait croire interrompues.
Les premiers modèles étudiés par le débutant furent ceux devant lesquels se
formait alors toute la jeunesse artiste de Florence, d’une part les marbres
antiques réunis dans le jardin des Médicis, de l’autre les fresques de Masaccio
au Carminé (ce fut pendant une séance faite dans cette chapelle que l’adolescent
reçut d’un de ses condisciples, le sculpteur Torrigiano, le coup de poing qui lui
brisa le nez et le défigura pour la vie)2.
1. Cimso tes florentines. Dante et Michel-Ange ; Paris, 1880, p. 26.
2. Plusieurs dessins conservés au Louvre, au Cabinet des Estampes de Munich et dans la
MICHEL-ANGE, DONATELLO, J AC. DELLA QUERCIA.
375
Si le style, la manière, de Michel-Ange étaient dès lors nettement arrêtés,
en revanche ses convictions avaient encore quelque chose de flottant. Nous le
voyons par la diversité de ses études : c’est ainsi qu’il s’amusa à copier en pein-
ture une estampe du peintre-graveur alsacien Martin Schoen, la Tentation de
saint Antoine, ouvrage absolument placé en dehors du cercle de ses préoccu-
pations; car que pouvait-il y avoir de commun entre ce jeune génie, amou-
reux de formes pleines et amples, et les figures maigres, tourmentées, frisant
presque la caricature, du brave maître de Colmar ?
D’autres modèles fixaient dès lors l’attention de Michel-Ange. Parmi les
morts, c’était tout d’abord Donatello, dont l’enseignement continuait de
vivre, soit dans les nombreux ouvrages dont il avait orné Florence, soit dans
la tradition qu’avaient recueillie plusieurs de ses élèves (parmi eux Bertoldo),
qui toutefois sacrifiaient de plus en plus au maniérisme. Michel-Ange ne
pouvait manquer de subir la fascination de ce puissant génie, que tant de
qualités communes rapprochaient de lui ; il l’étudia avec ardeur, non sans
jeter parfois un coup d’œil complaisant sur le chef-d’œuvre de Ghiberti, sur
ces portes du baptistère qu’il proclamait dignes de figurer à l’entrée du
paradis '.
Je mentionnerai aussi dès à présent, quoiqu’elle 11e se soit manifestée que
plus tard, après son voyage à Bologne, l’influence si profonde, si persistante,
exercée sur le jeune sculpteur florentin par Jacopo ou Giacomo délia Quercia,
le puissant sculpteur siennois ( 1 3p 1-1488) h
Collection Albertine, nous montrent Michel-Ange s’inspirant des ouvrages des trecentistes, entre
autres de Giotto, puis de ceux de Masaccio. Dans le dessin du Louvre (Braun, n° 5cj), il a copié
deux des figures peintes par Giotto dans la chapelle des Peruzzi à Santa Croce : tes Disciples de
saint Jean découvrant le tombeau vide (Portheim : Répertoriant, 1889, p. 141). Dans le dessin de
l’ Albertine (Ecole romaine, n° i5o), il a reproduit la composition d’un maître plus ancien. Enfin,
dans le dessin de Munich, il a copié un des personnages du Denier de Saint Pierre de Masaccio
(Portheim : Repertorium, 1889, p. 142).
1. L’imitation de Donatello fut chez lui tantôt volontaire, tantôt inconsciente, et elle se
poursuivit, à travers de nombreuses interruptions, depuis ses débuts, la Madonna delta casa Buo-
narroti (voy. t. II, p. 448), jusqu’à son Moïse, inspiré, comme je l’ai établi ailleurs, du Saint
Jean sculpté par Donatello pour la cathédrale de Florence. Michel-Ange lui prit le secret même
de son style, cet art de faire vibrer les figures et de les animer comme par une secousse élec-
trique, de mettre de la passion et de l’éloquence jusque dans les draperies, en un mot, ce
sentiment dramatique si profond et cette agitation fébrile, signes distinctifs des temps nouveaux.
Mais nous avons des emprunts plus directs encore : un des personnages des portes de bronze
de Donatello, à San Lorenzo, debout, tourné à droite, la main gauche étendue, annonce le Père
éternel qui figure dans la Création d’Eve de la chapelle Sixtine. Le mouvement de la tête est
presque identique; le type même offre une grande analogie; seul le bras est plus élevé chez
Michel-Ange, de même que les draperies sont infiniment mieux arrangées chez l’élève que
chez le précurseur. On constatera également la ressemblance du type de la Madone de Bruges
avec la Judith exposée sous la Loge des « Lanzi, » et du type de David avec le Saint Georges du
même maître. Voy. Wilson, The Life and Works of Michel Angelo Bitonar rôti, p. 52 et XXXVIII.
— La Vie et l'Œuvre de Michel-Ange, p. 64. Cf. ci-dessus, p. 362.
2. Voy., à ce sujet, le travail, d’une éloquence si pénétrante, consacré à Michel-Ange par
M. Eug. Guillaume, dans le volume publié par la Galette des Beaux-Arts (réimprimé dans les
376
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Mais Michel-Ange n’a-t-il rien pris ù ses prédécesseurs immédiats, à ces
charmants quattrocentistes florentins, si Ans et si purs 1 ? J’en ai douté jusqu’au
jour où le hasard a placé sous mes yeux une série de statues de Saint Sébastien ,
sculptées par Mino de Fiesole, Antonio Rossellino et Benedetto da Majano.
L’incertitude n’est plus possible : quoique ces figures ne soient pas encore assez
fermement posées et qu’elles manquent d’accent, de parti pris, elles annoncent
Y Esclave ou le Prisonnier endormi, du musée du Louvre, et forment les échelons
qui aboutissent à cette merveille. Il iaut surtout comparer Y Esclave du Louvre
au Saint Sebastien de Benedetto da Majano, dans l’église de la Miséricorde à
Florence (photographie d’Alinari, n° 4901) : la tête y est renversée de même
en arrière, et les jambes portent d’une manière analogue. Mais Michel-Ange,
au lieu de lier les deux bras derrière le dos, les a ramenés, l’un sur la poi-
trine, l’autre sur la tète, trait de génie qui donne à la figure une éloquence
et un pathétique inattendus.
Vis-à-vis d’un autre artiste que l’on range d’ordinaire parmi les précurseurs
de Michel-Ange, le problème est plus compliqué : je veux parler de Luca Signo-
relli, le peintre du Jugement dernier d’Orviéto. Que de fois n’a-t-on pas affirmé
que les études anatomiques de Signorelli avaient servi de point de départ à
celles de Michel-Ange, de même que sa recherche de la musculature et sa pas-
sion pour les effets de torse! On s’est fondé entre autres sur la ressemblance
entre les enfants nus placés au fond de la Madone de Boni et ceux de la Madone
de Signorelli, aujourd’hui conservée, comme le tableau de Michel-Ange, au
musée des Offices. En réalité, le Jugement dernier d’Orviéto, commencé en 1499
seulement, n’a été terminé que vers i5o5. Or, longtemps auparavant, dans le
Combat des Centaures et des Lapithes notamment, Michel-Ange avait montré à
quel point il possédait la connaissance de la structure anatomique du corps
humain et avec quelle puissance il savait la mettre en relief. Ce ne fut que
dans le Jugement, dernier de la chapelle Sixtine qu’il s’inspira du Jugement dernier
de Signorelli (le démon qui descend, portant une femme sur le dos, rappelle,
par sa disposition générale, le motif analogue peint à Orviéto). Mais la force
aveugle qui s’appelle le destin eut plus de part à cette rencontre que la volonté
bien réfléchie de Michel-Ange : celui-ci certainement ne s’appliqua jamais, de
propos délibéré, à imiter Signorelli, artiste encore passablement archaïque,
comme il avait imité, par exemple, l’antiquité ou Jacopo délia Quercia. Bien
plus, Signorelli, à son tour, devint tributaire de celui que l’on a représenté
comme son plagiaire : il copia en grisaille la Pieta de Saint-Pierre de Rome.
Éludes d'art antique et moderne du même auteur. — Voy. aussi l’article de M. Claude Phillips
dans the Magazine of Art ( 1 88g, p. 257-261) et la brochure de M. Wickhoff : die Antike iiu
Bildiingsgange Michel- Angeles, p. 2.3.
1. D’après M. Bode (Italienische Bildhauer der Renaissance, p. 57), la « Madonna de la CasaBuo-
narroti » serait imitée d’un bas-relief de la collection Gustave Dreyfus, attribué à Desiderio da
Settignano, bas-relief que Michel-Ange a textuellement copié dans un dessin de la collection
Hcseltinc à Londres (Strzygowski : Annuaire des Musées de Berlin, 1891, p. 2l2-2i3).
Etude d’Homme, par Michel-Ange (Université d’Oxford).
LES PREMIERS OUVRAGES DE MICHEL-ANGE.
377
Si l’on tient à découvrir sous ce rapport des précurseurs à Michel-Ange,
pourquoi ne pas évoquer le souvenir d’Andrea Verroechio et d’ Antonio Polla-
juolo, dont les recherches persistantes firent faire un si grand pas aux études
anatomiques? Tous deux, il est vrai, avaient depuis longtemps quitté leur ville
natale, pour se fixer, l’un à Venise, l’autre à Rome; mais, dans un milieu aussi
effervescent que Florence, leurs enseignements, même indirects, ne pouvaient
manquer de laisser une trace durable1.
J’ai réservé pour la lin de cette première section la mention des relations
de Michel-Ange avec Domenico Ghirlandajo : c’est qu’en réalité le prétendu
maître n’a ni dirigé ni influencé le prétendu élève2.
On n’a pas tenu assez de compte, à mon avis, de l’influence que le séjour
chez les Médicis exerça sur le développement intellectuel de leur jeune protégé.
C’est au milieu de leurs collections inappréciables que celui-ci se familiarisa
avec les moindres secrets de l’art antique.
Pour ce qui est d’énumérer ces emprunts, est-ce en quelques pages que je
puis essayer de résoudre un problème si compliqué "? Rappelons que si l’anti-
quité a fourni en abondance à l’artiste de la Renaissance et des idées et des
motifs, si elle lui a inspiré son culte de la forme, si elle a favorisé son goût
pour l’abstraction, à tout instant aussi l’idéal de Michel-Ange se trouve en
opposition avec celui des Grecs. Considérons, par exemple, sa tendance à subor-
donner à une impression unique, non seulement les membres et les organes
qui traduisent les mouvements de l’âme, les yeux, la bouché, les mains, mais
encore des parties du corps en quelque sorte inconscientes, le torse, et jusqu’aux
draperies ; attachons-nous, en un mot, à cette habitude de faire vibrer tout
l’être humain sur une note unique, sur une note qui exprime l’émotion la
plus forte, le pathétique suprême : est-il rien qui jure davantage avec les erre-
ments des sculpteurs de la belle période classique, préoccupés de nous offrir
un galbe pur et harmonieux avant de songer à traduire les mouvements de
l’âme ?
On sait comment le hasard plaça Michel-Ange sur le passage de Laurent
le Magnifique, qui, frappé de ses dispositions et surtout de son Masque de Satyre
(gravé p. 80), le prit en affection et se chargea de son avenir.
Le plus important des ouvrages exécutés par le débutant sous le toit des
1. Voy. la Revue des Deux Mondes du i5 décembre 1892, p. 884.
2. On n'a pu signaler jusqu’ici que deux dessins de Michel-Ange inspirés de Ghirlandajo,
1 un conservé au Louvre (Braun, n" 04), l’autre à l’Albertine (Portheim : Repertorium Jin
Kunsluiisscnschaft , 1889, p. 142).
o. Voy. notre t. II, p. 74, 44.5-448; — Die Menschen des Michel-Angelo im Vergleich mit der
Antike de l’anatomiste Henke (Rostock, 1871); — lu Vie et l'Œuvre de Michel-Ange, p. 09-42,
44-46, 52, 62-63, 82-83, 90-91, 100, 108; — Die Antike im Bildungsgcinge Michcl-Angelos de
M. Wickhoff (Jnnspruck, 1882).
4»
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance,
378
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Médicis est le bas-relief de la « Casa Buonarroti » représentant le Combat des
Centaures et des Lapithes (d’après M. Strzygowski , le Combat d’ Hercule avec
Enrytion pour la possession de Déjanire; voy. notre tome II, p. 448).
Le grand sculpteur est déjà là tout entier ; il nous révèle, non seulement
cette science consommée de l’anatomie, qui devait faire le désespoir de ses
rivaux et l’admiration de la postérité, mais encore cette fierté d’âme et cette
puissance dramatique qui, à mon avis, sont encore plus inimitables. Emportés
par l’ardeur de la lutte, les combattants, de vrais athlètes, aux bras musculeux,
à la poitrine jetée en avant, experts dans tous les exercices de la palestre,
trouvent cependant encore de ces regards de défi qui, associant la puissance
morale à la force physique, jettent dans tous les ouvrages de Michel-Ange une
note si pathétique, si saisissante. De même que cet admirable Esclave du
Louvre, qui est peut-être la formule suprême de l’art du maître, ils sem-
blent braver, non seulement leurs adversaires, mais encore les dieux, et je
ne connais point, pour ma part, de plus éloquente manifestation de ce qui
s’appelle la liberté de l’esprit humain'.
La mort de Laurent le Magnifique, au mois d’avril 1492, mit fin à la situation
si enviable de Michel-Ange. Pierre, le fils de Laurent, était un jeune homme
arrogant et sans goût véritable pour les études qui avaient fait le bonheur et la
gloire de son père. On raconte qu’il employa Michel-Ange, tantôt à rechercher
des pierres gravées — camées et intailles, — tantôt à modeler une statue en neige.
L’adolescent fit un meilleur usage de son temps en sculptant l'Hercule en
marbre, que l’on put longtemps admirer au château de Fontainebleau (il a
disparu depuis le xviL siècle), et un Crucifix en bois, destiné au couvent de
Santo Spirito, à Florence, ouvrage dont on a également perdu toute trace.
L’orage qui devait ruiner la domination des Médicis n’allait d’ailleurs pas
tardera éclater. O11 sait comment, le 8 novembre 1494, à la veille de l’entrée
de l’armée française, Pierre, repoussé par ses compatriotes, prit honteusement
la fuite et quitta sa ville natale, qu’il ne devait plus revoir.
Michel-Ange n’avait pas attendu jusque-là pour quitter subrepticement Flo-
rence. Un chanteur attaché aux Médicis, un certain Cardiere, l’ayant entretenu
d’une vision qu’il avait eue à deux reprises différentes, — Laurent le Magni-
fique lui était apparu, n’ayant pour vêtement qu’une chemise noire déchirée,
et l’avait chargé de dire à son fils Pierre qu’il ne tarderait pas à être chassé, —
le jeune artiste courut d’une traite à Bologne, en compagnie de deux de ses
camarades. Étant donnée la tension d’esprit extraordinaire que s’imposait
Michel-Ange, ces brusques dépressions n’ont rien de surprenant : la nature,
contrariée et violentée par le travailleur opiniâtre, prenait subitement sa
1 . Les ouvrages de la jeunesse de Michel-Ange ont fait dans ces dernières années l’objet de
plusieurs monographies distinguées, parmi lesquelles je citerai l’article de Portheim dans le
Repertorium filr Runstwissenschaft (1889), la brochure de M. Wôlfflin : die Jugcndvjerlic des Michel
Aiigelo (Munich, 1891), et l’article de M. Strzygowski dans V Annuaire des Musées de Berlin (1891).
MICHEL-ANGE A BOLOGNE.
379
revanche. C’est ainsi qu’il s’enfuit de Rome en i5o6, persuadé que le pape
Jules II voulait le faire assassiner; c’est ainsi encore qu’il abandonna subitement
Florence pendant le siège de 1029, sauf à venir reprendre bravement son rang
parmi ses concitoyens, le premier moment d’affolement passé.
A Bologne le jeune artiste florentin se vit confier une tâche des plus flat-
teuses : l’exécution de plusieurs figures destinées à la châsse de Saint-Domi-
nique, monument célèbre, commencé au xmc siècle par Nicolas de Pise, con-
tinué au xve siècle par Nicolas de Bari, ou Niccolô dell’ Area, et qui incarne les
évolutions de la sculpture toscane depuis ses débuts jusqu’à son déclin. Michel-
Arme l’orna de la statue de Saint Petronius 1 et de la statuette d’un Aime tenant
o
un candélabre (gravée t. II, p. 52 1), ouvrage au sujet duquel une singulière con-
fusion a régné jusqu’à ces derniers temps : 011 a, en eftet, attribué à Michel-Ange
l’œuvre de Niccolô dell’ Area, et vice versa. Le doute cependant n’est pas pos-
sible et un examen approfondi de la statuette vient ici confirmer le témoignage
des pièces d’archives : cet enfant athlétique qui, pour soutenir un flambeau,
déploie autant de force qu’il en faudrait à Atlas pour supporter le globe terrestre,
cet enfant à l’expression sombre, au torse gigantesque, cet enfant, que dis-je?
cet homme en miniature, ne saurait provenir que du ciseau du Buonarroti.
Admirable en lui-même, par le spectacle de la vigueur concentrée, l’ange de la
châsse de Saint-Dominique pèche par la vraisemblance. Qu’avons-nous affaire,
pour tenir un flambeau, d’un ange taillé en Hercule! Son caractère et son
rôle exigeraient plutôt la suavité, et, à cet égard, le prédécesseur de Michel-
Ange, Niccolô dell’ Area, s’est bien autrement pénétré des exigences de son
sujet : sa figure offre une grâce et un charme inexprimables.
En considérant les différents ouvrages que nous savons, de source certaine,
dater de la jeunesse de Michel-Ange, le Combat des Lapithes et des Centaures ,
l 'Ange de la châsse de Saint- Dominique de Bologne, la Sainte Famille de
Doni, on est frappé de l’importance que l’artiste accorde à la musculature de
ses héros; ses enfants mêmes, au lieu d’être gras et potelés, semblent déjà avoir
exercé leurs bras aux plus rudes labeurs ou aux luttes les plus énergiques; c’est
que ce révolté rêve, comme H. Taine l’a montré en termes éloquents, une
humanité plus robuste, des corps mieux découplés, des membres plus vigou-
1. Je n’insisterai pas sur le Saint Petronius, représenté debout, la mitre en tête, les pieds
nus, le modèle de l’église sur les bras; c’est une figure mouvementée, et presque tourmentée,
avec un effet de draperie qui n’est pas des plus heureux. Les auteurs du Cicerone ont constaté la
ressemblance de cette statue avec celle du même saint, sculptée par Jacopo délia Quercia pour
la façade de l’église San Petronio. Le buste des deux figures offre, en effet, des analogies frap-
pantes : type, coiffure, arrangement du manteau. Michel -Ange ne reprend son indépendance
qu en abordant la partie inférieure, et nous venons de voir qu’ici la comparaison n’est pas à son
avantage. Une autre statue, Saint Proculus, a disparu depuis longtemps; elle a été remplacée
en 1572 par une statuette de Prospéra Clementi.
38o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
reux. L’expression morale l’occupe peu encore; ce sont, en général, des physio-
nomies moroses ou impassibles; comme les Grecs de la période archaïque, il
sacrifie les visages aux torses.
La période de 1494 à 1604 environ fut la seule pendant laquelle Michel-
Ange excella dans la reproduction de l’enfance : le petit Jésus de la Sainte
Famille de Doni, aussi bien que celui des deux Madones circulaires en bas-
relief (Musée national de Florence et Académie de Londres; voy. les gravures
des p. 3, 198, 27 2), enfin celui de la Madone de Bruges, ont bien les formes
pleines, rebondies et l’expression souriante de vrais enfants, tandis qu’avant,
comme après, les enfants de Michel-Ange ressemblent à des athlètes.
De retour à Florence, Michel-Ange sculpta, pour un Médicis de la branche
populaire, un petit Saint Jean-Baptiste en marbre, un Giovannino, comme disent
les Italiens. On identifie cette statue à celle qui a été retrouvée à Pise il y a
quelques années, et qui figure aujourd’hui au musée de Berlin, œuvre passa-
blement froide et guindée, dont tous les juges, et parmi eux M. Eugène Guil-
laume et M. Wôlfflin, n’admettent pas l’authenticité. Disons que, parmi les
faces si variées sous lesquelles le précurseur se présentait à l’imagination des
contemporains de Michel-Ange, tantôt comme un adolescent plein de grâce
(c’était là le type de prédilection de Donatello), tantôt comme un anachorète
maigri par les jeûnes, tantôt comme un prophète inspiré, Michel-Ange choisit
celle qui, en apparence, convenait le moins à son génie; son saint, jeune,
presque souriant, regarde avec tendresse le morceau de miel qu’il tient de la
main gauche, tandis que sa droite, ramenée vers le cœur, semble proclamer
l’ardeur de sa foi.
La période qui suit le retour de Michel-Ange dans sa ville natale est celle
pendant laquelle l’artiste montre le plus de sérénité, on serait tenté de dire
d’impassibilité.
Au pied de la chaire d’où tonnaient les sinistres avertissements de Savo-
narole, il crée, outre le Saint Jean-Baptiste, le Cupidon endormi et le Cupidon age-
nouillé (Apollon (?) au Musée de South Ivensington), le Bacchus ivre (1497,
au Musée national de Florence), Y Adonis mort (au même Musée), enfin le
David de marbre, c’est-à-dire ceux de ses ouvrages qui se distinguent par l’ab-
sence la plus complète de fougue, de véhémence ou de pathétique.
Un si brusque retour sur lui-même s’explique par l’influence des modèles
antiques, influence parvenue à son maximum d’intensité.
On ne saurait assez insister sur cette série de productions : elles nous prou-
vent qu’avant le Michel-Ange tragique il y a eu un Michel calme, souriant,
et comme frappé d’un reflet de la beauté antique.
Pour apprécier l’effort immense réalisé par Michel-Ange pendant le petit
nombre d’années qui séparent son entrée dans l’atelier de Ghirlandajo du
Bacchus, du Cupidon et de Y Adonis, pour comprendre à quel point cet affran-
chissement de toute entrave fut prompt, décisif, presque miraculeux, il faut
LES MADONES DE MICHEL-ANGE.
38 1
rapprocher ces figures de celles qui prirent naissance, vers la même époque,
dans l’atelier des statuaires les plus éminents de la Toscane. Benedetto da
Majano (y 1497), Civitale (f i5oi), Benedetto da Rovezzano, ou encore
Andrea Bregno (-[- i5o6).
E11 examinant leurs ou-
vrages, on ne peut s’em-
pêcher d’y constater, à
côté de la finesse du mo-
delé ou de la pureté des
contours , le manque de
liberté, d’ampleur, d’har-
monie, Dret ces défauts
charmants qui constituent
le style des Primitifs.
Chez Michel -Ange, au
contraire, quelle ignorance
admirable de toutes les
difficultés qui ont arrêté
ses prédécesseurs ! Il taille
le marbre comme il pétri-
rait une cire molle ; quant
à la figure humaine, il la
tourne et la retourne en
tous sens avec une aisance
parfaite, s’essayant dans les
attitudes les plus compli-
quées et frappant toujours
juste. On serait tenté de
dire qu’il aime à se jouer
des obstacles, s’il n’y avait
pas, d’un bout à l’autre
de son art , une probité
et une conviction si tou-
chantes. En un mot, si,
avant lui, la sculpture avait
encore bien des conquêtes
à réaliser, avec lui elle at-
teint la limite extrême de la perfection,
d’être allé plus loin.
A quelques années de là, Michel-Ang
quoique cette branche de la sculpture n
(gravé p. 198), destiné à Taddeo Taddei
l Madone de Bruges, par Michel-Ange.
(Cathédrale de Bruges.)
et personne, depuis, ne peut se vanter
e ébaucha deux bas-reliefs circulaires,
e lui souriât que médiocrement. L’un
, l’amateur florentin honoré de l’amitié
382
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de Raphaël, se trouve aujourd’hui au Musée national de Florence; l’autre
(gravé p. 272), commandé par Bartolommeo Pitti, est allé échouer à l’Académie
des Beaux-Arts de Londres.
Dans le médaillon du Musée national de Florence, la Vierge, assise sur un
bloc de pierre (remarquez l’éloignement de Michel-Ange pour toutes les inven-
tions des arts décoratifs, baldaquins, trônes, etc.), tient de la main gauche
l’Enfant Jésus debout devant elle et accoudé, tout endormi, sur le livre qui
repose sur les genoux de sa mère; celle-ci, ramassée sur elle-même (peut-être
le raccourci manque-t-il d’ampleur), dans une pose d’une liberté et d’une
grâce parfaites, regarde du côté du spectateur. Derrière elle, à gauche, au
second plan, apparaît la tète du petit Saint Jean-Baptiste. Le motif est des plus
simples, mais il est plein à la lois de charme et de puissance; il nous montre un
Michel-Ange jeune, accessible aux impressions fraîches et riantes.
Dans le bas-relief de Londres, la Vierge est également assise, ou plutôt
étendue. L’Enfant Jésus, tout nu, se serre contre elle, comme s’il avait peur
de son jeune compagnon, le petit Saint Jean-Baptiste, qui, debout à gauche,
lui montre un philactère. La composition a peut-être plus de liberté que celle
du bas-relief de Florence.
Le groupe de marbre connu sous le nom de Madone de Bruges semble être
contemporain des deux médaillons du Musée national de Florence et de l’Aca-
démie de Londres. Commandé par des marchands flamands, les Moscheroni,
il prit en i5o6 le chemin de Bruges et y trouva un asile dans l’église de Notre-
Dame, qu’il n’a pas quittée depuis. Hâtons-nous d’ajouter qu’admiré en 1021
encore par Dürer comme une oeuvre de Michel-Ange, ce monument, d’une
facture si large et d’un sentiment si élevé, n’a retrouvé ses titres de noblesse
que de nos jours, grâce surtout aux recherches de M. Reiset.
Vers la même époque Michel-Ange sculpta le mystérieux Cupidon endormi,
grand comme nature, sous les traits d’un enfant ailé1.
Le succès de cette statue fut la cause déterminante du voyage du jeune
débutant à Rome, où il arriva le 25 juin 1496 : il comptait vingt et un ans.
Si la vue des merveilles qui peuplaient alors la Ville éternelle dut agir pro-
fondément sur le jeune artiste et s’il contracta de ce chef une lourde dette de
gratitude envers cette cité qui a nourri tant de nobles génies, pouvait-il se
douter que lui-même contribuerait plus puissamment que nul autre â impri-
mer sur elle son cachet, la griffe du lion, en la dotant des fresques de la chapelle
Sixtine, du Moïse , du Palais des Conservateurs au Capitole, enfin de la cou-
pole de Saint-Pierre ! Dès lors s’établit entre Rome et lui un lien mystique,
qu’il n’eût pas été en son pouvoir de rompre, quelques épreuves qu'il eût
à traverser dans ce commerce de près de trois quarts de siècle, quelque doulou-
reux que fût pour lui ce qu’il appelait la tragédie du tombeau de Jules IL C’est
1. Voy., sur le Cupidon , l’ouvrage de MM. Luzio et Renier : Mantova e Urbino , p. 170-171.
LES MADONES DE MICHEL-ANGE.
383
qu’à une ville telle que Rome il fallait un homme tel que Michel-Ange, et
que devant des arrêts aussi nettement formulés par le destin, nul n’est libre de
reculer ni de se démettre.
En 1498 prenait naissance la Pietà de Saint-Pierre de Rome, le groupe le
plus pathétique que Michel-
Ange eût créé jusque-là
et aussi le plus populaire.
J’ai donné dans mon se-
cond volume (p. 448-449)
l’analyse de cette grande
page : il me suffira de là
mentionner ici.
Dans cet horizon jus-
que-là sans nuages, c’est
le premier signe précurseur
de tant d’orages intimes, le
premier symptôme de cette
mélancolie, de plus en plus
profonde , qui a fait de
Michel - Ange l’interprète
par excellence de la dou-
leur.
Un gentilhomme ro-
main, Jacopo Galli, com-
manda au jeune Florentin
le Bacchus ivre et le Citpi-
don agenouillé, et le mit en
outre en relations avec de
puissants protecteurs.
Bacchus (Musée national
de Florence), la démarche
légèrement chancelante ,
tenant négligemment de la
main gauche une grappe
de raisin, qu’un petit sa-
tyre s’apprête à lui dérober, élevant de la droite une coupe pleine, comme
pour faire raison au spectateur, est une vision de l’antiquité, telle qu’on ne la
trouve pas deux fois dans l’œuvre de Michel-Ange h La vie et la joie, une joie-
saine et robuste, débordent dans cette figure juvénile, où la plénitude de
Le Cupidon agenouillé de Michel-Ange.
(Musée de South Kensington.)
1 . Le prototype du Bacclms ivre est aujourd’hui connu : c'est un marbre antique du Musée
des Offices, que M. Springer a fait reproduire en contre-partie, pour montrer plus clairement
les relations des deux figures ( Annuaire des Musées de Berlin, i88q, p. 329-332). Est-il néces-
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
OO4
formes qui caractérise l’homme se mêle, comme dans les androgynes, à la
délicatesse de la femme, et que l’on dirait créée aux jours les plus radieux
de l’hellénisme, n’était la vivacité d’impression et un accent personnel tout
modernes.
Le Cupidon agenouille (au Musée de South Kensington à Londres), occupé à
tendre son arc, a fourni à Michel-Ange l’occasion de s’essayer dans un de ces
effets de raccourci qui devaient tenir de plus en plus de place dans ses prédilec-
tions. Le motif est aussi pittoresque et élégant qu’original. Le grand sculpteur
11’entendait laisser aucune des faces de son art sans s’y attaquer et sans la renou-
veler. — On place d’ordinaire le Cupidon au début du séjour de Michel-Ange
à Rome. M. Guillaume est disposé à admettre une date un peu postérieure.
Dans Y Adonis mourant (Musée national de Florence), Michel-Ange s’attaque
à un autre motif de raccourci; seulement ici le personnage est à moitié couché;
un bras soutient la tête, l’autre, jeté avec abandon par-dessus la poitrine, va
rejoindre le sol; les jambes elles-mêmes sont repliées sur le sanglier, dont la
présence donne à la scène sa signification véritable. Quel sculpteur du xvc siècle
eût osé rêver pour une de ses figures une attitude aussi savante et à la fois aussi
naturelle !
Le premier séjour de Michel-Ange à Rome avait duré de 1496 à i5oi envi-
ron. Le jeune maître revint à Florence, rappelé par des amis qui avaient réussi
à obtenir pour lui une commande destinée à mettre son nom plus encore en
lumière que la Fiel à de Saint-Pierre : je veux parler de l’exécution de la statue
la plus gigantesque que l’Italie eût vue depuis la chute de l’Empire romain,
le David de marbre.
Le David, autrefois placé devant le Palais Vieux de Florence, aujourd’hui
transporté à l’Académie des Beaux-Arts de la même ville, a pris naissance entre
i5oi et i5o3; c’est tout un roman que son histoire : l’œuvre de la cathédrale
de Florence avait chargé, en 1468, un certain Bartolommeo di Pietro d’ébau-
cher à Carrare, et ensuite de terminer à Florence, une statue de David de
neuf brasses de haut, moyennant une rétribution de 3oo florins1. Son travail
n’ayant pas plu, l’œuvre de la cathédrale l’indemnisa, tout en gardant le bloc
gigantesque. Après une tentative d’Andrea Sansovino pour obtenir qu’on lui
confiât le monolithe, on chargea, le 16 août i5oi, Michel-Ange de mener à
saire d’ajouter que Michel-Ange, par les changements introduits dans sa statue, l’a faite sienne
et que le mot de plagiat ne doit jamais être prononcé devant lui. Dans le marbre antique
Bacchus baisse la tête et fixe les regards sur le jeune homme assis à ses pieds ; chez Michel-
Ange il lève le regard, ce qui donne immédiatement à la figure une signification et un accent
tout différents. Et que le motif de ce petit satyre, grignotant en cachette la grappe de raisin, est
vif et spirituel, comparé à celui de l'adolescent qui embrasse les genoux de Bacchus! Pour une
fois, Michel a montré qu’il savait allier la légèreté, l’esprit et la grâce à tant de qualités
sublimes.
1. Vasari, t. VII, p. 1 53. — Voy. en outre Landucci, Diario fioreittino, p. 268, 272. — La
tête du David est gravée dans notre tome I, page 14.
LE DAVID DE MICHEL-ANGE.
385
bonne fin ce travail colossal. Il devait recevoir 6 florins d’or (environ 3oo francs)
par mois, non compris la gratification supplémentaire, qui fut fixée à 400 livres.
Michel-Ange, qui revenait de Rome, tira parti des études qu’il y avait laites
sur les Dioscures de Monte-Cavallo. Son David, toutefois, comme M. Eugène
Guillaume l’a fait observer avec beaucoup de raison, est absolument indépen-
dant des deux marbres grecs. En se mettant à l’œuvre, le jeune maître commit
une erreur des plus graves : oubliant que les personnes adultes seules se prêtent
à des agrandissements1, tels que celui qu’exigeait le monolithe, il prit pour
modèle un jeune garçon incomplètement développé : de là vient que la statue
a quelque chose de vide qui jure avec ses dimensions colossales. Le même
inconvénient ne se serait pas produit s’il avait choisi un adolescent ou un
homme dans la force de l’âge, car alors il aurait pu donner au système mus-
culaire toute l’importance nécessaire pour animer et soutenir le colosse.
L’attitude est des plus simples; aussi bien, étant données les dimensions du
bloc, une attitude mouvementée, des gestes violents, en eussent-ils compromis
l’équilibre. Peut-être l’état d’avancement des travaux, au moment où Michel-
Ange prit possession du monolithe, ne laissait-il pas non plus une saillie suf-
fisante. Ce fut un tour de force, en tout état de cause, que d’avoir tiré de cette
masse, qui affectait la forme d’un rectangle démesurément allongé, une figure
aussi noble et aussi animée que le David.
Debout, le corps portant sur la jambe droite, la jambe gauche avancée, le
jeune héros, on serait tenté de dire le jeune dieu, laisse tomber le bras droit le
long de sa cuisse, tandis qu’il ramène le bras gauche à la hauteur de l’épaule.
Le regard hardi, mais l’expression réfléchie, il attend de pied ferme son adver-
saire, tout en calculant posément, en vrai Llorentin, les chances du combat,
tout en préparant une attaque qui n’est peut-être pas d’une loyauté parfaite.
L’effet de ces premiers chefs-d’œuvre fut foudroyant. Jamais encore la
sceptique Llorence n’avait vu pareille explosion d’enthousiasme.
Dès lors Michel-Ange, quoiqu’il n’eût à se plaindre ni de la fortune, ni des
hommes, donnait des signes de cette humeur sombre et de cette critique acerbe
qui lui suscitèrent tant d’obstacles et tant d’ennemis. On connaît sa sortie
contre le Pérugin, qu’il traita publiquement de ganache, sa réponse imperti-
nente à Léonard de Vinci, à qui il reprocha si amèrement d’avoir abandonné,
sans la mener à fin, la statue équestre de Lrançois Sforza, et vingt autres traits
pareils. Ses compatriotes néanmoins avaient des trésors d’indulgence pour lui,
et le vieux Soderini, gonfalonier perpétuel de la République, ne négligea pas
une occasion pour lui confier des travaux, pas une occasion pour le mettre en
vue. Coup sur coup, le jeune artiste reçut une série de commandes flatteuses,
entre autres celle du David de bronze, destiné au maréchal de Gié (i5û2) et
I. J’emprunte cette ingénieuse observation au Cicerone, de Burckhardt.
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
49
386
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
qui a depuis longtemps disparu (voy. le croquis gravé t. II, p. q53), puis celle
des Douze. Apôtres destinés à la cathédrale de Florence (le Saint Mathieu seul
fut exécuté).
Vers la même époque prirent naissance plusieurs des peintures les plus
importantes de Michel-Ange : la Sainte Famille de Doni, peut-être aussi la
Madone de Manchester, enfin le carton de la Guerre de Pise. On trouvera plus
loin, dans notre cinquième livre, l’appréciation de ces ouvrages.
Le carton de la Guerre de Pise avait été livré au mois d’août i5o5. Son auteur
n’avait pas attendu jusque-là pour retourner à Rome. Le Ier novembre i5o3,
le cardinal Julien délia Rovere, neveu de Sixte IV, avait été élu pape en rem-
placement de Pie III : l’avènement de ce pontife, qui rendit si célèbre le nom
de Jules II, excita les espérances de tout ce que l’Italie comptait d’artistes
éminents. Michel-Ange ne fut pas des derniers à tenter la fortune auprès d’un
Mécène aussi passionné que magnifique. Il allait se trouver aux prises avec une
volonté aussi forte que la sienne, avec un maître qui n’admettait pas de
réplique. Cette lutte à bras-le-corps surexcita ses facultés, en même temps que
le despote qui s’appelait Jules II proposa à son ambition la tâche la plus
splendide qu’il eût été donné à un peintre ou à un sculpteur de rêver. Sous ce
rapport, le vieux pontife et le jeune sculpteur étaient dignes de s’entendre, et
il serait difficile de décider lequel des deux il faut le plus féliciter de leur colla-
boration : le souverain qui doit à cette initiative le meilleur de sa gloire,
l’artiste qui y trouva l’occasion de réaliser son chef-d’œuvre. N’oublions pas
d’ajouter que, dans ce duel entre deux esprits également opiniâtres, le dernier
mot ne resta pas toujours à Jules II; il le reconnut lors de la fameuse entrevue
de Bologne : « Oui, au lieu de venir nous trouver, tu as attendu que nous
vinssions te trouver »
Les différents ouvrages que Michel-Ange avait exécutés jusque-là avaient un
défaut indépendant de la volonté de leur auteur : celui d’être isolés, sans lieu
commun. C’étaient autant de coups de génie, mais sans l’esprit de synthèse qui,
en les reliant les uns aux autres, devait en doubler l’importance et l’effet.
Jules II ne tarda pas à fournir au jeune maître l’occasion de grouper en faisceau
ses efforts épars en lui confiant l’exécution de son tombeau1. La commande
semble avoir été donnée vers le mois d’avril i5o5 : l’artiste se mit à l’œuvre
immédiatement, tout en terminant le carton de la Guerre de Pise. Vers la fin de
l’année nous le trouvons à Carrare, au milieu des carrières qui, à diverses
reprises, devaient le retenir si longtemps. Cette fois il y passa huit mois. Ce
qui le fixait dans ces parages, ce n’était pas seulement la nécessité de choisir
lui-même les blocs de marbre les plus convenables, mais encore le désir de
diminuer les frais de transport en les dégrossissant sur place. Quoi qu’il en soit,
i. Bilsl. : Schmarsow : Annuaire îles Musées île Berlin, t. V, p. 63-7 7-
LE TOMBEAU DE JULES II.
387
il est profondément regrettable qu’une si grande partie de son existence se soit
passée dans une surveillance et des travaux indignes de lui.
Les détails de la brouille de l’artiste avec le souverain pontife, sa fuite à
Florence, son entrevue avec Jules II à Bologne, sont trop connus pour qu’il
soit nécessaire de les raconter à nouveau. Il me suffira de mentionner ici le
nouvel ouvrage qui lui fut
commandé pour cette der-
nière ville , la statue de
bronze du pape. Il se mit
à l’œuvre sur-le-champ, et
la statue réussit au delà de
toute espérance. Jules II
était représenté assis, la
tiare en tête , bénissant
d’une main, tenant de
l’autre les clefs de saint
Pierre. On connaît la ré-
plique du pape à Michel-
Ange qui voulait le repré-
senter un livre à la main.
« Quoi, un livre! je ne
suis pas un lettré, moi ;
donne -moi une épée. »
Mais Michel -Ange n’était
pas familiarisé avec la pra-
tique de la fonte : de là
d’innombrables ennuis et
retards. Ce ne fut que
quinze mois après son ar-
mée à Bologne que la études pour les Esclaves du tombeau de Jules II.
statue put être enfin instal- Dessin de Michel-Ange. (Université d’Oxford.)
lée et inaugurée, le 21 fé-
vrier i5o8. Lors de la révolution de 1 5 1 1 les Bolonais la renversèrent et la
donnèrent au duc de Ferrare, qui s’en servit pour fondre un canon, la Julienne.
La tète — elle pesait 600 livres, — conservée du temps de Vasari dans le
palais ducal, a disparu depuis, et il ne reste pas le moindre souvenir graphique
de cette page importante.
Au printemps de l’année i5o8, Michel-Ange était de retour à Rome. Il
semblait qu’il dût reprendre sans tarder les travaux du tombeau papal. En
aucune façon. Quoique commencé deux années auparavant, ce monument
ne fut terminé, et encore ne le fut-il qu’imparfaitement, que longtemps plus
tard. Pour n’en pas scinder l’histoire, je raconterai dès à présent les péripéties
388
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de ce que l’artiste appelait la tragédie de sa vie, et de fait, pendant plus de
quarante ans, le tombeau de Jules II pesa comme un cauchemar sur l’imagi-
nation de son auteur.
D’après le projet auquel le pape et l’artiste s’arrêtèrent, vers 1 5 1 2, le mau-
solée devait comprendre, autour d’un sarcophage colossal, une enceinte en
marbre avec des statues, les unes placées dans des niches, les autres devant des
piliers, les premières représentant des Victoires et des Provinces vaincues-, les
secondes, les Arts libéraux. Un second étage devait recevoir quatre statues de
plus grande dimension.
En 1 5 1 3, à la mort du pape, un nouveau contrat tut conclu entre le sculpteur
et les héritiers de Jules II; l’artiste s’engageait à terminer le travail en sept
années, moyennant la somme de i65oo ducats (environ 825 000 francs, en
comptant le ducat à 5o francs de notre monnaie), y compris les acomptes déjà
touchés. Le monument allait donc être plus magnifique que Jules II ne l’avait
rêvé, puisque celui-ci n’y avait affecté qu’un legs de 10000 ducats. En 1 5 1 6
nouveau contrat; cette lois on accorde neuf années; l’ensemble devait com-
prendre, en dehors de l’encadrement architectural et des bas-reliefs, trente
statues. L’artiste, comme la première fois, se rendit à Carrare pour y surveiller
l’extraction des marbres. Mais Léon X avait formé d’autres projets pour lui.
Quoique Michel-Ange n’eût pas fait jusqu’alors preuve d’architecte, le nou-
veau pape résolut de le charger de construire la façade de l’église Saint-Laurent
de Florence, paroisse des Médicis. Michel-Ange eut beau résister, se fondant
sur les engagements contractés envers les héritiers de Jules II, il lui fallut
obéir. Il le fit avec une douleur profonde, et pleura, dit Condivi, en aban-
donnant ce travail qui promettait d’être son œuvre maîtresse. En 1 532 nouveau
contrat : Michel-Ange, qui à ce moment avait reçu 8000 ducats, ne s’engage
plus qu’à livrer six statues finies de sa main, et parmi elles la Vie active, la Vie
contemplative, enfin le Moïse. Cependant, en 1 5.42, l’ouvrage était loin d’être
terminé. Michel-Ange, malgré sa répugnance pour toute espèce de collabora-
tion, dut s’adjoindre différents auxiliaires. Ce ne fut que vers i5q5, après des
vicissitudes sans nombre, que le monument, réduit à sa plus simple expression
(au début Michel-Ange avait calculé qu’il y faudrait 2000 quintaux de mar-
bre!), put enfin être installé dans la basilique de Saint-Pierre-ès-Liens.
Les statues destinées au mausolée forment aujourd’hui quatre groupes dis-
tincts : les deux Esclaves du Louvre, les quatre autres statues d 'Esclaves — à
peine ébauchées — du jardin Boboli à Florence, le Génie de la Victoire, au
Musée national de Florence, enfin la partie du monument conservée à Saint-
Pierre-ès-Liens, avec les statues de Moïse, de la Vie active et de la Vie contem-
plative.
Michel-Ange commença par les statues de Prisonniers ou d 'Esclaves (un
dessin de l’Université d’Oxford contient des esquisses pour des figures enchaî-
nées, les bras liés derrière le dos, les jambes croisées, dans les attitudes les plus
LE TOMBEAU DE JULES IL
389
dramatiques). Il exécuta en premier lieu (vers i5i2, d’après Springer) les deux
statues d 'Esclaves, aujourd’hui la gloire du Musée du Louvre. Comme, par
suite des nombreuses transformations que subit le projet primitif, elles ne
purent être utilisées, l’artiste les donna, vers i5qq, à son ami Robert Strozzi,
de Rome , des mains duquel
elles passèrent en France. On
les trouve ensuite au château
d’Ecouen, la résidence princière
du connétable de Montmoren-
cy, puis, au siècle suivant, en
la possession du cardinal de Ri-
chelieu.
La signification des deux sta-
tues a donné lieu à une foule
d’hypothèses. Le système le
plus rationnel est celui auquel
s’est arrêté M. de Montaiglon :
s’inspirant du texte de Condivi,
le biographe qui écrivit presque
sous la dictée de Michel-Ange,
il considère ces statues, liées à
la façon des prisonniers, comme
les personnifications des Arts
libéraux : la Peinture, la Sculp-
ture et l’Architecture, chacune
représentée avec ses attributs
caractéristiques, de manière à
être facilement reconnue. « Elles
expriment en même temps que
toutes les Vertus sont prison-
nières de la Mort avec le pape
Jules et qu’elles ne sont pas
pour trouver jamais quelqu’un
pour les favoriser et les entre-
tenir comme lui. »
Il est impossible d’imaginer un contraste plus éloquent que les deux Pri-
sonniers ou Esclaves du Louvre. L’un, un adolescent, debout, les yeux fermés,
un bras pressé contre sa poitrine, l’autre levé et soutenant sa tête fatiguée, a
renoncé à la lutte; épuisé par ses efforts, il s’est endormi du sommeil doux et
tranquille de la jeunesse; un sourire erre sur ses lèvres; pour quelques instants,
il est au-dessus des doutes et des misères d’ici— bas (Springer s’est figuré à tort
qu il agonisait). Tout autre est son compagnon, un lutteur dans la force de
3go
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
l’âge; les deux mains liées derrière le dos, un pied posé sur le sol, l’autre sur
un bloc de pierre, il lève vers le ciel des regards ardents, autant pour supplier
que pour protester : dans ce regard, l’artiste a mis tout son cœur, toute son
âme, son farouche amour de la liberté et de la justice. Ce n’est plus une figure
symbolique que nous avons devant nous; c’est Prométhée lui-même, Pro-
méthée fixé sur son rocher par une volonté implacable et défiant encore les
dieux. Admirable exemple de la force morale qui reste à l’homme quand le
corps est réduit à l’impuissance.
Il faut renoncer à analyser les beautés plastiques des Esclaves du Louvre,
ces deux chefs-d’œuvre, qui ont été vengés, dans les dernières années seu-
lement, d’un injuste oubli. Ou admire, chez l’adolescent, la morbidesse des
chairs, l’élégance du modelé et la suavité des contours, ainsi que l’art con-
sommé avec lequel le maître a représenté la langueur, le corps humain s’aban-
donnant en quelque sorte. Autant il y a de grâce chez le prisonnier endormi,
autant il y a de fierté chez le prisonnier révolté : le corps, ramassé sur lui-
même, ressemble à un ressort momentanément plié, mais qui ne se détendra
qu’avec plus de puissance. Les membres et les muscles trahissent une rare
vigueur, sans que cependant ici la recherche de la force physique nuise à celle
de la noblesse.
Quant aux statues exposées à Florence, dans la grotte du jardin Boboli, ce
ne sont en réalité que des ébauches, mais des ébauches admirables en tant
qu’indication des mouvements.
Les Prisonniers ont pour pendant la Victoire ou plutôt le Génie victorieux,
conservé au Musée national de Florence. Aux sentiments qui animent les
vaincus, l’artiste a opposé ceux qui transportent les vainqueurs : la fierté et le
dédain. Sûr de lui-même, l’adolescent du Musée national, un bras étendu le
long du corps, l’autre ramené sur l’épaule pour relever sa chlamyde tombée, un
genou appuyé sur la nuque d’un prisonnier agenouillé devant lui, semble défier
les adversaires à venir, prêt à bondir sur eux au premier signal. Comparé au
Saint Georges de Donatello, c’est la névrose du courage opposée à une assurance
calme et digne. On a remarqué avec beaucoup de justesse que cette statue
a quelque chose d’incomplet, et on l’a rapprochée d’un dessin du musée Buo-
narroti dans lequel elle porte des ailes1 : c’était là eu efFet le complément obligé
de la figure, et nous devons par la pensée reconstituer, comme il vient d’être
dit, l’œuvre du maître.
Il fuit admirer dans le Génie victorieux la liberté presque excessive de l’atti-
tude : cette jambe repliée sur le vaincu, ce bras ramené vers la poitrine et la
flexion violente du torse, qui est rejeté en arrière vers la gauche, tandis que la
tête, tournée du côté opposé, et se montrant de profil, prolonge presque la
ligne formée par l’épaule droite.
I. E. Guillaume, Études d'art antique et moderne.
LE TOMBEAU DE JULES FI.
39 1
C’est que la tentation était grande pour l’artiste, après avoir surmonté toutes
les difficultés techniques, de braver les obstacles et de se jouer d’eux aux yeux
du public ébloui. Si Michel-Ange ne sut pas se garder de ces excès, du moins
son génie suffisait-il pour le sauver d’un échec. Mais que sera-ce quand des
disciples, d’un mérite absolument infé-
rieur, s’essayeront dans les tours de force
dont le maître leur avait donné l’exem-
ple et dont il avait gardé le secret.
Des six statues destinées à la partie
supérieure du mausolée de Jules II,
une seule a été exécutée et s’est con-
servée jusqu’à nos jours : le Moïse.
Dans la thèse de Springer, ce chef-
d’œuvre fut commencé entre les années
1 5 1 3 et 1 5 1 6, alors que l’imagination
de l’artiste était encore pleine des gran-
dioses figures de Prophètes de la Six-
tine ; il ne fut toutefois achevé que
de longues années après. L’inspiration
est identique à celle qui domine dans
les fresques : mêmes formes robustes,
même intensité d’expression , même
grandeur sauvage.
Qui 11e connaît le Moïse ! Assis sur
un socle, une tunique sans manches
négligemment jetée sur son corps, les
jambes protégées par une sorte de pan-
talon pareil à celui des prisonniers bar-
bares que l’on voit sur les arcs de
triomphe , le législateur tient de la
main droite le livre, tandis que sa
A Le Prisonnier révolté, par Michel-Ange,
gauche est posée sur ses genoux. Ses (Musée du Louvre.)
bras nus, aux veines gonflées, son torse
puissant, trahissent une force surhumaine, tandis que ses traits, d’une dureté
implacable, avec les cheveux plantés drus sur un crâne étroit, sa barbe longue
comme celle d’un monarque asiatique, mais inculte, révèlent le législateur
qu’aucune considération de pitié ne saurait arrêter. C’est bien là l’homme qui
a reçu sur le mont Sinaï les confidences de Jéhovah : ses regards planent
encore au-dessus de la masse des mortels; ils sont fixés sur les mystères que,
seul d’entre eux, il a entrevus1.
1. On a prétendu que Michel-Ange a représenté Moïse au moment où, apprenant que le
392
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Deux statues de femmes, la Vie active et la Vie contemplative, ou Lia et Rachel,
ont pris place dans le monument de Saint-Pierre-ès-Liens, aux côtés de Moïse.
Michel-Ange s’y est inspiré de ces beaux vers de Dante (Purgatoire, ch. xxvn) :
« Que quiconque demande mon nom sache que je suis Lia, et je vais portant
de tous côtés mes belles mains pour me faire une guirlande. C’est pour me
plaire à mon miroir que je me pare; ma sœur Rachel ne se détourne jamais du
sien, mais elle demeure assise devant lui tout le jour. Elle est avide de voir ses
beaux yeux, comme moi de me parer avec mes mains. Son bonheur est de
contempler et le mien d’agir. »
Ces deux statues datent de la vieillesse de Michel-Ange (elles étaient com-
mencées en i5q2). Si Lia offre une expression assez énigmatique, Rachel, avec
ses mains jointes, comme la Foi de Civitale, est d’une grâce parfaite. Michel-
Ange, qui s’était uniquement appliqué jusqu’alors à l’expression de la force et
de la passion, s’est laissé aller sur ses vieux jours à l’élégance, presque à
l’afféterie.
Le monument misérable qui se dresse aujourd’hui contre les parois de la
basilique de Saint-Pierre-ès-Liens1 — le monument primitif, on s’en souvient,
devait être isolé de toutes parts — contient, outre le Moïse, la Lia et la Rachel,
des Hermès, du style le plus mesquin, sculptés par Giacomo del Duca, une
statue de Prophète et une statue de Sibylle, par Raffaele da Montelupo, et enfin
une statue couchée du Pape, d’un style véritablement grotesque, par Maso
Boscoli de Fiesole.
Michel-Ange, en contemplant l’œuvre de ses disciples, pouvait se figurer
qu’il se survivait à lui-même : la médiocrité avait rapidement exagéré, exas-
péré les éléments de décadence qu’il avait introduits dans l’art italien. Son
style, si différent de celui de Giotto, de Masaccio, de Raphaël même, en pous-
sant toutes les sensations à leur maximum, n’admettait que l’intervention de
l’homme de génie. Aussi le spectacle de la décadence, d’une décadence lamen-
table, dut-il épouvanter plus d’une fois le promoteur, bien inconscient et bien
involontaire, de tant de désastres.
De 1 5o8 à 1 5 1 2 Michel-Ange se consacra exclusivement aux fresques de la
voûte de la chapelle Sixtine. Nous revenons plus loin, dans le livre V, sur cette
création grandiose.
Pendant le pontificat de Jules II, en qui l’énergie s’incarnait non moins que
la violence, Michel-Ange avait exécuté plus de chefs-d’œuvre encore qu’il
n’avait conçu de projets. Ce fut l’inverse qui arriva sous le règne du magnifique
peuple d’Israël adorait le Veau d’or, il bondit sur son siège. Mais dans ce cas sa main ne
jouerait pas avec sa barbe.
r. Jules II avait choisi pour son lieu de sépulture cette basilique parce qu’elle avait été son
titre cardinalice.
MICHEL-ANGE ET LEON X.
393
et voluptueux successeur de Jules II, Léon X de Médicis. Ces huit années ( 1 5 1 3—
1 5 2 1 ) se passèrent presque intégralement en élaboration de plans de toutes
sortes, en tâtonnements, en travaux commencés et abandonnés. C’est qu’au
fond ces deux tempéraments n’éprouvaient nulle sympathie l’un pour l’autre :
l’un morose et misanthrope, l’autre véritable épicurien, tout entier aux plaisirs,
je parle des plaisirs de l’ordre le plus relevé. Or, pour faire vibrer une âme telle
que celle de Michel-Ange, il fallait une certaine communauté d’aspirations, et
autant Léon X se rapprochait de Raphaël, dont il sut tirer le plus merveilleux
Moïse entre Lia et Rachel, par Michel-Ange.
(Basilique de Saint-Pierre-ès-Liens.)
parti, autant il s’éloignait du Ruonarroti. En réalité il avait peur de ce grand
justicier qui, à diverses reprises, s’était exprimé si durement sur le compte
de ses bienfaiteurs, les Medicis : « Michel-Ange — Léon X le déclara en propres
termes à Sebastiano del Piombo en i520 — est un homme terrible, on ne sau-
rait s’entendre avec lui ».
La continuation du tombeau de Jules II, les travaux de la façade de l’église
Saint-Laurent à Florence, le commencement des tombeaux des Médicis, l’exé-
cution de la statue du Christ, destinée à l'église romaine de la Minerve, telles
huent les taches diverses auxquelles Michel-Ange se consacra pendant cette
période. Le sculpteur, comme on voit, éclipse complètement le peintre, et
1 architecte commence à poindre. Notons que c’est par l’architecture que
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
5o
394
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Michel-Ange finit, tout comme son rival Raphaël : c’est qu’exigeant plus de
réflexion et plus de science, cet art convenait mieux à des maîtres parvenus
à leur maturité. Il est cruel de penser que le peintre, qui venait de terminer
les prodigieuses fresques de la chapelle Sixtine, dut attendre jusqu’à la fin du
pontificat de Clément VII, c’est-à-dire jusqu’en i53q, pour se voir confier de
nouveau des peintures!
Le Christ de l’église de la Minerve (commandé en 1 5 1 4, terminé en 1 5 2 1 )
est la seule statue de quelque importance qu’il exécuta dans cet intervalle
pour la Ville éternelle. L’essai ne fut pas heureux : la figure trahit une
recherche de l’élégance qui nous surprend chez ce grand lutteur et qui n’a pas
été heureuse, il faut bien le reconnaître; la tête est trop petite, le mouvement
forcé, l’attitude guindée, le torse même atrophié. Dès cette époque, Michel-
Ange avait perdu le sentiment de la forme calme et harmonieuse : l’expression
des passions seule l’attirait et le séduisait. Or, celles-ci une fois déchaînées chez
l’artiste, mieux valait s’y abandonner que de cherchera remonter le courant.
Pour une période de près de vingt ans, le théâtre des exploits de Michel-
Ange ne sera plus Rome, mais Florence, la cité aux impressions plus fraîches
et plus vives, mais nullement aussi grandioses que celles que provoque la Ville
éternelle. Léon X, si mal inspiré lorsqu’il força Michel-Ange d’interrompre le
mausolée de Jules II pour se consacrer à la façade de Saint-Laurent — cette
façade qui manque aujourd’hui encore, car tout se passa en projets et contre-
projets, — a mieux mérité de l’artiste et de la postérité en commandant les
tombeaux de ses parents, Julien et Laurent de Médicis, pour cette même église
de Saint-Laurent. La tâche assignée à Michel-Ange était des plus enviables :
non seulement il sculptait toutes les statues destinées à orner le sanctuaire,
il construisait encore l’encadrement destiné à les renfermer1.
1. La pensée première de la chapelle dite des Médicis remonte à 1 5 1 9, l’année même de la
mort de Laurent le jeune, duc d’Urbin et neveu de Léon X. A son mausolée devaient s’ajouter
ceux de Julien, duc de Nemours, frère de Léon X, puis ceux du père du pape, Laurent le
Magnifique, et de son bisaïeul, le grand Cosme, Père de la Patrie, le tout décoré de nom-
breuses figures allégoriques, le Ciel , la Terre , les Fleuves, etc..., ensemble rare et magnifique,
digne pendant du fameux mausolée de Jules II.
La décoration primitive était fort riche. Une esquisse du musée des Offices montre des anges
soulevant des tentures, comme dans les statuettes de la sacristie du Dôme ; mais que ces anges
et ces tentures sont mouvementés! Michel- Ange se proposait de placer, à côté de la statue de
Julien, deux statues représentant, l’une la Terre couronnée de cyprès et la tête inclinée,
pleurant la perte du jeune prince, l’autre le Ciel joyeux de recevoir son âme. (Vasari, Vie de
Tribolo .)
De même que le tombeau de Jules II, ceux des Médicis subirent de nombreuses modifi-
cations avant d’aboutir à leur forme actuelle. Au mois de mai i.52q, Clément VII eut l’idée
d’y ajouter son propre tombeau et celui de son oncle Léon X. Un monument, composé de
deux sarcophages, devait être élevé à Cosme l’Ancien et à Laurent le Magnifique, un autre,
également orné de deux sarcophages, aux ducs Julien et Laurent de Médicis, enfin un monu-
ment distinct à chacun des deux papes. Mais ce projet fut abandonné, de même que l’idée de
perpétuer le souvenir de Cosme et de Laurent le Magnifique, et il ne fut plus question que
des mausolées de Julien et de Laurent.
LA CHAPELLE DES MÉDICIS.
3q5
Saint-Laurent possède en effet trois chapelles funéraires, toutes trois consa-
crées aux Médicis : i° la Sacristie ancienne, construite par Brunellesco, et ornée
des tombeaux d’Averardo, de Cosme l’Ancien et de son fils Pierre, par Dona-
tello et Verrocchio; 2° la Sacristie nouvelle, avec les tombeaux des ducs Julien
et Laurent le jeune; 3° la chapelle dite des Princes, avec les tombeaux des
grands-ducs de la famille des Médicis depuis Cosme Ier.
La mort de Léon X suspendit les travaux. Les héritiers de Jules II trouvèrent
un accueil favorable auprès du nouveau pape, Adrien VI, lorsque, se iondant
La Chapelle des Médicis.
sur la toi des conventions, ils firent à ce moment de nouveau valoir leurs
prétentions. Michel-Ange dut interrompre les tombeaux des Médicis pour
revenir à celui de Jules IL Heureusement, le cardinal Jules de Médicis, élu pape
sous le nom de Clément VII, appréciait et admirait le maître comme il le méri-
tait. Une nouvelle épreuve bien autrement cruelle vint suspendre le travail.
Au mois de mai iSap, à la suite de la prise de Rome par les Impériaux, Flo-
rence s’était soulevée et avait secoué le joug des Médicis. La réconciliation du
pape et de l’empereur eut pour résultat la mise en siège de la ville rebelle
(septembre iSaç). On sait comment, après une résistance héroïque, Florence
fut forcée de capituler, le 12 août i53o, après avoir gardé son indépendance
pendant un peu plus de trois ans.
Avant même que le siège eût commencé, Michel-Ange avait été élu, le
5q6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
6 avril 1629, gouverneur et intendant général des fortifications. Il se mit à
l’œuvre avec ardeur et l’ingénieur militaire improvisé fit preuve de la même
supériorité de vues que l’artiste, notamment dans les travaux de défense de la
colline de San Miniato. Mais tout à coup, comme lors de ses premiers rapports
avec Jules II, une panique sans nom s’empara de lui : il se sauva, emportant
avec lui tout son argent comptant : 3 000 ducats, environ ifioooo francs de
notre monnaie. Ne se croyant pas en sûreté dans le voisinage de la cité rebelle,
il courut jusqu’à Venise; de là, il entama des négociations avec François Ier,
qui brûlait d’attacher à son service un artiste de cette valeur. Cependant la
Seigneurie de Florence l’avait déclaré rebelle, en compagnie de douze autres
de ses concitoyens, qui avaient pris la fuite comme lui. Elle rapporta plus
tard cette décision et accorda un pardon complet lorsque l’artiste offrit de
revenir. Il revint en effet et fit bravement son devoir jusqu’à la capitulation.
Clément VII tenait trop à son sculpteur pour lui garder rancune d’avoir porté
les armes contre lui ; il lui accorda à son tour son pardon, en lui demandant
d’achever sans retard les tombeaux de Saint-Laurent.
Tel fut l’acharnement avec lequel le maître reprit le travail, que sa santé en
souffrit et que ses amis firent des démarches auprès du pape pour le décider à
modérer son ardeur. Comme Clément VII savait que le chagrin de ne pouvoir
tenir les engagements contractés au sujet du tombeau de Jules II entrait pour
quelque chose dans la maladie de Michel-Ange, il lui défendit, sous peine d’ex-
communication majeure, de travailler pour d’autres que pour lui. Plus d’un
artiste se fût tranquillisé devant ce cas de force majeure. Mais Michel-Ange
était de ceux qui estiment qu’il est des obligations de conscience dont nul
pouvoir humain ou divin ne peut décharger. Il se rendit donc à Rome au
printemps de l’année 1 532 pour signer un nouveau traité avec les héritiers de
Jules II, puis reprit l’exécution des tombeaux, auxquels il travailla sans relâche
jusqu’à la mort de Clément VII, c’est-à-dire jusqu’en i53q.
Ce chef-d’œuvre avait donc exigé une douzaine d’années, de i5iq à 1 533 ;
il est vrai que de nombreux autres travaux étaient venus l’interrompre à tout
instant. L’ensemble était terminé ou du moins ébauché avant le siège de 1629;
seul, d’après Springer, le Pensieroso est postérieur.
Après ces préliminaires indispensables, venons-en à l’étude même de la
chapelle et des statues qui la décorent.
L’ordonnance est des plus simples : chacune des deux parois principales
renferme trois niches rectangulaires ; celle du milieu occupée par la statue d’un
des Médicis; les deux autres restées vides. Au-dessous, se détachant par une
forte saillie, un sarcophage dont le couvercle, à volutes, supporte deux figures
à moitié couchées, se tournant le dos, un homme et une femme.
La science des proportions et du rythme n’était pas la qualité maîtresse de
cet esprit fougueux, impatient de toute discipline. Aussi les sarcophages sont-ils
beaucoup trop petits pour les colosses qu’ils supportent : c’est à peine s’ils leur
LA CHAPELLE DES MEDICIS.
3q7
offrent un point d’appui suffisant ; mais si la position est moins commode,
l’effet n’en est que plus saisissant1.
Le lecteur connaît maintenant le cadre : il nous reste à étudier la composition
même, ces figures prodigieuses du Penseur, du Jour et de la Nuit, du Crépus-
cule et de Y Aurore, tout ce monde de créations héroïques dans lequel Michel-
Ange s’est montré le rival des plus grands sculpteurs de l’antiquité.
La liberté, l’aisance, que l’artiste a mises dans le Julien de Médicis, sans que
cependant la noblesse en souffre, montre que dès lors l’art n’avait plus de
problèmes à résoudre. Costumé en triomphateur romain, la tête nue, la poitrine
couverte d’une riche cuirasse, les jambes nues, les pieds chaussés de brodequins,
le sceptre du commandement posé sur les genoux, le frère de Léon X tourne
tranquillement la tête vers la gauche : il est dans l’attitude du triomphe calme
et sûr de lui-même.
Si Julien de Médicis, avec sa tête découverte et la franchise empreinte sur
ses traits, arrête les regards sur le spectateur, sans toutefois le regarder en face,
Laurent de Médicis, qui lui fait pendant, est absorbé par des méditations pro-
fondes. Son visage disparaît dans la pénombre de son casque, par un effet
de clair-obscur qui est du domaine de la peinture plutôt que de celui de la
statuaire. Appuyant son menton sur sa main gauche, tandis que la droite est
nonchalamment posée contre son genou, le buste et les jambes comme envahis
par une sorte de somnolence, il traduit admirablement le travail intime de la
pensée — à quoi peut-il penser, grands dieux! à ses projets ambitieux si brus-
quement arrêtés, à la vanité des choses humaines! — Le surnom de Pensieroso,
le Penseur, lui a été confirmé par l’admiration de trois siècles et demi.
Rien ne montre plus clairement que ces deux statues le souverain mépris de
Michel-Ange pour la vérité historique et la ressemblance individuelle. Et tout
d’abord, c’est à peine si l’on retrouve dans les deux figures l’indication géné-
rale de la physionomie de Julien et de Laurent (Julien, nous le savons par sa
médaille, portait effectivement, à un certain moment, de courts favoris — plus
tard il laissa pousser sa barbe, — et son visage se distinguait par des traits régu-
liers, mais peu accentués.
Mais si nous passons au caractère moral des deux Médicis, surtout du second,
quelle contradiction ! Laurent, l’ambitieux insatiable, est représenté comme le
génie de la rêverie : il n’est pas jusqu’aux doigts de sa main droite, .à moitié
fermée, qui ne semblent absorbés par le mouvement de la pensée, geste qui,
soit dit entre parenthèses, se retrouve déjà dans le Jérémie de la chapelle Sixtinc
(gravé t. II, p. 23).
I. Dans une esquisse conservée à Florence, Michel-Ange était allé au-devant de cette
objection : le couvercle des sarcophages, évasé dans le milieu et beaucoup plus long, y sert
plus commodément de support aux figures. Mais ici même celles-ci l’écrasent; aussi, du mo-
ment où l’artiste s’est décidé à sacrifier aux figures l’encadrement architectural et les conve-
nances décoratives, mieux valait, somme toute, prendre franchement, comme il l’a fait, son
parti de cette violation des règles de la vraisemblance.
3q8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
La seule concession que Michel-Ange ait faite aux mœurs de son temps, c’est
de revêtir les deux Médicis d’un costume se rapprochant, du moins dans ses
lignes générales, de celui du xvie siècle. La tentation devait être grande chez
lui de les représenter, soit
sans vêtements, comme
Canova le fit plus tard pour
Napoléon Ier dans la fa-
meuse statue du musée de
Brera à Milan, soit de les
draper dans des toges à
l’antique. Il a su résister à
cette tentation, et il faut
nous en féliciter. Jamais
Julien de Médicis et le
Penseur n’auraient obtenu
le succès, la popularité,
dont ils ne cessent de
jouir depuis si longtemps
s’ils avaient été costumés
comme des Romains. Il
semble que chacun de
nous , en donnant asile
dans son intérieur, sur sa
cheminée , aux reproduc-
tions des deux chefs-d’œu-
vre , veuille témoigner à
l’artiste sa gratitude pour
la concession qu’il nous a
faite, en rapprochant ses
héros de notre temps, en
les faisant entrer dans notre
atmosphère , dans notre
milieu.
Les chefs - d’œuvre des
chefs-d’œuvre, ce sont les
quatre figures étendues sur
les sarcophages, le Jour et
la Nuit, le Crépuscule et Y Aurore (les attitudes rappellent certains motifs
antiques et aussi les deux femmes couchées placées par Bertoldo au revers de
sa médaille de Mahomet II). Dans ces personnifications grandioses, telles
qu’aucune œuvre moderne ne saurait en donner l’idée, Michel-Ange s’est élevé
à une hauteur, à une puissance, à une éloquence, qui nous font perdre de vue
Julien de Médicis, par Michel-Ange.
(Chapelle des Médicis.)
LA CHAPELLE DES MEDICIS.
399
l’espèce humaine et ses misérables préoccupations. Dans l’antiquité même, le
Thésée et Yllyssus, ainsi que les Parques sculptées par Phidias sur le fronton du
Parthénon, les Atlantes du
théâtre de Bacchus, entrés
au Musée du Louvre, n’ap-
prochent point de cette
fierté de style.
Au point de vue phy-
sique, tout est force et
puissance dans ces créations
surhumaines; au point de
vue de l’expression , tout
est indifférence pour les
luttes mesquines qui se dé-
veloppent devant elles. De
la race des géants, elles ont,
avec la force nécessaire pour
triompher de toute résis-
tance, le calme du mépris
pour une offense qui n’ar-
rive pas jusqu’à elles; il
semble qu’elles n’auraient
qu’à se retourner et à se
dresser sur leur séant pour
nous foudroyer.
Dans une note conser-
vée à la Casa Buonarroti,
Michel - Ange a marqué
lui -même la signification,
passablement subtile , des
quatre figures allégoriques
qu’il préparait : « Le Ciel
et la Terre, le Jour et la
Nuit parlent et disent :
Dans notre cours rapide
nous avons conduit à la
Laurent de Médieis (le Penseur), par Michel-Ange,
mort le duc Julien. Il est (Chapelle des Médieis.)
donc juste qu’il se venge.
Sa vengeance consiste en ce que maintenant que nous l’avons tué il nous a
ravi la lumière, et de ses yeux fermés a fermé les nôtres, de manière que nous
ne luisons plus sur terre. Que n’eût-il pas fût de nous, s’il fût resté en vie? »
Les figures du Ciel et de la Terre n’ont pas été exécutées, ainsi qu’il vient
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
400
d’être dit. Quant à la signification du Jour et de la Nuit, elle a pris, à l’insu
peut-être de l’artiste, un tour différent de celui qu’il a indiqué dans ce pro-
gramme quintessencié. Le propre du génie n’est-il pas en effet de refléter sans
cesse, souvent de la façon la plus inconsciente, les sentiments communs à
l’humanité entière, et de se prêter aux interprétations les plus diverses, en
raison même de la multiplicité des faces que présente chacune de ses pro-
ductions si riches et si pleines?
Le regard de Michel-Ange semble avoir plongé dans les abîmes où la pensée
et la forme se dégagent laborieusement du chaos; il a entrevu les mystères de
ces luttes grandioses entre les forces de la nature et la volonté des divinités
intelligentes, qui se trouvent au début de toutes les religions. Les figures de la
chapelle des Médicis appartiennent à la dynastie de géants qui a précédé les
dieux de l’Olympe.
Nonchalamment accoudé, un bras posé sur son torse herculéen , l’autre
ramené sur sa poitrine, une jambe à moitié étendue, l’autre posée sur la pre-
mière, par un geste d’une souveraine liberté, et qui ne semble pas familier
tant il est hautain, le Jour regarde par-dessus son épaule, d’un air maussade,
comme ennuyé d’être tiré de son sommeil. C’est un torse admirable de vigueur
et d’ampleur, et en même temps la plus hautaine incarnation du mépris propre
aux forts1.
La Nuit est plongée dans un sommeil profond ; près d’elle la chouette,
son oiseau favori : si son compagnon personnifie le dédain, elle personnifie
l’ignorance. Comme lui, d’ailleurs, elle appartient à la race des Titans : ses
membres robustes n’ont rien de la grâce féminine, cette grâce si rarement
entrevue par le maître ; ses flancs puissants semblent formés pour porter une
race de colosses; quant à ses traits durs et hébétés par le sommeil, l’expression
d’un sentiment quelconque en est absente, et il ne reste qu’une indication
vague, latente, de la vie.
Telle quelle est cependant, elle nous terrifie, et l’on sent un frisson mysté-
rieux devant cette image du repos, mais d’un repos sombre, et dont le réveil
doit être terrible. Le visiteur se recueille involontairement; à son insu il parle
bas2.
1. On pense au beau vers de Dante : « a foggia di leone quando si posa », à la manière
du lion quand il se repose.
2. Qui ne connaît les vers que Jean-Baptiste Strozzi traça sous la statue de la Nuit : « La
Nuit que tu vois ici plongée dans un doux sommeil, un Ange (allusion au prénom de 1 artiste)
l’a sculptée dans un marbre; elle dort, donc elle vit. Si tu ne le crois pas, réveille-la, elle te
parlera. » Et Michel-Ange de répondre par ce quatrain immortel : « Il m'est doux de dormir
et plus encore d’être de marbre, tant que le péril et la honte durent. Ne point voir, ne point
sentir, est un grand bonheur pour moi. C’est pourquoi ne me réveille pas; de grâce, parle
bas. »
Quoique ce tournoi ait eu lieu une dizaine d’années après l’achèvement delà statue, il
exprime néanmoins les sentiments qui animaient Michel-Ange au moment où il sculptait son
chef-d’œuvre. — Les images rappellent singulièrement l’épigramme attribuée à Platon à propos
La Vierge et l’Enfant Jésus. Étude pour le groupe de la chapelle des M ldi ci s,
par Miciiel-Ange. (Musée du Louvre.)
LA CHAPELLE DES MÉDICIS.
401
Le contraste entre le Jour et la Nuit, d’un côté, de l’autre, le Crépuscule et
l’Aurore, est ménagé de main de maître : le Jour tourne le dos au spectateur,
le Crépuscule au contraire lui présente la poitrine, au modelé d’une souplesse et
d une fermeté inimitables, et arrête ses regards indifférents sur les pygmées
qui s agitent au-dessous de lui. Ce n’est pas le philosophe de Lucrèce con-
templant du haut de son rocher la tempête déchaînée à ses pieds (c’est ainsi
que Raphaël, dans 1 École d’ Athènes, s’est plu à représenter ses philosophes),
c’est quelque dieu de
l’Olympe primitif, Sa-
turne par exemple, avec
son front ravagé, sa barbe
inculte, son rictus, Sa-
turne chargé d’années,
mais toujours vigoureux
( cruda deo viridisque se-
nectus ), puisant dans son
immortalité et dans l’ex-
périence accumulée de
tant de siècles le plus
profond mépris pour la
race des mortels. On se
sent aussi intimidé sous
son regard nonchalent
que sous le geste de son
voisin le Jour.
Il y a plus de fraîcheur
et moins de misanthro-
pie dans la figure de
1 Aurore. Etendue comme
ses compagnons, mais dans une pose moins indifférente, la tête relevée,
ainsi que le bras gauche, elle est sur le point de se réveiller. C’est le moment
charmant où le sentiment de la réalité revient et chasse les ombres de la
nuit, les visions maladives, les cauchemars, hôtes des ténèbres. A ces images
sombres, l’Aurore mêle une note plus fraîche, plus réconfortante : elle annonce
que, malgré les tristesses du temps présent, toute espérance n’est point per-
due pour Florence; elle donne, si ce n’est un gage, du moins une promesse
de bonheur et d’avenir.
La statue de la Vierge, placée au centre de la chapelle des Médicis, Lit partie
du projet primitif; dès 1 5 2 1 , dans le traité conclu avec les marbriers de Carrare,
L’Aurore, de Michel-Antre.
d un satyre ciselé par Diodore sur un vase d’argent : « Ce satyre a été endormi et non sculpté
par Diodore : Si tu le touches, tu l’éveilleras; l’argent est assoupi. »
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance. Si
402
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
il est question d’un bloc de marbre destiné à être converti en une Madone
assise. La statue était déjà à moitié terminée, lorsque Michel-Ange s’aperçut
qu’il avait commis une erreur de calcul, et que le bloc ne serait pas suffisant
pour permettre de donner au bras droit de la Vierge tout le développement
nécessaire; il se contenta donc d’indiquer sommairement ce bras et laissa la
figure inachevée.
Pour ne pas scinder l’étude de l’œuvre sculptural de Michel-Ange, je passerai
rapidement en revue ici les sculptures, peu nombreuses d’ailleurs, qu’il exé-
cuta pendant ses dernières années.
Le siège de Florence inspira au maître, par un contraste bizarre, les deux
ouvrages les plus opposés comme sujet aux préoccupations avec lesquelles
il avait alors à compter : la Léda, un de ses rares tableaux1, et la statue
ébauchée de Y Apollon portant la main à son carquois (au Musée national de
Florence), ce dernier destiné à Baccio Valori, pour prix des services qu’il avait
rendus à Michel-Ange après le siège. C’est une figure libre et hardie, dans le
genre de YEsclave révolté du Louvre.
Le buste de Brillas (gravé p. 2), au Musée national de Florence (commencé
après iSqo), continué, mais non terminé, par Tiberio Calcagni, est un sacrifice
fait à cette passion de la liberté qui 11e cessait d’animer l’artiste, condamné par
la fatalité à toujours servir des despotes. La tête, imitée, affirme-t-on, d’une
pierre gravée antique, est superbe de vie et de mouvement : c’est sinon le
portrait de Brutus, du moins le type de l’homme fier et courageux2.
Vers la fin de sa longue carrière, Michel-Ange reprit, mais en l’élargissant,
le thème qu’il avait traité avec tant de pathétique à Saint-Pierre de Rome. La
P ici à ou, plus exactement, la Descente de croix, groupe colossal en marbre,
exposé depuis 1722 à la cathédrale de Florence, peut passer pour son testa-
ment d’artiste. Il y a réuni trois figures : une d’homme, debout, la tête cou-
verte d’un capuchon, probablement joseph d’Arimathie, et deux femmes, la
Vierge et sainte Madeleine, qui soutiennent le cadavre du supplicié : celui-ci,
s’abandonnant entre les bras qui l’ont recueilli, s’affaisse lourdement, dans une
position très naturelle peut-être, mais qui n’a rien de noble. L’impression
générale est une sorte de douleur obtuse, impersonnelle, qui est restée à l’état
latent, au lieu d’éclater avec cette franchise, cette netteté, cette force, dont
Michel-Ange avait Lit la loi de son art.
Dans cet ouvrage, le maître a montré une lois de plus que la composition
d’un groupe lui était aussi peu familière que celle d’un bas-relief. Non seule-
ment il n’a pas marié les figures les unes aux autres, il ne les a pas même
1. La Le'ila, commandée par le duc de Ferrure, et vendue à François Ier, se trouve aujour-
d'hui à la National Gallery. Elle est à moitié repeinte. Voy. Reiset, Une Visite à la National
Gallery en 1S76 (p. 89-96), et Frizzoni, Arte italiana dcl Rinascimento (p. 266).
2. Voy., sur le Brutus, le Répertoriant de 1889, p. 1 55-1 56. .
LES DERNIERS OUVRAGES DE MICHEL-ANGE.
40.3
réduites à une échelle uniforme. Le manque de proportions se fait surtout sentir
dans la tête de la Madeleine, infiniment trop petite. La Descente de croix le
La « Pielà » de Michel-Ange (Cathédrale de Florence.)
satisfaisait d’ailleurs si peu, qu’après l’avoir laissée à l’état d’ébauche, il la brisa
en morceaux. Ses amis obtinrent plus tard de lui la permission de faire réparer
le groupe, dont la remise en état fut confiée à Calcagni.
404
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Clément VII, si faible comme souverain, et d’un goût si indécis en tant
qu’amateur, semble n’avoir fait preuve de clairvoyance que vis-à-vis de Michel-
Ange : après lui avoir commandé les tombeaux des Médicis et la bibliothèque
Laurentienne, il le chargea de peindre dans la chapelle Sixtine le Jugement
dernier , permettant ainsi à ce noble génie de se déployer sous ses trois faces,
comme sculpteur, comme architecte et comme peintre.
L’achèvement des peintures de la chapelle Sixtine, c’est-à-dire la décoration
des parois situées aux deux extrémités, tel fut le rôle assigné à Michel-Ange.
Ces parois toutefois n’étaient pas nues : sur l’une le Pérugin avait peint
Y Assomption de la Vierge, la Nativité et Moïse trouvé sur les eaux; il fallait en
outre sacrifier deux des lunettes antérieurement peintes par Michel-Ange. La
Chute des Anges rebelles d’un côté, et de l’autre le Jugement dernier, tels furent
les sujets choisis par le maître. Constatons la persistance avec laquelle celui-ci
revient sur ce thème, les anges rebelles, en d’autres termes la révolte des
géants contre les dieux de l’Olympe. La Chute des Anges rebelles ne fut d’ail-
leurs pas terminée. Une mauvaise peinture de la Trinité des Monts, à Rome,
en conserva quelque temps les lignes générales; puis cette peinture disparut à
son tour sans laisser de traces.
Clément VII put à peine voir le début du travail, les esquisses préparatoires;
il mourut au mois de septembre i53q, avant que la peinture même fût sérieu-
sement commencée)
A sa mort, Michel-Ange s’affranchit de la tutelle de cette famille des Médicis,
à laquelle il avait tant d’obligations, mais qu’il haïssait intimement, parce qu’il
ne voyait en elle que les oppresseurs de sa patrie. Quelque brillantes que fus-
sent les offres que lui fit faire le duc Cosme, il refusa obstinément de retour-
ner dans sa patrie ; Rome, telle fut désormais, pendant les trente dernières
années de sa vie ( iSSq-ifiôq), sa résidence favorite. Aussi bien les papes seuls,
avec leurs ressources inépuisables d’une part, et de l’autre avec l’importance des
intérêts moraux dont ils avaient la garde, pouvaient-ils proposer à un tel génie
une tâche véritablement diyne de lui.
L’avènement de Paul III Farnèse mit le comble à la faveur de Michel-
Ange. Parvenu à cette période de son existence, le Buonarroti pouvait passer,
non plus pour un simple mortel, mais pour un dieu. Nul artiste n’avait jamais
reçu de tels témoignages de vénération de la part des grands de ce monde. Il
entrait tout vivant dans l’immortalité. Le nouveau pape renchérit encore sur
ses prédécesseurs. Lorsque Michel-Ange lui objecta, en réponse à ses ouvertures,
la nécessité de remplir les engagements contractés vis-à-vis des héritiers de
Jules II : « Où est le contrat, s’écria-t-il, que je le déchire. Comment, voilà
trente ans que je nourris le désir de t’occuper, et maintenant que je suis pape, je
ne pourrais pas le satisfaire! » Accompagné d’une brillante suite de cardinaux,
il visita l’artiste dans son atelier, y admira l’esquisse du Jugement dernier et les
statues du tombeau de Jules II, ces statues dont une seule, le Moïse, était plus
LES DERNIERS OUVRAGES DE MICHEL-ANGE.
4o5
que suffisante, — ainsi parlait le cardinal Sigismond Gonzague, habile courtisan,
— « pour honorer à jamais le mausolée ».
Paul III, non content d’avoir présidé à l’achèvement du Jugement dernier,
voulut que Michel-Ange exécutât un ouvrage de peinture dont l’initiative et
l’honneur lui revinssent à lui seul. Il avait fiait construire au Vatican, par
Antonio da San Gallo, une chapelle à laquelle il donna son nom, la chapelle
Pauline. Perino del Vaga devait en décorer la voûte : Michel-Ange s’était
réservé l’honneur d’en décorer les parois. Les sujets choisis furent la Conversion
de saint Paul et la Crucifixion de saint Pierre. Commencées en T 642, les
fresques, œuvre véritablement sénile, furent terminées vers i55o. L’artiste
comptait alors soixante-quinze ans.
On a attribué à Michel-Ange le dessin du mausolée que le pape Pie IV fit
élever à son frère, le marquis de Marignan, dans la cathédrale de Milan (i56o).
L’auteur des statues, Leone Leoni, n’aurait fiait que traduire les idées du maître.
Mais le dernier biographe de Leoni, M. Plon, révoque en doute l’intervention
du Buonarroti.
L’œuvre architectural de Michel-Ange a été étudié dans le livre précédent
(p. 337-349). Bornons-nous ici à rappeler que ce fut à l’art de bâtir que le
maître consacra ses dernières années.
On trouvera d’autre part, dans notre Ve livre (chap. 1 et 11), l’appréciation
de l’œuvre dessiné et peint du maître.
Après avoir signalé les dernières productions de l’artiste, je dois faire con-
naître les dernières aspirations de l’homme, cet homme si généreux, malgré ses
colères, et dire en même temps un mot du penseur et du poète.
Quelques détails d’abord sur l’extérieur de Michel-Ange. Il était d’assez
petite taille, trapu comme les grands travailleurs, tout nerfs et muscles. Sa tête
osseuse, avec une indéfinissable expression de conviction et d’opiniâtreté, prit,
par suite du coup de poing de Torrigiani, le caractère si frappant d’un masque
de lion.
La sobriété de Michel-Ange était extrême; quand il travaillait, il se contentait
le plus souvent d’un morceau de pain, qu’il mangeait tout en continuant sa
tâche. Lui-même disait à son biographe Condivi : « Quoique riche, j’ai toujours
vécu en pauvre ». Il dormait aussi peu qu’il mangeait : le sommeil était pour
lui comme une souffrance; il éprouvait presque continuellement, pendant qu’il
reposait, des maux de tête. Même dans la force de l’âge, il se couchait souvent
tout habillé et tout chaussé. Sa négligence en matière de toilette finit par
aller si loin, qu’à force de garder ses bottes, celles-ci se collaient contre la peau
qu’elles emportaient avec elles quand on les retirait (Condivi).
Ennemi des plaisirs et des fêtes, Michel-Ange déployait une activité sans
pareille : il ne lui suffisait pas d’avoir arraché leurs derniers secrets à chacune
406
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
des branches de l’art, il voulut en outre s’attaquer à la littérature, et ce fut un
nouveau triomphe.
Les sciences naturelles et physiques, avec la philosophie qui en découle et la
morale, tel avait été l’objectif de Léonard de Vinci lorsqu’il quittait le pinceau
pour prendre en main la plume : la poésie, telle fut la Muse courtisée par
Michel-Ange, et de fait, au lieu de laisser errer son imagination comme son
émule, il se plaisait à la concentrer; il lui fallait la difficulté vaincue. Aussi le
sonnet, avec son mécanisme compliqué et sa souveraine concision, fut-il la
tonne qui le séduisit le plus (voy. p. 88).
Malgré son humeur caustique et ombrageuse, Michel-Ange comptait une
foule d’amis dévoués. Lui-même était bon et affectueux pour les personnes de
son entourage, notamment pour son serviteur Urbino. Rappelons aussi la pure
et noble affection qui a rendu inséparables les noms de Michel-Ange et de
Vittoria Colonna.
Les dernières années de Michel-Ange ne furent qu’une longue suite de
triomphes. Aux honneurs, aux largesses, dont l’accablaient les Papes, les empe-
reurs, les rois de France, bref tout ce que l’Europe comptait de potentats amis
des arts, se joignait la respectueuse vénération des amis et des disciples. Sa
fortune, dont il usait libéralement, lui permit d’assurer l’opulence à ses neveux
de Florence.
Malgré sa vigueur, l’âge finit par refroidir l’ardeur de son cœur, par ralentir
l’essor de son imagination. Se rendit-il compte de son infériorité? Toujours
est-il qu’il affirma une fois, non sans mélancolie, devant Vasari, qu’il en savait
plus quand il était jeune que maintenant qu’il était si vieux.
Depuis longtemps le maître déclinait et s’affaiblissait visiblement. Le samedi
12 février 1 56 4 il travailla toute la journée; le lendemain, ne se souvenant
pas que ce fût un dimanche, — ce que lui rappela Antonio del Francese, le
serviteur qui avait remplacé Urbino, — il voulait aussi se rendre à son atelier.
Le lundi il se sentit malade et pris de somnolence invincible, si bien que
le i5 « il voulut, pour la vaincre, monter à cheval, selon son habitude de
chaque soir, quand le temps était beau; mais le froid de la saison et la faiblesse
de ses jambes et de sa tête l’en empêchèrent. Il s’en retourna alors s’asseoir
auprès du feu sur un siège, où il reste beaucoup plus volontiers que dans le lit1 ».
Malgré les soins de ses médecins et amis, et après être resté seulement trois jours
au lit, il rendit sa grande âme le vendredi 18 février. Il avait exactement qua-
tre-vingt-huit ans et quinze jours.
Jamais funérailles d’artiste 11e furent célébrées avec une pompe pareille.
Aujourd’hui, dans l’église Santa Croce, un superbe mausolée, exécuté,
d’après les plans de Vasari, par Giovanni dell’Opera, Cioli et Lorenzi, perpétue
1. Voy. la Vie cl VŒuvrc de Michel-Ange , p. 294-29.5.
407
LE GÉNIE DE MICHEL-ANGE.
le souvenir du grand artiste florentin. Ce mausolée se dresse à côté de ceux
de Dante, de Machiavel et de Galilée, souveraines illustrations du génie toscan,
flambeaux immortels de l’humanité.
Après la discussion à laquelle j’ai soumis chacun des chefs-d’œuvre de Michel-
Ange, il me sera facile de résumer les principaux traits de son génie.
L’universalité du maître, telle est la faculté qui s’impose d’abord à notre
admiration. Avoir créé à la lois la Pietà, les fresques de la chapelle Sixtine,
le tombeau de Jules II, le tombeau des Médicis, la coupole de Saint-Pierre de
Rome, quelle tâche sur-
humaine, et comme il fal-
lait que son organisation
fût véritablement encyclo-
pédique pour s’attaquer à
tant de tâches diverses !
Assurément , Léonard et
Raphaël touchèrent égale-
ment à tous les arts; mais,
comparés à Michel-Ange,
ils semblent, dans le do-
maine de la sculpture et
de l’architecture, des ama-
teurs plutôt que des hom-
mes du métier.
Le destin a placé au
seuil de l’ère éclose ,
comme une antithèse vi-
vante , Michel - Ange et
Raphaël, l’un emporté au milieu même de son triomphe, l’autre se sur-
vivant; l’un succombant avant d’avoir pu donner toute la mesure de son
génie, l’autre promenant à travers les générations son indomptable activité
et ne laissant aucun problème sans l’avoir abordé.
Ce dut être pour le vieillard une épreuve douloureuse que d’assister ainsi,
dans la pleine possession de ses facultés critiques, aux résultats, que dis-je! aux
conséquences extrêmes de ses théories. Avant son apparition, on avait vu un art
qui montait, montait toujours, parce que, plus ou moins enchaîné par la timi-
dit é ou l’inexpérience des Primitifs, il avait sans cesse à lutter, et, en outre,
parce que, s’imposant de propos délibéré une certaine réserve, évitant de forcer
les expressions1, il laissait invariablement quelque problème nouveau à résoudre
aux générations à venir; en un mot, un art plein de scrupules, de pudeur, de
Portrait de Michel-Ange dans l’extrême vieillesse.
D’après le dessin de Francesco da Olanda.
(Bibliothèque de l’Escurial.)
i . Voy. t. I, p. 449-450.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
408
défiance. Après des merveilles telles que les fresques de la Sixtine, les Esclaves
du Louvre, le Moïse, les tombeaux des Médicis, après ces sublimes audaces, les
artistes pouvaient au contraire dire adieu à toute espérance : renonçant à créer,
ils se voyaient condamnés à ne plus être que des copistes.
Sachons faire abstraction des conséquences inséparables de toute grande
conquête, pour ne nous attacher qu’à ces conquêtes prises en elles-mêmes. Que
de suprêmes triomphes! L’affranchissement définitif des trois grands arts, une
liberté d’expression illimitée, s’alliant à la liberté absolue des mouvements et
des attitudes, tout un monde de sentiments généreux ou d’impressions pathé-
tiques, — la majesté, la fierté, la mélancolie, la terreur, l’amour de la justice,
— portés à leur maximum d’intensité ou résumés dans des chefs-d’œuvre que
rien 11e frisait pressentir et que personne depuis n’a su égaler : telle est la
part de Michel-Ange dans l’évolution de la Renaissance!
Jupiter trônant entre les signes du Zodiaque.
D’après la gravure de Marc-Antoine.
La Naissance de la Vierge, par Bandinelli et Raf. da Montelupo.
(« Casa Santa » de Lorette).
CHAPITRE III
LES DERNIERS SCULPTEURS DE LA RENAISSANCE. — RUSTICI ET JAC. SANSOVINO.
— CELLINI. — LEONE LEONI. — JEAN BOLOGNE. — LES SCULPTEURS DE
NAPLES, DE LA SICILE ET DE VENISE.
a critique n’a pas précisément réservé sa tendresse pour
les derniers représentants de la sculpture italienne, pour
les contemporains de Michel-Ange. Et cependant que
de talent encore chez ces épigones ! quelle variété dans
leurs aspirations !
A Florence, tout un groupe poursuit sa voie à part,
s’inspirant à l’occasion des modèles créés par Michel-
Ange, mais sans entendre abdiquer devant lui.
Tel est en premier lieu Giovanni Francesco Rustici (1474-1 55q). Représen-
tant d’une famille florentine fort aisée et qui comptait plusieurs artistes (son
grand-père l’orfèvre Marc, puis son cousin, le peintre Gabriel), Rustici se lia
intimement avec Féonard de Vinci, dont il admirait le génie et dont il parta-
geait les goûts : comme lui, il aimait passionnément les animaux (il entretenait
dans sa maison une véritable ménagerie); comme lui, il fonda une sorte
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
52
4io
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
d’académie, mais où l’on s’occupait de fêtes et de bonne chère plus que d’es-
thétique ou de science.
En i5oô, la corporation des marchands lui commanda trois statues en bronze
qui devaient prendre place au-dessus d’une des portes de Ghiberti : Saint Jean-
Baptiste prêchant entre un Lévite et un Pharisien. Léonard de Vinci, à ce qu’af-
firme Vasari, aurait aidé Rustici à confectionner les formes et les armatures
de fer destinées à protéger les bronzes, et lui aurait donné les meilleurs
conseils pour la fonte. Quelques-uns même croient, ajoute Vasari (qui ne
se prononce pas sur ce point), que Léonard travailla de sa main aux modèles.
Ailleurs, Vasari déclare que les trois statues furent « ordinate col consiglio di
Leonardo » ; il ajoute que, comme dessin et comme
perfection, c’est la plus belle fonte qui se soit vue
dans les temps modernes.
Au récit de Vasari M. Milanesi a fait une objec-
tion, à savoir qu’en i5o6 Léonard se trouvait à
Milan, non à Florence, et que, par conséquent, il ne
pouvait seconder Rustici. Mais nous savons d’autre
part que les trois statues ne furent mises en place
que le 24 juin 1 5 1 1 1 , : or dans cet intervalle Léonard
séjourna plus d’une fois à Florence, par exemple le
18 septembre iSop2. Maintenons donc, jusqu’à
preuve du contraire, l’exactitude de l’assertion de
Vasari.
Dans les statues du Baptistère, l’influence de Do-
natello lutte avec celle de Michel-Ange. Le person-
nage chauve, debout à droite, rappelle d’une manière saisissante le Zuccone,
placé à quelques pas de là, dans une des niches du Campanile; de même les
paquets de draperies — qu’on me passe cette expression, j’entends par là des
draperies qui ne sont pas analysées, pas développées, pas rythmées — sont
tout à fait dans la manière de Donatello, suivi en cela par Michel -Ange,
Portrait de Rustici.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
notamment dans la Pie/à et dans le Moïse. Par contre, la forte musculature
des bras du personnage debout à gauche proclame, à n’en pas douter, l’in-
fluence de Michel-Ange; j’en dirai autant des types. Que reste-t-il dès lors
pour la prétendue intervention de Léonard? M. Courajod, le savant conser-
vateur de la sculpture au Musée du Louvre, déclare qu’après avoir longtemps
étudié les statues du Baptistère, il n’y a pas senti autre chose qu’une influence
très prononcée du style de Michel-Ange. La seule trace de goût milanais se
trouve, selon lui, dans le dessin tout léonardesque de la bordure des vête-
ments des compagnons de saint Jean. Dans un ouvrage postérieur, M. Cou-
1. Landucci, Diario , p. 3oq. — Les trois statues furent payées environ 1200 florins (Mila-
nesi, Sulla Storia dell’ Arte toscana , p. 248-250, 2.55-26i).
2. Richter, the Jiterary Works of Leonardo da Vinci, t. I, p. 402-408.
G. -F. RUST1CI.
411
rajod reconnaît toutefois que la tète chauve du Lévite rappelle indiscutable-
ment la manière de Léonard1.
De même que celui-ci, Rustici finit ses jours en France. Engagé au service
de François Lr et d’Henri II, il modela pour le premier de ces princes une statue
équestre, qui ne fut toutefois pas coulée en bronze. Il mourut en i55q à Tours,
dans cette même Touraine qui contenait déjà le tombeau de son maître et ami.
Un autre sculpteur florentin célèbre, Pietro Torrigiano (1472- 1622), ne
Sr.int Jean-Baptiste entre le Lévite et le Pharisien, par Rustici.
(Baptistère de Florence.)
semble pas avoir laissé d’ouvrages dans sa patrie. Nous le retrouverons en étu-
diant 1 histoire de la Renaissance en Angleterre et en Espagne.
Jacopo Tatti (i486- 1070), surnommé Sansovino, en souvenir de son maître
Andrea Sansovino, a marqué au même titre comme sculpteur et comme archi-
tecte (voy. p. 34g-352). Les connaisseurs 11’hésitaient pas à le comparer à
Michel-Ange. Tout en déclarant qu’il lui était inférieur d’une manière géné-
rale, ils le plaçaient au-dessus de lui pour l’exécution des draperies, celle des
enfants, 1’ « aria » des temmes, où il ne craignait aucune rivalité. « Ses dra-
1 • Conjectures à propos d'un buste en marbre de Beatrix d’Este, p. 12. — La Statue équestre de
Francesco Sfor^a, p. 46.
412
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
peries de marbre étaient des plus fines, bien développées, avec de beaux plis,
qui accentuaient les vêtements et laissaient deviner le nu; ses enfants étaient
pleins de morbidesse, de tendresse, sans le développement musculaire qui carac-
térise les adultes, avec des petits bras et des jambes véritablement en chair,
absolument comme on les voit dans la nature. Quant à ses physionomies de
femmes, elles étaient douces et belles, gracieuses au possible, comme on peut
le voir dans ses Madones en marbre ou en bas-relief, dans ses Vénus, et autres
figures. » (Vasari.)
Un des premiers ouvrages de Sansovino, la Déposition de croix, qu’il modela
en cire pour Pierre Pérugin (Musée de South-Kensington), est une composi-
tion vivante, pittoresque, dramatique, saisissante au possible. Le jeune maître
y a introduit des motits absolument nouveaux, le cadavre d’un des larrons à
moitié accroché à l’échelle appuyée contre la croix, celui de l’autre posé sur le
dos de deux personnages agenouillés.
Le Saint Jacques, exécuté pour la cathédrale de Florence (i 5 1 i-i 5 1 3), procède
directement des modèles de Donatello : même effet de draperies que dans les
statues du maître à Or San Michèle et à la cathédrale ; seuls quelques accents
font penser à Nanni di Banco, notamment l’expression du visage.
Plus élégant et tout ensemble plus suave est le Bacchus qui tient si bril-
lamment sa place au Musée national de Florence entre les productions de
l’ancienne et de la nouvelle Ecole florentine (gravé p. i ig).
Ce talent fait de science et d’inspiration ne pouvait que s’aviver sous le ciel
de Venise, dans cette société raffinée et brillante, ignorante de la sécheresse
d’esprit des Florentins. Les sculptures dont il enrichit la cité des Doges sont
mouvementées, mais en même temps souples, au même degré que celles de ses
anciens concitoyens sont sèches, dures et vides. Les statues qu’il sculpta vers
1 5qo, pour la « loggietta » du campanile, se distinguent par leur exécution spi-
rituelle, pittoresque, parfois piquante; dans le Mars et le Neptune, de dimensions
colossales, qu’il plaça au haut de l’escalier des Géants, on admire une ampleur
et une fierté qui s’allient toutefois déjà à trop de facilité (gravés t. II, p. 289).
Dans ses nombreux bas-reliefs, Sansovino sacrifie trop, à l’instar de son maître
et homonyme, au culte du pittoresque : tel est le trait dominant de la porte de
bronze de la basilique de Saint-Marc de Venise, avec les Miracles de saint Marc.
(Les têtes en haut-relief placées sur cette porte procèdent des modèles laissés
par Ghiberti sur la porte du Baptistère ; mais qu’elles sont vides et banales, en
comparaison ! ) Moins fouillé encore et plus déclamatoire est le Saint Antoine
ressuscitant une jeune plie noyce, bas-relief en marbre exécuté pour le « Santo »
de Padoue. Ces défauts s’aggravent — est-il nécessaire de l’ajouter? — chez
les élèves de Sansovino : la Chute de Phaéton, au Musée de Berlin (n° 227),
pèche par l’accumulation des figures.
Sansovino a laissé à Venise et dans les environs de nombreux autres ouvrages
où son talent se manifeste sous les faces les plus variées : les statues en
JACOPO SANSOYINO.
4i3
A Florence , de même
qu’à Venise, Sansovino for-
ma d’innombrables élèves :
d’une part Tribolo, Solos-
meo da Settignano, Bart.
Ammanati; de l’autre, Gi-
rolamo de Ferrare, sur-
nommé le Lombardo, Ja-
copo Colonna, Tiziano de
Padoue , Pietro da Salô ,
Tommaso da Lugano, Ja-
copo da Brescia , puis Danese
Statue de saint Jacques, par Jac. Sansovino.
(Cathédrale de Florence.)
Cattaneo et surtout Alessandro Vittoria.
bronze des Evangélistes , à la basilique de Saint-Marc, les statues de l 'Espérance
et de la Charité, sur le tombeau du doge Venier (-J- 1 556), dans l’église San
Salvatore, les statuettes en bronze de Mélédgre et de Neptune, dans la collection
Pourtalès à Berlin1, etc.
On lui tait également
honneur d’une série de
stucs coloriés, remarqua-
bles par un mélange de
grâce et d’afféterie. Dans
ces .ouvrages, — des Ma-
dones en bas-relief ou en
haut-relief, — dont le Mu-
sée de Berlin possède un
choix fort varié, et dont
l’un est signé, nous voyons
Sansovino « s’inspirant à
la fois de Michel -Ange,
pour la recherche des mou-
vements et les formes co-
lossales, et de Donatello,
à qui il emprunte les atti-
tudes (la figure principale
toujours de profil), l’arran-
gement du voile et en par-
tie même l’expression2 ».
Intermittente chez Sansovino et Rustici, l’imitation de Michel-Ange devint
1. Dohrae, Die Austclhing von Gcniiildcn altérer Meister iu Berliner Privatbesit 4. Berlin, 1 883.
2. Bode : Galette des Beaux-Arts, 1888, t. II, p. 386-387*
4M
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
au contraire la règle chez tous les autres sculpteurs florentins marquants; mais
rarement elle leur porta bonheur, car, à l’exception de Jean Bologne, aucun
d’eux n’avait ni assez de vigueur, ni assez de fougue pour s’attaquer, comme
leur modèle, au style héroïque, pour évoquer des Titans ou des Dieux. Qu’en
résulta-t-il? Les uns, à force de poursuivre l’expression du mouvement, sacri-
fièrent à l’agitation et à la névrose; les autres, au contraire, tombèrent dans la
boursouflure : rien de plus pauvre, de plus flasque, que les colosses d’un Ban-
dinelli ou d’un Ammanati.
Par une inconséquence à laquelle il ne faut pas s’arrêter, eu égard à l’indi-
gnité du personnage, Baccio1 Bandinelli (i 49-3-1 56o) se montre tout ensemble
l’imitateur le plus servile et le détracteur le plus acharné de Michel-Ange.
Médisant, intrigant, indélicat, processif au souverain degré, ce Thersite de
l’École florentine réussit plus d’une lois, grâce à de vieilles relations de famille
avec les Médicis, à évincer les maîtres les plus éminents. Faible comme sculp-
teur, il ne pouvait prétendre à quelque virtuosité que comme dessinateur : ses
études d’animaux, conservées au Louvre, et surtout sa belle composition du
Martyre de saint Laurent, immortalisé par l’estampe de Marc-Antoine (gravée
p. 127), lui assurent un rang honorable parmi les maîtres du crayon ou de la
plume. Dans cette composition, l’arrangement général rappelle un des Miracles
de saint Antoine, modelés par Donatello pour le « Santo » de Padoue; il n’est
pas sans analogies non plus avec Y École d’Athènes de Raphaël.
Il faut voir, dans la biographie écrite par Vasari, à quel point Bandinelli
violait à tout instant, non seulement les lois de la décoration, mais encore les
convenances les plus élémentaires : une fois il fit pour un autel un Christ
accompagné d’un ange tellement grand, qu’il ne restait pas de place au prêtre
pour officier (voy. aussi p. 36q). Lorsque son groupe d ’ Hercule et Cacas fut
exposé sur la place de la Seigneurie (i53q), il n’y eut qu’un cri à Florence
pour flétrir cette œuvre pitoyable. Bandinelli lui-même racontait avec orgueil,
devant le duc Cosme, que l’on avait composé contre elle d’innombrables satires.
A cette occasion, son ennemi Benvenuto Cellini ne se fit pas faute d’en mettre
à nu tous les défauts (voy. p. 177).
En 1 5qp, Bandinelli et Giuliano d’Agnolo firent adopter par Cosme Ier un
projet de chanccl, qui devait constituer à lui seul un vaste monument, orné à
profusion de statues et de bas-reliefs, de marbres et de bronzes. Cette œuvre
baroque déshonora la cathédrale jusqu’en 1842, époque à laquelle on l’enleva,
en ne laissant subsister que le soubassement en marbre, avec ses figures d’apôtres
ou de saints sculptés en bas-relief. Bandinelli et son collaborateur Giovanni
dell’ Opéra y ont abusé des effets de torse; ils s’y sont inspirés plus encore
de Donatello que de Michel-Ange. Vides et prétentieuses, leurs figures sont
en outre trop trapues.
1. Benvenuto Cellini l’appelait plaisamment « Buaccio », espèce de bœuf.
La Mise au tombeau et la Résurrection, par Jac. Sansovino.
(Fragment de la Porte de bronze de la basilique de Saint-Marc a Venise.)
qiô
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Les autres sculptures de Bandinelli — la statue assise de Jean de Médicis, sur
la place de Saint - Laurent, Y Adam et Y Eve du Musée national, — sont trop
médiocres pour nous arrêter.
L’influence néfaste de Bandinelli se fait sentir jusque de nos jours : la vue
de ses ouvrages prévient contre la Renaissance ; on se figure qu’ils représentent
la moyenne du goût et du talent à cette époque.
Un mot ici sur Giovanni Bandini da Castello, surnommé Giovanni dell’
Opéra (-j- 1 099), l’élève et le collaborateur de Bandinelli. Cet artiste est surtout
connu par sa statue, fort élégante, de Y Architecture, placée sur k tombeau de
Michel-Ange (la maquette en terre cuite est conservée au Musée de South-
Kensington).
A l’encontre de Bandinelli, Bartolommeo Ammanati ( 1 5 J i-iSça) fut un
parfait galant homme, en même temps qu’un architecte de mérite (p. 33o).
Comme sculpteur malheureusement il ne s’élève guère au-dessus de lui : son
Neptune, qui se dresse sur la place de la Seigneurie, au milieu d’une fontaine
monumentale, n’a rien à envier pour la pauvreté et l’afféterie à Y Hercule et
Cacus; les deux font la paire. Burckhardt a eu raison de dire que c’était là du
génialisme faux. Rien n’est prévu; tout semble abandonné au hasard, qui ne
sert si bien les hommes de génie que parce qu’ils ont du génie, mais qui ici
produit des effets ridicules. L’artiste commence par adopter trois grandeurs dif-
férentes pour les personnages (i° les Faunes, les Tritons; 20 les Nymphes;
3° Neptune), sans établir une gradation, sans justifier en quoi que ce soit les
différences de taille. En outre, ses Faunes et ses Satyres sont comme en l’air;
nulle assiette chez eux; à peine s’ils posent sur le rebord de la fontaine. Quand
j’aurai ajouté que le modelé est trop sommaire (les figures sont trop d’une seule
venue, sans modulation aucune), je n’aurai pas encore épuisé la liste des défauts
de cette composition véritablement discordante et choquante.
Une autre statue d’Ammanati, Y Hercule du palais Arenberg à Padoue', se
fait remarquer par le manque complet d’expression et de mouvement. Rien
de plus froid, de plus lourd, de plus vide. On constate toutefois une différence
entre ce colosse et celui de Bandinelli : si le premier est faible et prétentieux,
il n’est du moins pas vulgaire comme le second.
Après de telles erreurs, Ammanati sculpteur est jugé pour nous; mais
Ammanati architecte 11e mérite pas d’être englobé dans la même condamnation,
comme nous l’avons déclaré tout à l’heure : nous avons eu l’occasion de
signaler ses très réelles qualités.
Il est à peine nécessaire de présenter au lecteur le plus agité des artistes du
1. Un dessin exposé au Louvre (n° 3i) rend encore plus sensibles les défauts de cette statue :
le corps d’Hercule y est véritablement informe.
Un Évangéliste, par Baccio Bandinelli. (Musée des Offices.)
BENVENUTO CELLINI.
4i7
xvic siècle, l’orfèvre habile, le sculpteur discutable, l’aventurier, spadassin et
conteur hors ligne qui a nom Benvenuto Cellini ( 1 5oo— 1 5 7 1 ) 1 . Les mémoires
de Cellini tiennent une grande place dans la littérature du xvi1' siècle, ses sculp-
tures une fort petite dans l’art de la même époque : n’importe, même en nous
plaçant à notre point de vue spécial, nous ne pouvons nous défendre d’un vif
sentiment de curiosité devant l’homme extraordinaire qui, pendant le siège de
Rome, tua le connétable de Bourbon et fondit, au château Saint-Ange, les
Bas-relief de Baccio Bandinelli et de Giovanni dell’ Opéra.
(Musée de l'Œuvre du Dôme de Florence.)
joyaux du pape captif; qui, jeté dans les fers, dans ce même fort, tenta une
1. Bibl. : Eugène Plon, Benvenuto Cellini, orfèvre, médailleur, sculpteur (Finis, 1 883) ; travail
magistral, où sont résumées et discutées toutes les publications antérieures. — Connus. par les
extraits publiés au xvne siècle par le médecin Redi, les Mémoires de Cellini 11e lurent imprimés
pour la première fois qu’en 1728 (la meilleure édition est celle publiée à Florence par Tassi en
182g; traductions françaises de Farjasse, 1 833 et 1875 ; de Leclanché, 1844, 1847 et 1881).
Goethe ne s’est pas mépris sur la valeur littéraire des Mémoires quand il leur a fait l’honneur de
les traduire. Cellini, en effet, sait peindre d’un trait de plume : il nous montre dans le tréso-
rier de Cosme I" un petit homme sec et fluet, avec des petites mains d’araignée, une petite
voix de cousin et une rapidité de limaçon (édit. Tassi, t. 11, p. 32.5). — Incapable de dissimu-
lation ou de fourberie, avec cela d’une franchise qui lui aliéna sans cesse les bonnes grâces de
ses protecteurs, Cellini compta autant d'amis dévoués que de jaloux ou d’ennemis. Il est im-
possible de n’être pas frappé de l’extrême analogie de son caractère avec celui de son compa-
triote Jacques Casanova de Seingalt , l’auteur des fameux Mémoires : vaniteux et irascible
comme lui, écrivassier, parfois visionnaire (comparer le récit des deux évasions). — Sur les ou-
vrages didactiques de Cellini, voy. ci-dessus, p. 177, 302.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
53
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
418
évasion célèbre; l’homme qui remua par ses colères, ses intrigues, ses vantar-
dises et ses crimes les cours de Rome, de Florence, de Ferrare et de France ;
l’homme enfin qui personnifie avec le plus d’éclat les triomphes de l’artiste,
devenu l’idole de cette société raffinée.
Après le travail si consciencieux et si complet de M. Plon, nous croyons
qu’il n’y a plus rien d’essentiel à ajouter à la biographie de Benvenuto : tout au
plus peut-on espérer de préciser sur quelques points accessoires les informations
réunies par notre savant compatriote.
Benvenuto nous a raconté, avec sa verve habituelle, son premier voyage à
Rome, en i5i5; véritable escapade d’écolier, ou plutôt d’apprenti. Dans son
ardente curiosité, son humeur inquiète, il n’avait même pas pris le temps de
rentrer chez lui pour dire adieu à ses parents ou
pour changer de costume, et était parti avec son
camarade le Tasso, le tablier lié derrière le dos
(« i grembiuli legati indietro »). C’est ainsi qu’il
arriva presque sans s’en apercevoir à Sienne.
A Rome, le brillant et impétueux débutant entra
chez un orfèvre lombard, Firenzuola, plus fami-
liarisé, ce semble, avec la confection de la grosse
vaisselle de table qu’avec celle de bijoux délicats.
Il exécuta, dans sa boutique, pour un cardinal,
une sorte de support de salière (« cassonetto »),
d’une demi-brasse environ, imité de l’urne de
porphyre placée devant le Panthéon (aujour-
d’hui à la basilique du Latran), et orné de nombreux médaillons (« mas-
cherette »).
Les épreuves par lesquelles passa Cellini, sa captivité, son évasion, ses
aventures de toute sorte sont trop connues pour qu’il soit nécessaire de les narrer
à nouveau ici. L’histoire des ouvrages exécutés en France par le sculpteur-
orfèvre florentin nous échappe également pour le moment : nous y reviendrons
quand nous étudierons les destinées de la Renaissance dans notre pays.
Comme il était naturel chez un homme qui avait tenu l’occasion une lois
dans sa vie et qui l’avait laissée échapper, Cellini vécut, le restant de ses jours,
sur le souvenir éblouissant des largesses de François I' r. Ses dernières années
furent tristes. Cet artiste si prompt à s’emporter travaillait avec une lenteur
extrême; son irritabilité achevait d’éloigner de lui les clients. Il n’avait été
qu’un sculpteur de rencontre1; sur ses vieux jours il dut revenir à sa profession
première et rouvrir une boutique, et encore ce terme est-il trop ambitieux : il
se vit réduit à louer une partie de l’échoppe d’un de ses confrères.
1 . A travers tous les compliments et toutes les réticences, Vasari nous montre Cellini
excellant surtout dans les petites choses, bref un orfèvre dans la véritable acception du
terme.
Portrait de B. Cellini.
D’après une peinture sur porphyre.
(Ancienne collection Plot.)
BENVENUTO CELLINI.
41g
La plus célèbre des sculptures de Cellini, le Persée, doit sa réputation autant
à son mérite intrinsèque qu’au récit de ses tribulations. Résumer un tel récit,
serait le dénaturer; qu’il suffise de rap-
peler avec quelle verve, quelle passion,
Cellini retrace et sa lutte contre ses enne-
mis et sa lutte contre les éléments. La
fonte de statues monumentales était de-
puis des siècles une opération des plus
courantes : il ne fallait rien moins que
l’ardente imagination de l’artiste-écrivain
pour nous intéresser à un tel point à
ses efforts, à ses exploits. Commencé
en i5q5, le Persée ne fut achevé qu’en
i55q, au bout de dix années de travail.
A en croire son auteur, Florence entière,
y compris le duc, se pressa devant le
chef-d’œuvre. Le règlement des comptes
toutefois donna lieu aux plus pénibles
discussions. Cellini ayant demandé ioooo
ducats (plus d’un demi-million de francs),
le duc lui répondit qu’avec cette somme
on pourrait bâtir des palais et des villes.
L’artiste aussitôt de répliquer : « Votre
Excellence trouvera quantité de gens qui
sauront lui bâtir des palais et des villes,
mais elle ne trouvera peut-être pas un
autre homme au monde qui puisse lui
faire un Persée comme le mien. » De
guerre lasse, le duc consentit à donner
35oo ducats, mais seulement par annui-
tés. A la fin de l’année 1 566, 609 écus
restaient dus encore !
Le bronze de la Loge des Lanzi nous
révèle à la fois le talent de Cellini et la
dégénérescence de l’art italien vers le
milieu du xvie siècle. Quoique plus fami-
liarisé par ses études premières avec l’exé-
cution d’œuvres de petites dimensions
que d’œuvres monumentales, l’orfèvre,
devenu sculpteur, a su donner à son héros de la souplesse et de la fierté :
rien de plus ressenti que le modelé; l’expression de la vie y confine parfois à
la névrose. Les statuettes des Dieux, le bas-relief, représentent la Délivrance
Le Persée de B. Cellini.
(Loge des « Lanzi ».)
420
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
d’Andromède et les autres ornements du socle offrent, si possible, plus d’accent
encore, précisément parce qu’ils sont plus petits et rentrent mieux ainsi dans
la spécialité de l’artiste. Mais si nous nous attachons à la conception même
des figures, quel manque de netteté et de fermeté, quel amollissement, quelle
corruption ! On y chercherait en vain une idée saine, un sentiment généreux :
elles ne font que refléter ce qu’il y avait d’agité et de vicieux dans l’âme de
La Délivrance d’Andromède, par B. Cellini.
(Piédestal du « Persée ».)
leur auteur. Devant ces raffinements morbides, ce Jupiter efféminé, avec sa
chevelure ceinte d’une bandelette, ce mélange de tous les genres imaginables
de relief dans la Délivrance d’ Andromède, on apprend à apprécier à leur valeur
les qualités qui éclatent, à quelques pas de là, dans les créations de Jean
Bologne : si son Hercule, si son Romain n’ont pas la finesse du Persée, quel
sang jeune et riche circule dans leurs veines! Et comment les Florentins
d’alors ont-ils pu apprécier à la fois un dégénéré tel que Cellini et ce robuste
représentant des races du Nord !
A côté du Persée, les ouvrages principaux de Cellini sont la Nymphe de
Fontainebleau , dont il sera question dans notre volume sur la Renaissance en
BENVENUTO CELLINL
421
France (gravée p. 36 1), le Crucifix en marbre de l’Escurial, le buste en bronze
de Cosme Ier, au Musée national de Florence (gravé p. 1 38), et le buste de
Le Piédestal du Persée de B. Cellini.
Bindo Altoviti, au palais du même nom à Rome. Toutes ces productions ont
quelque chose de fiévreux et d’inquiet.
Les médailles tondues par Cellini, les pièces d’orfèvrerie ciselées par lui
422
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
manquent au même point de pondération et de recueillement. La plus brillante
d’entre ces productions est la salière qui, du trésor des rois de France, est entrée
dans celui des empereurs.
Leone Leoni, né vers i5c>9 à Arezzo, selon toute vraisemblance, mort à
Milan en i5ço, à l’âge de quatre-vingt-un ans environ, n’avait rien à envier à
Benvenuto Cellini, ni pour la violence du caractère, ni pour la verve dans la pro-
La Salière de B. Cellini (Neptune et Amphitrite).
(Trésor impérial de Vienne.)
duction1. Pour ses débuts, il donna sur le visage de l’orfèvre allemand Pellegrino
di Leuti, qui l’avait outragé, une balafre qui le défigura à jamais. Soumis à la
question et condamné à avoir la main droite coupée, il fit commuer sa peine
en celle des galères, où il demeura pendant une année environ. En i5qq, nou-
vel attentat : il paya un sicaire pour aller frapper à Venise un de ses anciens
ouvriers, Martino Pasqualigo. En i55t), exaspéré, croit-on, par une jalousie
I. Bibl. : C. Casati, Leone Leoni d’Are^po sciiltoree Giov. Pctolo Loma^ço pittore inilanese. Milan,
1884. — Plon , les Maîtres italiens au service de la maison d'Autriche. Leone Leoni , sculpteur de
Charles-Quint , et Pompeo Leoni, sculpteur de Philippe II. Paris, 1887 (travail véritablement défi-
nitif). — Le catalogue des médailles de ces maîtres a été dressé dans Y Annuaire des Musées de
Vienne, 1889. — C. dell’ Acqua : Arcliivio storico ckll’ Acte, 1889, p. 78-81.
LEONE LEONI.
d’artiste, il attaqua son propre hôte, le fils du Titien, et le frappa de plusieurs
coups de poignard. La dernière partie de son existence se passa à Milan, où il
s’était fait construire un élégant palais (gravé p. 3 1 1 ), et d’où il entreprit de
nombreuses excursions, soit dans d’autres capitales italiennes, soit en France,
dans les Pays-Bas et l’Allemagne. Nommé sculpteur de Charles-Quint, il exerça
au loin une influence qui ne fut rien moins que bienfaisante.
Les productions de Leone Leoni et de son fils Pompeo (mort vers 1610)
sont trop nombreuses pour être énumérées ici : mausolées et statues monu-
mentales, bustes et médailles, il n’est guère de branche de la sculpture qu’ils
n’aient abordée avec succès (voy. la gravure de la page 26). Nous y reviendrons
d’ailleurs dans les volumes suivants. Leone mêlait à un tempérament véritable,
à une grande liberté dans l’agencement des figures
ou des lignes, cette espèce d’agitation dont bien
peu, parmi les successeurs de Michel-Ange, ont su
se défendre et que l’emploi du bronze ne faisait
que développer. Dans ses portraits, à peine de
loin en loin quelque trace de fraîcheur et de
recueillement (buste de l’impératrice Isabelle, au
Musée de Madrid).
D’innombrables autres sculpteurs toscans se
sont fait un nom à cette époque : mais combien
en est-il qui méritent de fixer l’attention de la
postérité !
Silvio Cosini, né vers iqcp à Pise (et non à Fiesole comme on l’a cru long-
temps), était élève d’Andrea Ferrucci , mais s’inspira également de Michel-
Ange. Artiste aussi habile que fantasque, il travailla entre autres au tombeau
d 'Antonio Slro^i, dans l’église Santa Maria Novella de Florence, et y exécuta
la statue de la Madone. Dans la chapelle des Médicis, il sculpta, sous la
direction de Michel -Ange, quelques chapiteaux et quelques mascarons qui
témoignent d’une extrême habileté. Pise lui doit deux Anges destinés à la
cathédrale, Volterra le tombeau de Raphaël Maffei. Fixé dans la suite à Gênes
( 1 53u), il travailla surtout à la décoration du palais Doria : il l’enrichit de
l’écusson qui surmonte la porte, d’une infinité d’ornements en stuc, d’après les
esquisses de Perino del Vaga, et d’un portrait en marbre de Charles-Quint. De
Gènes, Cosini se rendit à Milan, où il exécuta différents ouvrages pour le dôme.
Il mourut dans cette ville à l’âge de quarante-cinq ans. Vasari, qui a donné place
à la biographie de Cosini dans son recueil, vante la variété des connaissances
de son héros : non seulement il comptait parmi les plus habiles sculpteurs du
temps, il brilla également comme poète et comme virtuose.
Le dernier grand sculpteur de l’Lcole florentine, Jean Bologne, est originaire,
424
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
non de Bologne, comme on l’a longtemps cm, mais de la France flamande1. Il
naquit en 1624 à Douai, où son père, à ce que l’on affirme, exerçait la profes-
sion d’ « entailleur », c’est-à-dire de sculpteur. Vers i5qo, ainsi à l’âge de seize
ans, il se rendit à Anvers, et y entra dans l’atelier d’un sculpteur et architecte
réputé, Jacques Dubroucq, qui, familiarisé avec les chefs-d’œuvre d’Italie, fit
naître chez son élève le désir de compléter à son tour ses études dans la patrie
de la Renaissance. Sur la
date du voyage du jeune
artiste, les auteurs ne sont
pas d’accord ; on sait seule-
ment qu’il partit (probable-
ment vers 1 55 1) en com-
pagnie de deux peintres, les
frères Franz et Camille Fio-
ns, et qu’il passa deux an-
nées entières à Rome, où
il reçut probablement les
conseils de Michel -Ange.
Ses ressources étant épui-
sées, il se préparait à retour-
ner dans sa patrie, lorsque,
à son passage par Florence,
il eut la bonne fortune de
fixer l’attention d’un riche
amateur de cette ville, Ber-
nardo Vecchietti. Celui-ci
l’accueillit dans son palais
et lui fournit les moyens
d’attendre les commandes.
Au début, il lui fallut accep-
ter des travaux purement décoratifs : autels de « pietra serena » et enca-
drements des fenêtres de la confrérie « del Ceppo », balustres de la terrasse du
palais Griffoni, etc. Le premier ouvrage qui le mit en vue fut une Venus en
marbre ( 1 558).
Présenté par Vecchietti au jeune François de Médicis, le fils aîné de Cosme,
Jean Bologne sut bientôt conquérir la faveur de ce prince. Ce fut grâce à sa pro-
I . Bibl. : Le Cabinet de l'Amateur , t. IV, p. 521. — Del Badia, délia Statua équestre di Cosimo I
de’ Mcdici, inodellata da Giovanni Bologna e fusa da Giovanni Albcrglietto. Florence, 1868. Cl. Sem-
per, dans les Jahrbiicher de Zahn (1869, p. 85). — Catalogue Titubai, 1882, p. 5. — Courajod,
Quelques Sculptures de la collection du cardinal de Richelieu, p. 5 et suiv. (extr. de la Galette des
Beaux-Arts de 1882). — Abel Desjardins et Foucques de Vagnonville, la Vie et l’Œuvre de Jean
Bologne. Paris, i883. — - Annuaire des Musées de Vienne (t. IV, p. 38. Relations de Jean Bologne
avec la cour impériale).
JEAN BOLOGNE.
420
tection qu’il fut admis à prendre part, en 1 55g, au fameux concours pour l’exé-
cution de la fontaine de la place du Palais- Vieux. Les juges compétents lui
accordèrent la palme, mais Cosme se prononça en faveur d’Ammanati. Les
compensations heureusement ne lui manquèrent pas : en 1 55ç le prince Fran-
çois lui demanda, pour son Casino, la fontaine de Samson et le Philistin, dont
le grand-duc Ferdinand Ier fit plus tard cadeau
au duc de Lerme; en 1 56 1 , il l’attacha à son
service avec un traitement mensuel de i3 écus
(de 700 à 800 francs).
La réputation du sculpteur étranger avait
assez grandi pour qu’en 1 563 la ville de Bo-
logne lui commandât une composition monu-
mentale, une de celles qui contribuent le plus
à l’embellissement de la cité et la plus brillante
à coup sûr parmi les oeuvres du maître : la
fontaine de la place San Petronio ou fontaine
de Neptune. Cette grande page, où l’architec-
ture et la sculpture se complètent si heureu-
sement, lut terminée en iSôp; elle coûta
70000 écus d’or (voy. la gravure de la page
269) . Jean Bologne avait une vue beaucoup
plus nette que Michel-Ange des exigences de
la décoration : il se plaisait à marier ses figures
à de riches ornements, à les encadrer ou à les
relever par les combinaisons architecturales les
plus variées; à cet égard la fontaine de Nep-
tune est un modèle.
Désormais sa fortune était frite ; Florence,
Lucques, Gênes, Pise, les princes et les muni-
cipalités de l’Italie, non moins que les souve-
rains étrangers, se disputèrent les productions
. -u - , _ L'Enlèvement des Sabines.
du vaillant Statuaire douaisien. Lu 1007, Ca- Par Jean Bologne. (Loge des « Lanzi ».)
therine de Médicis supplia son cousin François
de permettre à Jean Bologne de se rendre à Rome pour exécuter la statue
d’Henri II, mais le prince toscan fit la sourde oreille.
En 1072, l’artiste fit un séjour prolongé à Rome, où il s’occupa, semble-t-il,
d’acquérir des antiques pour le compte de François de Médicis. En 1 5 79 et en
1 58q, nouveaux voyages dans la Ville éternelle.
En 1 575, un patricien génois, Lucas Grimaldi, lui commanda pour l’église
San Francesco di Castelletto les statues de six Vertus et des bas-reliefs de la
Passion (palais de l’Université à Gênes).
Les années 1682 et 1 583 sont marquées par l’exécution de l’ Enlèvement des
E. Münlz. — III. Italie. La pin de la Renaissance. 54
426
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Stibines, qui mit le comble à la gloire du sculpteur douaisien. Dans ce groupe,
si exubérant et cependant si pondéré, les formes sont pleines et robustes; elles
ont autant de mouvement, mais moins de passion, que chez Michel-Ange;
comparées à celles de ce dernier, la matière l’y emporte sur l’âme.
Je passerai rapidement en revue ici quelques-uns des autres ouvrages exé-
cutés par Jean Bologne pour sa patrie adoptive. La Fiorenga ou la Vertu enchaî-
nant le Vice (Musée national de Florence) prit naissance vers 1670; un peu
plus tard, avant 1074, le maître modela la plus populaire de ses statues, le
Mercure de bronze (même collection), primitivement destiné au jardin des
Acciajuoli, puis exposé à Rome dans la villa Médicis, et ramené à Florence au
siècle dernier ; en 1 535, il livra la statue en pied de Cosnie Ier, installée au-
dessus de l’arcade qui relie les deux ailes du palais des Offices; en 1694, la
statue équestre du même prince qui s’élève sur la place de la Seigneurie.
Cette dernière 11e compte pas précisément parmi les titres de gloire de Jean
Bologne. Hâtons-nous d’ajouter qu’il avait plus de soixante-dix ans lorsqu’il
y mit la dernière main; les bas-reliefs du socle ne furent même incrustés que
quelque quatre ou cinq ans après. Ceux-ci ne sont pas des reliefs arrondis,
mais des reliefs aplatis, d’un eflet déplorable; certaines figures y mesurent en
outre jusqu’à dix têtes de long. Le groupe F Hercule terrassant le Centaure
(1594-1599), installé en 1841 sous la Loge des Lanzi, révèle également de la
lassitude : il manque de liberté dans l’agencement des lignes.
Au jardin Boboli, Jean Bologne a créé la fontaine de Y Océan (entre 1 5y 1
environ et 1 5 7C), la fontaine de la Baigneuse et plusieurs morceaux d’impor-
tance moindre. Quant à Y Abondance, exposée dans le même jardin, c’est une
statue excessivement étudiée et fort bien rythmée, mais que j’ai quelque peine
à attribuer au maître, sous le nom duquel elle figure (Pliot. Brogi, n° 8983).
Les villas de Castello et de la Petraja, situées à une portée de fusil l’une de
l’autre, ont été enrichies par le sculpteur flamand de la délicieuse Baigneuse,
en bronze, qui, en tordant ses cheveux, donne naissance à un filet d’eau,
ainsi que d’une série d’oiseaux, également en bronze, destinés à la décoration
d’une grotte. La villa de Pratolino, de son côté, lui doit la statue colossale de
Y Apennin ou Jupiter pluvieux, qui ne mesure pas moins de 25 mètres de
haut (gravé p . 100) '.
1. Quelques extraits des Archives de la Maison du roi de Florence nous initient à la variété
des tâches qui incombaient au grand Douaisien. En 1 5/6, Jean de Bologne reçoit de la garde-
robe ducale une certaine quantité d’argent pour fondre un Hercule terrassant le Centaure. En 1.577,
nouvelle livraison d’argent pour fondre deux figurines, représentant, la première une Femme nue
tenant un bâton, l’autre une Femme vêtue.
En 1.587, un inventaire de la villa la Magia mentionne une Florence en cire, un Taureau en
bronze, un Lionceau, six figures couchées, un Cheval, un Lion, tous en bronze. En i.5q.5, le
maître restaure un buste antique en marbre, trouvé .à Rome et représentant Alexandre le Grand
inouï aut. En i5g8, parmi les ouvrages envoyés à la cour de France, on relève deux statues
en bronze modelées par lui, un Triton avec des dauphins et un Mercure.
Dans l’état des ouvrages envoyés en 1611 par le grand-duc Cosme II au roi Jacques I"
JEAN BOLOGNE.
427
En i593, on trouve Jean Bologne dans la Haute -Italie, voyageant dans
une litière que le grand-duc avait fait mettre à sa disposition. A Venise, le
dernier grand sculpteur de la Renais-
sance reçut un accueil particulièrement
flatteur, entre autres du Tintoret, le
dernier grand peintre.
Jean Bologne comptait soixante-
douze ans lorsque l’œuvre de la cathé-
drale de Pise lui demanda, en 1696,
de refaire les portes de bronze de la
façade, détruites par un incendie. Ce
travail colossal (la porte centrale ne
mesure pas moins de 6™, 80 de haut
sur 3m,44 de large) lut mené à bonne
fin en peu d’années, grâce au concours
de nombreux collaborateurs, parmi
lesquels il faut citer : Pierre Franche-
ville, Pietro Tacca et Antonio Susini,
trois des élèves favoris de Jean Bo-
logne; Fra Domenico Portigiani, l’ha-
bile fondeur, qui avait travaillé à dif-
férentes reprises déjà sous les ordres
du maître; puis Angelo Serrano et son
neveu Zanobi, Orazio Mocchi, Gio-
vanni Bandini da Castello, surnommé
« dell’ Opéra » (voy. p. 416), Gregorio
Pagani. Il coûta 8601 « scudi », c’est-
à-dire au moins un demi-million de
francs. Telle fut l’ardeur, la « furia »,
déployée par le vieux maître français,
que dès i6o3 les trois portes purent
être mises en place. C’était aller vite
en besogne. Les portes de Ghiberti
avaient exigé huit ou dix fois plus de
temps; aussi la différence d’exécution
n’est-clle que trop sensible.
d’Angleterre figurent, comme étant de la main Mercure volant, par Jean Bologne,
de Jean de Bologne, les bronzes suivants, d’une (Musée national 'de Florence.)
hauteur variant d’une demi-brasse à deux tiers
de brasse : deux Femmes qui s'essuient, une Peillas, une Fortune, Nessus enlevant De'janire, Hercule
tuant le Centaure, Hercule la massue à la main, un Paysan allant à la chasse avec une lanterne, un
Tauieau, un Cheval. Enfin, dans la succession de don Antonio de Médicis (1621) se trouvent :
un Tant eau, six Femmes de bronze, un Cheval et un Lionceau de bronze et un Cuphlon de marbre.
428
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
La vie de la Vierge et la vie du Christ, tels sont les sujets représentés sur les
vingt compartiments des trois portes. Le modèle pris ou imposé pour la dispo-
sition générale n’est pas difficile à découvrir : ce sont ces mêmes portes du
baptistère de Florence auxquelles nous venons de faire allusion. Mais que la
décadence a marché vite depuis le xv1' siècle! Jean Bologne a été bien impru-
dent d’évoquer par l’ordonnance, comme par les détails, le souvenir du chef-
d’œuvre de Ghiberti '.
Considérons par exemple
les bordures : l’imitation
est flagrante ; on y décou-
vre des feuilles d’olivier et
de chêne, des grappes de
raisins, des haricots, des
roses , des tomates , des
colimaçons, un hibou, un
écureuil, des crapauds,
deux lézards, dont l’un
mord son compagnon ,
deux dogues aboyant l’un
contre l’autre, et, dans le
bas, des vases donnant
naissance à des roses, abso-
lument comme si le siècle
de Jean Bologne avait en-
core pour la nature l’amour
fervent et respectueux des
quattrocentistes. Mais ces
fleurs, ces fruits, ces ani-
maux, sont faits de chic,
au lieu d’être étudiés avec
L'Océan, par Jean Bologne. (Jardin Boboli à Florence.) line pieuse sinceiite, ils
sont assemblés au hasard,
sans souci des lois du rythme, sans goût, même sans netteté; on constate la
facilité de l'artiste, et je ne sais quel brio, puis on passe : la pensée du spec-
tateur s’arrête sur ces improvisations aussi peu que s’y était arrêtée la pensée
même de l’auteur.
Si nous regardons les scènes elles-mêmes, toutes les lacunes de l’éducation
1 . Le xvii“ et le xviii" siècle ne pouvaient manquer de donner la préférence à l’œuvre de
Jean Bologne sur celle de Ghiberti. En 1789-1740, le président de Brosses déclara formellement
les portes de Pise « beaucoup meilleures que celles qu’on prise tant au Baptistère de Florence».
Ce sera l’honneur de l’abbé Richard, ce juge si indépendant, d’avoir reconnu dès 1766 que les
portes de la cathédrale de Pise étaient au contraire « fort au-dessous du Baptistère florentin ».
JEAN BOLOGNE.
429
de Jean Bologne éclatent au grand jour. Le puissant artiste ne se trouve à son
aise que dans la grande statuaire, dans la ronde-bosse proprement dite; vis-à-vis
du bas-relief il manque essentiellement du calme, de la sobriété, de la pondé-
ration indispensables à un genre de travail qui est toujours destiné à prendre
place dans un ensemble architectonique. Chez lui, nulle trace de cette alter-
nance harmonieuse des reliefs et des creux qui a été la loi des sculpteurs de
l’antiquité et de la Première Renaissance; tantôt ses figures plaquent contre le
fond, comme si l’on y avait collé des morceaux de carton découpés à l’emporte-
L 'Annonciation, par Jean Bologne. (Portes de la cathédrale de Pise.)
pièce; tantôt, rattachées au tond par un simple tenon de bronze, elles se déta-
chent avec tout le relief de la ronde-bosse.
Il y a d’ailleurs de l’habileté, de la verve, de la chaleur dans les compositions
de la porte centrale, la seule qui soit véritablement digne de Jean Bologne
(les autres, vides et boursouflées, ne révèlent que trop la main des élèves).
U Annonciation, par exemple, est un joli tableau, bien encadré, vif et spirituel.
Dans la Présentation de la Vierge ail Temple, l’homme vu de dos nous offre un
élégant motif de draperie. D’autres scènes nous font admirer la hardiesse de
l’invention, la science consommée du dessin et la puissance dramatique. Cer-
tains petits génies (des « Puttini ») sont aussi fort agréablement tournés. Avec
un maître de cette valeur, alors même qu’il se trompe, on trouve toujours
d’amples dédomm agemen t s .
La cathédrale de Pise doit en outre au maître douaisien les statuettes du
43°
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Christ et de saint Jean-Baptiste ( 1602), un Crucifix (i6o3) et deux Anges por-
tant des candélabres, le tout également en bronze. Quant aux statues en marbre
de Cosme T'r et de Ferdinand Ier ( 1 5g5-i Sçô), installées à Pise (voy. la gra-
vure de la page 27), elles ont été seulement esquissées par Jean Bologne :
l’exécution en est due à son élève Francheville.
A Lucques, le maître est représenté par l’autel de la cathédrale, avec les sta-
tues du Christ libérateur, de Saint Pierre et de Saint Paulin (1577-1579); à
Arezzo, par une statue de Ferdinand Ier, exécutée sur ses dessins par Franche-
ville (place de la Cathédrale); à Orvieto, par la statue en marbre de Saint
Mathieu (iSçS-iôoo), exposée à la cathédrale.
Les dernières années de cette verte vieillesse (même dans le Saint Luc d’Or
San Michèle, qui date de 1602, il y a encore de la grandeur et du mouvement)
furent consacrées à des œuvres monumentales, que ses élèves Pierre de Fran-
cheville et Tacca menèrent à fin, la statue équestre d’Henri IV de France,
sur le Pont-Neuf de Paris (commencée en 1604), la statue équestre de Phi-
lippe III d’Espagne (commencée en 1607).
Après avoir peuplé de statues et de groupes la Toscane entière, le dernier
grand sculpteur de la Renaissance mourut à Florence en 1608, âgé de quatre-
vingt-quatre ans. Ses hôtes florentins l’ensevelirent avec de grands honneurs,
à 1’ « Annunziata », dans la chapelle de la « Madonna del Soccorso », qu’il avait
fait reconstruire et décorer à ses frais et qu’il avait ornée d’un admirable Crucifix
sculpté de sa main.
Notre pays a longtemps ignoré ou négligé un de ses fils les plus illustres. De
nos jours enfin, MM. Foucques de Vagnonville et Abel Desjardins lui ont élevé
un monument dans une monographie richement illustrée : la Vie et l’Œuvre de
Jean Bologne, publiée en 1888, à la librairie Quantin1.
De Pierre de Francheville (y 1 6 1 5), l’élève favori et le collaborateur assidu
de Jean Bologne, nous ne nous occuperons pas ici ; cet artiste si maniéré n’ap-
partient en effet plus à la Renaissance.
Si les leçons de Michel-Ange ont subjugué l’Europe entière, un petit nombre
d’artistes seulement a été admis à bénéficier directement de l’enseignement d’un
tel maître. Les deux plus marquants parmi eux sont Raffaele da Montelupo et
Fra Giovanni da Montorsoli.
Raffaele da Montelupo ( 1 5o5- 1 55p ; voy. p. 69), le fils de Baccio, praticien
habile et grand improvisateur, s’est trouvé mêlé à toutes sortes d’entreprises
1. Dans le buste exécuté en 1608 par Pietro Tacca sous la direction du maître (Musée du
Louvre ; la tête en bronze, le cou et les épaules en marbre), Jean Bologne se montre, le front
complètement dénudé, le nez très fort, la moustache tombante, la barbe longue et inculte, l’ex-
pression quelque peu hébétée. Un autre portrait, une peinture de Bassan, également conservé
au Louvre (n° 1429), me semble manquer d’authenticité.
MONTELUPO ET MONTORSOLI.
481
célèbres : la décoration de la « Casa santa » de Lorette, celle de la chapelle des
Médicis, où il sculpta, sous la direction de Michel -Ange, la statue de Saint
Damien , celle du mausolée de Jules II, où il sculpta, également sous la direc-
tion du Buonarroti, une statue de Prophète et une statue de Sibylle.
Prenons ses bas-reliefs de Lorette : Y Adora lion des Mages détonne par les pro-
portions trop trapues
des personnages , des
extrémités trop lourdes
et je ne sais quel ac-
cent d’archaïsme . Le
singe accroupi devant
un tambourin est, lui
aussi , un motif plus
digne des Primitifs que
d’un élève de Michel-
Ange. La Naissance de
la Vierge, exécutée, af-
firme-t-on, par Monte-
lupo en collaboration
avec Bandinelli, a infi-
niment plus de saveur
(gravée p. 409); le
groupement en est pit-
toresque et quelques
figures, entre autres la
femme agenouillée à
gauche, devant le bas-
sin, ont véritablement
de l’allure.
Les productions per-
sonnelles de Monte-
lupo offrent moins
d’intérêt, est-il néces-
saire de l’ajouter? Les
principales d’entre elles sont : le mausolée de Léon X, à l’église de la Minerve,
et celui de Bald. Turin i, à la cathédrale de Pescia.
Ratfaele termina ses jours à Orvieto, où il sculpta , entre autres, pour la
cathédrale, en collaboration avec les Mosca , le bas -relief de Y Adoration des
Mages, d’une grâce et d’une fraîcheur qui rappellent les meilleures pages du
xv1' siècle.
Saint Luc, par Jean Bologne. (Or San Michèle.)
Pendant une carrière relativement courte ( 1 507-1 563) Fra Giovanni Angiolo
402
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Portrait de G. -A. da Montorsoli
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
da Montorsoli a peuplé de sculptures les centres les plus divers : Florence,
Arezzo, Volterra, Pérouse, Rome, Naples, Messine, Bologne, Gênes, etc. Peu
d’artistes ont reçu autant de commandes et de si flatteuses; peu ont réussi à
marquer leur trace en des œuvres aussi monumentales. Le tempérament, par
malheur, ne répondait pas chez le Frate à la facilité
et à l’ardeur. La plupart de ses ouvrages sont agités,
déclamatoires, sans originalité.
Élève d’Andrea Ferrucci, puis de Michel-Ange,
Montorsoli entra jeune encore dans les ordres (il se
fit recevoir membre de la congrégation des Servites) :
ses convictions religieuses ne l’empêchèrent toutefois
pas de sculpter, soit des statues de divinités païennes,
tel Y Hercule de la fontaine de Castello, soit les bustes
ou les statues de ses contemporains (le pape Clé-
ment VII, Andrea Doria, etc.).
Les principales étapes de son existence sont : la
décoration de la chapelle des Médicis, où il sculpta,
d’après la maquette de Michel- Ange, la statue de Saint
Cosine, l’exécution du tombeau de Sannazar, dans l’église de la « Madonna del
Parto », à Naples (en collaboration avec Santa Croce), la construction et la
décoration du palais Doria et de l’église San Matteo à Gênes (voy. p. 291),
l’exécution de la fontaine de la place de la Cathédrale à Messine (iSqp-ififii),
avec son armée de Nymphes et de Divinités marines,
et de la fontaine du Port, dans la même ville (i55~),
couronnée par les statues colossales de Neptune, de
Charybde et de Scylla; enfin la décoration de l’autel
des « Servi », à Bologne (achevée en 1 56 1 ). Dans ce
dernier ouvrage, Montorsoli a violé une des lois les
plus élémentaires de toute sculpture décorative : il
n’a même pas ramené les figures à une échelle uni-
forme; au-dessus d’une statue émerge un buste deux
fois plus grand. Mais à cette époque les sculpteurs
italiens n’y regardaient plus de si près.
Portrait de Tribolo.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.) Je groupe ici des notices sur un certain nombre
de sculpteurs florentins, qui, tout en s’inspirant de
Michel- Ange, peuvent passer pour des éclectiques.
Niccolô Braccini ou dei Pericoli, surnommé Tribolo ( iq85-i55o), fit ses pre-
mières armes dans l’atelier de Jac. Sansovino. De même que son maître et un
certain nombre de scs compatriotes, il obtint de sculpter une des statues
d 'Apôtres destinées à la cathédrale, celles-là mêmes que Michel-Ange avait re-
noncé à exécuter. Fixé pour un temps à Bologne, il lut chargé de décorer de
TRIBOLO. — LORENZETTO.
statues et de bas-reliets les deux portes latérales de la façade de l’église San
Petronio : sur la porte de droite il sculpta, assisté de ses compatriotes So-
losmeo et Simone Cioli, de Properzia de’ Rossi et d’Ercole Seccadonati, des
Anges, des Sibylles et huit scènes de l’Ancien Testament ( 1 525) ; sur la porte
de gauche, des sujets analogues et en outre des scènes du Nouveau Testament.
On vante dans ces compositions la so-
briété et la pureté. L’une d’elles, Y As-
somption de la Vierge, exécutée soit par
Tribolo, soit sous sa direction, est plus
mouvementée et même passablement dé-
clamatoire : on n’y trouve plus d’arêtes
fixes que dans quelques motifs de dra-
peries.
A Rome, Tribolo sculpta, sous la di-
rection et avec le concours de Michel-
Ange de Sienne, le mausolée du pape
Adrien VI , dans l’église Santa Maria
dell’ Anima. De retour à Florence, il
concourut à la décoration de la chapelle
des Médicis, pour laquelle le Buonarroti
le chargea de modeler les statues de la
Terre pleurant la mort de Julien et du
Ciel se réjouissant de posséder le jeune
prince ; mais la mort de Clément VII
fit suspendre le travail. Les dernières
années de ce maître, qui se distingua éga-
lement comme ingénieur hydraulicien,
lurent consacrées à l’embellissement des
villas de Cosme T1'. A Castello, il fournit
la maquette de la grande fontaine, avec
ses deux conques superposées, dont l’une
supporte des enfants coulés en bronze,
et son groupe <ï Hercule et Antée (sculpté
par Ammanati , après la mort de Tri-
bolo). Il est difficile de trouver une com-
position aussi savamment rythmée, d’un goût aussi fin et aussi distingué.
La Nature, par Tribolo.
(Musée du Louvre.)
Lorenzo di Lodovico ou Lorenzetto, nom sous lequel il est généralement
connu (iqBq-iSqi), quitta jeune encore Florence pour s’établir à Rome, où
Raphaël lui confia l’exécution du Jouas et de Y V lie destinés à la chapelle funé-
raire d’Agostino Chigi. On s’accorde à reconnaître l’intervention directe du
Sanzio dans la première de ces statues; la seconde, d’une grande médiocrité.
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
55
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
4.34
peut seule être revendiquée par Lorenzetto comme son œuvre personnelle. Le
rythme de l’ordonnance et la grâce de certaines figures ont également fait attri-
buer à Raphaël l’invention de l’important bas-relief en bronze fondu pour la
même chapelle : le Christ et la Samaritaine, avec son nombreux cortège d’apô-
tres et de simples spectateurs La critique s’est montrée sévère pour la plus
connue des œuvres de Lorenzetto : la Madonna de! Sasso (la Vierge au Rocher),
placée au Panthéon sur le tombeau de son maître. Cette figure respire cepen-
dant un certain charme, et ses draperies se distinguent par un agencement qui
ne manque pas de style. Infiniment plus sèche et plus’ malencontreuse est la
statue de Saint Pierre, placée sur le pont Saint-Ange.
Francesco da San Gallo ( 1 498— 1 5 70), le fils du célèbre architecte Giuliano,
est un maniériste de la pire espèce. Abstraction faite de sa statue funéraire de
l’évêque Bonafede, à la Chartreuse de Florence (gravée p. 201), où il s’est
attaché à des lignes calmes, à un modelé souple et plein, il a partout recherché
les compositions les plus compliquées, les moins monumentales et les moins
décoratives. Sa statue de Paul Jove (-J- 1 55n), dans le cloître de l’église Saint-Lau-
rent à Florence, ne se fait remarquer que par son attitude guindée, dépourvue
de toute noblesse. Non moins malencontreuse est sa statue de Pierre de Médicis,
au Mont Cassin (voy. p. 869) : le jeune et présomptueux prince y est repré-
senté assis sur son sarcophage, la poitrine protégée par une cuirasse et un lam-
brequin, les jambes nues croisées; deux rideaux relevés (une réminiscence des
Primitifs!) encadrent la partie centrale du monument; ils sont eux- mêmes
flanqués de quatre colonnes ou pilastres.
San Gallo s’est également essayé dans l’art du médailleur; mais ses effigies
manquent de finesse. Il en est de même du médaillon qu’il sculpta, en guise
d’ex-voto, pour le dôme de Fiesole (gravé p. 193).
Pierino da Vinci (ifiao? — i55q?), de la famille du grand Léonard, se forma
sous la direction de Bandinelli et de Tribolo, mais s’attacha plus spécialement
à la manière de Michel-Ange1 2. Partout où il séjourna, à Florence et dans les
environs, à Pise, à Rome, à Gênes, il laissa des œuvres faciles, mais aftadies,
sans profondeur, sans individualité. Ses principaux ouvrages sont : à Florence,
au Musée national, la Madone entre saint Jean et sainte Elisabeth, et au palais
Gherardesca, la Mort d’Ugolin, tous deux en bas-reliet; à Pise, la statue de
l’ Abondance; à Rome, au Vatican, Cosme de Médicis restaurant Pise, également
en bas-relief; à Paris, au Louvre, une Sainte Famille (ancienne collection Cam-
pana); à Londres, au South -Kensington Muséum, une composition ana-
logue, en bronze.
Pierino est un éclectique, s’inspirant des uns et des autres, principalement
1. Voy. l’article de M. Gnoli dans YArchivio storico dclt’Artc , 1889, p. 824 (gravure).
2. Bibl. : Perkins, Historical Handbook of Italien Sculpture , p. 397-898.
PIERINO DA VINCI. — SIMONE BIANCO.
435
de Michel-Ange, dont il ne parvient toutefois qu’à s’approprier quelques élé-
ments extrinsèques. Dans sa Sainte Famille du Musée national de Florence, tout
est cherché, voulu; rien ne trahit véritablement l’émotion ou l’inspiration. Les
deux vieilles femmes (sainte Anne et sainte Elisabeth), debout aux côtés de la
Vierge, rappellent, mais comme des caricatures rappellent un chef-d’œuvre, les
Sibylles de la chapelle Sixtine et les Parques du palais Pitti; l’Enfant Jésus
semble procéder d’Andrea del Sarto; le petit saint Jean-Baptiste du Corrège, et
le pied de la Vierge, mièvre, prétentieux, microscopique, du Parmesan.
Antonio Lorenzi de Settignano (J- 1 583) travailla principalement sous la
direction de Tribolo. A la villa de Castello, il sculpta
la statue d ’Esculape et les quatre Entants de la grande
fontaine; à Pise, le mausolée du philosophe Corte, au
Campo Santo.
Stoldo Lorenzi, le frère d’ Antonio ( 1 53q— 1 583) ,
s’est également Dit connaître par les ouvrages exé-
cutés à Pise et plus encore par ses statues d 'Adam
et d’Eve, destinées à la façade de l’église San Celso
à Milan.
Un troisième membre de la même tamille, Bat-
tista Lorenzo, surnommé « del Cavalière », parce
qu’il était élève du chevalier Baccio Bandinelli ( 1 52 7-
i5gq), doit sa notoriété à la statue de la Peinture
destinée au mausolée de Michel- Ange.
Simone Bianco (Leukos) semble avoir passé la majeure partie de sa vie à
Venise, où il exécuta, entre autres, une statue de Mars nu, un pied en marbre
et différents pastiches de l’antique. Dès le xvie siècle, quelques-uns de ceux-ci
prirent le chemin de la France, où se trouvent aujourd’hui encore les seuls
ouvrages authentiques de ce maître. Le Musée du Louvre possède de lui deux
bustes imités de l’antique; le palais de Compïègne, un autre; un quatrième
buste, provenant de la Hongrie, a été mis en vente à Paris en 1880. Dans la
notice qu’il a consacrée à Simone Bianco, M. Courajod' le qualifie de froid
imitateur de la statuaire antique, « ayant conservé, au moment où l’Ecole allait
en s’affadissant, une partie de la rudesse, de la naïveté et de l’âpreté du
xvc siècle; ses bustes, qu’il signait d’ordinaire en toutes lettres de son nom tra-
duit du grec, sont assez défectueux et d’une exécution brutale ».
Un autre entant de Florence, le sculpteur-graveur Domenico del Barbiere ou
Dominique Florentin, fit fortune en France. Nous le retrouverons dans un de
Portrait de Lorenzetto.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
1. Bulletin de ta Société des Antiquaires de France, 1884, p. 246-247.
436
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
nos prochains volumes, en compagnie Je son compatriote le mystérieux
Ponzio.
Vincenzo Danti de Pérouse ( 1 53o- 1 576) a partagé son existence, qui a été
relativement courte, entre sa ville natale et Florence, créant ici le groupe en
bronze de la Décollation de saint Jean-Baptiste, qui a pris place au-dessus d’une
des portes du Baptistère, là sa statue assise, également en bronze, du pape
La Décollation de Saint Jean-Baptiste, par Vincenzo Danti.
(Baptistère de Florence.)
Jules III. Ces deux pages, quoique maniérées, révèlent du talent : dans la
première, Danti s’est rapproché d’Andrea Sansovino, dont il avait achevé le
Baptême du Christ, exposé lui aussi au-dessus d’une des portes du Baptistère : il
y a uni l’élégance à la fierté; dans la seconde, qui n’est pas exempte de défauts
(je ne signalerai que ses draperies trop fouillées), il a rendu la bonhomie
plutôt que la majesté. Dans son grand bas-relief en bronze du Musée national
de Florence, Y Adoration dit Serpent d'airain, il s’est souvenu des leçons de
Michel-Ange.
Mieux partagée que la statuaire, la sculpture ornementale florentine fait
merveille; jusque vers le milieu du siècle, les Mosca, les Stagio Stagi et beau-
LES ORNEMANISTES FLORENTINS.
4.37
coup d’autres mettent au jour de longues séries de bas-reliefs du style le plus
souple et le plus suave (voy. les gravures des pages 81, 228, 2q5). Le modelé
y est plus accusé, plus ressenti, que chez les Primitifs, sans perdre toutefois sa
fraîcheur et son harmonie.
Simone Mosca (i5o2-i553) était avant tout un ornemaniste, mais il poussait
jusqu’au grand style les ouvrages, parfois de l’ordre le plus humble, qu’il
sculptait.
En examinant l’encadrement des niches de la seconde chapelle de Santa
Maria délia Pace à Rome, on se convainc aisément que les éloges prodigués à
ce maître par Vasari n’ont rien d’excessif. La com-
position des ornements — vases, candélabres, mas-
carons, festons, grotesques, etc., — est d’une richesse
et d’une saveur toutes particulières; quant à l’exé-
cution, elle est aussi fouillée que souple et vivante1.
Dans l’autel des Rois Mages de la cathédrale
d’Orvieto, auquel San Micheli, Simone Mosca,
Francesco Mosca et Montelupo ont mis la main,
l’esprit de la Première Renaissance, cet esprit fait
de sincérité, de fraîcheur et d’harmonie, célèbre
ses derniers triomphes. Les arabesques y sont déve-
loppées avec un goût exquis.
Benedetto da Rovezzano (né en 1478, mort après
1 556) 2 est lui aussi, avant tout, un ornemaniste;
mais, même dans ce domaine restreint, il ne se distingue ni par l’élégance,
ni par la pureté des lignes. Son faire a d’ordinaire quelque chose de petit et
de saccadé; les motifs qu’il prodigue sur ses pilastres, ses autels, ses che-
minées (arabesques, grotesques, trophées, etc.), sont juxtaposés plutôt que
reliés par une pensée maîtresse. Il a d’ailleurs à peine abordé la statuaire pro-
prement dite (statue de V Évangéliste saint Jean, à la cathédrale de Florence). Par
contre, on trouve en Toscane de nombreux bas-reliefs, plus ou moins décoratifs,
de cet artiste, qui a également laissé quelques productions en Angleterre, où
il travailla au service du roi Henri VIII. A côté du tombeau de P. Soderini,
dans l’église del Carminé (un fragment gravé t. II, p. 2o5) et de l’autel de
l’église de Santa Trinità (un fragment gravé ci-dessus, p. 3cr), les composi-
tions les plus connues de Benedetto sont l’autel de Saint-Jean Gualbert et la
cheminée du palais Rosselli del Turco, au Musée national de Florence.
1. Une Venus marine en bronze, attribuée à Simone Mosca, se trouve à Paris, dans la collec-
tion Gavet (Galette des Beaux-Arts, 1878, t. II, p. 824). — Courajod, V Imitation et la Contrefaçon
des objets antiques, p. 98-99.
2. Bibl. : Semper, Hervorragende Bildhaucr-Architekten der Renaissance. Dresde, 1880.
3ortrait de Ben. da Rovezzano.
( D’après la gravure publiée
par Vasari.)
438
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
De Florence transportons-nous à Rome : nous y rencontrons une nuée de
sculpteurs habiles, voire éminents, accourus de tous les coins de l’Italie, prin-
cipalement de la Toscane, et tous plus ou moins inféodés aux principes de
Michel-Ange; mais, pas plus en sculpture qu’en architecture (voy. p. 3a 7), la
Ville éternelle n’a réussi à créer une École véritablement homogène et auto-
nome. Nous retrouverons, dans un instant, en abordant l’étude de l’École lom-
barde, le plus marquant des maîtres employés par les Papes, Guglielmo délia
Porta. Rappelons également ici les sculptures exécutées à Rome par Daniel de
Volterra, avec qui nous ferons plus ample connaissance dans le livre consacré
à la Peinture. Le Romain Pietro Paolo Olivieri (1 55 1-1599) cultiva l’architec-
ture en même temps que la sculpture : il construisit l’église Sant’ Andrea délia
Valle et sculpta la statue gigantesque de Grégoire XIII, au Capitole, le tombeau
de Grégoire VI, à Santa Maria Nuova et le ciborium du Latran. Sa statue de
Y Amitié, au Musée du Louvre — une figure nue debout — a pour trait dis-
tinctif sa tête trop forte.
L’École de sculpture napolitaine du xvL siècle attend encore son historien.
Souhaitons qu’elle en rencontre bientôt un, qui sache rendre justice à tant
d’efforts intéressants. Rocailleux parfois, comme les maîtres de la primitive
Ecole milanaise, dont ils s’écartent à d’autres égards, les sculpteurs du Royaume
nous offrent tour à tour des portraits excellents, « un peuple en marbre de
guerriers et d’hommes d’État, tels que seule peut-être Venise peut en montrer
un (Burckhardt) », et de pittoresques combinaisons ornementales1.
Cette floraison s’incarne dans deux noms : Giovanni Merliano da Nola(iq.88-
1 558) et Girolamo da Santa Croce ( 1 502- 1 53 7) .
Le style de Jean de Noie forme un singulier amalgame de réminiscences du
xvL’ siècle et d’emprunts laits à Michel-Ange. L’influence de celui-ci ne se trahit
— d’après la définition de Perkins — ni par un développement exagéré des
muscles ou des poses, ni par une recherche approfondie de l’anatomie ou du
modelé, mais plutôt dans les détails, tels que les mains, les ornements d’archi-
tecture. Quant aux bas- reliefs du sculpteur napolitain, ils sont traités dans le
sentiment de la peinture plutôt que dans celui de la sculpture.
Dans les églises de Naples, toutes les sculptures du xvT siècle, ou peu s’en
faut, sont mises au compte de ce maître. Le départ entre ses productions et
celles de ses élèves est loin d’être fait. Signalons, parmi celles qui peuvent lui
être attribuées avec le plus de vraisemblance : à San Severino, les tombeaux du
jeune Cicara et des trois jeunes San Severino, victimes tous trois d’un odieux
attentat (les frères sont représentés revêtus de leur armure et assis sur le sar-
cophage, la tête penchée en arrière, comme s’ils dormaient). A Santa Maria
delle Grazic, on admire un bas-relief avec le Christ mort entre la Madone et
1. Bibl. : Palustre, De Paris à Sybaris, p. 421 et suiv. — Frizzoni, Ai te italiana ciel Riuasci-
mcnto, p. 83-88. Milan, 1891.
LES SCULPTEURS NAPOLITAINS.
43q
saint Jean (i5oc)); à Monte Oliveto, un retable orné de la statue de la Vierge,
tenant d’une main le Bambino et caressant de l’autre le petit saint Jean-Bap-
tiste, qui s’approche d’elle plein de ferveur, les bras croisés sur la poitrine. Ce
Cheminée en pierre provenant du palais Rosselli del Turco. Par Ben. da Rovezzano.
(Musée national de Florence.)
groupe réunit l’expression de la tendresse maternelle à la liberté des attitudes.
Les deux saints sculptés aux côtés de la Vierge sont plus guindés. San Gio-
vanni à Carbonaro montre avec orgueil les statues et bas-reliefs de la chapelle
des Caraccioli (1047), sculptés par Jean de Noie en collaboration avec l’Espa-
440
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
gnol Pietro delle Plate ou da Prato. A San Domenico, Jean de Noie a laissé
une Vierge ( 1 5 1 4) et le buste de Galea^o Pandone, qui a inspiré à M. Palustre
cette tirade enthousiaste : « Mieux que Donatello à sa tête chauve du Campa-
nile, Jean de Noie pouvait dire à son Galeazzo Pandone : « Mais parle, parle
« donc! » Quelle figure admirable et vivante en effet! Quelle majesté dans ce
front largement découvert! Comme ces lèvres pincées indiquent bien un vieil-
lard spirituel, caustique et railleur! Il y a du Voltaire dans cette figure, qui se
projette tout entière en ronde-bosse, au centre d’une guirlande de fleurs et de
fruits. Houdon, au foyer du Théâtre-Français, n’a pas mieux réussi. » Dans
le retable de la même église ( 1 537), le maître s’efforce de substituer l’agitation
au recueillement. C’est un mélange de Donatello et de Michel-Ange, avec quel-
ques réminiscences des Primitifs, notamment dans les deux anges debout
tenant l’inscription.
Un des derniers ouvrages de Jean de Noie, le mausolée du vice-roi don Pedro
de Tolède, à San Giacomo degli Spagnuoli, résume les efforts tant du maître
que de son école. La décadence s’y accuse dans la partie architecturale non
moins que dans la partie sculpturale, malgré le fini donné aux figures, qui,
d’après l’appréciation de M. Frizzoni, sont froides et réalistes. L’ensemble pro-
cède du mausolée de François I1'1' à Saint-Denis : comme là, le défunt est age-
nouillé (sur un sarcophage colossal), en compagnie de son épouse; comme là,
des bas-reliefs retracent ses exploits.
Les contemporains ont accordé d’unanimes louanges à l’émule de Giovanni
da Nola, Girolamo da Santa Cro ce; mais il faut bien reconnaître que sa fin pré-
maturée — • à trente-cinq ans — les avait disposés à une extrême bienveillance.
Vasari cite, parmi ses créations les plus marquantes, la statue de Saint Jean et
les tombeaux des Vico, à San Giovanni a Carbonaro. A Monte Oliveto,
Girolamo sculpta, en lace du retable de Jean de Noie, un retable orné lui
aussi d’une statue de la Vierge entre saint Jean et saint Paul, dont Vasari
admire le fini extraordinaire (« l’infinita diligenza »), mais que le Cicerone
déclare ressembler, à s’y méprendre, à l’œuvre de son concurrent.
En Sicile, la dynastie des Gagini, originaire de la Lombardie (t. II, p. 52C>),
résume à elle seule, ou peu s’en faut, les destinées de la sculpture1. Ce sont des
maîtres honnêtes, sérieux, convaincus, parfois émus. A Domenico (f 1492)
succéda son fils Antonello (1478-1 536), qui peupla les églises de l’île de sta-
tues, de bas-reliefs, de retables et de reliquaires, simples, sobres, sentant encore
quelque peu leur xve siècle (dans sa Vierge de l’église de San Domenico à Cas-
camo il a reproduit, avec quelques variantes, la Vierge sculptée par Laurana
pour le dôme de Païenne). A peine si, plus tard, dans son Saint Mathieu du
même dôme, il laisse percer quelques accents michelangelesques.
1. Bitsl. : Di Marzo, I Gagini c la Scultura in Sicilia. Palerme, 1880.
LES GAGINI.
441
Les fils d’Antonello, Giandomenico, Antonino, Giacomo, Fazio ou Bonifazio
et Vincenzo, persévérèrent dans la même voie et mirent au jour une longue
série d’œuvres graves et sincères, qu’il serait véritablement intéressant de voir
reproduire par la photographie.
Une autre famille, originaire de Carrare, les Mazzoli, travailla aux côtés des
Gagini (voy. également ci-dessus, p. 25o).
On sait comment, vers le milieu du siècle, Fra Giov. Ang. da Montorsoli lit
triompher en Sicile les principes de Michel-Ange.
A Urbin, les bas-reliefs de Brandani (voy. p. 253), dans l’église de San
Giuseppe, montrent de la facilité, de l’élégance et
aussi un peu de fadeur. La Crèche est une composi-
tion agréable et élégante, quoique sans profondeur.
L’Emilie, jusque-là assez mal partagée, voit surgir
une pléiade de sculpteurs spirituels, parfois brillants,
préservés, grâce à leur réalisme, de la banalité qui
avait dès lors envahi le reste de l’Italie. Les ten-
dances de cette Ecole se révèlent jusque dans le choix
des matériaux qu’elle met en œuvre : nulle part la
terre cuite, voire la terre cuite coloriée, 11e resta si
longtemps en honneur.
Antonio Begarelli de Modène (? 1498-1 565) s’est
égalé aux meilleurs artistes de son temps par ses
groupes en terre, principalement des Dépositions de
croix et des Mises nu tombeau, dans lesquels il s’est à la fois inspiré de Guido
Mazzoni (voy. t. II, p. 5'2q) et du Cortège. Begarelli travailla également pour
les princes d’Este; de passage à Ferrare en i536, il exécuta pour eux en iSqq
le modèle d’une statue d 'Hercule destinée à prendre place au-dessus de la
« Porta Erculea ».
Le rival de Begarelli, Altonso Cittadella ou Lombardi, avait pour patrie
Ferrare, où il naquit vers 1497 (son père était originaire de Lucques); il
mourut à Bologne en i53p, à peine âgé d’une quarantaine d’années1 2.
Devenu le sculpteur favori des Bolonais, Cittadella enrichit leurs églises ou
leurs palais d’innombrables stucs ou marbres : le Christ ressuscitant la fille de
faire et la Mort de la Vierge (1 5 19-1522) dans l’hospice « Santa Maria délia
1 . Bibl. : Malmusi, Le Opéré ili Nie. Abbate,... c di Antonio Begarelli. Modène, 1828. — Ven-
turi : Arcbivio storico dell’Arte, 1888, p. 426.
2. Bibl. : Frediani, Intorno ad Alfonso Cittadella esimio seul tore htccbese fin qui sconosciuto del
secolo XVI. Lucques, 1884. — Baruffaldi, Vita di Alfonso Lombardi. Bologne, i83c;. — I ’. Ridolfi,
Esame critieo délia vita e delle opéré di Alfonso Cittadella detto Alfonso Ferrarese 0 Lombardi . Flo-
rence, 1874 (extr. de V Arcbivio storico italiano). — Bragh irolli, Alfonso Cittadella , seul tore .del
secolo XVI. Mantoue, 1878.
Portrait d’A. Cittadella.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
442
Vita e délia Morte », la statue colossale en stuc d 'Hercule tenant sons lui l’Hydre
au palais du Gouverneur, la Résurrection du Christ (1628) à San Petronio, le
tombeau du fameux capitaine Arm. Ramazzotti à San Michèle in Bosco, les
bas-reliefs de 1’ « area di San Domenico » ( 1 533) .
Prenons les bas-reliets de l’église « délia Vita » : la Résurrection de la fille de
faire est déjà toute michelangelesque. Quant à la Mort de la Vierge, c’est un
groupe habilement composé, plein de fougue, presque de grandeur, comme du
Jules Romain en sculpture. Ailleurs, dans les bas-reliefs de P « area di San
Domenico », Cittadella sacrifie trop le détail à l’effet d’ensemble. La Naissance,
la Pénitence et la Chante de saint Dominique forment des scènes pittoresques et
mouvementées, mais les figures y sont à peine dé-
grossies.
Cittadell a excella en outre dans le portrait.
A Bologne également, Zaccaria Zacchia (né à
Arezzo en 1470, mais appartenant à une famille de
Volterra; mort à Rome, en i5qq) exécuta, de lon-
gues années durant (i5i6-i53q), de nombreux ou-
vrages en marbre ou en terre cuite, soit pour la
façade de San Petronio, soit pour le couvent de San
Michèle in Bosco '.
Le fils de Zaccaria, Giovanni (mort vers i555).
Portrait de Prop. de’ Rossi. , v
(D’après la gravure publiée cultiva la statuaire concurremment avec l’art du mé-
dailleur : il travailla surtout pour les Farnèse. On lui
attribue le mausolée de Lod. Gozzadini (ÿ 1 536),
dans l’église des « Servi » à Bologne, page mouvementée et brillante, mais
surchargée, quoique les figures s’encadrent encore tort convenablement dans
les ordres d’architecture. Le défunt, assis sur son sarcophage, a une attitude
aussi naturelle que vivante. Avouons qu’il y a encore bien du talent même
chez ces décadents !
Line femme, Properzia de’ Rossi de Bologne (née vers 1490, morte en i53o),
osa se mesurer avec les maîtres si distingués qui abondaient dans l’Emilie, et,
s’il faut en croire son contemporain Vasari, elle leur disputa plus d’une fois la
palme. Laissant de côté certains ouvrages microscopiques, tenant du tour de
force plus que de l’art, tels que la Passion (le Christ, les apôtres, les bourreaux
et une foule d’autres personnages), sculptés sur un noyau de pêche, je m’atta-
cherai à son œuvre maîtresse, les bas-reliefs de la façade de San Petronio. Ils nous
apprennent que Properzia s’est souvenue des modèles créés dans le même sanc-
tuaire par Jac. délia Quercia. C’est dire qu’elle a traité ses figures par grandes
I. Bibl. : V. Rossi : Arcliivio storico dell’Arte, 1890, p. 70.
LES SCULPTEURS DE L’ÉMILIE.
44.3
masses, avec un sentiment véritable de la vie et du mouvement. L 'Histoire de
Joseph et de la Femme de Putiphar pourrait être signée par le glorieux sculpteur
siennois du xvc siècle. Par contre, de grâce ou de fraîcheur, il n’en est plus
question dans ces compositions qui sentent déjà trop la pratique.
Prospero Clementi ou Spani (y iSSq)1, le chef de la petite École de Reggio,
sacrifie moins au réalisme que Begarelli et moins à l’esprit que Cittadclla. Ses
sculptures sont élégantes,
parfois suaves, mais sou-
vent aussi déclamatoires.
Le tombeau de Bart. Prato,
dont il dota en 1642 la
cathédrale de Parme , est
accosté de figures allégo-
riques assises, éplorées, pres-
que touchantes , quoique
déjà d’une facture trop fa-
cile : de même que chez
Michel- Ange, elles expri-
ment leur douleur par leur
attitude, par leurs gestes.
Le mausolée de l’évêque
Andreasi, dans l’église Sant’
Andrea de Mantoue ( 1 55 1 ),
comprend également deux
femmes assises aux côtés
d’un sarcophage que sur-
montent le buste du défunt
et un vase : ici encore les
figures ont de la tenue. On
Le tombeau de P. Strozzi.
vante surtout le mausolée (Église Saint-André à Mantoue.)
de l’évêque Ugo Rangoni,
à la cathédrale de Reggio : malgré l’influence de Michel-Ange et de Délia
Porta, il y est resté, déclare le Cicérone, un fonds de sincérité, exempt de
maniérisme et de pathos.
Peut-être est-ce également à ce maître qu’il faut rattacher le mausolée de
P. Strozzi (y 1529), dans l’église Sant’ Andrea de Mantoue (voy. p. 3 10).
L’esprit vénitien 11’était pas tourné à la sculpture. Cet art exigeait d’une part
une trop grande puissance d’abstraction, de l’autre une étude trop approfondie
1. Bibi.. : Fontanesi, di Prosbcro Spani, detto il Ch mente, scultore Rcggiano dcl secolo XVI. Reg-
gio, 1826.
444
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de l’antiquité classique, pour fleurir dans une cité surtout accessible aux plaisirs
des yeux, aux impressions vives, à la couleur et à l’éclat.
La tâche dévolue aux sculpteurs était néanmoins des plus importantes, des
plus enviables : elle comportait, outre l’exécution d’innombrables statues ou bas-
reliefs religieux, celle de non moins nombreux mausolées ou portraits, puis la
décoration d’une série d’édifices publics. Les ornements destinés à la biblio-
thèque de Saint-Marc mirent à eux seuls en mouvement une armée de maîtres
habiles, qui y prodiguèrent les motifs d’ordre architectonique, les Victoires,
les divinités fluviales et une foule d’autres figures allégoriques.
Les prémisses qui viennent d’être indiquées devaient fatalement aboutir à
une prompte décadence. Des essais si naïfs et si attachants de l’ancienne Ecole
vénitienne, nous passons sans transition aux oeuvres à la fois savantes et faciles
du Florentin Sansovino (p. 41 1), et de celles-ci aux improvisations, non moins
brillantes que frivoles, de Vittoria. C’est ce dernier qui est le véritable repré-
sentant de la sculpture vénitienne pendant le crépuscule de la Renaissance.
Jacopo Alessandro Vittoria délia Volpe (1 624- 1608), né à Trente1, se signala
tout ensemble comme architecte, sculpteur et décorateur. Doué d’une extrême
fécondité, il a laissé des statues et des bustes sans nombre, des projets de déco-
ration plus nombreux encore. Sa facture trop courante, son style trop maniéré,
annoncent le Bernin. On ne devine pas, en présence de certaines de ses statues
(le Saint Jérôme des Frari), ce que le xvT siècle aurait pu envier au xvne ou au
xviiT pour le mouvement, le brio et aussi parfois la vulgarité. Dans ces figures
agitées et vides, rien ne trahit plus l’esprit de la Renaissance, cet esprit posé,
réfléchi, ferme et harmonieux. Vittoria est en réalité le contemporain de
Tiepolo : le ranger parmi les sectateurs de la Renaissance paraît un anachro-
nisme.
Fes bustes de Vittoria — terres cuites, bronzes, marbres — ont droit à plus
d’estime : il y a mis de l’ampleur, de la vie, de la couleur. Fes plus beaux
(l’Arétin, Seb. Venier, son propre buste, etc.) ornent le Palais des Doges, le
Musée Correr, le Séminaire, l’église San Zaccaria, etc. Fe buste du cardinal
G. Contarini, à la Madonna dell’ Orto, est plus ordinaire.
Cattaneo Danese de Carrare (né vers i5og, mort en 1 5 70), à la lois
célèbre comme sculpteur et comme poète, se fixa tout jeune à Rome, qu’il
quitta en 1 627 pour suivre à Venise son maître Jac. Sansovino. Il s’essaya simul-
tanément dans la glorification des saints, des dieux ou des héros, dans le por-
trait, dans la composition décorative. Le palais des Doges, la bibliothèque de
Saint-Marc, la loge du Campanile, la Monnaie, l’occupèrent à tour de rôle, de
même que les églises de Vérone et de Padoue. Ses ouvrages, parfois ingénieu-
sement composés (voy. p. 124), manquent d’accent, non moins que de sincé-
1. Bibl. : Ceresole : L'Art, 1 885, 1. 1, p. 98; t. II, p. 28, 98, 1 10, 164. — Yriarte, Venise.
LES SCULPTEURS VENITIENS.
-14-5
rité. Les plus connus d’entre eux sont le tombeau du doge Loredan, à San
Giovanni et Paolo, exécuté d’après ses plans par son élève Girolamo Campagna,
et l’autel Fregoso, dans l’église Sant’ Anastasia à Vérone (i565).
Girolamo Campagna, de Vérone, l’élève de Danese, a laissé dans sa ville
natale, à Padoue et à Venise, de nombreuses statues de saints ou de héros, en
marbre ou en bronze. Au « Santo » de Padoue, il sculpta son chef-d’œuvre,
Saint Antoine ressuscitant un mort pour témoigner de l’ innocence de son père ( 1 573-
1 5 7 7), composition que Perkins n’hésite pas à déclarer supérieure à celles de
Lombardi et de Sansovino, quoiqu’elle sente trop la convention. O11 s’accorde
à considérer ce maître comme le plus important parmi les continuateurs de
Sansovino et un des rares sculpteurs qui aient su garder une certaine grâce et
une certaine naïveté.
Étant données les lacunes de leur éducation, non moins que leur gotât du
pittoresque, les sculpteurs lombards ne pouvaient manquer de préférer le
bas-relief à la ronde-bosse : c’est ce qui arriva effectivement. Longtemps leurs
statues et statuettes restèrent d’un ordre inférieur.
Guglielmo délia Porta (-[- Ô77) fut le premier qui réagit contre cette ten-
dance : il est vrai qu’il compléta son éducation à Rome, où il passa le reste
de sa vie1.
Élève de son oncle Giovanni Giacomo délia Porta, il se rendit avec lui à
Gênes pour y travailler à la décoration d’une des chapelles de la cathédrale,
celle de Saint-Jean-Baptiste. On constate dans les statues, aussi bien que dans
les bas-reliefs de ce sanctuaire, certains accents lombards qui ne manquent pas
de saveur.
Fixé à Rome, Délia Porta se plaça sous la discipline de Michel-Ange, qui,
après l’avoir protégé pendant quelque temps, se brouilla avec lui. Son chef-
d’œuvre, le tombeau de Paul II T, dans la basilique du Vatican, doit sa célébrité
aux figures allégoriques accoudées sur les volutes : on sait que l’une d’elles
a passé pour tellement séduisante, que l’on a jugé nécessaire de la recouvrir
d’une draperie de zinc, afin de l’empêcher de donner des distractions aux
fidèles.
Un autre sculpteur milanais, Marco Ferrari d’Agrate, est l’auteur du tameux
Saint Barthélemy écorché (i56a), une des curiosités du Dôme de Milan (gravé
p. 149; le saint, représenté debout, tient à la main la peau dont on vient
de le dépouiller). Cette œuvre, célèbre en raison même de ce qu’elle a de répu-
gnant, était destinée à faire valoir les connaissances anatomiques de Marco.
1 . Bibl. : Varni, dette Opéré di Gian Giacomo e Guglielmo delta Porta e Niccolo du Carte in Genova
(extr. du tome IV des Atti delta Società ligure di Storia patria). — Bertolotti, Guglielmo délia
Porta. Milan, 1875. — Le même, Tommaso délia Porta. Milan, 1876 (extr. de YArchivio storico
Lombardo).
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
446
Perkins cite avec peu d’estime le bas -relie! des Noces de Cana , également
à la cathédrale de Milan, pour laquelle Marco travailla de i5qi à 1571, et
le tombeau de B. Martini au Dôme de Parme. Cet artiste a en outre travaillé
à la Chartreuse de Pavie.
Le lecteur me dispensera de lui présenter dans les règles tant d’autres
sculpteurs, célèbres de leur vivant, dédaignés ou oubliés depuis. Ce n’est pas
qu’ils aient tous manqué de tempérament ni même de talent : un siècle plus
tôt, plus d’un aurait fait figure au même titre que les Mino da Fiesole ou les
Benedetto da Majano. Leur malheur est d’être nés trop tard : à une époque
telle que le second tiers du xvie siècle, où, les problèmes les plus ardus étant
résolus, la tendance à l’imitation devenait irrésistible. Pour s’y soustraire, il ne
restait aux plus indépendants d’autre ressource que de s’attaquer à des domaines
jusqu’alors inexplorés. Il n’est pas étonnant qu’après le triomphe de la grâce,
de la tendresse, de la ferveur, de la fierté, la névrose ou la vulgarité aient à
leur tour entendu imposer leur joug. Il n’était au pouvoir ni des artistes ni du
public d’éviter cette corruption du goût : la décadence, comme nous l’avons
proclamé ailleurs, naît fatalement de la perfection.
Chapiteau du Palais Gondi à Florence.
Par Giuliano da San Gallo.
Encadrement du xvr siècle.
L’Amour sacré et l’Amour profane, par le Titien. (Galerie Borghèse à Rome.)
CHAPITRE I
SUPÉRIORITÉ DE LA PEINTURE SUR LA SCULPTURE. — LES SUJETS. — LE STYLE.
LE PORTRAIT ET LE PAYSAGE. — LES PROCÉDÉS. — GROUPEMENT DES
ÉCOLES.
n dehors de Michel-Ange, la sculpture n’a plus un seul
nom de tout premier ordre à opposer à l’essaim des
peintres qui s’appellent le Cortège, Luini, le Sodoma,
le Titien ou Paul Véronèse1. Cette supériorité de la
peinture tient, comme je l’ai exposé à maintes reprises,
à la rareté des modèles laissés par l’antiquité, à la néces-
sité de faire sans cesse de nouveaux efforts. Mais à peine
ceux-ci sont-ils devenus superflus par suite de quelque suprême triomphe, que
le phénomène observé à l’égard de l’antiquité se reproduit invariablement : tout
le troupeau des talents de second ordre recommence à copier au lieu de chercher
à créer. Il s’en ftut d’ailleurs de beaucoup que ces imitations entraînent des
i. Bibl., t. II, p. 56i. — Frizzoni, Acte ilaliana del Rinascimcnto. Milan, i8qi. — Lermoliefï
(Morelli), Kuustkrilische Studien ïiber italicnischc Malerei. Die Galérien ÿii München iinel Dresden.
Leipzig, 1891. — Le même, die Galerie 7 u Berlin. Leipzig, 189.3. — Burckhardt et Bode, der
Cia 'roue, 6' édit., Leipzig, 189.3. — Bode, la Renaissance au musée de Berlin (Galette des Beaux-
Arts, 1888, t. I, p. 197-472; 1889, t. I, p. 107-487, t. II, p. 601). — Wickhoff, die italienischeii
Hand^eichnungen der Albertina (Annuaire des Musées de Vienne, 1891 et 1892).
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
57
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
4.5o
inconvénients identiques : si des générations entières ont pu vivre, sans lasser
la faveur du public, sur les modèles de maîtres calmes et sereins tels que
Raphaël, l’imitation de la terribilità — le terrorisme — de Michel-Ange ne
devait pas tarder, en raison même de ce que ses conceptions et son style avaient
de violent, à devenir intolérable h En s’élevant à ces hauteurs inaccessibles, le
maître avait condamné ses élèves à l’impuissance. Ce parti pris de toujours
forcer les expressions, de pousser toutes choses à l’excès, ne s’accommodait ni
de la lassitude, ni de la médiocrité. Dans le domaine du pathétique, il n’y a
pas de milieu : ou l’œuvre est sublime ou elle est odieuse. On n’abuse pas ainsi
impunément de sa puissance, on ne donne pas de tels exemples sans compro-
mettre l’avenir de générations entières. L’Ecole florentine en a frit la triste expé-
rience : Michel-Ange disparu, tout croule, et s’il fut le maître souverain qui
porta cette Ecole à son apogée, on peut aussi dire que nul n’a contribué plus
puissamment que lui à en préparer la décadence.
Nous avons passé en revue, dans les chapitres précédents, les idées et les
sentiments traduits par les peintres italiens qui représentent la dernière mani-
festation de la Renaissance. Le lecteur y a vu comment ils ont interprété les
sujets patriotiques (p. 20-22) ou les sujets religieux (p. q6-52), quelle influence
l’état d’âme de la société contemporaine a exercée soit sur le choix des motifs,
soit sur l’exécution (p. 92-106), enfin quels emprunts ont été faits à l’antiquité
classique (p. n 5- 124) aussi bien qu’au fonds d’idées qui constitue le domaine
du réalisme (p. i3o-i 3q).
U11 lait résulte jusqu’à l’évidence de ces analyses multiples : c’est que la
peinture est entrée en communion plus intime encore que par le passé avec
la société aristocratique, avec l’élite d’esprits, à laquelle s’adressait l’art de la
Renaissance ; qu’elle s’est réglée plus fidèlement encore, avec une souplesse et
une variété infinies, sur ses besoins et ses aspirations. Jamais auparavant cette
branche ne s’était manifestée sous tant de formes diverses; jamais elle n’avait
pénétré à ce point dans les mœurs domestiques. Par suite de l’excès de facilité1 2
inhérent à l’excès de science, on en vint à une production effrénée. Les parois
du Vatican comme celles du Palais Vieux de Florence, celles du Palais du Té
comme celles du Palais des Doges, se couvrirent en un tour de main de
fresques ou de peintures à l’huile monumentales. Vasari raconte, dans la vie
de Pordenone, que l’on décora de fresques jusqu’aux maisons de simples paysans.
1 . (t La peinture, a dit Stendhal, rend sensible cette maxime de morale : la condition pre-
mière de toutes les vertus est la force. » ( Histoire de la Peinture en Italie, nouvelle édition,
P. 338.)
2. Mantegna avait consacré plus de deux ans à peindre une chapelle de quelques pieds carrés ;
malgré le concours de nombreux collaborateurs, la décoration, relativement beaucoup plus con-
sidérable, du chœur de Sainte-Marie-Nouvelle, avait consumé quatre années de la vie de Ghir-
landajo. Désormais, quelques semaines suffisent pour peupler de figures des centaines de mètres.
(Les Noces de Cana, de Paul Véronèse, mesurent près de 66 mètres carrés et contiennent envi-
ron i5o personnages de grandeur nature.)
L’ORDONNANCE.
4.5 1
A la suite de ces aperçus généraux sur le mouvement d’idées qui se reflète
dans la peinture, nous avons à étudier les caractères par lesquels les produc-
tions nouvelles se différencient de celles de la période précédente.
Attachons-nous d’abord à I’ordonnance.
Si Raphaël avait porté cet art à sa perfection, il avait également, surtout dans
ses dernières productions, laissé quelques exemples d’un groupement plus ou
moins incohérent. Sans remonter jusqu’au Triomphe de Galatée, où les figures
ne se relient véritablement pas assez les unes aux autres, quel manque d’unité
dans l 'Incendie du Bourg ! Ces lacunes devaient paraître d’autant plus sensibles
L’Ordonnance chez Michel-Ange.
Le Sacrilice de Noé (le Sacrifice d'Abraliam }). (Chapelle Sixtine.)
que la science du coloris, qui seule pouvait les masquer, allait en s’affaiblissant
chez les peintres de l’École romaine.
L’art de disposer harmonieusement un groupe est le commencement de toute
ordonnance : Michel-Ange ignorait jusqu’aux rudiments de cette science, fami-
lière à tant d’artistes médiocres; ses lignes ont toujours quelque chose de heurté.
Possédant avant tout le génie de la statuaire, c’est-à-dire le sentiment du
relief, la connaissance du corps humain dégagé de toute combinaison, de tout
lien, isolé en un mot, il n’aborda que rarement le bas-relief ( Combat des Cen-
taures et des Lapilhes , Madone et Enfant du Musée national de Florence et de
l’Académie de Londres). Alors même qu’il prend en main le pinceau et quoi-
qu’il ait poursuivi dans la statuaire des effets propres à la peinture, il reste
avant tout sculpteur : au lieu de relier ses figures les unes aux autres, soit par
leurs gestes et leurs attitudes, soit au moyen de la perspective, soit en les
452
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
noyant dans une même lumière, il se plaît à accentuer chacune d’entre elles :
de là cette absence de sentiment décoratif, surtout dans ses tableaux de
chevalet et dans le Jugement dernier. Ainsi s’explique, par une lacune de son
esprit, comment il a échoué si complètement lorsqu’il s’agissait de marier, non
plus deux figures, mais quelque vingt ou trente; il ne dissimule son ignorance
qu’en les plaçant sur un seul plan. Une des rares compositions dans lesquelles
il a tenté de représenter plusieurs épisodes dans le même cadre, le Déluge, l’ex-
posa, comme on le verra, à un insuccès complet.
Que sera -ce lorsqu’il s’agira de réunir, comme dans le Jugement dernier ,
deux ou trois cents personnages ! Il n’est que trop facile de deviner le résultat.
Considérée dans son ensemble, la fresque de la chapelle Sixtine se compose
d’une série de groupes, dont quelques-uns sont construits avec un art con-
sommé, mais qui ont le défaut capital de ne pas se relier les uns aux autres.
Ces groupes ne se font même pas équilibre : ils sont répartis inégalement sur
l’immense paroi; serrés, pressés dans le haut, clairsemés ailleurs : ici de
véritables grappes de corps humains; là des trous énormes; partout le manque
d’air, de calme, d’harmonie. Or les artistes antérieurs avaient tous éprouvé le
besoin de donner à des peintures gigantesques, telles que le Jugement dernier,
une charpente, une ossature solides, sans quoi, ils le savaient bien, l’agglomé-
ration des figures ruinerait toute clarté et toute harmonie. Un des artifices
auxquels ils avaient de préférence eu recours avait été de placer le Christ dans
une vaste auréole ayant la forme d’un œuf ou celle d’une amande, ce qui
l’isolait des autres figures et donnait un point d’appui au centre de la compo-
sition : l’arc-en-ciel, séparant le haut du bas, des chœurs d’anges disposés avec
symétrie, la rangée de trônes destinés aux apôtres, etc., autant d’arêtes propres
à soutenir le vaste échafaudage.
Michel-Ange au contraire s’efforça de rompre cette symétrie si nécessaire
à toute peinture décorative. Dans sa recherche de la vie et du mouvement, il
prit en haine les lignes régulières, les groupes pondérés, tout ce qui ressemblait
à un effort de la réflexion. Avec la puissance d’abstraction dont il avait fait
preuve dans les fresques de la Genèse ou dans les tombeaux des Médicis, il
semblait être l’artiste le plus propre à donner à un tel sujet l’élévation et
en même temps la simplicité qui lui avaient trop souvent manqué chez les
Primitifs.
Mais il commit la faute impardonnable de quitter ces hauteurs inexpugnables,
de descendre dans l’arène, de s’attaquer à une foule de motifs qui n’étaient pas
dignes de son pinceau. Alors qu’il fallait résumer, en quelques figures gran-
dioses et caractéristiques, les différents actes du Jugement dernier, il s’est plu à
multiplier les acteurs, au point d’éparpiller l’intérêt et de se perdre dans une
masse de petits épisodes qui embarrassent la composition sans la rendre plus
riche, ni surtout plus variée, car parmi tant de sentiments qu’il avait à exprimer,
c’est presque invariablement la terreur qui revient.
L'ORDONNANCE.
453
Ces erreurs sont plus sensibles encore chez les imitateurs du Buonarroti,
surtout chez les Florentins de la dernière période, les Bronzino, les Salviati, etc.
L’Ordonnance chez le Titien.
La Présentation de la Vierge au Temple. Fragment. (Académie de Venise.)
Quant au Cortège, l’ordonnance ne tut jamais son tort, comme nous le
montrerons plus loin.
Dans cette heure de crise, les Vénitiens recueillirent la succession qui risquait
de tomber en déshérence. Le Titien le premier mit dans ses compositions un
mouvement et en même temps une harmonie inimitables. Comparez sa Présen-
454
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
la lion de la Vierge au temple aux plus belles pages de son maître Jean Bellin :
quel abîme entre l’œuvre du cinquecentiste et celle du quattrocentiste ! Voici
enfin le dramaturge, qui sait disposer les masses, mouvoir les personnages,
graduer l’action, prodiguer les contrastes, opposer, par une de ces inspirations
que Rembrandt retrouvera au siècle suivant, à une foule compacte, une petite
fille, en simple robe bleue, gravissant seule, avec une assurance enfantine, les
degrés de l’escalier au sommet duquel se tient le grand prêtre! Le Titien ne
tire pas un moindre parti de l’architecture, qui est bien autrement développée
que chez les Primitifs, et surtout que chez Giorgione : dans le tableau en ques-
tion elle forme un crescendo jusqu’au temple, dont les marches occupent le
premier plan. Le fond est resté libre et laisse une échappée sur un beau paysage
sillonné de rochers pointus; l’architecture ne tue donc point les personnages,
elle les élève, les grandit, les met en relief.
Dans un autre chef-d’œuvre du Titien, la Vierge des Pesaro, la science de
l’ordonnance et du rythme égale celle des plus parfaites compositions de
Raphaël, avec quelque chose de plus primesautier et de plus imprévu, une
inspiration plus hardie et une entente plus complète des exigences de la déco-
ration. Seules peut-être les Maries sur T escalier, gravées par Marc Antoine, en
approchent. L’effet de cette page capitale, qui ne coûta pas à l’artiste moins de
six années de travail, fut grand de près et de loin.
Chez Paul Véronèse, le groupement est encore plus libre, plus hardi, plus
vibrant que chez le Titien ; il comporte une variété et une richesse de com-
binaisons que celui-ci n’a même pas entrevues. C’est que Véronèse était
un dessinateur de toute première force, ayant fait de sérieuses études clas-
siques, et sachant présenter ses personnages sous les laces les plus multiples,
avec une diversité d’attitudes, avec des effets de torse, auxquels seul un maître
de sa trempe pouvait s’attaquer sans s’exposer à un échec. Ces attitudes, com-
pliquées et tourmentées chez les Florentins de la décadence, les Salviati, les
Rosso, les Bronzino, revêtent chez lui une ampleur et surtout un naturel inimi-
tables : on sent que l’inspiration y a plus de part que la réflexion.
Dans les fresques de la villa Barbaro, il a placé toutes les scènes dans les airs,
sur les nuages, se privant par là du secours de ces tonds d’architecture dont il
tirait ailleurs si habilement parti pour soutenir ses compositions. Mais ce qui
aurait été pour un autre une cause d’insuccès, devint pour lui l’occasion de
nouveaux triomphes. Disposant de bases essentiellement mobiles, telles que les
nuages, il inventa des attitudes que ses héros n’eussent jamais pu avoir sur
le sol, sur des surfaces planes.
D’où vient chez les Vénitiens ce rare et prodigieux sentiment décoratif, que
l'on retrouve chez leurs sculpteurs, tels que Vittoria, au même degré que chez
leurs peintres? D’une part, de ce que, moins pédants que les Florentins, ils
n’hésitaient pas à subordonner à l’ensemble les figures isolées, renonçant, par
exemple, à réaliser un bel effet d’anatomie. D’autre part, de ce que, coloristes
LA PEINTURE DE PLAFONDS.
455
avant tout, ils savaient plus heureusement marier leurs figures les unes aux
autres, équilibrer les masses, bref fondre tous les détails dans une commune
harmonie.
Où l’on voit chez les Florentins une véritable cacophonie de figures et de
gestes — parce que leurs contours sont trop précis, — les Vénitiens nous
offrent des groupes reliés ensemble au moyen d’un coloris plus ou moins
intense, selon les néces-
sités de la décoration.
On peut rattacher à
l’ordonnance la peinture
de plafonds. Ce genre, si
propre à effrayer les plus
audacieux, séduisit cer-
tains artistes , en raison
même des difficultés qu’il
soulevait. Le Corrège, qui,
en peintre de race, aimait
à s’attaquer aux problèmes
techniques, voulut mon-
trer, dans les fresques de
la coupole du dôme de
Parme, avec quel art il
savait faire plafonner ses
figures, et donner l’illu-
sion des raccourcis les plus
hardis. Il y réussit. Il faut
remonter jusqu’aux fres-
ques de Michel -Ange, à
la chapelle Sixtine, pour
trouver des attitudes aussi
libres , aussi mouvemen-
L’Ordonnance chez Paul Véronèse.
Esther devant Assuérus. (Eglise Saint-Sébastien à Venise. j
tées et d’une sûreté aussi magistrale. A vrai dire, ce n’est même plus parfois
du mouvement, c’est presque de la dislocation. Plus encore que le Corrège,
Paul Véronèse se plaisait à ces tours de lorce qu’ils exécutaient comme en
se jouant.
Quant aux trompe-l’œil, on a vu dans la première partie du présent volume
(p. 100) quelle faveur ils s’assurèrent.
Un mot ici sur les cadres : ils augmentent graduellement en importance. Les
contemporains s’extasiaient devant celui que les Capponi firent exécuter pour
un tableau de Raffaellino del Garbo, la Résurrection du Christ (voy. t. 11,
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
4.%
p. 577). Les cadres sculptés par les Barili de Sienne devaient leur réputation
à l’élégance des ornements non moins qu’au fini du travail.
A une époque où une émulation ardente obligeait sans cesse les pein-
tres, même les moins ambitieux, à s’essayer dans quelque tour de force, il était
naturel qu’ils ne se contentassent pas d’exceller dans l’invention ou l’expres-
sion, mais qu’ils s’attachassent encore à ce que l’on peut appeler les secrets du
métier : l’habileté à rendre les phénomènes extérieurs, l’éclairage, la précision
du dessin, l’art d’envelopper les figures, bret tout ce qui rapproche la peinture
de la réalité.
Les raffinements dans les effets de lumière se multiplièrent. Les contemporains
s’extasiaient devant la Nuit du Corrège, devant son Christ au jardin des oliviers,
où les ténèbres forment un contraste si saisissant avec le rayonnement qui se
dégage de plusieurs figures. Un imitateur du Corrège, le Parmesan, peignit son
propre portrait en se servant d’un miroir convexe; il exécuta en outre une Cir-
concision qu’il éclaira au moyen de trois lumières produisant un effet fantastique.
Le Tintoret ne recherchait pas moins les artifices du clair-obscur. Il se repré-
senta, ainsi que son frère, dans une pénombre dont le rendu remplit tout
Venise de stupéfaction. On fit sur ces portraits un distique latin piquant :
« Si le Tintoret luit ainsi au milieu des ombres de la nuit, quelle impression
ne produira-t-il pas une fois le jour levé! » On cite également le peintre Bas-
tianello Florigerio, l’élève de Pellegrino de San Daniele, pour l’habileté avec
laquelle il reproduisait des modèles éclairés par une lampe.
Si nous considérons le facteur qui résume l’essence même de la peinture,
le coloris, nous rencontrons une série d’innovations non moins importantes.
Un petit nombre de peintres seulement conservent l’ancienne fermeté de
touche, ces tons francs et nourris quoique lumineux. Désormais, c’est à qui
rompra les nuances, les rendra plus légères, sinon plus transparentes. On dirait
qu’il s’est opéré un phénomène dans la vision même du public.
Chez le Titien, la progression saute aux yeux : au début, il aimait à donner
à ses tableaux un degré de fini qui 11’avait rien à envier à celui des Primitifs1. C’est
ainsi que Vasari signale, dans le portrait d’un Barbarigo, l’art avec lequel étaient
rendus les cheveux — on pouvait les compter, affirmait-il, — ainsi que les
points d’un pourpoint en damas de soie. Ces premières peintures, d’après lui,
étaient aussi bien frites pour être vues de près que de loin; les dernières, au
contraire, enlevées à coups de brosse (« condotte di col pi »), d’un faire som-
1. Cette minutie lui était certainement commandée par les habitudes de ses concitoyens.
Vers la fin du xvr siècle encore, un patricien vaniteux, au moment de confier son portrait au
Tintoret, lui recommandait avec instance de copier exactement son riche costume, les den-
telles, les bijoux dont il était couvert. Aussi l’artiste, impatienté, lui cria-t-il : « Allez vous
faire pourtraire par le Bassan. » (C’était un habile peintre d’animaux.)
Composition décorative attribuée au Primatice. (Musée des Offices.)
LE COLORIS.
maire (« tirate via di grosso »), pleines de taches, demandaient à être regardées
de loin ; il est vrai qu’à distance elles paraissaient parfaites.
Dans un de ses tout derniers tableaux, la Nymphe et le Berger , du musée de
Vienne, le Titien a renoncé à la variété de couleur propre aux anciens tableaux,
pour adopter un effet d’unité qui fait songer à Rembrandt. « C’est comme si la
peinture — ajoute l’auteur à qui je Dis cet emprunt — venait tout à coup
d’avancer d’un siècle et de réaliser l’effet monochrome des portraits hollan-
dais, avec cette différence
que le ton fondamental
n’est pas donné par l’at-
mosphère sombre d’une
chambre, mais par le libre
éclat d’une chair féminine
et par la lumière rose du
soir tombant en plein
air '. »
Les fresques ou les ta-
bleaux à l’huile de Vasari
ou des Zuccheri, ces pein-
tures exsangues, sans pro-
fondeur et sans chaleur,
caractérisent, avec une
netteté peu digne d’en-
vie, la facture des impro-
visateurs.
La fermeté qui manque
trop souvent dans les fres-
ques, on la retrouve par-
fois dans les tapisseries :
grâce à la minutie du pro-
cédé, la facture y est plus
serrée : telles sont certaines scènes de Y Histoire de Joseph par Bronzino, au Palais
Vieux de Florence.
L'Exécution chez le Titien.
Spectaleurs de la Présentation de la Vierge au Temple.
(Académie de Venise.)
Le lecteur a pu suivre, dans un chapitre précédent (p. 1 39-144), les vicissi-
tudes de la peinture de portrait pendant la dernière période de la Renaissance.
Bornons-nous ici à rappeler quelles étapes cet art a parcourues en moins d'un
siècle : nous trouvons d’abord les portraits de profil du xvr siècle, à la Pisanello,
à la Piero délia Francesca et à la Botticelli; puis les portraits de face et à mi-
corps (Léonard de Vinci); puis les portraits en pied, auxquels Raphaël ajouta
I. Wickhoff : Galette des Beaux-Arts, 1893, t. I, p. 16-17.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
458
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
toutes sortes d’accessoires destinés à compléter la caractéristique du héros. Les por-
traits de famille (le Léon X de Raphaël, entre ses neveux, les cardinaux Jules de
Médicis et Rossi), le Paul III du Titien, entre ses petits-fils (gravé p. 55),
marquent un progrès de plus; mais ce n’est pas encore le dernier. Nous voyons
naître le portrait équestre (le Charles-Ouint du Titien); puis le portrait allégo-
rique; enfin, ce que l’on pourrait appeler le portrait de genre, en d’autres
termes les personnages représentés, non plus posant tranquillement devant le
peintre, mais vaquant à quelque occupation et comme surpris dans l’intimité.
Signalons ici encore la portée des innovations réalisées par les peintres ita-
liens de la Renaissance : sans ces portraits équestres du Titien, ceux de Velas-
quez n’auraient probablement pas pris naissance1.
Bien que l’on s’accorde à considérer Paul Bril ( 1 556- 1 626) comme le véri-
table créateur de la peinture de paysage, en tant que genre spécial2 3, il est cer-
tain que dès le début du xve siècle la reproduction de sites plus ou moins pitto-
resques tenait une large place dans la peinture d’histoire ou même dans la pein-
ture de portrait. Mais les Primitifs, qui avaient la sincérité et la précision,
qualités si nécessaires pour la composition d’un paysage, n’avaient ni la science
des combinaisons ni la liberté de la facture. Le premier, le Pérugin, en s’inspi-
rant de la campagne romaine, tenta de masser et de simplifier. On cite ensuite,
pour leur habileté comme paysagistes, Jean d’Udine, Perino del Vaga, Camillo
Mantovano, dont Lanzi a encore vu une Forci, peinte au palais de Pesaro, enfin
Polidoro da Caravaggio et Maturino. Ces deux derniers peignirent (avant 1 5 2 7)
des paysages de dimensions colossales, avec des scènes de la vie de sainte Cathe-
rine et de sainte Madeleine, qui ornent aujourd’hui encore l’église romaine de
San Silvestro, à Monte Cavallo. M. Woermann signale dans ces peintures, qui
sont traitées, ou peu s’en faut, en camaïeu, la clarté de l’ordonnance et le senti-
ment décoratif; les détails y sont sacrifiés à l’ensemble'’. Les autres représentants
des Ecoles florentine et romaine, absorbés qu’ils étaient par la peinture des
figures, négligèrent de poursuivre cette voie. Bientôt, d’ailleurs, toute fraîcheur
d’impression venant à leur manquer, il leur eût été difficile de briller dans un
genre qui exige de l’inspiration plutôt que de la réflexion. Plus que tout autre,
Michel-Ange proscrivait de ses peintures le paysage, les arbres, les fabriques, se
privant ainsi de ressources inappréciables (quel cadre incomparable n’eût-il pas
pu donner au Déluge, par exemple, à l’aide d’une masse d’eau sans bornes,
d’un ciel de plomb!). Pour la première fois, l’homme, dégagé de tout décor,
reconquiert chez lui sa toute-puissance, en vrai roi de la création, et il ne faut
pas que n’importe quel détail oiseux le rapetisse. Le paysage même, lorsqu’il a
fallu l’employer comme support des figures, est réduit à sa plus simple expres-
1. Voy. Woermann, Gcschichtc âer Malerei, p. 760.
2. Wauters, La Peinture flamande, p. 176.
3. Reperlorhmi fur Kunstwissenschaft, 1890, p. 847-348.
LA PEINTURE DE PAYSAGE.
-P9
sion : le tertre verdoyant sur lequel reposent Adam et Ève, et, sur ce tertre, un
tronc d’arbre sans branches, voilà en quoi consiste, aux yeux du Buonarroti, le
monde végétal ! Assurément, le cœur saigne quand on pense aux détails exquis
ainsi proscrits, les fleurs dont les Primitifs avaient émaillé leur gazon, les oiseaux
nichés dans les branches, toute cette poésie printanière qu’on ne retrouvera plus
dans l’art italien. Mais sans ces mutilations violentes Michel-Ange eût-il pu
s’élever à de telles hauteurs? Eût-il pu substituer aux idylles du xv“ siècle
la grandiose épopée, on se-
rait tenté de dire la gran-
diose tragédie, des ori-
gines du monde ?
L’Ecole de Ferrare s’ap-
pliqua, non sans succès, à
cultiver une branche trop
négligée des Florentins et
des Romains. Dosso Dossi
passa en Lombardie pour
le premier paysagiste à
fresque, à l’huile ou à la
gouache, surtout à partir
du moment où la manière
allemande (flamande) com-
mença d’être connue. Va-
sari, à qui j’emprunte ce
renseignement, signale ail-
leurs la supériorité du
Corrège dans le même
domaine.
Mais c’est surtout aux
Vénitiens qu’il appartenait
d’accorder au paysage la
place à laquelle il avait
droit, d’en faire le cadre animé et pittoresque des plus belles pages d’histoire1.
Comparés aux paysages encore si timorés des Ombriens, ceux des Vénitiens
sont non seulement brillants, mais encore éloquents; ces maîtres excellent
dans l’art de disposer librement les masses, de provoquer des contrastes, de
mettre du mouvement dans les terrains qui se succèdent impétueux comme
les vagues de la mer. Aussi bien disposaient-ils de modèles supérieurs : ils
peignaient les Alpes, et les Ombriens les Apennins seulement.
L’Exécution chez Paul Véronèse.
Un des convives du Repas chez Lévi.
(Académie des Beaux-Arts de Venise.)
i. Bibl. : Zimmermann, Die Landschajt in Jcr Veneÿanisclxn Malerci bis { mu Todc Ti^inns.
Leipzig, 1893.
460
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Préparée par les Bellini, la révolution triomphe grâce aux ardents efforts de
Giorgione, de Sebastiano del Piontbo et du Titien.
L’art de marier les figures au paysage, cet art, à peu près complètement
ignoré des peintres florentins ou romains contemporains, le Titien le porta à
son apogée. La netteté, la décision, le parti pris, qu’il apporte dans ses interpré-
tations de la figure humaine, il les retrouve lorsqu’il s’attaque à la Nature.
Comme les sites qu’il déroule au fond de ses compositions sont plus vivants,
plus grandioses, plus dramatiques, que ceux de ses prédécesseurs, soit véni-
tiens, soit ombriens! Un instant, ces montagnes déchiquetées, avec les maisons
qui s’échafaudent les unes derrière les autres, m’avaient induit à croire que le
maître vénitien avait subi l’influence d’Albert Dürer. Celui-ci, dans ses dessins
et ses gravures, n’avait-il pas affectionné les mêmes motifs! Mais aucun doute
n’est possible : de même que Léonard de Vinci, le Titien a pris pour modèles
les rochers de dolomite du Frioul, ces rochers découpés en silhouettes étranges
et pittoresques. Il sait d’ailleurs se passer, quand il le faut, et de montagnes, et
de lacs, et de panoramas. Le site le plus modeste suffit à son ambition. Pre-
nons son Noli me langere de la Galerie nationale de Londres : au centre, un
pin d’Italie qui domine tout le paysage; à droite, un coin de village, qui n’est
nullement idéalisé; au fond, la mer. Rien de plus vrai, de plus simple, de
plus sobre.
Paul Véronèse, par contre, sacrifie d’ordinaire le paysage à l’architecture.
Cependant, à la villa Maser, il a peint, avec l’aide de Zelotti, une série de sites
d’un grand caractère.
Les deux principaux procédés de peinture employés par les derniers repré-
sentants de la Renaissance sont l’huile et la fresque1. Il n’y a guère de maître
célèbre qui ne manie les deux avec la même supériorité : tels sont le Corrège
et Luini, Jules Romain et Bronzino. Toutefois les Vénitiens, abstraction laite
de Paul Véronèse, accordent la préférence à la première, de même que Michel-
Ange donne le pas à la seconde. Aux yeux de ces raffinés, habitués au scin-
tillement des mosaïques byzantines, la fresque n’a pas assez d’éclat : il leur faut
l’huile ou la détrempe.
Eu égard à la peinture a l’iiuile, nous avons à constater la substitution
progressive de la toile aux panneaux, presque exclusivement employés jusqu’à
ce moment (voy. t. II, p. Spô).
Si, dans ce domaine, les améliorations sont en petit nombre, en revanche
il ne manqua pas de tentatives pour remettre en honneur les procédés usités
1 . La meilleure source à consulter pour la technique de la peinture au xvic siècle est le
« Proemio » de Vasari (édit. Milanesi, t. I, p. 168-2 13). Il serait à souhaiter que cette partie
si intéressante de l’ouvrage de l’éminent historien, biographe et théoricien, fût enfin traduite en
français. On ne s’explique pas pourquoi Leclanché l’a omise dans sa traduction. Voy. en outre
les traités de Cellini, de Lomazzo, de Borghini, etc.
L’Enlèvement d'Europe, par le Titien. (Musée du Louvre.
LES PROCEDES DE PEINTURE.
461
avant l’invention de la peinture à l’huile. Domenico Beccafumi estimait que la
peinture « a tempera » se conserve mieux que celle à l’huile, et citait à l’appui
les ouvrages de Signorelli, des Pollaiuolo et des autres maîtres qui s’étaient
servis de ce dernier procédé. Leurs ouvrages avaient, affirmait-il, moins de
fraîcheur que ceux de leurs prédécesseurs, Fra Angelico, Fra Filippo Lippi,
Benozzo Gozzoli. Aussi résolut-il de revenir à la « tempera » pour peindre une
Madone accompagnée de plusieurs saints, que lui avait commandée la con-
frérie de San Bernardino.
Il convient d’ajouter
que dorénavant la durée
de la peinture à l’huile
est compromise par le ver-
nis. Combien de tableaux
intacts sont parvenus jus-
qu’à nous1 !
La fresque à son tour
rencontra de l’hostilité2.
De longue date les Véni-
tiens témoignaient de la
répugnance contre ce pro-
cédé. Fra Sebastiano del
Piombo le remplaça par
l’huile (voy. t. II, p. 5 7 4) .
On sait que ce fut cette
antipathie qui le brouilla
irrévocablement avec son
ancien allié Michel-Ange :
le pape se montrait per-
plexe dans le choix du
procédé qui serait em-
ployé pour le Jugement
dernier. Sebastiano lui per-
suada de recourir à l’huile, et force tut à Michel-Ange de se plier à ces exi-
gences. Mais tout à coup il se révolta et interrompit le travail. Sollicité, pressé,
1. Les contemporains déjà critiquaient chez certains maîtres, tels que Jules Romain, l’abus
de couleurs peu résistantes, par exemple le noir (composé soit de charbon, soit d’ivoire, soit
de noir de fumée, soit encore de papier brûlé : Vasari, t. V, p. 533. Cf. notre t. II, p. 86,
5p3). — On n’hésitait pas, d’autre part, à faire usage de couleurs extrêmement coûteuses :
tel le bleu d’outre-mer, qui, vers le milieu du xvr siècle encore, valait 60 écus l’once (Pino,
Dialogo di Pittura, fol. 18. Venise, 1.548. — Voir aussi Gaye, Carteggio, t. Il, p. 329).
2. La fresque, d’après la définition de Stendhal, cherche de plus grands résultats que la-
peinture à l’huile en suivant la nature de moins près ( Histoire de la Peinture en Italie , nouv.
édit., p. 124).
462
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
forcé dans ses derniers retranchements, il répondit qu’il ne voulait peindre
qu’à fresque, et que peindre à l’huile était un art bon pour les femmes, ou
pour des personnes indolentes et fainéantes, à la façon de Sebastiano. Il fit
donc jeter à terre les essais faits sous la direction de celui-ci et se brouilla avec
lui pour toujours.
Un autre Vénitien, le Titien, traita le premier la peinture à l’huile dans
les dimensions colossales jusqu’alors réservées à la fresque.
A Florence même celle-ci avait ses détracteurs : tel le Rosso. Un peintre
fixé dans la même ville, Pontormo, se servit de l’huile pour peindre sur un
enduit sec.
Il faut avoir vu, à la villa Barbaro, les compositions de Paul Véronèse, pour
savoir ce que peut donner la fresque entre les mains des génies si libres et si
heureux de la Renaissance; quelle fraîcheur ce procédé si expéditif conserve
aux impressions, et avec quel mélange de pétulance et de sûreté un Raphaël,
un Sodoma, un Véronèse, savaient improviser !
La fresque eut à compter avec un procédé ' qui, longtemps négligé, s’était
de nouveau affirmé vers la fin du xve siècle et qui à partir de ce moment
avait fait des progrès rapides dans la faveur des artistes aussi bien que dans
celle du public. Nous voulons parler de la mosaïque. Le Titien lui prêta l’appui
de son grand talent; il défraya notamment de cartons les mosaïstes chargés de
décorer le portique de la basilique de Saint-Marc.
Quant aux procédés nouveaux qui prirent naissance à cette époque, ils
étaient plus curieux que féconds.
Vasari consacre une longue description à la peinture sur pierre inventée par
Fra Sebastiano del Piombo, et dont l’emploi devint chez le maître vénitien
une véritable monomanie. Nous savons par l’inventaire dressé à sa mort qu’à
ce moment son atelier contenait une foule de tableaux sur pierre (« quadri
de prêta »), puis des pierres préparées pour recevoir les peintures (« quadri
di preda senza depengersi niente »), enfin des scies ou autres instruments
pour façonner ces pierres.
Parmi les autres innovations du xvF siècle, on cite la peinture sur ardoise
(David vainqueur de Goliath, par Daniel de Volterra, au musée du Louvre) et
la peinture sur tissu d’argent inventée par Livio Agresti de Forli.
La peinture en grisaille ou en camaïeu, qui avait été principalement
cultivée pendant la période précédente par Mantegna, trouve de son côté
d’assez nombreux sectateurs, surtout dans l’Ecole florentine : tels furent Andrea
del Sarto, Perino del Vaga, qui s’en servit pour une Submersion de Pharaon,
Lappoli, qui en fit usage pour une Mort d’Orphce, et bien d’autres.
Le dessin ne pouvait manquer de se régler sur les évolutions de la
peinture.
LES DESSINS.
463
Rien qu’à s’attacher aux têtes, trop souvent vides et comme atrophiées,
on constate la décadence de ce procédé, naguère si intéressant1.
Si déjà dans les peintures ou les sculptures, que la plupart des dessins
avaient mission de préparer, la tendance à l’improvisation domine2, malgré les
difficultés inhérentes à une exécution somme toute assez compliquée, que
peut-il subsister dans des croquis que la plume trace sur le papier en courant
et comme en se jouant ! Seuls ceux de Michel-Ange et de quelques autres Flo-
rentins, Andrea del Sarto, Rosso, etc., puis ceux de Jules Romain, conservent
de la fermeté. — Toutefois, si les formes sont moins arrêtées et creusées,
elles sont peut-être plus enveloppées. On s’efforce de donner une idée
d’ensemble plutôt que de rendre les détails.
Le choix des procédés a tout naturellement suivi les mêmes fluctuations.
La mine d’argent a complètement disparu; la plume perd de sa faveur; par
contre, le lavis à l’encre de Chine ou à la sépia, la sanguine, le fusain et la
pierre d’Italie font fureur. On en varie d’ailleurs à l’infini la composition, en
leur associant le bistre et d’autres teintes. Il faut signaler également la vogue
dont commencent à jouir les dessins aux trois crayons, peu goûtés jusqu’alors3.
La sanguine a pour adeptes Michel-Ange, Andrea del Sarto, le Corrège,
le Parmesan, le Primatice, qui la relèvent toutefois de temps en temps par
des rehauts blancs. La pierre noire est le procédé de prédilection de Sehastiano
del Piombo et de Daniel de Volterra. Jules Romain et Rosso se servent
d’habitude de la plume, à laquelle ils associent des rehauts; c’est la plume
également que le Titien préfère. Quant à Véronèse, il a un faible pour le
lavis a l’encre de Chine et les rehauts blancs, sur un papier bleuâtre teinté de
gris, d’un effet peu heureux.
Les dessins de Michel-Ange méritent une étude à part, car le Buonarroti
ne s’est pas seulement servi de ce procédé pour préparer ses statues ou ses
fresques; il n’a pas seulement envisagé le fusain ou la sanguine comme un
intermédiaire entre la conception première d’un sujet et l’interprétation de ce
sujet au moyen de la peinture ou de la sculpture : il a aussi considéré le dessin
1. Ne nous dissimulons pas que, déjà dans les dessins de la dernière manière de Raphaël,
on trouve de ces conformations de têtes défectueuses, de ces bouches indiquées par un petit
trait sans caractère. Tel est le Saint Paul dans le dessin du Louvre connu sous le titre des
Cinq Saints.
2. On raconte que telle était la facilité de production de Luca Cambiaso, que ses dessins
s’amoncelaient en tas dans un coin de son atelier et que sa femme et sa servante y puisaient
sans scrupule pour allumer le feu.
Cependant dès lors on commençait à collectionner des dessins, témoin Vasari, dont le Libro
cli disegni réunit tant de documents précieux.
3. Cellini mentionne le dessin au charbon, le dessin au crayon blanc (« biacca »), à la plume,
à la pierre noire (« matita »), à la sanguine (« una pietra rossa et nera... lapis amatita »). Ce
dernier procédé, ajoute-t-il, a été inventé de nos jours. Il indique la manière de laver ces des-
sins avec un pinceau trempé dans l’encre. Du dessin à la mine d’argent, il n’est plus question.
(/ Trattati, édit. Milanesi, p. 21.5.)
464
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
comme un but, et a pensé qu’il pouvait produire des œuvres distinctes,
formant par elles-mêmes un tout complet. La plume, le fusain ou la pierre
d’Italie, la sanguine1, tels sont ses trois procédés favoris. La mine d’argent,
si chère aux Primitifs, ne lui aurait pas permis de donner assez de relief à ses
figures, et il semble n’en avoir jamais fait usage. D’autre part, le lavis ou
l’aquarelle lui eussent pris trop de temps; ils se seraient mal accordés avec son
style si sobre et si concis.
Parmi les têtes d’étude de Michel -Ange (les collections les plus riches
en dessins du maître sont le Louvre, le Musée des Offices, l’Albertine de
Vienne, le Musée Britannique, l’Université d’Oxford et le Cabinet de la Reine
à Windsor), on admire tour à tour des physionomies pleines de mélancolie ou
pleines de fierté, dont chacune traduit à sa manière quelque grande passion.
Cette interprétation est si forte, si décisive, que nous avons de la peine à nous
figurer la Frayeur, par exemple, comme l’Orgueil ou la Tristesse, sous des
traits autres que ceux que Michel-Ange leur a donnés.
Lorsqu’il n’obéissait pas à la préoccupation du modelé, Michel -Ange tra-
çait ses dessins d’une plume ferme et brutale, fière et presque sauvage : il
est Là tout entier, convaincu et hautain, sacrifiant le détail à l’ensemble, l’ana-
lyse à la synthèse.
Constatons à ce sujet l’antagonisme entre son tempérament et celui de
Raphaël : ce dernier a perdu des années en tâtonnements; il a eu plusieurs
manières consécutives ; à de certains moments, il a même sacrifié presque
simultanément, dans des ouvrages exécutés à peu de semaines d’intervalle, à
la manière ombrienne et à la manière florentine. Michel-Ange, au contraire,
a affirmé dès le principe son opiniâtreté sublime.
Ces dessins si expressifs ont cependant quelque chose de saccadé : ils s’impo-
sent à l’esprit, mais ne le charment pas, ne le reposent pas, comme les purs et
suaves dessins de Léonard de Vinci et de Raphaël, si admirablement rythmés et
traités avec tant d’amour. On ne s’aperçoit que trop que Michel-Ange est pressé
d’arriver à ses fins, qu’il fait courir sa plume pour terminer plus tôt, qu’il mé-
nage ses traits comme un ouvrier économe ménage la matière première. Il vou-
drait pouvoir tout dire avec un simple contour, et parfois il y réussit; nul n’a con-
densé plus de volonté ni mis plus de mouvement dans des figures moins chargées
de travail.
Despotique et excessif en tout, poussant l’expression des sentiments aux der-
nières limites du pathétique, et restreignant par contre l’exécution aux moyens
les plus élémentaires, le Buonarroti a réalisé des tours de force dans ses dessins
comme dans ses fresques et ses statues.
Parmi les autres Florentins qui cultivèrent le dessin avec le plus d’ap-
1. D’après Portheim, Michel-Ange n’employa la sanguine qu’à partir de i5oq. (Repertoriwn
1889, p. 14.5.)
Étude d’ane, par Bandinelli. (Musée du Louvre.)
(D'après la photographie de MM. Braun, Clément et Cio)
LES DESSINS.
465
plication, on est surpris de trouver Bandinelli : ses études à la plume ou à la
pierre d’Italie sont de la facture la plus large et la plus ferme; malgré l’hostilité
professée par leur auteur à l’égard de Michel-Ange, ils révèlent avec la dernière
évidence l’imitation de ce modèle incomparable (voy. p. 414).
Les dessins tiennent plus de place encore dans l’œuvre de Jules Romain; ce
maître, à ce qu’affirme Vasari, rendait toujours mieux ses idées dans une esquisse
que dans un tableau; il y montrait plus de vivacité, de fierté et de sentiment;
cela tenait peut-être à ce qu’il exécutait un dessin en une heure, plein d’ardeur
et dans tout le feu de l’improvisation, tandis qu’il employait des mois et des
années à une peinture. Celles-ci finissaient par engendrer en lui la lassitude; la
vivacité et l’enthousiasme qui signalent le début d’un travail venant à faire
défaut, il n’est pas étonnant qu’elles n’offrent pas la même perfection que les
ébauches.
A l’inverse de Jules Romain, le Corrège se montrait inférieur comme dessi-
nateur. Ses dessins, Vasari le constate, ne donnent qu’une idée incomplète de
son talent.
A Venise, à peine si l’un ou l’autre coryphée nous a laissé quelque croquis
plus ou moins sommaire. Giorgione avait pour principe que peindre à l’aide
des couleurs seules, sans dessiner d’abord sur le papier, était le vrai et meilleur
moyen d’opérer. Mais il ne s’apercevait pas — ses contemporains déjà en ont
fait la remarque — qu’il est nécessaire, à qui recherche une ordonnance conve-
nable et une combinaison harmonieuse des motifs, d’en faire d’abord l’essai sur
le papier, afin de voir comme le tout s’agence'.
Sauf quelques exceptions, les dessins du Titien sont du second ordre : c’est
que des contours trop arrêtés l’auraient plutôt gêné pour scs peintures, dans les-
quelles il s’efforcait de fondre tous les détails dans l’harmonie générale. Par
contre, certains croquis, tels que l’étude pour l’ Assassinat d'une Femme par son
mari (Musée de l’École des Beaux-Arts) et l’étude pour Y Assomption (Musée du
Louvre), offrent une souplesse, un rythme, une sonorité incomparables. Si
Y Enlèvement d'Europe , exposé sous le nom du Titien au Musée du Louvre,
appartient véritablement au maître, il nous montre avec quelle ampleur celui-
ci savait manier la plume, et comme il s’entendait à multiplier les détails sans
tomber dans la confusion.
Quant aux dessins de Paul Véronèse, ils ont quelque chose de hâtif et de
frivole, tout comme ceux du Tintoret.
La loi du déplacement des centres d’art, que nous avons si souvent constatée
pour les périodes précédentes, se vérifie avec une rigueur mathématique pour
la peinture de la Fin de la Renaissance. Seules les Écoles jeunes, celles de Parme,
de Venise, de Milan, et en général de la Haute-Italie, conservent de la fraî-
1. Vasari, t. VII, p. 427.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 59
466
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
cheur et de la fougue; les Écoles anciennes, au contraire, celles de la Toscane
et de l’Ombrie, deviennent incapables d’un effort fécond (voy. p. 4, 202-
204). Un autre phénomène qui prouve jusqu’à l’évidence que la peinture
forme l’expression par excellence de la Renaissance italienne, c’est la consti-
tution de tant d’Écoles distinctes, si nettement caractérisées. Alors que, pour
l’architecture et la sculpture, nous avons eu à compter avec des pénétrations
et des croisements sans nombre (voy. p. 327), pour la peinture les aspirations
régionales se font jour avec une clarté et une force qui ne laissent rien à
désirer. Bien plus, tout artiste doué de quelque talent parvient à se dégager
de la collectivité et à accentuer sa manière. Ce seront les peintres désormais,
non les sculpteurs ou les architectes, qui prêteront un corps à tant de géné-
reuses passions, à tant de rêves poétiques.
Casque italien du xvi” siècle
en fer repoussé, ciselé et damasquiné.
Modèle de Broderie du xvr siècle.
La » vera Perfettione del Disegno. » (Venise, 1591.)
CHAPITRE II
MICHEL-ANGE PEINTRE.
onoré des conseils de Ghirlandajo et initié aux secrets de
celui qui passait alors pour le plus habile peintre de Flo-
rence, Michel-Ange, malgré sa passion pour la sculpture,
céda plus d’une fois à la tentation de reprendre en main
les pinceaux
Durant l’intervalle compris entre son admission dans
l’atelier de Ghirlandajo, en 1488, et son second voyage
à Rome, l’adolescent ne cessa de s’exercer dans ce domaine.
Il semble avoir peint d’abord la Mise au tombeau, retrouvée il y a une
1 . Il est à peine nécessaire d’insister sur les différences fondamentales entre le style du maître
et celui de l’élève : chez Ghirlandajo, la recherche du pittoresque (types, costumes, mobilier,
ornements) l’emporte sur celle du grand style, sur la poursuite de figures plus ou moins
idéales, d’un costume se rapprochant de celui de l’antiquité, du moins par sa simplicité, tel
qu’il est de règle chez Michel-Ange, tout comme chez Léonard, quelle que soit d’ailleurs la
différence entre les aspirations des deux maîtres. Michel-Ange aime à condenser tout un monde
de sensations dans un personnage unique , Ghirlandajo a besoin d’acteurs nombreux, de brillants
accessoires, pour frapper le spectateur. Et dans ces personnages mêmes, quelle maigreur de
dessin, comparée à l’ampleur, au relief extraordinaire, que le Buonarroti saura mettre dans ses
toutes premières créations ! Comme Ghirlandajo, malgré son étude de l’antique, est resté pauvre
et maniéré en regard de son immortel disciple ! Aborde-t-il le nu, il le fait avec une insuffisance
468
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
trentaine d’années et acquise par la Galerie nationale de Londres. La compo-
sition manque de facilité et d’harmonie, comme la plupart des peintures du
maître : mais quelle tournure dans les personnages ! Ils respirent une sorte
de grandeur sauvage. L’expression de l’effort physique l’emporte ici, comme
souvent à cette époque, sur celle de la douleur morale. Le corps du Christ sur-
tout est un morceau d’une rare puissance, digne d’être rapproché de la Pietct de
Saint-Pierre de Rome.
Une seconde peinture, également conservée à la Galerie nationale de Lon-
dres, la Madone de Manchester , nous montre la Vierge apprenant à lire à
l’Enfant Jésus; le petit saint Jean-Baptiste et quatre adultes — quatre anges —
assistent à la scène. Ici la fierté s’allie à la tendresse et à l’émotion '.
La Sainte Famille de Doni (gravée p. 3), un des joyaux de la tribune des
Offices, est le plus important des tableaux de chevalet de Michel-Ange. Pour
la première fois, en tant que peintre, le maître s’est efforcé de serrer de près la
composition ; bien plus, de réaliser un thème ardu d’ordonnance en inscri-
vant ses figures dans un cercle. On sait qu’à cette époque Fra Bartolommeo et
Raphaël s’attaquaient, de leur côté, à ces problèmes, qui, encore entourés de
difficultés pour Michel-Ange, se trouvèrent si complètement résolus, grâce aux
efforts des deux amis. L’ouvrage de Michel-Ange se distingue donc, non point
par l’excellence du groupement (ignorant ou dédaignant les règles de la per-
spective aérienne et les effets pittoresques proprement dits, il ne parvint jamais
à disposer nettement les différents plans de ses peintures, pas plus qu’il ne se
souciait de donner à ses compositions la netteté architecturale), mais par la
science consommée du dessin, qui éclate dans le raccourci des trois figures prin-
cipales, par l’aisance des mouvements dans ces attitudes si compliquées, non
moins que par le sérieux, la gravité et l’originalité des figures. Ce n’est point
l’idylle traitée vers la même époque, avant tant d’amour, par Raphaël; c’est
une page grandiose, sévère, pleine de pressentiments.
En 1 5oq Michel-Ange reçut de ses concitoyens une mission bien autrement
flatteuse : ils lui demandèrent de peindre, au Palais Vieux, en regard de la
Bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci (t. II, p. 796), un épisode de la guerre
de Pise, la Bataille de Cascine. Le travail semble avoir été commencé quelques
choquante, par exemple dans le Baptême dit Christ. Comparons-nous ses Evangélistes, inscrits dans
les segments triangulaires des voûtes, avec les Prophètes de Michel-Ange, quel abîme ! Ce sont
des figures correctes, à l’expression sérieuse, aux draperies savamment disposées, mais qui ont le
tort d’être écrasées par les gigantesques créations de la Sixtine. Le Jugement dernier, peint dans
l’abside de Santa Maria Novella, provoque un autre rapprochement non moins redoutable. L’en-
semble abonde d’ailleurs en qualités séduisantes : ce coloris ambré, d’une distinction si grande,
l’élégance des Florentines qui assistent à la naissance de saint Jean-Baptiste, etc.
1. L’authenticité des deux tableaux de Londres n’est pas universellement admise. M. Rei-
set s’est prononcé contre elle (Une Visite à la National Gallcry en iSj6, t. I, p. 82-89). P en est
de même de M. Wôlfflin (Die Jugendwerlte des Michel- Angelo). — M. Frizzoni, au contraire,
admet sans réserve aucune l’authenticité de la Mise au tombeau, tandis qu’il se refuse à recon-
naître la main du maître dans la Vierge de Manchester (Arte italiana del Rinascimcnto, p. 263-265).
La Vihrge, Sainte-Anne et l’Enfant Jésus, par Michel-Ange (Musée du Louvre).
I
LE CARTON DE LA GUERRE DE PISE.
469
mois après celui de Léonard. Les payements faits à Michel-Ange vont en effet
du 3o octobre 1604 au 3o août i5o5, époque à laquelle il livra le carton qu’il
avait exécuté dans une salle de l’hôpital des Teinturiers, à Saut’ Onofrio, mise
à sa disposition par le gouvernement florentin
Quelques mots d’abord sur le sujet imposé à l’artiste : le souvenir de la ba-
taille de Cascine, livrée par les Pisans aux Florentins, jouissait d’une grande po-
pularité à Florence, et, de fait, l’exploit avait été des plus honorables. Un
dimanche du mois de juillet idôq, par une chaleur étouffante, l’armée floren-
tine , composée de 1 5 000 hommes, n’avait pu résister à la tentation de se
baigner dans l’Arno ou de se laisser aller au sommeil sous de frais ombrages.
Le chef de l’armée pisane, le célèbre condottière anglais John Hawkwood (Gio-
vanni Acuto), avait voulu profiter de cette occasion pour surprendre l’ennemi;
il s’était avancé sans bruit, et les Florentins ne s’étaient aperçus de son approche
qu’en entendant un cri de guerre formidable. Quoique surpris, les gardes du
camp opposèrent une résistance désespérée et donnèrent à leurs compagnons
le temps d’accourir à leur secours. Aussitôt le combat changea de face : les
Florentins prirent les Pisans en flanc et les repoussèrent jusqu’à la ligne de
leurs bagages. Hawkwood, voyant que le coup était manqué, se retira avec ses
Anglais, tandis que les Pisans, incapables de résister à l’élan des Florentins,
se sauvèrent en désordre, laissant entre les mains des vainqueurs 2000 pri-
sonniers et, sur le champ de bataille, d’innombrables morts ou blessés1 2.
Quelles vicissitudes la composition traversa-t-elle avant de revêtir la forme
sous laquelle elle est connue ? Il est difficile de le deviner, vu la rareté des
études préparatoires. La plus complète de ces études, celle de la collection
Albertine, à Vienne, offre de grandes variantes avec l’œuvre définitive et peut
être considérée comme la pensée première du maître3 4. Dans l’intervalle qui sé-
para l’esquisse du carton, Michel-Ange retourna plusieurs figures : l’homme
qui sort de l’eau se trouve à droite dans l’esquisse, à gauche dans le carton; il
montre la partie antérieure du corps dans la première, le dos dans le second.
Constatons, avant d’aller plus loin, que la partie actuellement connue de la
Guerre de Pise, l’épisode des baigneurs, n’est qu’un fragment de la composition.
Vasari, en effet, parle formellement de nombreux cavaliers qui commencent le
combat. (« Si vedono infiniti combattendo di cavallo cominciare la zuffa. »)
L’Université d’Oxford, de son côté, possède un certain nombre de dessins, repré-
sentant des cavaliers et se rapportant très certainement au carton en question h
1. Gaye, Cartcggio, t. II, p. 92-93.
2. J’emprunte les principaux traits de cette description à un travail de Thausing publié dans
la Zeitschrift fur bildende Kunst, t. XIII (1878).
3. Les deux peintures que l’on aperçoit au-dessus de la Guerre de Pise , dans l’esquisse de la
collection Albertine — Saint Georges tuant le dragon et Saint Jean baptisant , — n’ont rien à faire
avec Michel-Ange.
4. Robinson, n“’ 1, 10-19; — Fischer, pl. 1, 10-12, et p. 4. Ces dessins nous montrent que
le fond était beaucoup plus riche qu’il ne paraît sur les gravures anciennes. — La collection
470
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
La gravure de Marc-Antoine montre également plusieurs combattants dans la
forêt du fond.
Le moment représenté par Michel-Ange dans le groupe central est celui où
les Florentins, occupés à se baigner ou endormis sur le gazon, entendent la
trompette d’alarme. Aussitôt ils se précipitent hors de l’eau, passent à la hâte
leurs vêtements, saisissent leurs armes et s’élancent au-devant de l’ennemi.
Dans le carton de Michel-Ange, comme dans la Sainte Cène de Léonard,
nous assistons à l’explosion produite dans un groupe d’hommes, soit par une
parole, soit par un signal qui doit tous les frapper d’une commotion électrique.
Seulement, ici, les émotions intimes et l’analyse psychologique ne comptent
plus : ces soldats robustes et belliqueux ne connaissent que les sentiments
guerriers et l’effort physique; et cet effort, l’artiste l’a rendu avec une sûreté,
une énergie incomparables. Rien n’égale la vivacité des mouvements, la hardiesse
des raccourcis, la fierté des attitudes. Le souffle du dieu de la guerre a pénétré
dans ces superbes corps d’athlètes. L’un, qui a déjà endossé sa cuirasse, se
dépêche de boucler ses chausses; un autre passe à la hâte son pourpoint; d’au-
tres se précipitent hors de l’eau, escaladent la rive escarpée, tandis qu’un de
leurs camarades, sur le point de couler à fond, ne peut plus que tendre hors de
l’eau ses mains pour appeler au secours; puis c’est le vieillard couronné de
lierre qui s’efforce inutilement de faire entrer sa jambe dans sa culotte mouillée;
et le clairon qui se précipite, pareil à l’ouragan, au milieu du groupe; et cet
homme âgé qui, tout saisi, serre sa pique avec une sorte d’effroi; ou encore
celui qui, armé de pied en cap, s’élance joyeux au-devant des ennemis. Le seul
épisode qui paraît déplacé et qui jure, c’est le soldat nu étendu sur le sol, à
côté des autres, et qui se retourne nonchalamment pour découvrir la cause du
bruit; il n’est pas possible que, placé si près d’eux, il n’ait pas entendu le signal
en même temps que ses camarades; son attitude ralentit et paralyse de ce côté
l’action, si véritablement entraînante, de tout le reste de la composition h
Serait-ce que Michel-Ange, après avoir inventé cette pose si naturelle et si
pittoresque, n’aurait pas pu consentir à la sacrifier après coup aux exigences de
la vraisemblance dramatique ?
Rien ne saurait marquer plus clairement que le carton de la Guerre de Pise
Albertine possède en outre une étude pour trois des acteurs de la Bataille (Braun, n° 37). —
Un dessin de l’Académie de Venise (Naya, n° 206) reproduit les deux personnages nus de l’ex-
trême droite, celui qui se montre de profil, sonnant du clairon, et celui qui se retourne; un
dessin du Louvre (n° i.3l), le personnage agenouillé qui étend le bras droit et celui qui revêt
la cuirasse; quatre autres figures nous sont connues par un dessin de Daniel de Volterra, au
Musée des Offices. La gravure de Marc-Antoine nous a conservé, de son côté, l’épisode des
Grimpeurs (copié dans des vitraux français du xvr siècle: Bouillet, les Vitraux de l'église de
Couches, p. 77); une gravure d’Ag. Veneziano (Bartsch, rT 42.3) et une grisaille de la collection
du comte de Leicester, à Holkham, reproduisent la partie centrale de la composition.
1. Il faut faire observer que l’homme couché, qui se retourne tranquillement, est gravé à
part, seul, dans un paysage (Cabinet des Estampes, E. a 19. Réserve anonyme); ainsi s’expli-
querait pourquoi il écoute : il semble qu’il soit éloigné des autres.
LE CARTON DE LA GUERRE DE PfSE.
47i
l’antagonisme entre l’art du xvf siècle et l’art des Primitifs. Ceux-ci, avant
tout observateurs consciencieux, autant par scrupule que par impuissance à
transporter un sujet dans le domaine de la fiction, se seraient appliqués à repré-
senter l’action avec la fidélité la plus rigoureuse; alors même qu’ils n’auraient
Les Grimpeurs. (Fragment de la Guerre de Pise.)
D’après la gravure de Marc-Antoine.
pas essayé d’embrasser d’un coup d’œil le champ de bataille avec les mille épi-
sodes de la lutte, ils se seraient du moins efforcés de reproduire exactement les
costumes, les armures, peut-être même les traits des principaux combattants. Ils
nous auraient offert une mêlée dans le genre de celles de Paolo Uccello ou de
Piero délia Francesca.
Michel-Ange, par une inspiration aussi téméraire qu’heureuse, se place au-
472
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
dessus de tels calculs. Uu esprit fougueux comme le sien 11e pouvait s’accom-
moder d’une interprétation terre à terre. Que lui importe la vérité historique, que
lui importe la vraisemblance même ! Il est assez sûr de lui pour savoir qu’une
fois sa composition terminée, l’imagination des spectateurs, fascinée, subjuguée
par cette volonté plus forte, ne saura plus voir l’événement que sous les traits
sous lesquels il lui aura pris fantaisie de le représenter. Et que parlé-je ici de
fantaisie? C’est le mot conviction qu’il faut prononcer vis-à-vis d’un maître de
cette taille. Lui-même s’est persuadé que l’événement s’est passé ainsi, et c’est
parce qu’il en est si intimement convaincu qu’il nous fût si facilement accepter
sa vision.
A vrai dire, c’est une mêlée épique entre des lutteurs élevés dans la palestre,
dont les muscles ont été développés par les exercices de tous les jours, et qui
sont habitués à combattre nus; ce n’est point une bataille du moyen âge ou de
la Renaissance, où des armures savamment combinées protégeaient toutes les
parties du corps, et cet exemple doit être ajouté à tous ceux qui démon-
trent l’action profonde exercée par l’antique sur Michel-Ange.
J’ajouterai qu’abstraction frite du Jugement dernier de Signorelli, à la cathé-
drale d’Orvieto, jamais on n’avait vu dans un tableau tant de figures nues à
la fois.
Ce qui frappa avant tout les contemporains, ce fut la hardiesse et la sûreté
des attitudes : ce guerrier qui, vu de dos, se retourne pour boucler sa cuirasse;
cet autre qui, agenouillé, se penche vers le fleuve pour tendre la main à un
de ses camarades , dans une pose qui rappelle le groupe des lutteurs an-
tiques de la tribune de Florence1; ou encore celui qui s’élance tout nu vers
l’ennemi. Quelle science prodigieuse des raccourcis, et plus encore, quelle
science de ces impulsions, en quelque sorte inconscientes, qui transportent le
corps humain !
Pour des motifs que l’on ignore, Michel-Ange, dont le carton semble —
comme il a été dit — avoir été terminé vers le mois de mars i5o5, renonça,
comme Léonard de Vinci, à le traduire en peinture2. Désespéré de ce double
échec, le gouvernement florentin résolut de prouver du moins à ses concitoyens
combien avait été judicieux le choix qu’il avait fait des deux grands artistes et
quel effort gigantesque représentaient leurs compositions. En i5o6, il donna
l’ordre d’exposer les cartons dans la salle du Pape. L’exposition provoqua un
enthousiasme indescriptible : de près et de loin on accourait pour contempler
les deux chefs-d’œuvre.
1. Ce groupe toutefois ne fut découvert qu’en 1 583 , à Rome (Dütschke, t. III, p. 244);
mais Michel-Ange a pu en connaître quelque réplique.
2. On a objecté que le départ de Michel-Ange pour Rome, où l’appelait Jules II, avait été la
cause de l’interruption du travail. Mais, en i,5o6, l’artiste fit un long séjour, de sept mois au
moins (avril à novembre), dans sa ville natale, et aurait parfaitement pu mener à bonne fin la
peinture de la Guerre de Pise.
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La « Furia
par Michel-Ange. (Musée des Offices.)
LE CARTON DE LA GUERRE DE PISE.
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470
Parmi ceux qui étudièrent le carton de Michel-Ange, ce comble, ou comme
dit Vasari, cette extrémité de l’art, il faut citer : Aristotele da San Gallo,
Ridolfo Ghirlandajo, Raphaël, Granaccio, Baccio Bandinelli, Andrea del Sarto,
Franciabigio, Jacopo Sansovino, Rosso, Maturino, Lorenzetto, Tribolo, Jacopo
da Pontormo, Perino del Vaga, puis Benvenuto Cellini. Désormais la liberté
et la fierté des attitudes devinrent le principal objectif des artistes; la grâce,
la beauté, le charme, ne vinrent plus qu’au second rang; faire puissant, faire
terrible, telle sera la devise de l’art italien.
Le personnage qui produisit peut-être le plus d’effet sur les contemporains est
ce vieux soldat couronné de lierre, qui, assis à terre, cherche à passer ses
chausses et ne peut y parvenir, parce qu’elles ne veulent pas glisser sur ses
jambes mouillées : son visage contracté exprime à la fois l’effort et la contra-
riété1 2. Ce motif, qui n’est pas exempt d’une intention comique, est le seul qui
rappelle les habitudes des Primitifs. Il n’appartient d’ailleurs pas tout entier à
Michel-Ange : Masolino l’avait déjà employé dans ses fresques de Castiglione
d’Olona (voy. t. I, p. 61 1). Le guerrier vu de dos, qui boucle son cein-
turon, ne rappelle pas moins, par l’effet de torse, l’homme qui, debout à
droite, dans la fresque de Masolino, s’essuie la tête en tournant le dos au
spectateur. Mais comme tout cela est transfiguré !
Après l’exposition publique, Michel-Ange, qui se montrait inexorable toutes
les fois qu’il s’agissait de défendre ses droits de propriété artistique (il ne res-
pectait pas toujours au même point ceux des autres), fit enfermer son carton de
manière que personne ne pût le voir'. Il fut la première victime de sa méfiance.
Vasari rapporte qu’en 1 5 1 2 , lors de la révolution qui rendit le pouvoir aux
Médicis, le sculpteur Bandinelli, son ennemi acharné, s’introduisit dans la pièce
où était conservé le chef-d’œuvre et le mit en morceaux. Ailleurs le biographe
dit que cet acte de vandalisme fut commis plus tard dans le palais des Médicis,
pendant la maladie du duc Julien.
Les fragments qui existent de la Guerre de Pise ne servent qu’à aviver les
regrets que cause la perte d’un tel chef-d’œuvre.
De i5o8 à 1 5 1 2 , Michel-Ange se consacra exclusivement à un ouvrage qui,
mieux partagé que tant d’autres de ses entreprises, forme un tout complet,
1. Copié par Pontormo dans un dessin à la sanguine, exposé au Musée des Offices (Braun,
n’ 338).
2. Voy. les Lettcre di Michel Angelo, édit. Milanesi, p. Ç)5. En i5io, la peinture ou le carton
se trouvait encore dans la salle du Palais Vieux : « Nella sala grande nuova del Consiglio
majore, lunga brac. 10;, largo 40, è una tavola di fra Philippo, li cavalli di Leonar Vinci et li
disegni di Michelangelo. » (Albertini, Memoriale di moite Statue e Pitture délia città di Firenge ;
réimpression, p. 1 .5.) L’anonyme de M. Milanesi (qui écrivait après 1 5 r 9) la vit encore au même
endroit : « E la maggior parte del cartone délia sala del consiglio, del quale è il disegno del
gruppo de cavalli che oggi in opéra si vede, rirnase in Palazo. » (P. 9.) Paul Jove mentionne
également l’ouvrage comme existant encore de son temps.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
6c
474
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
achevé jusque dans ses moindres détails. Le lecteur devine que je veux parler
des fresques de la chapelle Sixtine.
On a prétendu, jusqu’à ces derniers temps, que les ennemis de l’artiste, dési-
rant le desservir, persuadèrent au pape de lui confier la décoration du plafond
de la Sixtine. Rien de plus faux : les documents publiés à l’occasion du cente-
naire le prouvent surabondamment; ils nous apprennent que le projet de déco-
ration de la Sixtine remonte à l’année i5o6, que l’initiative en revient à Giu-
liano da San Gallo, l’ami de Michel-Ange (il était assez naturel que les Florentins
se soutinssent mutuellement contre les représentants des colonies rivales fixées
à Rome); enfin, que Bramante, loin de l’appuyer, le combattit de toutes ses
forces1.
Il tut d’abord question d’orner les lunettes des figures des douze Apôtres et le
reste de la voûte de motifs d’ornement. Ce programme reçut même un com-
mencement d’exécution. Mais Michel-Ange ne tarda pas à s’apercevoir que ces
douze personnages isolés produiraient un effet mesquin, et il proposa au pape
une décoration infiniment plus riche en figures et d’une portée symbolique bien
autrement haute. Jules II, toujours passionné pour le colossal, accepta avec
enthousiasme.
Michel- Ange s’était misa l’œuvre le io mai i5o8; vers l’automne de 1 5 1 o,
il avait terminé les peintures de la voûte proprement dite; au mois d’oc-
tobre 1 5 1 2, les pendentifs et les lunettes étaient achevés à leur tour, et la cha-
pelle pouvait enfin être livrée à l’admiration publique. Ce cycle colossal a donc
été exécuté dans le délai si court de quatre années, et par un seul homme;
exemple de labeur et de fécondité unique très certainement dans les annales de
l’art moderne. L’énergie et la puissance de concentration dont Michel- Ange fit
preuve pendant ce laps de temps tiennent du prodige. Enfermé dans la chapelle,
il n’y laissait pénétrer âme qui vive ; à peine le pape obtenait-il la faveur de
visiter parfois le chef-d’œuvre qu’il payait.
D’innombrables difficultés entravèrent le travail. Mais cette fois la résolu-
tion prise par Michel-Ange de mener à fin l’œuvre quand même était si
énergique, qu’elle triompha de tous les obstacles. Ce fut d’abord l’erreur
commise par Bramante dans la construction de l’échafaudage : il fallut que
Michel-Ange le fit démolir, puis en dessinât un autre lui-même. Ensuite
l’insuffisance des collaborateurs : Michel-Ange, qui ignorait la technique de la
fresque, avait fait venir de Florence son ami Granacci, Giuliano Bugiardini,
Jacopo di Sandro, Indaco le vieux, Agnolo di Dominio et un certain Aristo-
tele. Mais, mécontent de leurs essais, il effaça tout ce qu’ils avaient peint,
I. Voy. mon Raphaël, i" édit., p. 638. — « Cette voûte obscure et solitaire dans laquelle il
passa au moins cinq ans (i5c>7-i5i2), fut pour lui, a dit Michelet, l’antre du Carmel, et il y
vécut comme Élie. Il y avait un lit, sur lequel il peignait pendu à la voûte, la tète renversée.
Nulle compagnie que les Prophètes et les sermons de Savonarole. » ( Histoire de France, t. VII,
p. 284.)
LES FRESQUES DE LA SIXTINE.
475
ferma à double tour la chapelle et rompit tous rapports avec eux. Ils durent
retourner à Florence singulièrement mortifiés. Rappelons aussi la lenteur avec
laquelle Jules II, qui avait sans cesse à compter avec des embarras financiers,
frisait verser l’argent nécessaire aux travaux.
Au début, le maître se laissa aller plus d’une fois au découragement. Le
27 janvier i5oç), il écrivit à son père : « Je suis encore tout troublé (« io ancora
sono in fantasia grande »), parce qu’il y a déjà un an que je n’ai pas reçu
un gros de ce pape; je ne lui demande rien, parce que mon travail n’avance
pas assez pour me paraître mériter une rémunération. Cela tient à la difficulté
du travail, et à ce que ce n’est point là ma profession ; je perds donc mon
temps sans utilité. Dieu m’assiste! » Quelle modestie sublime dans ces accès
de désespoir! Avoir réalisé en quatre ans ce labeur infini, voilà ce que Michel-
Ange appelait perdre son temps !
Lorsque l’impatience de Jules II contraignit le maître à enlever ses écha-
ftudages et à découvrir le plafond inachevé en quelques points, le pape
regretta l’absence de dorures, qui, d’après lui, auraient enrichi l’aspect général.
« Les personnages que j’ai peints étaient pauvres, répondit Michel-Ange, et
leur simplicité sainte méprisait les richesses. »
La cour pontificale comprit-elle ces sublimes créations? Écoutons Michelet :
« Au jour dangereux où la porte s’ouvrit enfin et où le pape entra en grand
cortège, Michel-Ange put apercevoir que son œuvre restait lettre close, qu’en
voyant ils ne voyaient rien. Étourdis de l’immense énigme, malveillants, mais
n’osant médire de ces géants dont les yeux foudroyaient, tous gardèrent le
silence '. »
Michel-Ange exécuta la seconde moitié dans l’espace de vingt mois, sans
aucun aide, et sans même employer un ouvrier pour broyer ses couleurs. Il est
vrai que l’impatience du pape lut telle, que l’artiste se plaignit plusieurs fois
de n’avoir pu donner à son ouvrage tout le fini qu’il aurait désiré. Jules lui
demandant un jour quand enfin il aurait terminé : « Quand je serai satisfait de
mon travail », lui répondit-il. « Et nous, reprit le pape, nous voulons aussi
être satisfiit, et promptement, sinon je te ferai jeter à bas de ton échafau-
dage. » Michel-Ange, qui redoutait avec raison les fureurs de Sa Sainteté,
ordonna sur-le-champ de démonter les échafaudages. Toute la chapelle fut
découverte le matin de la fête de la Toussaint, et le pape y célébra la messe
le même jour, au milieu d’un grand concours de monde. (Vasari.)
Le programme même de la décoration de la Sixtine a été exposé dans mon
précédent volume (p. 565; voy. aussi plus haut p. 46-48) \ Je n’ai donc ici
qu’à m’occuper de la teneur même des peintures.
1. Michelet, Histoire de France, t. VII, p. 294.
2. L’explication tentée par Michelet ( Histoire de France, t. VII, p. 288 et suiv.) est des plus
fantastiques : d’après lui, le point de départ se trouverait dans la femme endormie qui est au-
4/6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Les peintures de la voûte correspondent aux six fenêtres pratiquées de
chaque côté de la chapelle. Prises en bloc, elles se décomposent en cinq
grands ordres d’architecture, avec cariatides, consoles, figures assises sur des
socles ; ces ordres, qui contiennent eux-mêmes des peintures, encadrent les cinq
petits et les quatre grands compartiments dans lesquels sont représentés :
Dieu séparant la Lumière des Ténèbres , la Création des Mondes (deux scènes dis-
tinctes), la Séparation de la Terre et des Eaux , la Création de T Homme, la Création
de la Femme, la Tentation et l'Expulsion du Paradis (dans le même compar-
timent), le Sacrifice de Noé (ou d’ Abraham), le Déluge, Y Ivresse de Noé.
Les cinq compartiments de petite dimension, correspondant aux intervalles
laissés entre les fenêtres, sont flanqués, aux quatre angles, de figures d’ado-
lescents, tenant deux par deux, au moyen d’une sorte de ruban, un disque,
un médaillon, qui est orné de figures en camaïeu.
Au-dessous se prélassent des Prophètes ou des Sibylles; plus bas encore,
à la retombée des voûtes, des figures juvéniles tenant ou supportant chacune le
cartouche dans lequel est inscrit le nom du Prophète ou de la Sibylle.
Les grands compartiments, à leur tour, se continuent par des écoinçons
surmontés de figures étendues, et par des triangles renfermant chacun un
groupe, enfin par des lunettes qui sont coupées en deux par les fenêtres,
et qui contiennent chacune des Prophètes, des rois d’Israël ou des saintes
temmes.
Dans les écoinçons des quatre angles enfin ont pris place le Serpent d’airain,
Y Histoire d'Esther, de Judith et de Goliath.
On connaît maintenant l’économie de ce projet gigantesque, sublime,
inspiré par l’étude assidue de l’Ancien Testament et par je ne sais quelles
réminiscences de la sombre poésie du moyen âge, par je ne sais quel souffle
dantesque. « Son maître immédiat, qu’il l’ait su ou ne l’ait pas su, n’est plus
même Savonarole; c’est le xne siècle et la vision de Joachim de Flore que
Savonarole n’osait lire. » (Michelet.)
Le travail ayant commencé par les peintures de la voûte, ce sont elles qu’il
convient d’examiner les premières. Une série de dessins, conservée à l’Université
d’Oxford, nous frit connaître la manière de procéder de Michel-Ange; elle
nous le montre replié sur lui-même, mûrissant longuement ses idées dans son
esprit avant de les confier au papier; mais, une fois son choix fait, procédant
à l’exécution avec une franchise et une hardiesse incomparables, sans tâtonne-
ments, sans repentirs, avec cette volonté et cette énergie qui soutiennent et
animent ses figures jusque dans les moindres détails.
dessous d’Ézéchiel ; c’est à elle que s’adresse le mot : « Tu engendreras un enfant ». En face,
on voit la même femme réveillée maintenant et mère, etc. — Voy. aussi Levi : La Mente di
Michelangelo. Milan, i883. — ■ Sur la chronologie des différentes parties du cycle, on pourra
consulter avec fruit l’essai de M. Wôlfflin : Répertoriant, 1890, p. 264-272.
Fragment de la Voûte de la Chapelle Sixtine
Création d'Eve. — Le Péché originel. — L’Expulsion du Paradis.
Le Sacrifice de Noé.)
478
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
La première fresque représente Jéhovah traversant l’espace par un mou-
vement d’une originalité et d’une puissance extraordinaires, les bras levés, la tète
rejetée, le manteau flottant derrière lui; apparition aussi soudaine et imprévue
que grandiose. C’est la paraphrase du fameux verset : « Dieu dit que la lumière
soit, et la lumière fut ».
A voir le jet puissant et l’extrême liberté de cette figure, on dirait que
Michel-Ange, si longtemps fatigué par la pratique pénible et lente de la sculp-
ture, a éprouvé comme une sorte de volupté en échangeant le ciseau contre le
pinceau et en devenant le maître de créer des dieux ou des mortels à l’aide
d’un peu de couleur et de quelques coups de brosse.
Dans la Création des Mondes, Dieu apparaît soudainement (un des secrets
de l’art de Michel-Ange consiste à nous montrer ses acteurs en pleine action,
sans rien qui les annonce ou les fasse pressentir). Sa tête puissante, aux sourcils
épais, au Iront vaste, ombragé d’une épaisse chevelure, procédé en droite ligne
de celle du Jupiter Olympien. Entouré d’anges, mais soutenu dans les airs par
sa propre force (les phénomènes les plus surnaturels deviennent vraisemblables
sous le pinceau d’un tel maître, tant il y met de conviction), Jéhovah étend
les bras par un geste d’une souveraine grandeur : soudain le globe du soleil
apparaît aux yeux éblouis des anges. Plus loin, la même fresque nous montre
l’Éternel traversant l’air comme une flèche, le dos tourné au spectateur, — une
merveille comme raccourci, — - les pieds nus, les cheveux flottants, les draperies
agitées par son vol. Il lève légèrement la main et le monde végétal prend nais-
sance.
Dans le troisième compartiment, Dieu sépare la terre des eaux. Si dans la
fresque précédente il s’éloignait du spectateur, ici il vient droit sur lui : c’est
un de ces contrastes dramatiques si chers au Buonarroti. Le vent a gonflé
ses draperies comme une voile, et l’observation d’un phénomène physique se
mêle ici aux impressions les plus élevées de l’ordre psychologique.
Avec la Création de Y Homme, nous prenons pied et quittons le domaine du
surnaturel pour celui de la réalité. Cette scène est d’une simplicité et d’une
beauté devant lesquelles la critique a épuisé ses formules. Jéhovah, emportant
avec lui, dans son vol impétueux, un essaim d’anges, se dirige vers la terre et
étend l’index de la main droite : soudain, un autre index se dirige contre
le sien, comme si une étincelle électrique devait jaillir de ce contact; Adam,
couché sur le sol, dans une pose pleine d’abandon, et cependant d’une parfaite
noblesse, dévoile aux regards le corps nu, aux formes amples et vigoureuses,
du premier homme. Cette figure d’Adam est une des plus radieuses conquêtes
de l’art moderne : par sa simplicité et sa grandeur elle tait penser au Thésée et
à Yllyssus sculptés par Phidias sur le Ironton du Parthénon. Ce nom de Phidias,
il faut l’évoquer d’ailleurs, à tout instant, devant les fresques de la chapelle
Sixtine; seuls dans l’antiquité et dans les temps modernes, Phidias et Michel-
Ange ont su pénétrer si profondément dans les mystères de la religion, et
LES FRESQUES DE LA SIXTINE.
479
incarner dans le corps humain un tel idéal d’éternelle beauté. Même hauteur
de pensée, même simplicité et grandeur de style chez l’un et chez l’autre;
le créateur du Jupiter Olympien est devenu chrétien, mêlant de temps en temps
une note plus sombre et plus véhémente à l’impassible sérénité de la Grèce
antique.
La composition qui fait suite à la Création d’Adam, la Création d’Eve, est
la plus touchante et la plus poétique à coup sûr de ce vaste cycle. Cette lois,
l’Éternel est descendu sur la terre; drapé dans un ample manteau, il s’avance
lentement, majestueusement, en levant la main droite par un geste d’une
indicible grandeur. Ève, surprise, suppliante, presque éplorée, n’ayant pas
encore eu le temps de prendre conscience d’elle-même, s’incline devant son
créateur, tendant vers lui ses mains jointes; ses cheveux tombent négligem-
ment et tout son être trahit, avec l’éloquence la plus communicative, l’étonne-
ment, le trouble, l’émotion. Cependant, à côté d’elle, Adam, subjugué par un
profond sommeil, est étendu dans une de ces attitudes abandonnées et
inconscientes qui forment comme la transition entre la vie et la mort, et que
Michel-Ange affectionnait à un si haut degré.
La sixième fresque offre deux scènes distinctes. Dans cette composition
Michel-Ange a violé la loi de l’unité d’action, qui, si elle n’était pas encore
universellement reconnue à cette époque (Raphaël lui-même y a dérogé plu-
sieurs fois), tendait du moins à s’imposer. On voit à gauche, au premier plan,
le Premier Péché, à droite, au second plan, Y Expulsion du Paradis. L’arbre placé
au milieu sépare les deux scènes et sauvegarde du moins les intérêts de la
décoration.
Au tur et à mesure que nous nous éloignons des scènes de la création, l’or-
donnance • — le sujet même l’exigeant — devient plus nette et plus plastique,
le décor plus riche. Dans Adam et Eve cueillant le fruit défendu, Adam et
Eve chassés du Paradis, l’artiste l’emporte sur le poète : il a voulu créer des
corps nus aussi beaux que vigoureux. Quelle puissance n’offre pas cette mère
du genre humain, aux larges flancs, débordant de santé et de vigueur! L’ange
chassant les coupables est une merveille dans un autre genre : l’énergie du
commandement a-t-elle jamais été rendue en traits pareils, avec une telle con-
cision! Ce ne sont qu’attitudes et gestes trouvés, d’une abondance, d’une
variété et d’une vivacité qui eussent pu frire envie à Giotto, le glorieux pré-
curseur, le grand dramaturge. Je ne parle même plus des effets de raccourcis,
de tous ces tours de force, de ces difficultés surmontées, sans que le problème
semble avoir eu le temps de se présenter à l’esprit de leur auteur : avec Michel-
Ange on finit par s’habituer aux prodiges.
Qu’elles sont graves et sublimes, ces premières fresques! Au moyen de deux
ou trois figures, Michel-Ange a personnifié les événements les plus grandioses,
dans une langue que très certainement nul avant lui, même pas chez les Grecs,
n’avait parlée. Son style, c’est le style épique par excellence, avec la simplicité.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
480
l’accent de conviction et d’éloquence que l’artiste puise au contact d’une
génération entière entraînée avec lui dans un sentiment commun.
Et de telles créations ont pu prendre naissance dans cette Italie du xvi° siècle,
que l’on se plaît à nous représenter comme si frivole! Reconnaissons com-
bien ses convictions étaient encore profondes et puissantes, et que la frivo-
lité n’était qu’à la surface.
Fidèle au précepte du poète antique, mais cédant à l’impulsion de son tem-
pérament et non pas à quelque suggestion venant du dehors, Michel-Ange
nous transporte toujours au cœur du drame : in médias res. Dans le Sacrifice
d'actions de grâces de Noé (ou le Sacrifice d' Abraham] la signification de la scène
est douteuse; gravé p. 401), le drame est dans son plein développement :
le leu pétille sur l’autel derrière lequel se tiennent trois personnages (Abraham,
Sarah et Isaac sauvé miraculeusement ?) ; au premier plan, des serviteurs, l’un
apportant une brassée de bois, l’autre amenant un bélier; d’autres encore
occupés à recueillir le sang du second bélier déjà égorgé. Constatons ici une
double réminiscence : à l’antiquité Michel -Ange a emprunté la figure du
serviteur couronné de lauriers; aux Primitifs, le groupe des animaux debout à
l’arrière-plan, un bœuf, un cheval, un âne qui brait bruyamment en levant la
tête et en découvrant ses gencives. Ne se croirait-on pas au temps de Pisanello
ou de Benozzo Gozzoli, ces observateurs si naïfs?
Dans le Déluge (gravé t. II, p. 89; voy. ci-dessus, p. qSc), la scène est des
plus compliquées; elle comporte des groupes nombreux et jusqu’à cinq plans
successifs, luxe d’ordonnance qui ne se rencontre pas deux fois chez Michel-
Ange. C’est qu’ici règne une inspiration qu’on ne s’attendrait plus, après i5o8,
à trouver chez le peintre de la Sixtine : le maître par excellence de la forme
simple, plastique, abstraite, est revenu derechef aux errements des Primitifs; il
a accumulé les épisodes, comme l’avait fait Paolo Uccello, de comique mé-
moire, dans le Déluge peint sur les parois du cloître de l’église Sainte-Marie-
Nouvelle; il s’est arrêté à des inventions bizarres plutôt que pittoresques : telle
la femme portant sur sa tète un escabeau renversé sur lequel elle a placé des
ustensiles.
La composition abonde d’ailleurs en traits aussi étonnants au point de vue
plastique qu’au point de vue dramatique. Ici, un jeune homme nu, noncha-
lamment accoudé sur un tonneau, une des créations les plus heureuses du
maître; là, un père portant le cadavre de son fils dans une attitude qui annonce
le magnifique groupe de Mercié : Gloria victis ! Puis ce combat horrible, — véri-
table struggle for life, — entre les possesseurs de la barque et les malheureux
qui veulent y chercher un refuge. Tout cela fougueux, pathétique au plus
haut point.
L 'Ivresse de Noé est une scène vive, sobre, un vrai bas-relief. Le patriarche,
étendu sur le sol, dort lourdement, accoudé sur un coussin, une jambe repliée,
l’autre étendue. Devant lui ses trois fils : Chain, tout nu, se retourne vers ses
Etude pour une Sibylle, par Michel-Ange (Musée des Offices)
'
LES FRESQUES DE LA SIXTINE.
4»i
frères et leur montre du doigt ce spectacle peu édifiant; cependant Japhet,
lui jetant un bras autour du corps, cherche à le ramener en arrière, tandis que
de l’autre bras, posé sur l’épaule de Sem, il presse celui-ci de laisser tomber sur
leur père le voile qu’il vient d’apporter. Sem, en effet, par un mouvement
impétueux, ouvre l’étoffe et s’apprête, en détournant les regards, à en couvrir
le dormeur. — En dehors de la grotte, à gauche, un motif quelque peu
oiseux, un homme (Adam sans doute) bêchant la terre.
Cette page d’une si belle allure, ces gestes qui se pénètrent si éloquemment,
ces lignes qui se marient avec tant d’imprévu et tant d’harmonie, en un mot cet
art consommé de la narration et du drame, détonnent dans l’œuvre de Michel-
Ange, peu familiarisé, comme nous avons essayé de le démontrer, avec l’art de
l’ordonnance (voy. p. q5i).
Parmi les compositions des pendentifs placés aux quatre angles du plafond
(le Serpent d'airain, Y Histoire d'Esther, Judith tuant Holopherne et David tuant
Goliath ), il me suffira d’analyser celles de ces fresques dans lesquelles Michel-
Ange a tiré le parti le plus brillant des surfaces triangulaires si difficiles à déco-
rer : ce qui eût été pour un autre une cause d’échec, est devenu pour lui un
élément de succès.
Le Serpent d'airain n’est pas moins pathétique que le Déluge : d’un côté, les
Israélites repentants, élevant les mains vers le monstre enroulé autour d’un mât,
avec une ferveur qui touche à l’extase, et dont Raphaël s’est peut-être inspiré
lorsqu’il a peint la Messe de Bolsène. On remarquera le geste si naïf et si touchant
de l’entant qui, tout tremblant, tend la main vers le bronze. Du côté opposé,
les malheureux assaillis par les serpents au souffle enflammé, dignes pendants du
Laocoon, découvert trois ou quatre années auparavant. C’est le drame le plus
sombre : hommes et femmes affolés, abîmés de douleur, se précipitant les uns
sur les autres, cherchant à échapper aux morsures mortelles; tout sentiment
humain a disparu pour ne laisser subsister que les angoisses de l’égoïsme :
époux, parents, s’étouffent, s’écrasent, dans cette lutte suprême, où l’instinct de
la conservation personnelle fait taire tout autre sentiment. Je ne crois pas que
jamais peintre ait créé un drame plus poignant ni plus hideux.
L 'Histoire d'Esther et d’ Aman, composée de trois scènes distinctes, montre, à
gauche, Assuérus, Esther et Mardochée à table, les deux premiers écoutant,
l’un avec recueillement, l’autre avec stupéfaction, le récit que leur fait Mar-
dochée de la trahison d’Aman, en se livrant à une mimique des plus démonstra-
tives; à droite, du côté opposé, on voit Assuérus étendu sur un lit, donnant,
par un geste impératif, aux courtisans qui l’entourent, l’ordre d’exécuter Aman.
Au centre enfin, Aman attaché sur la croix se tord de douleur, une jambe
clouée sur l’instrument du supplice, l’autre violemment rejetée en arrière, les
bras étendus, la tête presque disloquée. Cette figure procède par certaines
parties du Marsyas antique et annonce par d’autres la Crucifixion peinte par
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
Ci
HISTOIRE DE E’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Rubens, à Anvers. C’est une page de l’effet le plus saisissant dans sa concision
et sa nudité.
Les Prophètes et les Sibylles sont aux compositions historiques du plafond ce
que des statues sont à des bas-reliefs. Mais, pour être dépouillées ainsi de toutes
les ressources de la mise en scène, ces évocations de l’Ancien Testament en
sont-elles moins puissantes, moins saisissantes ?
Aux Prophètes et aux Sibylles font suite les groupes des lunettes, dans lesquels
on s’accorde à reconnaître
les Ancêtres de la Vierge. Ici
encore éclatent des beautés
du premier ordre, quoique
dans une note plus calme;
en les étudiant dans les
photographies de Braun ou
dans celles de Brogi, on y
trouvera une foule de traits
admirables, soit au point
de vue de l’expression, soit
à celui de la décoration.
Michel - Ange n’y a pas
recouru à la perspective,
science propre aux peintres,
mais uniquement à des mo-
tifs jouant le relief. Le sys-
tème qu’il a adopté n’est
d’ailleurs pas exempt d’er-
reurs : celles-ci proviennent
principalement du manque
Figure décorative, par Michel-Ange.
(Chapelle Sixtine.) " de proportions entre les
figures des diverses compo-
sitions; tantôt ces figures sont gigantesques, tantôt elles sont microsco-
piques : ce qui donne à l’ensemble quelque chose d’inégal et de heurté.
Mais qui aurait le courage d’insister sur ces imperfections devant un tel chef-
d’œuvre ?
Une des innovations des fresques de la Sixtine consiste dans la substitution
de l’ornementation peinte, et surtout de motifs d’architecture en guise de reliefs,
à l’ornementation plane, jusqu’alors à peu près' exclusivement en honneur. Ce
parti pris de supprimer le système cher aux Primitifs et dont ceux-ci avaient usé
et abusé sur les parois mêmes de la chapelle Sixtine, constitue une révolution
dans les annales de la décoration.
Jamais encore les figures décoratives n’avaient été rattachées aussi intimement
LES FRESQUES DE LA SIXTINE.
483
à l’encadrement architectural : loin de servir d’accessoires, elles font corps avec
le plafond, et il serait impossible de concevoir l’ensemble sans ces cariatides ou
ces figures assises sur des socles qui lui donnent son caractère et sa raison d’être.
Aussi a-t-on pu dire d’elles qu’elles étaient comme la personnification des
éléments de l’architecture. Michel-Ange n’eût-il peint que le plafond de la
Sixtine, qu’il se serait
révélé comme un ar-
chitecte de génie, tant
il a mis de netteté, de
vigueur, je serais tenté
d’ajouter de couleur,
dans les moulures, les
entablements, les pié-
destaux.
Avant lui, des maî-
tres habiles, et Man-
tegna tout le premier,
avaient réalisé dans la
peinture de plafonds
de véritables tours de
force; mais c’était plu-
tôt au moyen de com-
binaisons de perspec-
tive que de combinai-
sons architecturales .
Grâce aux efforts de
Michel-Ange, le genre
est trouvé, le problème
résolu, et depuis les
Vénitiens du xvie siècle
jusqu’à Paul Baudry
dans ses peintures du
foyer de l’Opéra, tous
les maîtres qui s’es-
sayeront dans ces données seront tributaires du décorateur de la Sixtine.
La hardiesse des attitudes, la science consommée de l’anatomie qui se
révèlent dans ces figures, prouvent quel parti un peintre peut tirer de la pra-
tique de la sculpture. « Il n’y a rien d’égal dans la statuaire moderne, a déclaré
H. laine, et les plus nobles figures antiques ne sont pas supérieures; elles
sont autres, c’est tout ce qu’on peut dire. Phidias a fait des dieux heureux,
Michel-Ange des héros souffrants; mais des héros soutirants valent des dieux
heureux; c’est la même magnanimité, ici exposée aux misères du monde, là-
La Sibylle de Cumes, par Michel-Ange.
(Chapelle Sixtine.)
484
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
bas affranchie; la mer est aussi grande dans la tempête que dans le calme'. »
Les figures de la Sixtine en effet sont pour le moins aussi sculpturales que
pittoresques, et ainsi s’explique comment tant de sculpteurs éminents, depuis le
xvi° siècle jusqu’au xixr, y ont cherché des inspirations; bien plus, des motifs
de groupes et de statues. Telle de ces créations que Michel-Ange prodiguait
à pleines mains, et presque inconsciemment, sur le plafond de la Sixtine, a
tait de nos jours la fortune de quelque habile imitateur.
Considérons -nous l’es-
prit qui anime ces fresques,
ici encore nous sommes
loin de la naïveté et de la
douceur propres aux quat-
trocentistes. On dirait
qu’un siècle de fer a suc-
cédé à l’Age d’Or. La pas-
sionnologie de ces maîtres
charmants n’est que jeux
d’enfants comparée aux
drames de Michel-Ange;
ils savent rendre les senti-
ments tendres, élégiaques,
mais qu’est leur science en
regard de ces corps qui se
tordent, de ces membres
disloqués, en regard du
spectacle de la passion
déchaînée ! De leur sen-
timentalisme souvent un
peu banal, Michel -Ange
se défend comme d’une
atteinte à la dignité de
l’art et à la hauteur de son style : le jeu de la physionomie est facile à saisir;
lui, veut que tout le corps, dans ses parties en apparence les moins impres-
1. Voyage en Italie , t. I, p. 168.
Rappelons aussi le beau sonnet de Théophile Gautier dans les Cariatides :
Un sculpteur m’a prêté l’œuvre de Michel-Ange,
La chapelle Sixtine et le grand Jugement ;
Je restai stupéfait à ce spectacle étrange
Et me sentis ployer sous mon étonnement.
Ce sont des corps tordus dans toutes les postures,
Des faces de lion avec des cols de bœuf,
Des chairs comme du marbre et des musculatures
Figure décorative, par Michel-Ange.
(Chapelle Sixtine.)
LES FRESQUES DE LA SIXTINE.
485
sionnables, proclame les sentiments qui l’agitent, augmentant ainsi l’illusion
de la sincérité.
Exalter les plus généreuses qualités du cœur, les plus hautes facultés de
l’esprit, tel a été le dessein de Michel-Ange. Ainsi envisagées, les fresques de la
voûte de la chapelle Sixtine sont plus que des miracles de l’art : elles con-
stituent le plus éloquent enseignement moral qu’il soit possible de donner; la
passion du vrai ou du bien y éclate avec autant de puissance que celle du beau.
Il ftut le proclamer bien
haut : des pages pareilles ne
sont pas seulement un sujet
d’admiration pour les con-
temporains et pour la posté-
rité , elles sont également
l’arsenal dans lequel, vingt,
trente générations d’artistes
puiseront à pleines mains,
tant sont grandes la variété
et la richesse des problèmes
résolus par le maître.
L’historique du second
grand cycle pictural dont
Michel-Ange enrichit la cha-
pelle Sixtine a été retracé
ci-dessus (p. 404) '. Il ne
reste ici qu’à analyser la
composition même.
Dans le Jugement dernier,
Michel-Ange s’est plus pré-
occupé d’éblouir ses con-
frères les artistes par des atti-
tudes hardies, par des tours de lorce, que d’éveiller chez les fidèles les sen-
A pouvoir d’un seul coup rompre un câble tout neuf.
Rien ne pèse sur eux, ni coupoles ni voûtes,
Pourtant leurs nerfs d’acier s’épuisent en efforts ;
La sueur de leurs bras semble pleuvoir en gouttes ;
Qui donc les courbe ainsi puisqu’ils sont aussi forts?
C’est qu’ils portent un poids à fatiguer Alcide :
Ils portent ta pensée, ô maître, sur leurs dos ;
Sous un entablement, jamais Cariatide
Ne tendit son épaule à de plus lourds fardeaux.
1. Commencé avant la mort de Clément VII, le Jugement dernier était terminé en 1 .5 4 1 , au
Figure décorative, par Michel-Ange.
(Chapelle Sixtine.)
486
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
timents si graves auxquels peut donner lieu la scène du Jugement dernier, fin
et couronnement de toutes les existences terrestres. Ce sont les variations
d’un dessinateur consommé sur un thème qui admet toutes les audaces, tous
les excès : ce n’est pas l’œuvre d’un croyant convaincu, ayant, avec l’horreur
des crimes qui trouvent leur châtiment dans l’enfer, la foi dans les joies
saintes du paradis. En un mot, le poète ici s’est montré inférieur au peintre,
et surtout à l’anatomiste.
Et puis il n’y a de place que pour la terreur, non pour l’espérance. On cher-
cherait en vain la Jérusalem céleste, avec ses remparts ornés de gemmes, ses
jardins toujours en fleurs.
La pauvre humanité, si malheureuse ici-bas, doit encore affronter des épreuves
plus terribles au delà du tombeau : quel est le juste qui ne se sent pas défaillir
devant cet appareil de la justice inexorable (« quis coram te sustinebit ») ?
Une conscience pure ne suffit pas devant ce juge altéré de vengeance. Et même,
une fois admis au nombre des élus, le Paradis de Michel-Ange n’est pas fait
pour tenter. Le maître a repris ici ce qu’il y avait de plus sombre dans les ten-
dances pessimistes du christianisme, qui considère le mal et le péché comme les
bout de huit ans. — L’artiste comptait près de soixante ans lorsqu’il entreprit cette tâche
gigantesque. Il fut un instant question de confier l’interprétation des cartons à Sebastiano del
Piombo, qui voulut se servir de la peinture à l’huile. C’est à cette occasion que Michel-Ange
prononça la fameuse parole : « La peinture à l’huile est un art bon pour les femmes. » (Voy.
p. 460-461).
D’assez nombreuses études préparatoires du Jugement dernier sont parvenues jusqu’à nous ; on
manque néanmoins d’informations sur la genèse de la composition. Quelles phases celle-ci
traversa-t-elle avant de revêtir sa forme actuelle ? Michel-Ange l’arrêta-t-il dès le début dans ses
lignes générales, ou bien essaya-t-il successivement une longue série de combinaisons, comme
Raphaël le fit pour la Dispute du Saint-Sacrement ? Mystère.
Voici, d’autre part, quelques notes sur les vicissitudes par lesquelles le chef-d’œuvre a passé
depuis son achèvement. Quoique conçu dans une donnée profondément religieuse, le Jugement
dernier souleva, avant même qu’il fût terminé, un certain nombre de critiques, qui prouvaient
combien les idées tendaient à s’assombrir, et quelle orthodoxie étroite était sur le point de se
substituer à l’ancienne tolérance, cette conquête, enviable entre toutes, de la Première Renais-
sance. (Voy. p. 40-42.) Le maître de cérémonies pontifical, Biagio de Césène, choqué de la pro-
fusion des figures nues, déclara que le Jugement dernier convenait plutôt à la décoration de
chambres de bains ou de cabarets qu’à la chapelle du souverain pontife. (« Opéra da stufe o
d’osterie. ») Pour le punir, Michel-Ange le plaça dans l’enfer sous les traits de Minos, avec
une queue qui s’enroule autour du corps. O11 raconte que le malheureux maître de cérémonies
se plaignit au pape; mais celui-ci répondit que son pouvoir allait bien jusqu’à faire sortir du pur-
gatoire, mais non jusqu’à faire sortir de l’enfer. Plus tard, le fanatique pape Paul IV songea à
faire effacer cette page qui éveillait de plus en plus de scrupules. Ceux-ci acquirent une telle
intensité, que le pape dut demander à Michel-Ange de faire disparaître lui-même les nudités trop
choquantes. Sur les refus de l’artiste, Daniel Ricciarelli de Volterra se chargea de cette besogne
ingrate, à laquelle il consacra plusieurs années et qui lui valut le surnom de faiseur de culottes :
« braghettano ». La refonte fut terminée par Girolamo de Fano. Au siècle dernier, le Jugement
dernier fut de nouveau repeint en grande partie. Il convient, en conséquence, de ne pas trop
insister sur le coloris, aux teintes de plomb, car, s’il a été obscurci par la fumée des cierges, il a
aussi été altéré par les restaurateurs. Voy. la notice jointe à l’excellente gravure sur bois du
Jugement dernier récemment publiée par M. Chapon.
LE JUGEMENT DERNIER.
487
traits essentiels de la vie terrestre. A ses yeux, cette grande scène du règlement
final des comptes d’ici-bas ne peut comporter que des idées de châtiment.
Sa peinture doit servir d’exemple et effrayer par l’horreur des supplices. C’est
là — comme Springer l’a fait remarquer — l’idée dominante du « dies iræ » ;
c’est également la croyance exprimée par Vittoria Colonna, dans une de ses
lettres : « La première fois le Christ est plein de mansuétude et ne montre
que sa grande bonté et sa grande miséricorde. La seconde fois, il vient armé
et montre sa justice, sa majesté et sa toute-puissance. Alors il n’y a plus de
temps pour la miséricorde et plus de place pour la grâce '. »
Un mot encore : dans l’intervalle qui sépare le plafond de la Sixtine du
tombeau des Médicis, toutes les impressions riantes
ont disparu chez Michel-Ange; sous l’effet des tris-
tesses publiques et de la mélancolie inhérente à son
tempérament, les sentiments sombres et ardents ont
pris le dessus; la passion s’est substituée à ces fraîches
idylles que nous offrent les médaillons avec la
Vierge et l’Enfant Jésus, ou à ces
Une Héroïne de l’Ancien Testament, par Michel-Ange.
(Chapelle Sixtine.)
figures si gracieuses des génies nus
servant de cariatides au plafond
de la Sixtine. Concentré en lui-
même, dévoué avec plus d’ardeur
que jamais à son rôle de justi-
cier, à son rôle de protestataire
contre la décadence religieuse et
morale de son pays, Michel-Ange
se prépare à peindre dans la
donnée la plus sombre cette page
poignante entre toutes qui s’appelle le Jugement dernier.
Vu en gros, le Jugement dernier se décompose en une douzaine de groupes
principaux. Dans les deux lunettes du haut, d’un côté les anges portant la
colonne, de l’autre les anges portant la croix. Plus bas, le Christ trônant, et
autour de lui les apôtres et les saints; puis la troupe des élus. En descen-
dant encore, 011 rencontre, à gauche, des élus qui montent vers le ciel ; au
centre, un groupe d’anges sonnant de la trompette; à droite, des réprouvés pré-
cipités dans l’Enfer. Dans le bas enfin, à gauche les morts qui se réveillent et
qui sortent du tombeau, à droite la barque de Charon.
Les groupes d’anges — des anges sans ailes, — qui tiennent les instruments
de la Passion, sont peut-être la partie où l’inspiration religieuse Lit le plus
définit (gravés p. 41). L’artiste, comme un autre Corrège, 11’y a eu en vue que
des effets de raccourci — des personnages arrangés « à la crapaudine », — et
I. Raffaël und Michelangclo, t. II, p. 270.
488
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ces raccourcis sont déjà trop faciles, trop sûrs, pour ne pas ressembler à des
formules que la main répétait machinalement, sans que l’esprit fit un effort
pour les renouveler. Chez un des personnages, renversé, les jambes en l’air,
sous la base de la colonne, la peinture de l’effort physique, et de l’effort phy-
sique seul, touche à l’irrévérence : on croirait qu’il va faire la culbute. Ce sont
là des symptômes de décadence non méconnaissables. Michel-Ange avait alors
passé la soixantaine et, quelque prodigieuses que fussent ses facultés, l’âge avait
refroidi l’ardeur de son cœur, ralenti l’essor de son imagination. Se rendit-il
compte de son infériorité? Toujours est-il qu’il affirma une fois, non sans
mélancolie, devant Vasari, qu’il en savait plus quand il était jeune que main-
tenant qu’il était vieux !
Le Christ, trônant sur les nuages, le regard irrité, la main droite levée pour
maudire, est une figure pleine d’agitation, mais qui n’approche en aucune façon
de la grandeur et de la majesté que Michel-Ange a su donner à Jéhovah dans
les fresques du plafond. A côté de lui, la Vierge, qui se détourne et se dérobe
dans le sentiment de son impuissance; autour d’eux, des justes, des élus, non
dans le calme que donne une conscience tranquille, mais troublés, inquiets, se
demandant s’ils ne vont pas être foudroyés par cette colère implacable devant
laquelle personne ne semble devoir trouver grâce. Saint Pierre s’approche en
tremblant, le regard incertain, anxieux, et montre les clefs, ces insignes de son
pouvoir, vaines à ce moment; saint Laurent, son gril passé sur l’épaule,
regarde le Christ à la dérobée et comme frappé de terreur; saint Barthélemy,
tenant d’une main la peau sanglante que le bourreau lui a arrachée, lève vers
le Rédempteur le couteau qui a servi à son supplice (cette dernière figure est
d’ailleurs une merveille de dessin). Partout, en un mot, au lieu de la séré-
nité, l’inquiétude ou la terreur.
Plus bas, principalement à droite, l’artiste, oubliant cette hauteur de vues
qui lui était familière, revient tout à coup à l’iconographie sacrée par un éta-
lage d’instruments de martyre, qui est absolument de mauvais goût : scies,
roues, maillets, crocs à déchirer.
On remarque d’ailleurs ici encore des torses superbes, qui, détachés de l’en-
semble et transportés dans un musée, produiraient un effet extraordinaire, quoique
plusieurs d’entre eux rappellent les attitudes d’athlètes fréquentant les gym-
nases (pour ne pas dire des attitudes d’équilibristes) plutôt qu’ils ne nous ini-
tient à la réalité de cette scène émouvante.
Le réalisme, qui, dans 1 1 Jugement dernier, s’est substitué aux hautes doctrines
spiritualistes, autrefois si chères à Michel-Ange, se fait surtout jour dans la
scène de la Résurrection des morts. On voit ceux-ci, représentés à l’état de santé
et de vigueur, sauf un petit nombre de squelettes, sortir de terre avec des
efforts plus ou moins pénibles, les uns cherchant, en se servant de leur dos en
guise de levier, à rompre la couche terrestre qui les recouvre; les autres, fran-
chir l’abîme en avançant un pied après l’autre; d’autres, au contraire, assis à
Prudence, par Michel-Ange (Musée des Offices).
LE JUGEMENT DERNIER.
48g
terre, placer leurs mains derrière eux, de manière à s’arc-bouter pour se lever.
Ici un bon ange saisit sous les aisselles un élu ressuscité qui ne parvient pas
à se lever; là un démon attire par les cheveux un damné qui a eu l’audace de
pénétrer dans les régions supérieures '.
Partout infiniment de vie et de variété dans les gestes, dans les attitudes,
quoiqu’on n’y trouve plus la même spontanéité, la même fraîcheur, que dans
la Guerre de Pise ou dans la Création et le Déluge.
Signalons d’autre part les hideuses têtes de morts, les démons au front garni
de cornes, au rictus effrayant, à l’expression bestiale. Ils nous transportent loin des
admirables fresques peintes par le maître sur le plafond de cette même chapelle!
Là, le tentateur était un bel adolescent émergeant des branches de l’arbre fatal;
là, tout nous transportait dans les régions sereines, au-dessus des croyances vul-
gaires qui se représentent l’esprit du mal sous la forme des satyres de l’antiquité.
C’est que, dans l’intervalle, Michel-Ange avait trop souffert et s’était trop
aigri; les idées les plus sombres ne cessaient de hanter son esprit; renonçant à
élever ses contemporains jusqu’à lui, en les entraînant au sein des sphères
célestes, il s’abaissait jusqu’à eux et, faisant flèche de tout bois, se décidait à les
frapper par les images qui seraient le plus à leur portée.
Avant d’aborder l’épisode le plus fameux et le plus poignant, celui de la
barque de Charon, il fuit accorder un coup d’œil à la petite scène assez énig-
matique qui occupe le milieu de la partie inférieure de la composition. On y
voit, dans un antre qui fait penser à celui des Cyclopes, des démons qui guet-
tent les damnés et qui ajoutent à l’horreur de ce séjour souterrain (motif émi-
nemment rebelle à la peinture) la laideur de leur masque bestial.
Du côté opposé, à droite, un fleuve roule ses eaux bourbeuses : c’est l’Aché-
ron ou le Styx. Une barque, pleine à sombrer, transporte vers un bout de
rivage les misérables, condamnés aux souffrances éternelles. Debout à une
extrémité du irêle esquif, un homme nu, le front armé de cornes, les pieds
armés de griffes, lève l’aviron pour presser cette troupe lugubre. Qui ne
reconnaît « Charon, le démon aux yeux ardents qui frappe de ses rames ceux
qui hésitent » (Dante) h Ce souvenir du paganisme n’a rien qui doive nous
1. L’homme qui, agenouillé vers le milieu, à gauche, et appuyé sur une main, se penche
pour tendre l’autre main à un de ses compagnons, rappelle le soldat représenté dans la même
attitude dans le carton de la Guerre de Pise. Comme lui il semble procéder de quelque groupe
appartenant à la famille des Lutteurs de la tribune de Florence.
2. L’admiration de Michel-Ange pour Dante éclate en toute circonstance : non content de
couvrir de dessins un exemplaire de la Divine Comédie, qui a péri, il lui emprunta l’idée de Lia
et de Rachel, placées sur le mausolée de Jules II, ainsi que le Minos du Jugement dernier. Lors
du retour des cendres du grand exilé à Florence, il sollicita du pape Léon X l’autorisation de
sculpter le tombeau du « divin poète ». Il va sans dire qu’étant donné un génie aussi indépen-
dant que Michel-Ange, l’influence de Dante 11’a pu être qu’indirecte. Elle a été réduite à ses
vraies limites par M. Klaczko ( Causeries florentines, p. 5 1-52, 66-67, 69 et suiv.).
Ajoutons que, jusqu’à l’extrême limite de la Renaissance, Dante conserva ses fidèles (voy.t.II,
p. 65) : Giulio Clovio a mis du souffle et de la poésie dans ses miniatures, conservées à la
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
02
490
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
étonner. Pour le retrouver, Michel-Ange n’a pas eu besoin de remonter jusqu’à
Virgile, ni même jusqu’à Dante; il n’a eu qu’à regarder le Jugement dernier
de Lucas Signorelli. N’importe, dans ce sanctuaire du catholicisme, dans cette
chapelle privée des Papes, on se passerait volontiers de telles réminiscences,
qui ne peuvent que refroidir l’action, en confondant des éléments appartenant
à deux religions, à deux civilisations, à deux mondes différents.
En tant que scène d’horreur, cette partie du Jugement dernier est d’ailleurs
admirable de verve et de pathétique. Fuyant les coups du féroce nautonier,
les passagers se sont réfugiés vers l’extrémité opposée du bateau, affolés,
haletants, ne connaissant plus d’autre instinct que celui de la conservation
personnelle, comme les Israélites dans le Serpent d'airain, peint dans un des
pendentifs de la même chapelle. Dans leur fuite précipitée, les uns se bouchent
les oreilles, les autres s’élancent dans les ondes, d’autres encore se pressent
à s’étouffer. Toutes les attitudes des nageurs, des gymnastes, sont ici reproduites
avec une sûreté merveilleuse.
Cependant, sur le rivage, des démons armés de cordes ou de crocs attirent
à eux les damnés qui hésitent ou résistent; ils le font avec une joie sau-
vage, féroce, instruments ardents de la vengeance divine. L’un d’eux, aux
ailes puissantes, a saisi sa victime par les jambes, comme dans la fresque de
Signorelli (voy. ci-dessus, p. 3 yô et t. II, p. 184), l’a placée à califourchon sur
sa nuque et l’emporte ainsi dans un vol précipité, les jambes repliées sous son
torse.
A l’extrémité enfin se tient une figure, plus grande que les autres, avec une
queue qui s’enroule plusieurs fois autour de son corps : c’est Minos, le juge
infernal'.
On a vu plus haut (p. 462) quelles critiques soulevait l’ordonnance du Juge-
ment dernier. A d’autres égards encore la fresque de la chapelle Sixtine le
cédait aux compositions similaires du moyen âge et de la Première Renaissance :
elle manquait de la netteté indispensable pour parler à l’esprit de la foule
et pour produire l’effet qu’en attendaient les ministres du culte. Longtemps
Bibliothèque du Vatican, comme on peut s’en convaincre par notre gravure (p. 199). Le Stra-
dan, dont les compositions viennent d’être publiées, a fait preuve de moins d’inspiration. Je
citerai encore, au Musée des Offices, le Dante: lnstoriato da Federico Zuccaro Vanno MDLXX-
MDXCIII, manuscrit orné de grands dessins aux deux crayons (dans Y Enfer les figures sont rouges,
le fond noir ou partiellement lavé; le Purgatoire est à la plume, le Paradis à la sanguine).
L’œuvre n’est pas sans mérite : si les draperies sont défectueuses et les tètes passablement vides,
quelques parties de nu sont assez heureusement traitées. L’ensemble est déclamatoire, cela va
sans dire.
1 . Le rôle du juge est ainsi expliqué par Dante : « Là Minos siège, terrible et grondant ; il
examine les crimes à l’entrée, il juge et condamne selon qu’il se ceint. Je veux dire que, lors-
qu’une âme maudite arrive en sa présence, elle confesse toute sa vie, et ce connaisseur des
péchés voit quel lieu de l’enfer elle mérite, et fait un tour avec sa queue pour chaque degré de
l’abîme que l’âme doit descendre. Il y en a toujours une multitude devant lui ; elles vont, cha-
cune à son tour, au jugement ; elles parlent, écoutent et sont précipitées. » {Enfer, chant V.)
LE JUGEMENT DERNIER.
491
une tradition iconographique inflexible avait permis aux fidèles de reconnaître
facilement les principaux acteurs; cette tradition s’était perpétuée jusque dans
les premiers ouvrages de Raphaël et même dans la Dispute du Saint-Sacrement .
Mais Michel-Ange la foule aux pieds, comme tant d’autres règles qui le
gênaient : loin de s’appuyer sur le passé, en faisant faire aux conquêtes de
ses prédécesseurs un pas en avant, il prend plaisir à le battre en brèche, vou-
lant ne rien devoir qu’à lui-même. L’art, semblait-il, ne devait dater que de
lui. Contraste saisissant : Raphaël, qui s’élève où l’on sait en s’appuyant sur
l’héritage des siècles antérieurs, Michel-Ange qui veut créer de toutes pièces un
art nouveau !
Dans le Jugement dernier , la plus mémorable de ces innovations, c’est la
substitution d’un Christ imberbe au Christ barbu, que seul l’iconographie
sacrée admettait depuis tant de générations. Jusqu’au vT siècle, les deux types
avaient coexisté, par exemple dans la basilique de Saint-Vital, à Ravenne.
Mais à partir de ce moment le type barbu avait prévalu, et était devenu le
type oificiel et obligatoire. Quelle nécessité — on est en droit de le deman-
der — de blesser les convictions des croyants sur un point sur lequel il était
si facile à l’artiste de lui donner satisfaction? Le Christ qu’il a créé serait-il par
hasard une merveille de beauté ou de majesté? En aucune façon : son menton
écrasé, ses mâchoires proéminentes, lui enlèvent toute noblesse. On peut dire
que Michel-Ange, en cette circonstance, comme dans tant d’autres, innovait
pour le plaisir d’innover.
Une autre erreur commise par Michel-Ange, c’a été de ne voir en tous temps
et en tous lieux que la figure humaine, abstraction frite de tout ce qui l’accom-
pagne et la fait valoir, le costume, l’ameublement, l’encadrement architectural,
le paysage. Dans le Jugement dernier, cette abondance de corps nus ou som-
mairement habillés, et cette absence complète de toute végétation, de tout
ornement, produit comme une nausée : cette atmosphère portée à une
tension extrême, sans rien qui distraie, rien qui délasse, vous oppresse. Peut-
être en prodiguant à ce point les corps nus Michel-Ange s’est-il inspiré du
texte des Ecritures plutôt que de ses préférences d’artiste. En tout état de
cause, on éprouve le besoin de respirer un air frais, moins chargé d’électri-
cité, et l’on se tourne vers les œuvres des Primitifs ou vers la Dispute du Saint-
Sacrement.
Et puisque je viens d’évoquer ce noble et radieux chef-d’œuvre, j’oppo-
serai toutes ses qualités aux trop nombreux défauts du Jugement dernier.
Chez Raphaël, on sent tout d’abord la fermeté de la pensée, qui anime d’un
bout à l’autre une composition immense, et qui la rend si pleine et cependant
si claire. Comme les apôtres et les patriarches placés aux côtés du Christ sont
nettement caractérisés, comme le groupe qu’ils forment est ample, harmonieux
et majestueux! C’est que Raphaël s’est inspiré, dans la mesure qu'il fallait, des
efforts de ses prédécesseurs; c’est que sa Dispute du Saint-Sacrement forme le
492
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
couronnement de cette longue série des compositions, — des Jugements derniers
principalement, — dans lesquelles tant de générations de peintres ont mis, avec
tous les élans de leur loi, toutes les ressources de leur art. C’est enfin qu’il
a respecté la tradition, en vrai représentant du progrès, tandis que Michel-
Ange a violemment rompu avec elle, voulant tout créer par lui-même. Là se
trouve la moralité de ce système, qui a valu au Buonarroti tant de triomphes,
mais aussi tant d’échecs.
Telles sont quelques-unes des critiques que l’on est en droit d’adresser au
Jugement dernier : ce ne sont pas les seules, malheureusement. Déjà dans le
carton de la Guerre de Pise, ce premier chef-d’œuvre, on regrette de voir
la conception littéraire subordonnée à un tel point aux préoccupations pure-
ment techniques : représenter les raccourcis les plus osés importait plus à
l’artiste que donner de la vraisemblance à l’action. Le même défaut reparaît
ici, seulement aggravé encore par l’âge et par l’opiniâtreté d’un maître qui
n’admet pas qu’il puisse s’être trompé.
Il y avait une époque où le Jugement dernier passait pour le suprême effort de
l’art. Aujourd’hui l’on est peut-être trop porté à le déprécier. Des hommes de
génie tels que Michel-Ange sont intéressants à étudier, alors même qu’ils se
trompent. Mais il y a plus : on découvre dans la fresque de la chapelle Sixtine
une telle masse de traits extraordinaires, de beautés de premier ordre, que
l’étude de cette page fameuse compte parmi les plus intéressantes qui se puissent
concevoir, les plus dignes de fixer l’attention de l’artiste et du penseur.
Au Jugement dernier firent suite la Conversion de saint Paul et la Crucifixion de
saint Pierre, peintes au Vatican, dans la chapelle Pauline (voy. p. qo5). Ces deux
fresques ont beaucoup souffert, et l’éclairage de la chapelle n’est pas fait pour en
faciliter l’étude.
La Conversion de saint Paul est une scène assez habilement composée, quoique
tout sentiment de mesure ait disparu. Dans les airs, trois groupes d’anges, entre
deux desquels le Christ s’élance comme une flèche. Dans le bas, le cheval de
Saul qui se cabre; le futur apôtre des gentils lui-même est renversé sur le sol,
soutenu par un de ses compagnons. Autour de lui l’escorte, partagée entre les
sentiments les plus divers, les uns atterrés, d’autres regardant en l’air, éblouis
ou stupéfaits. Tous les mouvements sont exagérés; il n’y a plus de sincérité
et il n’y a plus d’inspiration; le maître s’est plu à des raccourcis encore plus
bizarres que dans le Jugement dernier.
Les biographes de Michel-Ange racontent que dans sa vieillesse il exécutait
des dessins destinés à ses amis, dont l’un, Tommaso dei Cavalieri, les Lisait
traduire en peinture par des peintres spéciaux. Ainsi prirent naissance les Trois
493
LES DERNIÈRES PEINTURES DE MICHEL-ANGE.
Parques, du palais Pitti, peintes par Rosso d’après quelque esquisse du maître;
la Flagellation du Christ, peinte par Sebastiano del Piombo, dans l’église romaine
de San Pietro in Montorio, et différents autres ouvrages. La Chute de Phaéton fut
mise en couleur par Salviati (voy. la gravure de la page 1 1 5) les Tireurs
d’arc (« il Bersaglio » ; l’idée est empruntée au Nigrinus de Lucien), dessin à
la sanguine, de la collection de Windsor, furent copiés par les élèves de Raphaël
dans le casino de la villa Borghèse, à Rome. Parmi les autres cartons composés
par Michel-Ange, Vasari cite Cupidon embrassant Venus.
La Léda, que l’on a vue réapparaître il y a un certain nombre d’années à la
National Gallery de Londres (l’attitude de l’héroïne est caressante plutôt que
passionnée), pourrait bien rentrer dans la même catégorie de compositions1 2.
Le Songe (la Vision) de la vie humaine, tel est le titre d’une autre peinture
dont on connaît plusieurs exemplaires. Un homme nu, assis sur un socle, la
tète levée, le corps et les mains appuyés sur un globe, regarde les fantômes
qui s’agitent dans les airs et sur le sol. Ainsi toujours les problèmes les plus
sublimes qui puissent s’offrir aux méditations du penseur!
Une série de dessins, dont les principaux sont conservés au Musée de l’Uni-
versité d’Oxford, se rapportent à une Crucifixion, qui semble n’avoir jamais été
exécutée en peinture. Ici, dans une sanguine (Braun, n° 78), nous voyons un
des larrons attaché sur la croix, et dans le bas la Vierge assise, évanouie, sou-
tenue par le disciple bien-aimé, qui se voile lui-même la face. C’est une des
compositions les plus touchantes du maître. Un autre dessin (Braun, n° 84),
à la pierre d’Italie, nous montre le Christ en croix, encore vivant; le corps est
très bien modelé, peut-être un peu lourd dans les extrémités. Les deux figures
vues à mi-corps dans les airs sont peu heureuses et troublent l’effet de la com-
position. Enfin un dessin complet, avec une mise en scène brillante, se trouve
au British Muséum (Braun, n° 17). Les croix y ont une forme bizarre : celles des
larrons sont en guise de T, celle du Christ se termine par un triangle. Quant
aux attitudes des trois suppliciés, elles sont très mouvementées et, somme
toute, excessivement dramatiques. L’un, suspendu par les bras, comme un autre
Marsyas, laisse lourdement retomber son corps; l’autre au contraire, se servant
de ses bras en guise de levier, cherche à remonter en s’appuyant des jambes
contre le montant de la croix. Le Christ enfin a les bras levés au ciel, suivant
les deux côtés du triangle. Dans le bas, une foule agitée et pleine de douleur.
L’ensemble est d’un grand effet.
1 . La Chute de Phaéton abonde en gestes ultradramatiques : l’attitude des soeurs tendant les
bras vers la victime de la colère divine trahit la recherche de l’émotion. Quant à Jupiter
foudroyant l’imprudent fils d’Apollon, il rappelle par sa véhémence le Christ du Jugement
dernier.
2. MM. Woermann et Janitsch ont étudié cette composition d’après de vieilles gravures
dans le Rebertorium de i885 (p. qo5) et de 1886 (p. 247, 36o).
494
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Un dessin à la pierre noire, conservé au British Muséum, offre l’idée pre-
mière d’une Résurrection du Christ. Sur le sol, autour du tombeau ouvert, les
gardiens, les uns renversés par leur frayeur, les autres stupéfaits ; plus haut, le
Christ, les bras joints, les jambes serrées l’une contre l’autre, s’envolant sans
effort, comme doit le faire un dieu, figure admirable de sentiment, de lan-
gueur et de noblesse.
Ces compositions nous permettent d’affirmer que c’est dans les dessins
surtout qu’il finit chercher chez Michel- Ange l’interprétation du texte des
Évangiles. Mais, pour être restée à l’état d’ébauche, la mise en scène en est-
elle moins saisissante !
Judith emportant la tète d’Holopherne.
Par Michel-Ange. (Chapelle Sixtine.)
Saint Philippe Benizzi guérissant une possédée, par Andrea del Sarto.
(Eglise de 1’ « Annunziata » à Florence.)
CHAPITRE 111
l’école florentine. — - andrea del sarto. — les petits maîtres. —
BRONZINO.
ers la fin du xvc siècle, il était devenu manifeste aux
yeux d’un chacun que l’École florentine, pour prendre
son suprême essor, avait besoin de se retremper au con-
tact des Ecoles ses rivales. C’est à Milan que Léonard
de Vinci, c’est à Rome que Michel-Ange, subirent la
transformation qui fit d’eux les grands peintres que l'on
sait, tandis que Fra Bartolommeo rapportait de Venise
le secret d’un coloris plus chaud et que le Pérugin , bientôt suivi de son
élève Raphaël, arborait à Florence même le drapeau de l’École ombrienne.
Fra Bartolommeo et Léonard morts, Michel-Ange, absorbé par la sculpture,
qu’il ne quitta plus qu’à de rares intervalles, l’École florentine épuisée, inca-
pable désormais de s’assimiler, en les renouvelant, les principes de ses voisines,
n’avait plus que cette alternative : ou bien continuer les errements qui lui
496
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
étaient propres, renchérir encore sur sa science du dessin1, ou bien se mettre
à la remorque des Vénitiens, la seule Ecole qui eût le vent en poupe.
Abstraction laite de quelques artistes, plus ou moins éclectiques, elle opta pour
le premier parti. C’est dire qu’elle suivit en masse la bannière de Michel-Ange.
Il en résulta une interminable série de productions aussi pauvres comme senti-
ment que comme style, car Michel-Ange, par la hauteur de son génie, était de
tous les modèles celui qui se prêtait le moins à l’imitation (voy. p. 449).
Mais, avant d’aborder l’étude de cette trop prompte décadence, arrêtons un
instant nos regards sur quelques maîtres qui personnifient l’ère de transition.
Elève de Filippino Lippi, Raffaellino Capponi-Car-
li, surnommé del Garbo — du nom de la rue qu’il
habitait (1466-1 624) — tourna comme lui dans le
cercle des tableaux religieux, mais en y apportant plus
de conviction. Le Couronnement de la Vierge, qui, de
l’église de San Salvi à Florence, est entré au Louvre,
est une composition excellente, mi-florentine, mi-
ombrienne (les nimbes y sont encore pleins et fixes
comme chez les trecentistes) , d’une tonalité assez
chaude et profonde, d’une expression sérieuse et
émue. Dans la suite, Raffaellino subit l’influence
de son quasi homonyme Raphaël d’Urbin et sacrifia
davantage aux grâces. Les galeries florentines, le
musée de Berlin et différentes autres collections pos-
sèdent un choix varié de ses productions — des Madones, des Saintes Familles
— aimables, mais sans grande force. Si la Pietà de la Pinacothèque de Munich
(n° 1009), exposée sous le nom de Filippino, est en réalité de Raffaellino, il
fuit reconnaître en celui-ci un maître singulièrement ému et pathétique, malgré
une certaine mièvrerie. Raffaellino est moins heureux lorsqu’il essaye de
renouveler ses compositions à l’aide d’éléments réalistes. Sa Résurrection du
Christ, à l’Académie de Florence, est incohérente, sans souffle, remarquable
surtout par un mélange de trivialité et de convention (voy. t. II, p. 1 5 7) a.
Niccolô Soggi (né en 1480, à Arezzo peut-être, mort vers i55i) fréquenta
d’abord l’atelier du Pérugin; il chercha ensuite fortune à Florence et dans les
environs, puis à Rome et à Milan. La Sainte Conversation du palais Pitti nous
] . Les Florentins, d’après Stendhal, dessinent assez correctement, mais ils n’ont qu’un colo-
ris dur et tranchant, sans aucune harmonie, sans aucun sentiment. Werther aurait dit : « Je
cherche la main d’un homme, et je ne prends qu’une main de bois. » ( Histoire de la Peinture en
Italie, nouv. édit., p. 122.)
2. Bibl. : Ulmann, Repertorium de 1894. L’auteur y prouve que c’est à tort que l'on a attribué
une partie des tableaux de Raffaellino à d’autres artistes portant le même prénom.
Portrait de Raf. del Garbo.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
PULIGO. — ZACCHIA. - FRANCIABIGIO.
497
montre un artiste attaché aux traditions des quattrocentistes (l’arrangement
du paysage témoigne encore d’une certaine naïveté), ayant conservé une fac-
ture ferme et travaillant avec amour. La vision toutefois y est quelque peu
estompée et les figures y sont littéralement engoncées.
Domenico Ubaldini, surnommé Puligo (1492-1527), s’inspire tour à tour
de Rid. Ghirlandajo et d’Andrea del Sarto, sans préjudice des emprunts
qu’il fait à Fra Bartolom-
meo et à Raphaël, dont
l’influence est si visible
dans ses Madones du pa-
lais Pitti. Ses types se
reconnaissent à une cer-
taine conformation de la
bouche, qui, au lieu de
dessiner un arc, se déve-
loppe en ligne droite; il
procède en cela d’Alber-
tinelli.
Zacclna le vieux, né à
Vezzano et fixé à Lucques
(mort après i56i), imi-
tateur quelque peu ar-
chaïque de Fra Bartolom-
meo et de Raphaël, pei-
gnit entre autres le beau
portrait de musicien con-
servé au Louvre, d’une
facture si ample, si ferme
et si chaude1.
Portrait de Musicien, par Zacchia.
(Musée du Louvre.)
En étudiant l’histoire
de l’École florentine pendant les derniers jours de la Renaissance, on est trop
porté à négliger une série de peintres sympathiques, dont le malheur a été de
se trouver trop près de Michel -Ange et d’être éclipsés par lui. J’essayerai
de mettre en lumière ce groupe, des petits maîtres principalement, dessinateurs
exercés, coloristes habiles et par-dessus tout artistes aux impressions poétiques :
un pied dans le xv° siècle, l’autre dans le xvic, ils ont su garder leur sincérité,
tout en s’assimilant les progrès réalisés par l’âge nouveau. Ce qui leur manque
1 . Voy. G. Sforza, Delhi Patria e delle Opère di Zacchia il veccliio pittore. Lucques, 1871 ,
E. Mi'intz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. 63
498
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
comme envergure, ils le compensent par une candeur, un charme, auxquels il
est difficile de se soustraire.
Francesco di Cristofano Guidini ou Guidici, surnommé Franciabigio (1482-
1 535), appartenait à une famille originaire de Milan. Initié à la pratique de la
peinture dans l’atelier de Mariotto Albertinelli, et adonné toute sa vie à l’étude
de la perspective et de l’anatomie, il fit ses premières armes en compagnie de
son ami Andrea del Sarto, au couvent de 1’ « Annunziata », où il peignit le
Mariage de la Vierge. Furieux de ce que les moines avaient trop tôt découvert
sa fresque, il mutila à coups de marteau plusieurs têtes, notamment celle de
l'héroïne. Telle quelle, sa composition se distingue par la fraîcheur et le fini
de l’exécution, mais aussi par une certaine afféterie. Plus tard l’artiste conti-
nua, au couvent du « Scalzo », la série de camaïeux commencée par Andrea :
les deux compositions qu’il y peignit sont toutefois inférieures à celles de son
ami. C’est également aux côtés d’Andrea qu’il commença la grande fresque de
Poggio a Cajano, Cicéron revenant de l’exil, qui resta inachevée.
Ces œuvres monumentales alternaient avec des travaux courants — des pein-
tures sur meubles, — où son goût pour les figures de petites dimensions pouvait
se donner carrière. Franciabigio, qui était la modestie et l’obligeance en
personne, acceptait toutes sortes de commandes de l’ordre le moins relevé.
A cette catégorie appartient le Triomphe d’Hercule, primitivement destiné à
l’ornementation d’un coffre de mariage (Musée des Offices). C’est une sorte
de « Santa conversazione » laïque : autour du héros — debout, tout nu, sur un
socle, le bras gauche appuyé contre la hanche, le bras droit mollement étendu
sur la massue, — sont placidement rangés divers personnages en costume du
xvie siècle : lansquenets, Turcs, Mores, et même une femme. La composition
— destinée à un devant de coffre — n’a évidemment aucune prétention h
Franciabigio cultiva également le portrait. Cependant, à cet égard, il s’en faut
de beaucoup que son bilan soit bien nettement établi. S’il est démontré qu’il
est l’auteur des portraits de Jeunes Gens du palais Pitti, de la National Gallery
(tous deux avec la date 1 5 1 4 et le monogramme), du portrait de Jeune
Homme du Musée de Berlin (avec la date 1622 et le monogramme), si on lui
attribue avec vraisemblance un autre portrait de Jeune Homme de la même
galerie, on hésitera par contre à inscrire à son actif le célèbre portrait du salon
carré du Louvre, tour à tour attribué à Raphaël et à Francia. M. Bode signale
dans cette partie de l’œuvre de Franciabigio « la profonde tonalité du coloris,
la lumière assombrie, l’expression mélancolique des fonds de paysage. »
Jacopo Carrucci, né à Puntormo ou Pontormo, près d’Empoli (iqqq-iSSp)?
1 . Un dessin, exposé au Louvre, une étude pour la décoration sculpturale d’un autel, révèle
encore une certaine timidité. Ce dessin, qui vient de la collection de Vasari, est enrichi du por-
trait de Franciabigio, dessiné par Vasari et gravé dans son recueil de biographies.
JACOPO DA PONTORMO.
499
est avant tout un éclectique. Il suit tour à tour la bannière de Léonard de
Vinci, d’Albertinelli, de Piero di Cosimo, d’Andrea del Sarto et même d’Albert
Durer (dans sa Passion de la Chartreuse de Florence, peinte en 1 52.3), pour se
ranger finalement sous celle de Michel-Ange. Celui-ci, qui faisait grand cas de
son compatriote, le chargea de mettre en couleur un de ses cartons, le Christ
apparaissant à la Madeleine.
Pontormo s’est attaqué aux genres les plus divers : l’histoire sainte, la
mythologie (Vénus et Cupidon, Léda et ses enfants, au Musée des Offices, etc.), le
portrait. Bon coloriste, habile à produire des gammes claires et transparentes, à
la façon d’Andrea del Sarto, il manquait de force créatrice. Sa Visitation, peinte
en 1 5 1 6 dans un des cloîtres de l’Annonciation de
Florence (copie ancienne, avec des variantes, au Mu-
sée du Louvre), rappelle trop, par les types comme
par les attitudes, et Andrea del Sarto et Fra Barto-
lommeo. Son chef-d’œuvre, c’est l’illustration de
l'Histoire de Joseph, destinée au palais Borgherini (Jo-
seph conduit eu prison, gravé p. io5; Joseph présentant
son père à Pharaon, tous deux au Musée des Offices;
Joseph recevant son père et ses frères, à la National Gal-
lery). Ces scènes ont un charme inexprimable : tran-
quilles et recueillies, elles reposent le spectateur, tout
en l’intéressant. Leurs londs d’architecture ou leurs
paysages harmonieux sentent encore le xvc siècle; ils
nous forcent à évoquer le souvenir de certaines com-
positions de Primitifs, telles que la Remise des clefs à
saint Pierre, peinte par le Pérugin dans la chapelle Sixtine. Les figures, de leur
côté, ont une grâce, une finesse et une animation extraordinaires.
L’imitation de Michel-Ange n’a pas été aussi féconde pour Pontormo que les
leçons des Primitifs : elle lui a lait perdre toute notion de l’ordonnance. Le
Martyre des quarante Saints, au palais Pitti, manque d’unité; bien plus, touche
à l’incohérence : ce ne sont qu’eflets de torse des plus ridicules. La Sainte
Catherine, du Musée du Louvre (autrefois au couvent de Sainte-Anne à Flo-
rence), quoique moins grotesque, pèche par la pauvreté et la mollesse.
Par contre, les portraits de Pontormo comptent parmi les meilleurs de l’Lcole
florentine. Très termes, très écrits, parfois trop voulus, ils sont cependant plus
enveloppés que ceux de Bronzino. Un des meilleurs est celui du Vieillard de
profil, au palais Pitti (gravé p. iqS); l’Hippolyte de Médicis, de la même col-
lection, a de l’allure et de l’éclat. Quant au portrait du Louvre, qui représente
un graveur en pierres dures, il est solidement charpenté, mais a poussé au noir.
Rappelons encore le portrait d’Andrea del Sarto conservé au Musée de Berlin
et le portrait de Jeune Garçon de la National Gallery. Dans ces dernières années
on a en outre tait honneur à Pontormo du superbe portrait de cardinal de la
Polirait de Pontormo.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
ooo
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
galerie Borghèse, où l’auteur s’élève à l’ampleur de Raphaël (à qui cette page
a été longtemps attribuée) et de Sebastiano del Piombo.
Francesco d’Ubertino, surnommé Bacchiacca (1494-1557), s’est complu,
quoique élève du Pérugin et de Franciabigio, dans les tableaux de petites
dimensions, et surtout dans la décoration des meubles. Il excellait dans la
peinture de genre historique, à la façon des quattrocentistes. Comme jadis
Gozzoli et Pinturicchio, il aimait à y prodiguer des motifs spirituels, amusants,
ou tout simplement pittoresques; mais il joignait, à la facilité de l’invention,
de solides qualités techniques, une élégance dans le dessin et une suavité dans
le coloris dont il avait dérobé le secret à son ami Andrea del Sarto. N’eût-il
peint que les charmants cartons des Douze. Mois, transportés sur le métier par
les tapissiers de la manufacture florentine, qu’il aurait droit à notre sympathie.
Ces petites scènes, pleines de précision et de vivacité, nous initient aux mœurs
des paysans toscans du xvie siècle : les figurines habilement groupées s’y
détachent sur un joli fond de paysage.
Comme peintre sur meubles, Bacchiacca est représenté : aux Offices par le
Martyre de saint Acasiits ; au Musée de Berlin, par le Baptême du Christ-, au
Musée de Dresde, par les Fils de roi tirant sur le cadavre de leur père-, à la
National Gallery, par deux scènes de P Histoire de Joseph (provenant du palais
Borgherini). Le carton d’un de ses tableaux, Y Arrestation de Benjamin (au
Louvre), nous montre quels efforts l’artiste a tentés pour concilier le costume
de son temps avec la draperie classique, sans toutefois obtenir un résultat bien
appréciable. J’ajouterai que ce carton, quoique fort poussé, est assez rond et
manque de caractère.
On cite également à l’actif de Bacchiacca quelques bons portraits.
C’était en outre un animalier de première force : outre les nombreux vola-
tiles, poissons, crustacés, etc., dont il peupla les tapisseries des Médicis (l’une
d’elles gravée p. 129), il orna le cabinet de Cosnae Ier de peintures à l’huile
représentant toutes sortes d’oiseaux et de plantes rares.
Ridolfo Ghirlandajo ( 1 488— 1 56 1 ), le fils de Domenico, le disciple et l’ami de
Raphaël, a été tour à tour porté aux nues et vilipendé par la critique moderne.
Tandis que les uns lui font honneur de superbes morceaux sous lesquels le
nom de Léonard de Vinci a été longtemps inscrit, d’autres lui dénient tout
mérite. Ecoutons M. Bode : « Ridolfo est incontestablement un des peintres
les moins agréables de l’époque d’épanouissement de l’art florentin. Déjà son
père Domenico, si on le compare à divers de ses contemporains, se montre
comme un artiste d’un talent relativement inférieur; mais il possède encore un
goût assez fin et un sens de la décoration qui font de lui quelque chose d’ana-
logue à ce qu’est Pinturicchio parmi les peintres de Pérouse. Ridolfo n’a même
pas hérité de son père ses qualités de décorateur. Il n’en est que le médiocre
RIDOLFO GHIRLANDAJO.
5oi
successeur qui, par la suite, sous l’influence de Léonard de Vinci et de Raphaël,
s’est enfoncé de plus en plus dans un maniérisme tout à fait déplaisant. »
Sans nous engager dans la controverse, nous constaterons, par l’examen
des œuvres authentiques de Ridolfo, que personne n’a été plus inégal, ni plus
flottant. Son tableau du Louvre, le Couronnement de la Vierge, qui porte la date
l5o3 et qui, par conséquent, a été peint lorsque l’artiste comptait vingt ans, est
encore conçu et traité dans les données des Ombriens, tout comme ceux que
Raphaël peignait à cette époque; puis, de même que celui-ci, Ridolfo subit la
fascination de Léonard de Vinci. Raphaël à son tour le compta pour tribu-
taire : il l’estimait assez pour lui confier l’achèvement de la Belle Jardinière,
aujourd’hui au Musée du Louvre, et pour l’inviter à
se fixer auprès de lui à Rome, invitation que Ridolfo
déclina , eu égard à l’extrême attachement que lui
inspirait sa ville natale.
Si les tableaux d’histoire ou les portraits récemment
revendiqués en faveur de Ridolfo (Y Annonciation du
Musée des Offices, le Jeune Orfèvre et la « Monaca »
du palais Pitti; celle-ci gravée t. II, p. 177; les deux
portraits de la galerie Torrigiani, etc.) sortent en
réalité de son pinceau, il finit lui reconnaître un vrai
tempérament de coloriste, en même temps que le don
des conceptions poétiques.
A peu d’années de là, après 1 5 1 o, Ridolfo peignit
Saint Zanobi ressuscitant un enfant et la Translation
des cendres de saint Zanobi (au Musée des Offices).
Ce sont ses œuvres maîtresses, émues, vibrantes, d’une ordonnance aussi serrée
que dramatique. Le coloris surtout révèle un peintre de race : très clair et
même un peu cru dans les chairs (les deux tableaux ont été nettoyés à fond !),
il acquiert une saveur particulière et une rare intensité dans les draperies, où les
noirs, les blancs, les rouges et les verts alternent en se faisant valoir.
Les autres peintures religieuses de Ridolfo, qui ne semble avoir jamais
quitté ce domaine que pour aborder le portrait, ne témoignent pas, il s’en
faut, d’autant d’inspiration : ni les fresques de la chapelle Saint-Bernard, au
Palais Vieux (la Trinité, l’ Annonciation , les Apôtres, les Evangélistes, les Anges
portant les instruments de la Passion ), ni la Vierge remettant sa ceinture à saint
Thomas, à la cathédrale de Prato, ni les tableaux dispersés dans differentes
églises ou différents musées ne montrent quelque inspiration supérieure. De
trop bonne heure l’ennui ou la lassitude se font jour dans les productions du
dernier des Ghirlandajo. Mais il doit être beaucoup pardonné au maître qui
a peint l 'Histoire de saint Zanobi.
Francesco Granacci ( 1 47 7- 1 5_}.3) est un éclectique à la façon de Pontormo,
Portrait de Rid. Ghirlandajo.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
002
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
allant de l’imitation de Dont. Ghirlandajo à celle de Raphaël et de Michel-
Ange. De même aussi il cultive à la fois la peinture religieuse, le portrait et la
peinture décorative. Sa Vierge du palais Pitti offre encore les formes serrées, la
sobriété, la tenue, propres aux Primitifs; il en est de même de plusieurs tableaux
La Translation des cendres de saint Zanobi, par Rid. Ghirlandajo.
(Musée des Offices.)
du Musée de Berlin et de la Pinacothèque de Munich : Saint Jean-Baptiste,
Saint Jérôme, figures à la silhouette bien arrêtée, d’une grande précision.
Certains de ses portraits, tels que la Jeune Fille du Musée des Offices, s’élèvent
plus haut : on y admire le naturel et la candeur. Granacci s’est en outre fait un
nom par ses décors de fêtes ou de représentations théâtrales, ses cartons de
vitraux, ses peintures sur meubles ou sur bannières.
GRANACCI.
BUGIARDINI.
5o3
Giuliano Bugiardini (1476- 1 5 5 4) , le condisciple de Michel-Ange dans
l’atelier de D. Ghirlandajo, et plus tard l’élève de Mariotto Alberti nelli ,
est un artiste laborieux, consciencieux (il travailla douze ans à son Martyre
de sainte Catherine, destiné à l’église de Santa Maria
Novella), sans originalité aucune. L’examen de son
Mariage mystique de sainte Catherine, à la Pinacothèque
de Bologne, nous suffira pour caractériser sa manière :
c’est un mélange de Fra Bartolommeo, pour l’arran-
gement général, et de Michel-Ange, a qui Bugiardini
a pris le type de son petit saint Jean-Baptiste. L’œu-
vre est dure et sans trace d’inspiration (voy. aussi
p. 122).
Portrait de Granacci.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
Elève de Lorenzo di Cre-
di, chez qui il passa vingt-
quatre ans, Giovanni An-
tonio Sogliani (1492-1544)
met en outre à contribution
Fra Bartolommeo et Andrea del Sarto. Tempérament
mélancolique, il ne peint que des sujets de sainteté
(il semble avoir eu une
grande part à l’exécution
de la Madone du Dôme de
Pise, jusqu’ici placée sous le
nom de Perino del Vaga).
Son coloris ne manque pas
de finesse, sauf dans son Saint Dominique servi par les
Anges, du couvent de Saint-Marc à Florence ( 1 530),
où il abuse des tons noirs, sans réussir à les tondre.
Portrait de Bugiardini.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
Parmi les autres peintres florentins, il en est plus
d’un qui nous arrêterait peut-être s’il appartenait à
une autre École. Mais ici, devant une telle masse de
célébrités, il faut savoir se montrer sévère. Bornons-
nous donc à rappeler pour mémoire le nom de Jacopo
l’Indaco (1477 à 1 5.04), qui reçut les leçons de Dom. Ghirlandajo et travailla
principalement à Rome.
Portrait de Sogliani.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
Au-dessus de ces artistes plane un de leurs contemporains, qui eut pour
tributaire toute l’École florentine, et que l’on peut aussi bien classer dans
l’Age d’Or que dans la Fin de la Renaissance : Andrea d’Agnolo di Francesco
di Luca, surnommé Andrea del Sarto, en souvenir du métier de son père, qui
était tailleur.
5o4
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Né le 16 juillet i4861, placé à sept ans en apprentissage chez un orfèvre, puis
chez les peintres Giovanni Barile et Piero di Cosimo, Andrea se fit recevoir
à vingt-deux ans, en i5o8, membre de la corporation des peintres. Il semble
avoir à peine entrevu Rome, l’Ecole par excellence de ses compatriotes floren-
tins. Son biographe nous Eût à ce sujet des confidences précieuses à recueillir :
« Pour surpasser tous les artistes de son temps, déclare-t-il, un long séjour
dans cette ville était donc la seule chose qui manquât à Andrea, dont le
dessin était naturellement
pur et gracieux et le coloris
chaud et facile, aussi bien
dans ses fresques que dans
ses tableaux à l’huile. On
croit que l’abondance des
sculptures et des peintures
anciennes et modernes qu’il
rencontra à Rome, et que
la vue de tous ces élèves
de Raphaël, dessinant avec
un aplomb et une hardiesse
qui lui ôtaient, à lui si
timide, tout espoir de les
surpasser, furent cause qu’il
s’effraya et qu’il se hâta
de retourner à Florence. »
(Vasari).
Le premier travail qui
mit le jeune artiste en vue
tut la décoration du petit
cloître de 1’ « Annunziata »,
le couvent des Servîtes (de
1 5og à 1 5 1 4 ; le cycle com-
prenait déjà plusieurs com-
positions de Cosimo Rosselli et de Baldovinetti, et en reçut, dans la suite,
d’autres exécutées par Franciabigio, Rosso et Pontormo). Il débuta par les
1. Biël. : Biadi, Notifie inédite délia vita d’Andrea de 1 Sarto. Florence, 1829. — Reumont,
Andrea del Sarto. Leipzig, i835. — Crowe et Cavalcaselle, Histoire de la Peinture en Italie, t. IV.
— Paul Mantz : Galette des Beaux-Arts, 1876, t. I, p. q65 ; 18 77, t. I, p. 38, 261, 338. — On
a cru à tort que le nom de famille d’Andrea était Vannucchi; c’est une erreur dont M. Mila-
nesi a fait justice dans sa dernière édition de Vasari.
Au sujet de ces prétendus noms de famille, il faut absolument proscrire les errements suivis
par certains rédacteurs de catalogues, qui pour Paolo Uccello nous renvoient à Dono (Paolo
di Dono), pour le Pérugin à Vannucci, pour Botticelli à Filipepi (1). Rien de plus contraire à
la réalité : personne, à l’époque de la Renaissance, n’aurait reconnu ces artistes sous des appel-
ANDREA DEL SARTO.
5o5
scènes suivantes, tirées de l’histoire de saint Philippe Benizzi, le fondateur de
l’ordre des Servîtes : le Saint donnant sa chemise au lépreux, les Joueurs ou
Blasphémateurs foudroyés, la Guérison de la femme possédée, la Guérison de
deux enfants, l’Adoration des reliques. En 1 5 1 1 il exécuta Y Adoration des Mages
et commença la Nativité, qu’il finit en i5iq.
Ces compositions offrent tour à tour du charme, de la distinction, du piquant.
Dans la Nativité, qui est inspirée des fresques de Dom. Ghirlandajo, à Santa
Maria Novella, on admire ces femmes aux riches atours, à la tournure indolente,
élégamment posées et harmonieusement groupées. De sentiment religieux il
n’en est d’ailleurs pas plus question ici que dans les fresques de Ghirlandajo.
La Guérison de la Femme possédée se distingue par l’ar-
rangement du groupe central, qui est aussi harmo-
nieux que dramatique (gravée p. 495). Dans le Châ-
timent des blasphémateurs, l’action, d’une rare vivacité,
est liée au paysage avec un art parfait. C’est comme
le prodrome du chef-d’œuvre du genre, le Saint
Pierre martyr du Titien.
Aux fresques du petit cloître firent suite les deux
camaïeux du jardin ( 1 5 1 2 — 1 5 1 3) : la Parabole des
ouvriers de la vigne (détruits en i 704 par un ébou-
lement).
En 1 5 1 4 , Andrea accepta de peindre, également
en camaïeu, pour la corporation du « Scalzo »,
Y Histoire de saint Jean-Baptiste et quatre Vertus, soit
en tout quatorze fresques, qui l’occupèrent jus-
qu’en 1 5 2 6 . Ces compositions monochromes comptent parmi ses pages les
plus admirées.
Vers la même époque l’artiste contracta le mariage qui devait faire le malheur
de sa vie; il épousa Lucrezia del Fede, veuve d’un bonnetier. En 1 5 1 8, il se
rendit à l’appel qui lui avait été adressé par la cour de France et séjourna dans
notre pays jusqu’en 1619 (il peignit à cette occasion la Charité du Musée du
Louvre). On ne sait que trop comment, chargé de faire pour le compte de Fran-
çois Er des acquisitions d’œuvres d’art en Italie, il trompa sa confiance, garda
l’argent et se fixa de nouveau à Florence. Disons ici, pour n’avoir plus besoin de
revenir sur cette question pénible, qu’Andrea 11e se distinguait ni par la loyauté,
ni par la fermeté du caractère : c’était une nature envieuse et sournoise.
lations aussi anormales. Peut-être faisait-011 figurer celles-ci dans les actes notariés, comme
aujourd’hui on y fait figurer les prénoms au grand complet; mais à coup sûr on ne les employait
jamais dans la vie de tous les jours. Il importe d’ailleurs de faire remarquer que beaucoup de
quattrocentistes et même quelques cinquecentistes n’avaient pas de nom de famille, mais seule-
ment un prénom et un surnom. Aujourd’hui même, en Italie, le prénom (« il nome ») va de pair
avec le nom (« il cognome »). Cessons donc de dérouter le public par ces mascarades et tenons-
nous-en aux dénominations courantes.
Portrait d'Andrea del Sarto âgé
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
E. ÎMüntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
5o6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
De 1 52 1 date la grande fresque de la villa de Poggio a Cajano : César rece-
vant le tribut du monde animal, une des rares compositions profanes exécutées
par notre maître (continuée et terminée en 1 582 par Alessandro Allori ;
gravée p. i5o). Le dictateur, couronné de lauriers et assis sous une niche,
Les Blasphémateurs foudroyés, par Andrea del Sarto.
(Couvent de 1’ « Annunziata ».)
écoute les harangues que lui adressent les députés des nations vaincues; des
hommes et des enfants lui amènent ou lui apportent, qui des girafes, qui des
oiseaux rares (c’est une allusion aux goûts zoologiques de Laurent le Magni-
fique). L’ordonnance laisse à désirer, mais il faut admirer le coloris et le
mouvement. Inutile d’ajouter que, de vérité historique et de couleur locale,
Andrea n’a eu nulle cure : il a peint les Florentins de son temps, et non les
Romains et les Egyptiens du temps jadis.
ANDREA DEL SARTO.
507
En 1 5 25, Andrea prit congé du couvent de 1’ « Annunziata » par un chef-
d’œuvre : la « Madonna del Sacco » (ainsi appelée parce que saint Joseph s’y
appuie sur un sac; gravée p. 29). Cette composition a toute la liberté d’un
Cortège, mais elle a en même temps une ampleur et une allure que l’on ne
trouve que dans l’École florentine.
La Sainte Cène peinte à fresque sur une des parois du couvent San Salvi, aux
portes de Florence ( 1 5 26- 1 52 7), est une des dernières productions d’Andrea.
Malgré la célébrité de cette page, je ne saurais en dissimuler les lacunes, les
défauts. Et tout d’abord, le souvenir de la Cène de Léonard, le chef-d’œuvre
I.a Sainte Cène, par Andrea del Sarto. (Couvent de San Salvi.)
des chefs-d’œuvre, nous trouble et nous désoriente; c’est bien la même
conception : l’émotion des disciples au moment où leur maître prononce ces
mots : « Je vous le dis en vérité, l’un de vous me trahira ». Mais combien la
mimique n’est-elle pas plus théâtrale (examinez, par exemple, le geste du Christ
posant sa main sur celle de son disciple bien-aimé); combien l’expression est
plus prétentieuse et plus vide! Il y a entre Léonard et André la même différence
qu’entre le chercheur sincère, dont chaque effort constitue une conquête, et
l’imitateur habile, trop habile même, qui se joue des difficultés, au lieu de
compter loyalement avec elles. C’en est fait de l’éloquence grave, recueillie,
intime, inhérente à l’œuvre de Léonard; ce qu’il faut aux contemporains
d’André, ce sont des thèmes brillamment développés, des morceaux de
bravoure.
Mais si l’œuvre manque de conviction et de chaleur, est-elle du moins irré-
5o8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
prochable au point de vue de la facture? Malgré son admiration pour le maître,
M. Paul Mantz s’est vu contraint de formuler des réserves : « Il est visible, dit-il,
que la combinaison rationnelle des couleurs tient moins de place que le hasard.
Ici apparaît un ton jaune, là un rouge ou un gris violacé, et ces diverses notes
ne sont pas suffisamment disciplinées ou silencieuses. J’ajouterai que l’ordon-
nance laisse également à désirer : dans la composition de Léonard, l’abus des
profils est racheté par le merveilleux agencement des figures, par ces groupes
si vivants et si pittoresques; dans celle de son imitateur, au contraire, les
personnages, sauf deux exceptions, sont isolés les uns des autres et huit
silhouettes se profilent sur le fond avec une uniformité désespérante. Ces têtes
mêmes, le modelé en est souvent bien sommaire. Mais je m’arrête; je crain-
drais, en poursuivant, de passer pour un Zoïle. »
Les dernières années de cette carrière si bien remplie urent occupées par
l’exécution de toutes sortes de retables ou de tableaux de chevalet, ainsi que
par celle de plusieurs portraits. A cette catégorie appartiennent les effigies des
capitaines qui s’étaient sauvés pendant le siège de Florence : Andrea fut chargé
de les représenter pendus sous des traits ignominieux (i53o).
Le maître ne comptait que quarante-cinq ans lorsque la peste l’emporta, le
22 janvier 1 53 1 . Sa veuve, la frivole Lucrezia, lui survécut pendant près d’un
demi-siècle.
Les tableaux d’Andrea del Sarto, aujourd’hui dispersés dans les galeries de
l’Europe entière, depuis la National Gallery et le Musée de Madrid jusqu’à
l’Ermitage, portent sur l’Ancien aussi bien que sur le Nouveau Testament. Ils
représentent tour à tour le Sacrifice d’ Abraham (Musée de Dresde) et Y Histoire
de Joseph (Palais Pitti), Y Annonciation ( 1 5 1 2, Palais Pitti), des Madones et des
Saintes Familles (la Vierge aux Larmes, 1 5 1 7, Musée des Offices; la Sainte Fa-
mille du Louvre; la Madone du Musée de Berlin, iSaS), la Déposition de Croix
(Palais Pitti), la Pietà ( 1 5 1 7 , Musée de Vienne), la Dispute de la Sainte Trinité
(Palais Pitti), Quatre Saints (Académie de Florence), le Mariage de Sainte Cathe-
rine (Musée de Dresde), etc., etc.
Andrea, qui n’a jamais été un grand clerc en matière d’ordonnance, excelle
surtout dans les figures isolées : telles sont les deux saintes de la cathédrale de
Pise, Sainte Catherine (gravée p. q?5) et Sainte Marguerite ; elles séduisent par
la grâce des attitudes et le charme du coloris, non moins que par je ne sais
quelle noble aisance, quel naturel, quel laisser aller.
Le portrait a également tenté quelquefois ce pinceau si délicat : il s’est plu à
multiplier, soit sa propre effigie (Musée des Offices, Palais Pitti, National Gal-
lery), soit celle de sa femme Lucrezia Fedi (Musées de Berlin et de Madrid). Le
don de l’observation objective, nécessaire au portraitiste, n’était toutefois pas
son fort. C’est ainsi qu’il voyait toutes les femmes à travers la sienne, dont il a
trop souvent donné les traits à ses saintes. Il en résulte que si ses portraits
vruDE pour la Sainte Cene, par Andrea dsl Sarto (Musée des Offices.
I
ANDREA DEL SARTO.
509
sont généralement très enveloppés, ils manquent de vigueur et de caractère.
Rien de plus opposé à la manière que Bronzino devait faire triompher à Flo-
rence même à peu d’années de là.
Peu de personnalités, dans l’histoire de la Renaissance, sont aussi laites pour
embarrasser la critique qu’Andrea del Sarto
séduisantes et de défauts.
Essayons de dégager les éléments si divers
qui sont entrés dans la composition de ses
ouvrages. A Léonard de Vinci, Andrea a pris
son coloris si fondu, infini en nuances, quel-
que différence qu’il y ait d’ailleurs dans leurs
deux palettes (celle d’Andrea est plus. claire et
plus grasse ; on y trouve « des oranges roses,
des fleurs cendrées, des demi -teintes fines
noyées dans des gris chaleureux » : Paul
Mantz). Les Primitifs lui ont appris à animer
ses scènes par toutes sortes de motifs em-
pruntés à la vie réelle : portraits, costumes,
meubles; à cet égard, il flotte encore entre
la peinture épisodique du temps jadis et la
grande peinture d’histoire. 11 ne tardera d’ail-
leurs pas à profiter des conquêtes réalisées
dans le domaine de l’ordonnance par son
contemporain Fra Bartolommeo : la Charité
du Louvre, avec son groupement en forme
de triangle, procède sans contestation possible
des modèles créés par le Frate. Malgré ces
emprunts, la part contributive d’Andrea n’est
c’est un mélange de qualités
Saint Michel. (Fragment.)
Par Andrea del Sarto.
(Académie des Beaux-Ai ls de Florence.)
nullement à dédaigner : il excelle à rendre les
chairs, même dans ses dessins, où les joues et
les mains sont à la fois si souples et si pleines,
si véritablement « carnose ».
Andrea del Sarto est avant tout le peintre qui connaît les infinies ressources
de la palette; qui sait donner à sa gamme la saveur, la suavité, la morbidesse;
qui s’entend comme pas un aux secrets du « pastoso » ou du « sfumato ».
L’artiste, je veux dire l’homme d’imagination et de sentiment, occupe un rang
beaucoup moins élevé; il manque — et c’est le pire défaut — de conviction.
Vasari déjà a constaté chez lui « l’absence de fermeté et de hardiesse, de gran-
deur imposante, d’allure large et magnifique ». Types, gestes, attitudes, tout
est mou, pour ne pas dire artificiel et frivole. On voudrait plus de lignes dans
ses visages de femmes (quelle pauvreté, par exemple, dans ceux de la grande
5io
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Sainte Famille du Louvre, avec leurs nez pinces et leur expression maussade!),
plus de fierté dans ses visages d’hommes. Où il réussit le mieux, c’est dans
la création de quelque belle figure d’adolescent, comme celle du tableau de
l’Académie de Florence (gravée ci-dessus, p. Soq).
A Andrea del Sarto fait suite une génération grandie dans l’étude des œuvres
de Michel-Ange, des dessinateurs habiles, voire brillants, mais les plus pauvres
peintres du monde. J’ajouterai immédiatement que la plupart d’entre eux appré-
ciaient avant tout chez le Buonarroti les ressources qu’il mettait à leur disposi-
tion : loin de s’exalter, par la vue de ses créations, à de nouveaux progrès, ils
trouvaient commode de vivre sur les conquêtes dont il avait enrichi l’art. La
pensée ne leur vint même pas de pousser plus loin, de tenter un effort per-
sonnel. Salviati, Bronzino, Vasari, tels sont, entre beaucoup d’autres Toscans,
ceux qui ont le plus facilement accepté cette abdication.
Avant de m’occuper de ces épigones, je devrais présenter au lecteur un artiste
maniéré et tourmenté, mais du moins indépendant, qui érigea en principe la
subordination de la couleur au dessin et accentua encore, si possible, la séche-
resse à laquelle ses compatriotes n’avaient que trop de tendance à sacrifier : je
veux parler de Rosso (iqqq-ifiqi). Mais il m’a paru plus rationnel de l’étudier
en même temps que l’École de Fontainebleau, à la fondation de laquelle il a eu
une si grande part. C’est donc dans le volume consacré à la France que je don-
nerai sa biographie et l’appréciation de son œuvre.
Angelo di Cosimo di Mariano, surnommé Bronzino (ifioa-iSpa), maniait
avec une égale facilité la plume et le pinceau. Ses poésies ont autant lait pour
sa réputation que ses peintures1. Élève de Pontormo et imitateur de Michel-
Ange, il s’entendait beaucoup mieux, comme la plupart des Florentins, à mode-
ler une figure isolée qu’à marier des personnages en des groupes harmonieux.
Les peintures d’histoire de Bronzino manquent véritablement de souffle. En
outre, comme il ignorait certains secrets essentiels du coloris, l’ordonnance en
est d’ordinaire heurtée. Examinons sa Sainte Famille , du Musée de Vienne,
ou sa Déposition de Croix , du Musée des Offices : tout y est voulu, raisonné,
artificiel et vide. Le Jugement dernier, du Musée des Offices, prête encore plus à la
critique. Cet enchevêtrement de corps nus, modelés comme des torses d’athlètes,
au système musculaire développé comme chez Michel-Ange, cette collection
de têtes et d’académies est dénuée de tout sentiment pictural; bien plus, de toute
inspiration et de toute conviction. On n’y relève que le coloris, qui est assez
clair, surtout dans les figures de femmes. La Pietà du Musée de Besançon, com-
position riche en figures, n’est pas moins déclamatoire et artificielle2. Dans
1 . Sonetti di Angelo Allori, detto il Bronzino. Florence, 1828. — I SaltcrelU del Bronzino bittore.
Bologne, 1 863 -
2. Castan, le Bronzino du Musée de Besançon. Besançon, 1881.
ANG. BRONZINO.
5i i
le grand tableau du Louvre, le Christ et la Madeleine, les figures sont extraor-
dinairement guindées, tandis que la coloration bleu clair de la robe de la
sainte rappelle celle de la Sainte Marguerite de Raphaël.
Le tableau mythologico-allégorique de la National Gallery, Vénus, Cupidon,
la Folie et le Temps, peint d’une gamme claire et froide, et péchant en outre
contre les règles les plus élémentaires de l’ordonnance, a pour lui une élé-
gance qui va jusqu’à l’afféterie ; rien de plus délicat que le modelé des mains
et des pieds, rien de plus chaste que le geste de Cupidon pressant le sein
de Vénus. On dirait que
quelque chose de la grâce
de fÉcole de Fontaine-
bleau est entré dans cette
composition.
Les cartons de tapisse-
ries de Bronzino ont droit
à plus d’estime : ceux qu’il
a composés pour l’ Histoire
de Joseph, exposée au Palais
Vieux de Florence, sont
excellents; l’artiste s’y est
senti moins gêné par les
préoccupations du style et
par l’influence de Michel-
Ange que dans ses pein-
tures d’histoire propre-
ment dites. Il a pu y
prodiguer à son aise les
portraits, les costumes pit-
toresques, les riches acces-
Portrait de Lucrezia Panciatichi, par Bronzino.
soires.
(Musée des Offices.)
Mais où le maître triom-
phe, c’est dans le portrait, dans ces vivantes, poétiques ou implacables effi-
gies, où il fait défiler devant nous ses protecteurs, les Médicis, ses amis ou de
simples clients de rencontre. Malgré la sécheresse ou la dureté relative du
coloris', Bronzino s’y montre l’émule de Flolbein. (Il n’est pas impossible
que quelque production du maître augsbourgeois, de quatre ou de cinq années
plus âgé que lui, soit tombée sous ses yeux et l’ait impressionné.) S’il lui
est inférieur comme coloriste, il l’emporte sur lui par ce que j’appellerai le
I. Rien, à cet égard, ne jure plus avec la manière si écrite de Bronzino que le faire, à la fois
large et flou, du prétendu portrait de Ccsar Borgia, qui de la galerie Borghèse est entré dans la
collection Alphonse de Rothschild, et que M. Morelli a essayé de revendiquer pour notre artiste.
Il est impossible d’imaginer un contraste plus tranché.
312
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sentiment dramatique ; ses héros ont plus de liberté et d’accent; leur caractère
est plus nettement dégagé. Bronzino excelle en outre à relever ses représen-
tations par quelque accessoire fait pour attirer l’attention : telles sont les
statuettes qu’il a introduites dans ses portraits des Offices, du Louvre ou du
Musée de Berlin.
En tout état de cause, une telle netteté de caractéristique ne pouvait s’ob-
tenir qu’au détriment du coloris : supposez que celui-ci ait la souplesse ou la
chaleur propres à l’Ecole de Venise, immédiatement les effigies perdraient de
leur précision.
Dans quelques rares occasions cependant, l’artiste florentin se rapproche de
ses émules vénitiens sans trop sacrifier ses propres tendances. Le portrait
de sculpteur du Musée du Louvre est à peu près de la même qualité et de
la même valeur que le portrait d’homme de Paris Bordone qui lui fait pen-
dant.
Examinons quelques-unes de ces effigies, qui comptent parmi les meilleures
du xvi° siècle, et ce n’est pas peu dire.
Le portrait de Cosme de Médicis, au Palais Pitti (une réplique au Musée des
Offices, gravée p. 206), proclame la sûreté avec laquelle l’artiste florentin sait
poser ses personnages, leur donner une attitude intéressante; l’œuvre séduit
en outre par ses carnations claires et fermes. Le souverain de la Toscane est
représenté nu-tête (le front beau et pur, les yeux un peu vulgaires) ; la poitrine
protégée par une cuirasse; la main droite, d’une rare élégance, appuyée sur le
casque ; sa jeune tête, au regard clair et froid, se détache à merveille sur la
riche armure de fer. La tonalité choisie pour le fond, un gris tout uni, ajoute
encore à l’impression de ce fier morceau. On voudrait avoir une galerie d’an-
cêtres peints de ce pinceau, avec cette palette.
Dans le portait d’un autre Médicis, le jeune Garcia, au Musée des Offices
(gravé p. 21 1), Bronzino nous offre plus que l’effigie d’un des membres de la
famille ducale : grâce à sa sincérité, qui va jusqu’à la brutalité, il a réussi à créer
un caractère. Ce monstre, âgé de quelques années à peine, qui étreint un char-
donneret avec une sorte de joie bestiale, fera un jour, s’il monte sur le trône,
souffrir ses sujets comme il fait souffrir le malheureux oiseau.
Le portrait de Lucrezia Pucci Panciatichi, au Musée des Offices, fait revivre
cette femme longue et fière, aux belles mains blanches, grasses et effilées. Il
n’est pas jusqu’à ce cou trop tendu, jusqu’à ce regard trop fixe, qui n’ajoute au
caractère du personnage. L’ouvrage aurait gagné à avoir un fond tout uni,
comme certains portraits d’Holbein; le mur décoré d’une niche qui se déve-
loppe derrière Lucrezia ne tranche pas assez sur la robe violette et nuit quelque
peu à l’effet.
Certains portraits en pied — tel le Jeune Garçon de la National Gallery —
égalent par leur naturel, leur aisance, leur tournure, les meilleurs portraits
du Titien et des Flamands.
SALVIATI.
VASARI.
5i3
Francesco de’ Rossi de Florence (i5io-i563), surnommé Salviati, en sou-
venir de son protecteur le cardinal du même nom, possédait à merveille le don
qui éblouissait le plus cette époque dégénérée, celui de l’improvisation. Favo-
risé par les Médicis et par les papes, il eut en outre l’honneur de travailler à
Venise à côté des maîtres les plus réputés et d’être appelé en France à la cour
d’Henri II. Il s’était fait à la fois une réputation comme peintre à l’huile et
comme fresquiste, comme peintre de décors de fêtes, comme compositeur de
cartons pour tapisseries, comme interprète de l’histoire sainte, de la mythologie
et de l’histoire moderne, sans en excepter le portrait.
Des leçons d’Andrea del Sarto, Salviati ne garda que la tendance à la frivolité,
non ce sentiment de la couleur qui distinguait son
maître (dans son Incrédulité de saint Thomas, au Musée
du Louvre, le coloris est clair, jaunâtre, presque bla-
fard, sans force et sans saveur). Au Parmesan il prit
le goût de l’afféterie; à Michel -Ange ses effets de
torse. Dans son Histoire du Christ, traduite en tapis-
serie par les ateliers florentins, il a accumulé les mo-
tifs violents et montré une fois de plus à quel point
l’Ecole florentine avait dès lors perdu tout sentiment
de l’ordonnance.
Malgré la place que cet artiste a tenue auprès de
ses contemporains, la postérité n’a pas à s’occuper
de lui : il a reçu de son vivant le salaire auquel il
avait droit.
Le respect que nous devons à l’architecte éminent (voy. p. 33o), notre grati-
tude pour l’historien de l’art italien (voy. p. 178), nous obligent, sinon à juger
avec sympathie, du moins à examiner avec attention l’œuvre de Vasari en tant
que peintre. Imitateur de Michel-Ange et de Raphaël, doué de plus de mémoire
que d’imagination, l’artiste d’Arezzo donna de bonne heure l’exemple d’un
éclectisme et d’une facilité peu dignes d’envie. On affirme que le vaste cycle
des fresques du palais de la Chancellerie à Rome, YHistoire du pape Paul III,
fut achevé en cent jours. Il y paraît bien ! Le cycle non moins considérable
des fresques du Palais Vieux de Florence, Y Histoire des Médicis, exigea moins
de temps encore; aussi l’auteur crut-il sage de s’en excuser dans la description
qu’il nous en a laissée.
On a souvent accolé au nom de Vasari l’épithète de maniériste. Mais être
maniériste, c’est avoir une manière ; c’est, en d’autres termes, avoir un parti pris,
un style. Or Vasari 11’est qu’un imitateur, alors qu’il n’est pas un plagiaire.
Apprécier l’Ecole florentine de la seconde moitié du xvi° siècle est une tâche
ingrate : jamais décadence plus irrémédiable n’a suivi d’aussi près épanouis-
Portrait de Salviati.
(D’après la gravure publiée
nnr Vasari 1
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
65
5i4
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sement plus radieux'. A l’absence d’inspiration vient s’ajouter le manque de
goût; la pauvreté du style n’est égalée que par l’atonie absolue à l’égard de
toute impression directe, de toute observation indépendante. Les disciples de
Giotto n’avaient pas les yeux plus fermés sur la réalité que les Vasari ou les
Zuccheri. L’emploi de formules d’atelier accuse ici comme au xivc siècle la dis-
parition de l’esprit de libre recherche; les réminiscences tiennent lieu d’in-
spiration.
1. Rappelons ici les noms de deux de ces décadents: Alessandro Allori (i 535- 1607), le neveu
et l’élève de Bronzino, l’auteur d’une série de compositions aussi banales que déclamatoires ;
Bernardino Poccctti (i5q2-i6i2), qui, en décorant, vers i58i, les plafonds du premier corridor
des Offices, s’est du moins souvenu des traditions de la Renaissance dans ses arabesques à la
fois touffues et élégantes.
Le Lustre de la cathédrale de Lise.
Diane et Actéon, par le Parmesan. (Villa Sanvitale à Fontanellato, près de Parme.)
CHAPITRE IV
sodoma et l’école siennoise.
aut-il ranger l’École de Sienne à la suite de l’École de
Florence ? On en peut douter, tant il y a de différences
entre elles. En réalité, c’est de l’École milanaise que pro-
cède Sodoma, en qui la dernière évolution de l’École sien-
noise a trouvé un représentant véritablement supérieur;
c’est à développer les principes puisés dans l’étude des
œuvres de Léonard de Vinci que ce maître s’est appliqué plus ou moins
inconsciemment
La vie des hommes célèbres nous montre, d’un bout à l’autre de l’histoire, la
I. Bibl. : Délia Valle, Lettere saiiesi, t. III (article indigeste et illisible). — Bruzza, Notifie
utorno alla patria c ai primi studi del pittorc Giovan Antonio Ba^i, detto il Soddonia. S. D. —
Jansen, Lcben and ÏVcrke des Mains Giovann Antonio Ba^i von Vercelli genannt il Soddonia.
Stuttgart, 1870. — Frizzoni, Giovanni Antonio de ’ Ba^i. Florence, 1877 (extr. de la Nnova
Antologia ); Gioniah di Erudi^ionc artistica, t. I, 1872, p. 208 et suiv. ; Archivio storico
dell Arte, 1891, p. 278 et suiv.; Arte italiana del Rinascimento, p. cj.S— 1 87. — Timbal : Galette
des Beaux-Arts , 2° période, t. XVII. — Thausing, Wiener Kunstbriefe ; Leipzig, 1884, p. 238-
' ■ Bertolotti, Artisti 111 relations coi Goulag ci, p. 1 53 (lettre de 1 5 1 8 adressée par Sodoma
au marquis de Mantoue).
5 1 6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
lutte constante de deux grands courants, la vocation individuelle et l’influence
du milieu, ou, si l’on aime mieux, l’influence de l’éducation sous ses differentes
formes. Tantôt le génie individuel triomphe des obstacles que lui opposent le
mauvais goût, l’indolence, le marasme de l’entourage; tantôt celui-ci étouffe
les qualités natives les plus brillantes. Que de fois, en admirant l’œuvre d’un de
nos contemporains, ne nous est-il pas arrivé de nous écrier : Ah ! s’il était né
dans un siècle plus artiste ! Et que de fois aussi ne nous sommes-nous pas
extasié devant les succès de quelque fils de ses œuvres, né de parents grossiers,
dans une bourgade obscure, loin de tout foyer intellectuel! Cette alternance
perpétuelle entre l’action de la nature et celle de la société, tantôt alliées, tantôt
hostiles, ne m’a jamais frappé aussi vivement que dans la biographie de
Sodoma. Fils d’un simple cordonnier, né et élevé au milieu des populations
lourdes et incultes du Piémont, dans une ville qui ne comptait pas un artiste
de mérite, quels dons, quelle puissance d’abstraction, quelle organisation
délicate, ne fallut-il pas que l’enfant tînt de la nature pour devenir, à peine
âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, non seulement un peintre aussi spirituel
qu’élégant, mais encore un cavalier accompli, dont les folies de grand seigneur
tournèrent la tête à une ville entière !
Giovanni Antonio de’ Bazzi (et non Razzi, comme on l’a longtemps écrit par
erreur) naquit dans le Piémont, à Verceil, en 1477 selon toute vraisemblance.
Frappé de ses heureuses dispositions, son père, qui était cordonnier, comme
il vient d’être dit, le plaça, vers l’âge de douze ans, chez le maître le plus
renommé de la cité, Martino de’ Spanzotti1. Le contrat rédigé à la date du
28 novembre 1490 nous fournit de curieux détails sur les habitudes du temps :
Le père dut payer au maître une somme totale de 5o ducats milanais pour la
durée de l’apprentissage, Axée à sept ans. Le maître, de son côté, s’engageait à
loger, à nourrir et à instruire l’élève, et aussi, notons ce trait de mœurs, à
remplacer les vêtements usés. (Je laisse de côté quelques clauses plus curieuses
qu’intéressantes : l’obligation par le père de remettre au fils, au moment de
son entrée dans l’atelier, une tunique d’une « bona longitudine », deux vestes
et trois paires de bottes; celle de fournir le linge et de supporter les frais du
blanchissage, etc., etc.)
Ce long stage terminé, c’est-à-dire à la fin de 1497 ou au commencement
de 1498, le jeune peintre visita très certainement Milan, où tout était plein
de la gloire et de l’influence de Léonard.
Le débutant entra-t-il en relations directes avec le vénéré fondateur de
l’École milanaise? Ce problème n’est pas résolu encore. Mais personne, à coup
sûr, ne subit au même point l’ascendant du maître. A défaut d’enseignements
directs, Bazzi rapporta du voyage à Milan l’intuition la plus profonde des
miracles opérés par Léonard dans le domaine du coloris.
1. Voy. sur Spanzotti l’ Arcliivio storico dell' Arte, 1889, p. 421.
SODOMA.
5 1 7
Il a été impossible jusqu’ici de découvrir le moindre ouvrage exécuté à cette
époque par l’artiste dans la Haute Italie. Les peintures du palais Tizzoni, à
Verceil, n’ont en effet rien à voir avec lui1 2.
Son séjour dans sa patrie, après son apprentissage, fut d’ailleurs de
courte durée. Vers i5oo, au plus tard en i5oi, nous le trouvons à Sienne,
qui devint pour lui une patrie d’adoption, comme Milan l’avait été pour
Léonard. Il y fut amené par des agents de la célèbre famille des Spanocchi,
dont le palais lait aujourd’hui encore l’ornement de la vieille cité toscane.
Ce lut un trait de géniç de
la part du jeune artiste que
de chercher fortune à Sienne.
A Milan, à Florence, à Rome,
il lui eût fallu compter avec
des novateurs aussi hardis et
aussi habiles que lui ; dans
cette Byzance de la Toscane,
où le mouvement intellectuel
s’était arrêté depuis longtemps,
il devait lui être facile d’éclip-
ser les derniers représentants
de l’Ecole mystique, tombés
ou peu s’en faut au rang
de manœuvres. Ses nouveaux
concitoyens crurent pénétrer
dans un monde enchanté lors-
qu’ils aperçurent pour la pre-
1. On considère — mais ce n’est
là qu’une présomption — comme
des ouvrages de sa jeunesse, exé-
cutés sous l’influence directe de Léonard, la Léda de la galerie Borghèse à Rome, et la Piclà
de la même collection, ainsi qu’une petite Madone de la galerie de Bergame (le Cicerone.
D’après MM. Richter et Morelli, la Leda de la galerie Borghèse serait la copie d’un original
perdu de Sodoma). Le Louvre expose, sous le nom de Sodoma (coll. His de la Salle, n° 1 8) ,
une étude à la pierre noire, rehaussée de blanc, pour une Léda debout, vue de face, tenant le
col du cygne qui s’approche d’elle, les ailes ouvertes. Ce dessin, d’une facture un peu molle,
me paraît caractéristique pour la manière du maître. Une autre Léda, à la sanguine, exposée
dans la même salle, offre infiniment moins d’authenticité. Le « Museo artistico municipale » de
Milan possède, de son côté, une sanguine de Sodoma, une étude pour la tête de Léda, tête qui
reparaît également dans la Madone du Musée de Brera, récemment acquise deM. Habich (Friz-
zoni : Zeitschrift fïirlnld. Kinist, 1 89 1 , p. 24). — Archivio storico delV Arte, 1891. — Quanta
la Léda de la bibliothèque de Windsor (gravée dans mon tome II, p. 176), c’est un Léonard de
Vinci archi-authentique.
2. Jusque dans la dernière édition de ses oeuvres, M. Morelli a maintenu une assertion qui
ne supporte pas un instant l’examen, à savoir que le personnage représenté aux côtés de
Raphaël, dans Y École d’Athènes, est Sodoma et non le Pérugin, ainsi qu’il était universellement
5i8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
mière fois ces créations si libres et si suaves, où l’élégance des lignes le dis-
putait à la magie de la couleur.
A en croire Vasari, Sodoma, en arrivant à Sienne, ne savait pas grand chose
et, loin de chercher à se perfectionner, il se contenta d’étudier les sculptures de
Jacopo délia Quercia (étude singulière pour un novateur si fougueux et qui
se piquait d’exceller dans la seule peinture!). Telle était la pénurie des peintres
siennois de talent, que le nouveau venu ne tarda pas à percer malgré sa jeunesse.
Il s’essaya d’abord dans le portrait, genre peu cultivé dans ces parages, et se
créa par là de nombreuses relations.
Mais ce qui le mit en lumière, plus que son talent d’artiste, ce furent ses
excentricités. C’était une nature brillante et exubérante, véritable reflet de
Léonard, et non un artiste doux et modeste tel que Bernardino Luini. Il lui
fallait, comme au maître, de nombreux domestiques, de riches habillements,
des chevaux de race. (C’est à l’occasion d’une des courses auxquelles il prit part
à Florence qu’il semble avoir reçu le fâcheux surnom de Sodoma). Il portait
des pourpoints de brocart, des mantelets bordés de toile d’or, des « cuffîoni »
d’une extrême richesse, des colliers et autres ornements semblables, dignes
— ajoute le biographe — de bouffons et de charlatans. Il n’était pas moins
avide de titres et de décorations : en i5i8, il réussit à se faire créer chevalier
par le pape Léon X.
Le plus ancien tableau authentique du maître, la Déposition de croix , de
l’Académie de Sienne (i5o2?), a encore beaucoup de fermeté, sinon de dureté;
on y sent comme le vent un peu âpre des Alpes. Cette crudité relative n’est
pas sans charme. J’ajouterai que la composition est nourrie, la gamme claire,
comme dans la composition similaire d’Andrea Solario au Musée du Louvre.
La Vierge évanouie entre les bras de ses deux compagnes annonce l’admirable
groupe de Y Evanouissement de sainte Catherine.
La Judith, également exposée à l’Académie, offre cette même gamme claire
et un peu ténue, ces formes encore grêles, mais déjà pleines de distinction.
Vers la même époque, en i5o3, Sodoma reçut d’un de ses compatriotes de
la Haute Italie, le Milanais Tomaso Pallavicini, abbé général des Olivétains,
la mission de décorer le couvent de Santa Anna in Creta, près de Pienza. Ces
fresques, qui subsistent encore et qui ont été photographiées par M. Lombardi
de Sienne, montrent toute la facilité d’invention du jeune maître.
En i5o5, le successeur de Pallavicini, Domenico Airoldi, également ori-
ginaire de la Lombardie, chargea Sodoma de continuer, dans le cloître de
Monte Oliveto Maggiore, la série de fresques commencée par Signorelli. Dans
admis. Or la ressemblance de ce portrait avec celui du « Cambio » de Pérouse, où le Pérugin s’est
représenté lui-même, et d’autre part les différences fondamentales qu’il offre avec le portrait
de Monte Oliveto Maggiore, où Sodoma a fixé à son tour sa propre effigie, pour ne point
parler des différences d’âge, ne permettent pas de prendre en considération cette conjecture
(Die Galérien Borghcse nnd Doria Pamfili in Rom, p. 192).
SODOMA.
5ig
ce vaste cycle, terminé en i5o6, Sodoma montre ses qualités transcendantes,
comme aussi toutes les lacunes de son talent.
Il est probable que le nouveau venu commença son travail par le compar-
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Jeune homme offrant à saint Benoit un flacon de vin. Fresque de Sodoma.
(Monte Oliveto Maggiore.)
timent succédant immédiatement à la dernière tresque de Signorelli, dans le
corridor occidental du cloître, et que sa première composition fut la Destruction
du Mont-Cassin, placée à côté de Y Entrevue de saint Benoit et de Tolila, peinte
par son prédécesseur. Quelque irrégularité que le Sodoma apportât dans ses
520
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
entreprises, et quoiqu’il eût pour règle de n’obéir qu’aux suggestions de sa
fantaisie, il s’efforça, dans cette composition, de se rapprocher de la manière
de Signorelli : même animation, même profusion de figures, mêmes guerriers
à la tournure martiale, aux accoutrements bizarres. Et cependant, qui ne
découvre sur-le-champ, dans l’œuvre du maître lombard, un tempérament et
une éducation absolument supérieurs! Cette liberté, cette fougue, cet éclat
incomparable, que la savante pondération des masses fait ressortir encore davan-
tage, rappellent, il n’est pas permis d’en douter, Léonard de Vinci et son
fameux carton de la Bataille d’Angbiari : les deux soldats qui se disputent avec
rage une lance, les chevaux qui hennissent et se cabrent, comme enivrés du
bruit des armes et de l’odeur de la poudre, la mêlée à la fois ardente et sans
confusion, tout témoigne d’une étude assidue du chef-d’œuvre qui faisait alors
les délices de Florence. Par une inspiration vraiment dramatique, Sodoma
oppose à l’horreur de la scène du premier plan un paysage calme, riant, dans
lequel la légèreté et la transparence n’excluent pas la précision. Il ne connaissait
évidemment pas le Mont-Cassin, même de réputation, sinon il ne l’aurait pas
représenté comme un édifice entouré d’une rivière. Nous ne lui en ferons pas
un crime; il est permis d’ignorer la topographie quand on sait créer des sites
d’une telle beauté.
Une des fresques suivantes, Saint Benoit quittant la maison paternelle , témoigne
d’une inspiration bien différente. Si la Destruction du Mont-Cassin se distingue
par sa fougue, par son allure vraiment épique, ici nous découvrons un tableau
plein de poésie et de naturel, une de ces narrations simples, émues, vraies, et
cependant foncièrement originales, qui s’imposent à notre esprit comme si
nous l’avions vue se dérouler dans la réalité : monté sur un cheval fringant,
aux narines dilatées, qui se cabre (comme dans le carton de Léonard), l’adoles-
cent se retourne pour jeter un dernier adieu aux siens; sa mère, vêtue de
noir et tout éplorée, une des plus adorables figures de la Renaissance, le
regarde longuement, avec une tendresse infinie; à côté d’elle sa sœur, encore
enfant, s’occupe d’un caniche qui mordille sa robe, tandis que la nourrice,
montée sur un mulet, suit le jeune voyageur dont on lui a confié la garde et
sur lequel elle promet de veiller.
Saint Benoît réparant par ses prières le crible cassé par sa nourrice, c’était là
à coup sûr un sujet passablement ingrat ! Sodoma a cependant trouvé le moyen
de donner à cette composition le plus vif intérêt : il s’est représenté comme un
des spectateurs du miracle, debout devant la porte. Drapé dans un splendide
manteau jaune bordé de noir, la main droite gantée de blanc, étendue, la
gauche posée sur son épée, il ressemble à un grand seigneur plutôt qu’à un
simple peintre. C’est qu’il s’était paré, pour la circonstance, des plumes du paon.
Vasari raconte, en effet, que ce manteau provenait de la défroque d’un gen-
tilhomme milanais entré en religion à Monte Oliveto, et qu’il fut donné à
l’artiste par le supérieur, désireux de lui témoigner sa bienveillance. Si le
SODOMA.
521
costume est emprunté, le visage, par contre, est d’une vérité saisissante; Sodoma
ne s’est pas flatté ; la bouche est grande, le nez retroussé, le teint olivâtre, les
cheveux noirs incultes, et cependant, malgré l’irrégularité, on pourrait presque
dire la vulgarité des traits, l’ensemble est pétillant d’esprit et d’originalité (voy.
la gravure de la page 5 17). La présence de quelques-uns des favoris de
l’artiste, son corbeau, son singe, complète cette physionomie curieuse.
La fresque représentant l’accueil fait par saint Benoît à deux adolescents
romains, Maurus et Placidus, qui viennent le voir suivis d’une nombreuse
escorte, rappelle, par son animation, la Destruction du Mont-Cassin. Quoique ici
la scène ne comprenne que des acteurs pacifiques, rien n’y manque de ce qui
peut charmer et séduire : la beauté de l’ordonnance, des figures pleines de grâce
et de noblesse, de superbes ruines classiques.
La page la plus merveilleuse peut-être de ce vaste ensemble est celle qui
nous montre les courtisanes venant tenter saint Benoît. Les deux premières, le
front orné de féronnières, sont, dans leur grâce exquise, les sœurs des Muses
dont Raphaël a peuplé le Parnasse. Le groupe des quatre autres qui, se tenant
par la main, se préparent à danser, n’est pas moins digne d’admiration. Signa-
lons celle du premier plan, avec son léger costume d’un bleu pâle et les molles
ondulations de son corps élancé (gravé t. Il, p. 97).
Vasari raconte une curieuse anecdote au sujet de cette composition dont
la présence dans un monastère surprend à bon droit : voulant chagriner les
moines, Sodoma, dont l’humeur espiègle ne respectait rien, avait représenté
ses courtisanes toutes nues. On juge du scandale lorsqu’il découvrit sa pein-
ture, que personne n’avait été admis à voir avant son complet achèvement. Le
supérieur donna l’ordre d’effacer ces figures indécentes, et l’artiste n’obtint leur
grâce qu’en consentant à leur donner un costume moins primitif.
Je ne m’arrêterai pas à décrire les vingt autres compositions qui complètent
la décoration du cloître : elles sont malheureusement fort inégales : à côté de
traits admirables, d’éclatants triomphes de la peinture, on découvre de nom-
breuses traces de lassitude ou d’ennui. L’inspiration a surtout fait défaut à
l’artiste toutes les fois qu’il s’est agi de représenter des scènes de la vie mona-
cale, les mortifications ou les extases du saint dans le désert, ses miracles, d’un
ordre souvent spécial, comme lorsqu’il procure de la farine à ses moines, ou
qu’il lait remonter à la surface de l’eau la cognée qu’un religieux y a laissé
tomber; bref de ces scènes qui ne comportent qu’un petit nombre d’acteurs.
L’Ecole ombrienne, avec ses tendances mystiques, son besoin de concentra-
tion, aurait pu se complaire dans un programme si étroit; elle aurait fait éclater
la puissance de sa loi dans une figure unique, comme l’admirable saint Bernardin
de Sienne debout dans un paysage, dont Pinturicchio a orné l’église d’Aracœli.
Mais demander à une nature brillante et mondaine, telle que Sodoma, de créer
un chef-d’œuvre avec un ou deux moines vêtus d’un informe froc blanc et se
détachant sur des rochers arides, c’était tenter l’impossible. L’artiste hésita
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
66
522
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
d’autant moins à sacrifier des épisodes, si peu intéressants en eux-mêmes, qu’il
recevait pour les exécuter une somme plus modique.
On a depuis longtemps constaté que les compositions des angles sont supé-
rieures aux autres; nous connaissons aujourd’hui le secret de cette inégalité :
les premières était payées à raison de 19 ducats d’or chacune, les secondes seule-
ment à raison de 7 ducats (l’artiste reçut en tout 241 ducats, soit de 12 à
i5ooo francs). Or Sodoma ressemblait à beaucoup de ses confrères; il avait
l’habitude, selon la pittoresque expression de Vasari, de régler les ébats de son
pinceau sur la musique des écus : « Il suo pennello ballava secondo il suono de’
danari ».
Si nous nous attachons, non plus à l’inégalité de la tacture, mais à la diversité
des influences auxquelles obéit le jeune maître, nous sommes forcés ici encore de
reconnaître la prodigieuse souplesse de son génie. Les figures idéales alternent
avec les portraits; l’imitation des Primitifs avec celle des anciens. Parfois il
s’inspire de ces Ombriens qu’il a eu .à peine le temps d’entrevoir : ici, de ces
têtes un peu rondes et vides, au nez court, au menton pointu, aux pommettes
saillantes, à la carnation un peu trop vive, rappellent les types du Pérugin et de
Pinturicchio ; ailleurs des détails d’une intimité, d’une familiarité charmantes
(un chat se redressant à l’approche d’un chien, des oiseaux perchés sur les bar-
reaux qui relient les retombées des voûtes, une poule qui becquète, un cygne
qui se promène gravement), font penser aux Florentins. Puis il met à contri-
bution l’antiquité et prodigue, dans ce sanctuaire de l’ascétisme, des grotesques,
des tritons luttant (d’après la célèbre gravure de Mantegna1) ou folâtrant, des
souvenirs de la mythologie ou de l’histoire romaine : Hercule, l’Hydre de
Lerne, Curtius se jetant dans le gouffre.
Les relations de Sodoma avec les moines de Monte Oliveto Maariore lui
valurent une commande intéressante de la part d’un autre couvent du même
ordre, celui de Monte Oliveto, situé à quelques pas de Florence, en dehors
de la porte San Frediano. Au témoignage de Vasari, il y orna de plusieurs
fresques la taçade du réfectoire; mais cet ouvrage, d’après le biographe, lui
attira peu d’éloges 2.
Vers cette époque, le célèbre banquier siennois Agostino Chigi ayant fait une
apparition dans sa ville natale — c’est du moins ce que raconte Vasari, —
emmena Sodoma et le présenta à Jules II, qui le chargea de peindre une des
Stances du Vatican, la Stance de la Signature, située à côté de celle où travail-
lait le Pérugin (iSop-iSoS). Sodoma y orna la voûte de cadres, de teuillages,
1 . Dans le saint trônant, peint par Sodoma pour l’église Santa Anna in Creta, les « putti »
tenant des festons se rattachent également aux modèles de Mantegna.
2. J’ai le premier signalé et remis en lumière un fragment de la Cène peinte en cet endroit.
On y remarque quelques réminiscences de la composition de Léonard, notamment dans la
figure du disciple appuyant la tête sur l’épaule du Christ (voy. le Tour du Monde de 1 883, t. II,
p. 180, et la gravure de mon tome II, p. g3).
SODOMA.
523
de « fregi », et y peignit en outre quelques « storie » fort satisfaisantes; mais
sa lenteur, ses extravagances, finirent par lasser le pape, qui le renvoya et
donna l’ordre à Raphaël d’effacer les peintures de son devancier1. L’Urbinate
toutefois se contenta de supprimer les médaillons et les rectangles et conserva
les bordures et les autres ornements que l’on voit aujourd’hui encore près des
quatres figures allégoriques de la Théologie , de la Philosophie, de la Poésie et de
Y Astronomie. Ce fut tant pis pour Sodoma, car ses compositions, banales et
veules, ne soutiennent pas
un instant la comparaison
avec les créations si serrées
et si véritablement inspi-
rées du Sanzio.
En 1 5 1 o , Sodoma se
maria : il épousa la fille
d’un hôtelier de Sienne,
propriétaire de l’hôtel de
la Couronne, Béatrix Galli,
qui lui apporta une dot
assez ronde, q5o florins
de 4 livres. Mais ni ce
mariage, ni la naissance,
en 1 5 1 1 et en iSia, d’un
fils, auquel il imposa le
nom fameux d’Apelle, et
d’une fille, qu’il baptisa de
celui de Faustine , ne le
rendirent plus sérieux. Va-
sari affirme qu’il vécut mal
avec sa femme, et nous
n’avons pas de peine à ajou-
ter foi à son témoignage.
De retour à Rome, en 1 5 1 4, Sodoma se rencontra très certainement avec
son initiateur Léonard, alors fixé à la cour pontificale. Il y exécuta pour Cliigi,
au premier étage de la villa construite par Peruzzi et décorée par Raphaël et
Sébastien del Piombo, les célèbres fresques de Y Histoire d’ Alexandre : l’une, la
Famille de Darius aux pieds d’Alexandre ; l’autre, les Noces d’ Alexandre el de
Roxane. La décoration fut complétée par Valcain dans sa forge et par des Amours
venant demander des flèches, qui prirent place aux deux côtés de la cheminée.
Une autre fresque, qui représente Alexandre domptant Encéphale, est aujourd’hui
Roxane aux pieds d'Alexandre, par Sodoma.
(Villa de la Farnèsine.)
1. MM. Cavalcaselle et Crowe ont donné une description détaillée de ces fresques dans Y His-
toire de la Peinture en Italie. Cf. mon Raphaël, 2“ édition, p. 2.58, 36 1 .
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
524
défigurée par les restaurations. Voilà donc Sodoma de nouveau en présence
de son rival Raphaël !
Les Noces d’Alexandre et de Roxane sont une de ces compositions riches et
somptueuses dans lesquelles excellait Sodoma. Vers la gauche, sur un ht à
colonnes, Roxane est assise, à demi vêtue ; elle baisse pudiquement les yeux,
tandis que deux génies nus la débarrassent de ses sandales, et qu’un troisième,
la main étendue sur sa gorge, semble révéler ses beautés à Alexandre. Celui-ci
s’avance, précédé par un Amour et tendant à Roxane une couronne royale. A
gauche, trois suivantes, dont une négresse, se préparent à prendre congé de leur
maîtresse; à droite, Héphestion tenant le flambeau de l’hymen, et, à côté de
lui, un léger manteau jeté sur les épaules, Eros, sous les traits d’un adolescent.
Sur le sol, dans les airs, partout, une légion d’ Amours ailés, les uns décochant
des flèches, les autres occupés à divers devoirs. Au fond, à droite, un paysage.
L’attitude de Roxane fait songer aux touchants aveux d’Andromaque racon-
tant à Enée son union forcée avec l’assassin de son époux : « Nos servitio
enixœ *. »
La Famille de Darius aux pieds d,’ Alexandre abonde en figures belles, amples
et suaves, qui séduisent par ce qu’elles sont plutôt que par ce qu’elles font.
A gauche, les femmes éplorées, mais néanmoins pleines de dignité; un
jeune garçon nu, dont le modelé semble inspiré de Raphaël; deux jeunes filles
debout, la main de l’une touchant le bras de l’autre; puis Roxane prosternée,
sous les traits et dans le costume d’une matrone. A droite, Alexandre et sa
suite, figures belles et martiales. Au tond, un pont. Les femmes debout à
gauche procèdent des Muses du Parnasse de Raphaël.
La composition a une tenue rare chez le maître. Se sentant si près de
Raphaël, Sodoma a voulu prendre sa revanche de l’échec subi dans les Stances,
I. Ce sujet fut traité vers la même époque par Raphaël dans un dessin qui fait aujourd’hui
partie de la collection Albertine et traduit en fresque par les élèves de Raphaël dans le
casino du parc Borghèse. Les deux compositions offrent une certaine analogie : on remarquera
tout d’abord l’emploi d’Amours destinés à relier les figures principales, à garnir le champ de
la peinture et à donner à la scène de l’animation. L’attitude d’Alexandre s’avançant vers
Roxane est en outre presque identique dans l’une et l’autre; le conquérant se montre de profil et
étend la droite; seulement, tandis que chez Raphaël le bras gauche retombe à quelque distance
du corps, chez Sodoma, ce bras, légèrement plié, est occupé à soutenir les plis du manteau.
Dans les airs, les Amours décochant des flèches rappellent, mais comme intention générale seu-
lement, les Amours du Triomphe de Galatèe, peint par Raphaël au rez-de-chaussée de la même
villa. Quelle que soit la beauté de la composition, on n’y trouve pas le goût supérieur de
Raphaël. C’est ainsi que les Amours nus qui, sur le lit, tiennent les draperies, sont trop mou-
vementés pour remplir l’office de cariatides et, d’autre part, trop symétriquement disposés pour
ressembler à des Amours en chair et en os. Raphaël eût évité une telle contradiction. — Dans
la peinture de Sodoma, la femme debout à gauche, à côté de Roxane, un vase sur la tête, offre
de singulières analogies avec la femme de l’Incendie du Bourg, qui porte une cruche. De nos
jours quelques critiques, entre autres M. Morelli, ont tenté de revendiquer pour Sodoma les
dessins jusqu’ici attribués à Raphaël (Albertine, Musée de Pesth, etc.). Mais leur argumenta-
tion vient d’être réfutée de point en point par M. Richard Fœrster (le Mariage d’ Alexandre et
de Roxane , tendant la Renaissance : Annuaire des Musées de Berlin , 1894).
SODOMA.
525
et il y a réussi ; ses figures sont du Raphaël, mais du Raphaël plus fluide et plus
suave.
Pendant ce séjour à Rome, Sodoma se lia intimement avec l’Arétin, qui figu-
rait alors au nombre des familiers de Chigi. La lettre que le fameux pamphlé-
taire lui adressa, quelque trente années plus tard, en i5q5, rend un éloquent
témoignage de la cordialité et de la durée de leurs rapports '.
A la même époque, le peintre de Verceil offrit à Léon X une Lucrèce , que
certains critiques modernes ont cru retrouver au Musée de Turin et d’autres au
Musée de Hanovre ’2.
Peut-être fut-ce à cette époque que prit naissance le plus beau tableau de che-
valet du Sodoma, le Saint Sébastien du Musée des Offices (la tête gravée t. II,
p. 20). Les formes sont d’une rare noblesse, le corps nu merveilleusement
modelé; le coloris, traité dans une gamme grisâtre, oftre une délicatesse
exquise ; l’expression, enfin, est souverainement touchante. Mais ce genre de
beauté essentiellement féminine incline déjà à la décadence : il laisse pressentir
l’avènement des Bolonais, et notamment du Guide. Le paysage n’est pas à la
hauteur de la figure : outre que le point de vue choisi par l’artiste est défec-
tueux, les masses sont loin d’être traitées dans les données du grand style.
En 1 5 1 5, Sodoma, qui s’essayait également dans la sculpture, fut chargé par
l’œuvre du Dôme de Sienne d’exécuter les modèles de deux Apôtres de bronze,
travail confié auparavant à Francesco di Giorgio Martini",
La Présentation au Temple (le payement eut lieu en 1 5 1 8 ; la peinture date
donc au plus tard de cette année), qui orne la confrérie de Saint-Bernardin
à Sienne, a le tort de trop rappeler les courtisanes de Monte Oliveto Mag-
giore. Le sujet principal, la Vierge montant les degrés du sanctuaire, est
relégué au second plan et passe à peu près inaperçu. L’ordonnance est d’ailleurs
simple et imposante : la scène se passe sous un portique à colonnes donnant
sur un paysage; à droite, une demi-douzaine d’hommes, à la barbe touffue,
aux épais sourcils, spectateurs impassibles, un vieillard grave et terrible comme
ceux de Dürer, un adolescent, exhibant fièrement sa jambe et son bras nus, dans
une attitude un peu mélodramatique. A gauche, les femmes : des matrones,
une jeune mère avec son nourrisson dans les bras, des jeunes filles, d’une élé-
gance parfaite, toutes plus préoccupées de plaire au spectateur que de regarder
la scène du fond.
1. « Lorsque j’ouvris votre lettre, lui écrit l’Arétin, et y lus votre nom à côté du mien,
j’éprouvai au fond de mon âme la même impression que si nous venions de nous embrasser
avec cette amitié cordiale avec laquelle nous avions l’habitude de nous embrasser, lorsque Rome
et la maison d’Agostino Chigi nous rendaient si heureux que nous nous serions emportés
contre celui qui nous eût affirmé que nous pourrions vivre, ne fût-ce qu'une heure, l’un sans
1 autre. Mais dans le mouvement du monde les hommes se meuvent aussi, et il arrive que
le destin et ses vicissitudes emportent l’un ici, l’autre là, et le font échouer dans des lieux qu’il
ne se serait jamais attendu, même en songe, à voir »
2. Thodc : dcr Kunstfrcund, p. 376. — Frizzoni, Arte italiana, p. iqS-iqô.
3. Milanesi, Sulla Storia deîl’Arte toscana, p. igq.
5s6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Le même oratoire possède de Sodoma un Saint Louis de Toulouse, représenté
debout, tenant des deux mains un livre dans lequel il lit attentivement, la
crosse appuyée contre
son épaule.
Entre les années i5i8
et 1 525 les renseigne-
ments font défaut sur
la vie et les entreprises
de l’artiste. On en a
conclu qu’il retourna
dans la Haute Italie, et
on lui a frit honneur,
sans plus de frçons, de
la Madone de Vaprio 1 ,
jusqu’ici placée sous le
nom de Léonard de
Vinci. Le lecteur n’at-
tend pas de moi que je
m’associe à des conjec-
tures aussi téméraires.
Après une longue
éclipse, Sodoma se si-
gnale de nouveau à
Sienne par une série
de chefs-d’œuvre.
Dans l’église de Saint-
Dominique, la chapelle
de Sainte - Catherine ,
qui conserve le chef de
la sainte siennoise, lui
doit un cycle admirable,
composé de trois fres-
ques, affectant la forme
de lunettes ( 1 520).
A gauche , Sodoma
a peint une scène de
martyre , composition
peut-être un peu trop
nombreuse pour un ta-
lent tel que le sien ; aussi y remarque-t-on diverses défaillances : des effets
de torse trop prétentieux et des expressions trop doucereuses, des raccourcis
La Présentation de la Vierge au Temple, par Sodoma.
(Confrérie de Saint-Bernardin à Sienne.)
i. Morelli, Kunst-Kritischc Studien.
SODOMA
527
manques (dans les anges du haut), etc. Le guerrier qui s’avance à droite rap-
pelle 1 Alexandre de la Farnésine. D’une manière générale, il ne faut pas
La Présentation de la Vierge au Temple, par Sodoma.
(Confrérie de Saint-Bernardin à Sienne.)
regarder de trop près les tresques du maître ; elles sont particulièrement lâchées
dans le détail, par exemple dans les mains, ou encore dans les fleurs.
La partie gauche de la paroi du fond est occupée par Y Évanouissement de sainte
528
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Catherine, avec le Christ dans les airs (gravé p. 22.3), morceau fameux où l’ar-
tiste a triomphé de la difficulté de composer un tableau à l’aide de draperies
blanches et où il s’est véritablement égalé au Cortège par la suavité de l’ex-
pression non moins que par le charme du coloris.
A droite est peinte Sainte Catherine ravie en extase, genre de composition qui
convenait à merveille à une imagination morbide, chez laquelle il y avait place
pour toutes les impressions, sauf celles qui relèvent de la force et de la santé.
La femme agenouillée à droite, les bras croisés sur la poitrine, est d’un sen-
timent tout raphaélesque. Elle forme comme un amalgame des motifs qui, dans
une des fresques des Loges du Vatican, le Moïse sauvé des eaux, sont distincts.
La sacristie de l’église Saint-Dominique offre à notre admiration une pein-
ture sur soie exécutée par ce pinceau magique : l’étoffe est ornée d’une Assomp-
tion, d’un dessin plus fin qu’à l’ordinaire, et où l’influence de Raphaël se révèle
dans plus d’une figure. La Vierge se distingue par la douceur; les anges aussi
sont charmants, quoique leurs proportions laissent à désirer et que le dessin de
leurs mains prête à la critique.
Le fragment de fresque de l’Académie de Sienne, le Christ délivrant les âmes
des limbes, est célèbre par l’admirable figure d’Eve, debout à côté d’Adam, et
n’ayant pour tout vêtement qu’une légère draperie jetée autour des reins, mais
croisant les bras sur sa poitrine par le geste le plus exquis de la pudeur féminine
que jamais peintre ait inventé. Qu’elle est belle, touchante, cette figure de
la première pécheresse, perdue dans son repentir, arrêtant sur le Rédempteur un
long regard chargé d’une mélancolie infinie ! qu’il est beau ce corps souple et
svelte, avec ses flancs puissants qui ont porté le genre humain (gravée, t. II,
p. 228) !
Il y avait donc une âme, une âme vibrante, chez cet enfant terrible de la
peinture et de la charge, et qui a été lui-même son pire ennemi.
L’église Santo Spirito reçut à son tour une page monumentale : Saint Jacques
le Majeur, armé de pied en cap, l’épée haute, lançant son cheval par-dessus les
cadavres des Sarrasins qu’il vient d’immoler (exécutée en i53o). Le motif,
très hardi, très brillant, remplit à merveille la lunette dans laquelle il a été
appelé à prendre place. Le cheval a beaucoup d’allure; malheureusement
il manque d’étude, et la fougue du mouvement ne saurait foire oublier cer-
taines hérésies anatomiques, surtout dans l’arrière-train, qui est beaucoup trop
allongé.
Dans une autre peinture de la même église, la Visitation, l’invention est
plus heureuse que dans le fameux tableau de Raphaël, conservé au Musée de
Madrid : Sainte Elisabeth met un genou en terre devant la Vierge qui s’em-
presse de la relever. Comme spectateurs, une demi-douzaine de personnages
de chaque côté. Malheureusement les figures sont trop trapues et la compo-
sition manque d’air.
L 'Adoration des Mages, de l’église Saint-Augustin (terminée dès 1 533, peut-
SODOMA
529
être même plus tôt), oftre à côté de nombreuses imperfections — manque de
perspective et d’air, entassement des personnages, incorrection de certaines
figures (par exemple, le pasteur debout à côté de la Vierge, avec son bras
L’Évanouissement de sainte Catherine, par Sodoma.
(Église Saint-Dominique à Sienne.)
gauche tout de travers), — des qualités de premier ordre : beauté des acteurs,
fierté des chevaux qui hennissent.
Au Palais public de Sienne, Sodoma peignit à fresque Saint Victor et
Saint Ansanus ( 1 5 2g) .
Sous une niche, flanquée d’élégants pilastres à grotesques et ornée, dans les
— III. Italie. La Fin de la Renaissance. dp
E. Müntz.
53o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
angles, de Victoires, saint Ansanus debout verse sur des hommes agenouillés le
contenu d’une aiguière (scène de baptême?). Plus loin, saint Victor, presque
un adolescent, à la barbe naissante tirant sur le brun, armé de pied en cap, saut
les jambes et les bras qui sont nus, brandit l’épée. Ses yeux brillent d’une sainte
flamme; sa physionomie respire à la fois l’énergie et la douceur. Dans le bas,
des génies nus, dont l’un tient le bouclier du saint, offrent des figures d’une
grâce parfaite, dont Sodoma a très certainement emprunté l’idée à Raphaël,
qui en avait tiré un si
brillant parti dans la
décoration de la Cham-
bre de la Signature.
Rien de plus noble
que l’invention , de
plus éblouissant que le
coloris de ces fresques.
Des figures isolées ,
voilà justement ce qu’il
fallait à Sodoma, peu
apte, étant donnée l’in-
cohérence de son es-
prit, aux grandes com-
positions d’histoire ;
là, pendant cet effort
qui ne dure pas trop
longtemps, il peut dé-
ployer toutes ses sé-
ductions, toutes les res-
sources de sa palette,
son sentiment de la
beauté, l’éloquence de
ses expressions. On
croyait qu’il excellait
uniquement dans l’interprétation des grâces de la femme : dans son Saint
Victor, il a créé un type idéal de la fierté chevaleresque, se mêlant à la douceur
du guerrier chrétien.
Plus bas, en retour, sur une ligne différente, saint Bernard Tolomei (i5q3)
tient dignement sa place à côté de saint Victor et de saint Ansanus.
Les dernières années de Sodoma furent partagées entre Volterra, où il
peignit, pour un riche seigneur du nom de Médicis, la Chute de Phaéton (un
tableau représentant le même sujet figure dans l’inventaire dressé après sa
mort), Pise, Lucques, où l’abbé des Olivétains lui commanda une Madone
SODOMA.
oo i
pour le couvent de Porziano, et Piombino, qui le compta, deux années durant,
parmi ses hôtes : il habita cette dernière ville en 1 53 7 et en 1 538, comblé
d’honneurs par le prince Jacques, cinquième du nom.
Dans le Sacrifice cT Abraham, de la cathédrale de Pise (iSqi-iSqa), le
patriarche , les jambes
nues, le torse recouvert
d’une tunique courte,
du plus beau bleu, et
d’un manteau rouge
flottant, la barbe on-
doyante, le front haut,
les yeux levés au ciel,
le geste inspiré, bran-
dit le glaive ; devant
lui, Isaac agenouillé,
tout nu et tout trem-
blant , les bras serrés
contre la poitrine, re-
garde son père à la
dérobée; dans les airs,
le messager céleste
s’apprête, par un mou-
vement superbe, à em-
pêcher un forfait si
horrible; au fond, un
bouquet d’arbres : telle
est la composition.
Tout est admirable
dans cette grande page :
et la sobriété de la
composition et la puis-
sance dramatique , et
la pureté du dessin et
la naïveté des expres-
sions (l’Isaac vaut l’Eve
peinte a Sienne pal So- Saint Bernard Tolomei, par Sodoma. (Palais public de Sienne.)
doma, ce qui n’est pas
peu dire); enfin la richesse et l’harmonie du coloris, ce bleu vibrant de la
tunique formant un accord si sonore avec le rouge du manteau et avec les
carnations, d’une délicatesse exquise. A la suite de nos victoires, le Sacrifice
d’isaac a figuré pendant quelques années au Louvre. Le choix qu en avait fait
Vivant-Denon honore le goût de l’organisateur de cette collection sans rivale
532
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
qui s’appelait le « Musée Napoléon ». En i8i5, la toile reprit sa place dans la
cathédrale pisane.
Une autre composition, également conservée à la cathédrale de Pise, une
Pietà, composée d’une dizaine de figures, montre l’artiste sous un jour moins
favorable et n’offre plus rien de la fraîcheur qui caractérise la Descente de Croix
de l’Académie de Sienne; elle date d’ailleurs des dernières années de Sodoma.
La vieillesse sied mal à certaines natures : ce bouffon devenu morose, peut-
être infirme, converti à la gravité, quelle anomalie! Il eut la douleur de se sur-
vivre. La gloire de Beccafumi faisait pâlir la sienne. Pauvre et découragé, il
dut chercher un asile à l’hospice de Sienne, où la mort vint enfin le prendre
en iSqç, à l’âge de soixante-douze ans1.
Sodoma laissa après lui le souvenir d’un talent admirable, d’un talent
auquel, pour briller à côté des plus grands, il n’a manqué que l’élévation
morale et un peu plus de conviction. Tel quel, avec toutes ses lacunes, son
œuvre n’en occupe pas moins le premier rang, entre celui de Léonard d’une
part, celui du Corrège de l’autre. Où chercher le secret de la fascination
qu’exercent ses peintures? Avant tout, dans son coloris si suave et si vibrant
(le maître de Verceil l’emporte sur ses confrères milanais par la franchise et
l’éclat de certains tons, notamment les bleus); en second lieu, dans ses figures
si belles, si poétiques, si touchantes.
Personne n’a excellé comme lui à rendre la grâce féminine, tour à tour
hardie, comme dans les courtisanes de Monte Oliveto, ou chaste, comme
dans la Roxane de la Parnésine, l'Lve de l’Académie, la sainte Catherine de
l’église Saint-Dominique. Je dirai plus : Sodoma a inventé un genre de beauté
qui lui appartient en propre, une beauté veloutée, suave, touchante : les yeux
grands et langoureux, le nez droit, parfois très légèrement retroussé, de
manière à laisser voir la naissance des narines, la bouche petite, avec la
lèvre supérieure dessinée en arc et très développée, le menton d’un galbe
incomparable. Mais la fierté du guerrier (Alexandre le Grand ou Saint Victor)
a également trouvé en lui un interprète inspiré.
I. Un inventaire ancien mentionne parmi les tableaux de Sodoma : Une Madone (haute de
2 br. 1/2, évaluée i.5o écus), un Numitor condamnant la mère de Romains et de Rémulus, tableau
en longueur (100 écus), la Chute de Phaéton et Daphné changée en laurier (i5o écus les deux),
une Résurrection (i25 écus); six portraits, parmi lesquels ceux de Pandolfo Pétrucci, d’un
Saracini et d’une Toscani. (Délia Valle, Lcttere sanesi, t. III, p. 267. — Vasari, t. VI, p. 38o.)
La gravure de Marc -Antoine, le Triomphe après la Victoire (Bartsch, 2i3; Delaborde, p. 203),
semble reproduire une composition de Sodoma.
Dans les dernières années, de nombreuses peintures ont été revendiquées en faveur de notre
maître, à la gloire duquel ces productions, la plupart d’un ordre absolument inférieur, n’ajou-
teraient pas grand chose. On me dispensera d’y insister ici. Le Musée du Louvre, de son côté,
continue d’exposer sous le nom de Sodoma une série de miniatures revêtues de la signature
« Antonius Vercellensis » (n°s 89-93 du catalogue Reiset). Or il est manifeste que nous avons
affaire à un artiste quelconque de Verceil et nullement au grand Antonio Bazzi.
Etude de Figures, par Bal. Peruzzi.
Ancienne collection Lesoufaciié.
(Musée de l’Ecole des Beaux-Arts.)
i
LES PEINTRES SIENNOIS.
r o o
5 oô
Je ne crains pas de le proclamer ici : on n’aura rendu justice à ce maître que
du jour où on l’aura rangé près du Corrège, immédiatement à côté de lui :
l’incomparable suavité de son style, non moins que les lacunes de son talent,
font de lui l’émule de celui que l’on a appelé le peintre des Grâces.
Autour de Sodoma gravite une pléiade de maîtres intéressants plutôt que
brillants, qui s’efforcent d’unir à la ferveur des anciens Siennois les ressources
de mise en scène dont dispose l’ère nouvelle (voy. t. II, p. 688).
Le plus âgé parmi eux, Bernardino Fungai ( 1 460-1 5 1 P), sacrifie tour à tour
aux enseignements de ses prédécesseurs siennois, à ceux des Ombriens et à
ceux des Florentins. A la recherche de la beauté dans les types il allie un vil
sentiment du paysage. Ses compositions, qui ne sortent pas du cycle religieux
(le Couronnement de la Vierge, dans l’église des « Servi », de i5oo, et dans
La Vierge au Donateur, par Bald. Peruzzi. (Église de la « Pace » à Rome.)
l’église de Fontegiusta; la Madone avec des saints, de 1 5 1 1 , dans l’église du
« Carminé »; la Madone sur un trône, à l’Académie des Beaux-Arts, avec la
date 1 5 1 2, etc.), respirent le recueillement et témoignent de sérieuses con-
naissances techniques.
Giacomo Pacchiarotti (né en 1474, mort après 1 ?4< > ) s’est surtout fait
connaître par sa turbulence (voy. p. 57)'. En tant que peintre, il a subi
les influences les plus diverses, parmi lesquelles toutefois celles des quattro-
centistes dominent. Sa Visitation, à l’Académie des Beaux-Arts de Florence,
frit penser à Dom. Ghirlandajo : c’est une composition sans air, peuplée de
figures sans liberté et en même temps sans expression. Le motif le plus
curieux est l’arc de triomphe du fond, avec ses chevaux qui semblent pro-
céder du fameux quadrige de la basilique de Saint-Marc à Venise. Son Ascen-
sion, à l’Académie de Sienne, abonde en raccourcis à la fois timides et
ambitieux, sentant leur Melozzo da Forli et leur Signorelli. Quoique très
I. Bibl. : De Angelis, Elogio storico di Giacomo Pacchiarotti . Sienne, 1822.
534
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
écrite, cette peinture représente une collection de formules plutôt qu’elle n’est
une page vivante ou émue.
Girolamo del Pacchia (né en 1477, mort vers 1 535), qu’on a souvent
confondu avec Giacomo Pacchiarotti, procède à la fois de Fra Bartolommeo,
de Sodoma et d’Andrea del Sarto. Coloriste habile — il avait été à bonne
école, — il sait également faire valoir les droits du sentiment et de la poésie.
Plus d’une de ses compositions respire la ferveur ou la tendresse.
Son chef-d’œuvre, les fresques de l’oratoire supérieur de la confrérie de
Saint-Bernardin, charme par la sincérité, non moins que par l’élégance. L’Ange
de Y Annonciation , dans un encadrement de gro-
tesques, est une figure très nourrie et cependant
pleine de suavité. La Naissance de la Vierge, qui
évoque le souvenir de la fresque d’Andrea del Sarto
(voy. p. 5o5), abonde en motifs séduisants, en jolis
airs de tête; dans les draperies toutefois la recherche
de l’ampleur confine à la lourdeur.
A la Pinacothèque de Munich, le Saint Bernardin
de Pacchia révèle, malgré sa facture encore si pré-
cise, la recherche de la beauté dans les têtes, tandis
que la Madone tonne comme un compromis entre
Raphaël et Sodoma.
Baldassare Peruzzi, l’illustre architecte (voy. p. 33 1 -
SSq)', s’est conquis comme peintre aussi un rang
distingué. Tributaire au début de Pinturicchio et de Sodoma, quelque incon-
ciliables que paraissent les principes de ces deux maîtres, il compléta son
éducation à Rome, où il eut plus d’une fois l’honneur de travailler aux côtés
de son ami Raphaël : dans les Stances du Vatican, à la Farnésine, dans l’église
de la Pace. Un de ses premiers ouvrages, les cartons destinés aux mosaïques
de Santa Croce in Gerusalemme (i5o°), révèle déjà cette tendance à la miè-
vrerie, qui sera comme la signature du maître. Un peu plus tard, Peruzzi
exécuta les trompe-l’œil de la voûte de la salle de la Galatée, à la Farnésine,
ainsi que la perspective peinte de la grande salle de l’étage supérieur. Parmi
ses autres compositions monumentales, rappelons encore les Scènes de l’Histoire
romaine, peintes au Capitole.
Les fresques de l’église de Santa Maria délia Pace nous montrent le maître
sous son jour le plus brillant : dans la Vierge an Donateur de la chapelle Ponzetti
( 1 5 1 6), il semble avoir pris à Léonard son sourire attristé. Nul doute que ce
1. Bibl. : Voy. ci-dessus, p. 33 1. — Frizzoni, Di atcune Opéré cti âisegno da rivendicarc al
loro autore... Baldassare Périrai. Rome, 1871 (extr. du Buonarroti). — Le même, Artc italiana
del Rinascimento, p. 189-224.
Portrait de Beccafumi.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
PERUZZI ET BECCAFUMI.
535
soit à travers Sodoma que l’influence du chef de l’École lombarde s’est frayé
un chemin jusqu’à Peruzzi. La grâce ici n’exclut pas la fermeté. La Présentation
de la Vierge au temple, peinte dans la même église, est moins heureuse : l’action
principale disparaît derrière toutes sortes de motifs parasites, plutôt cherchés que
trouvés; disons mieux, l’action ne brille que par sa nullité. Peruzzi y a réuni
et des personnages au type plus ou moins bizarre , étrangers les uns aux
autres, et des chevaux, et surtout une collection de spécimens d’architec-
ture d’un goût douteux (le
palais de gauche contient
déjà les colonnes à bos-
sages, qui se développeront
térieure du palais Pitti).
L’ Adoration des Mages, à
la National Gallery, est une
composition riche de peut-
être quarante ou cinquante
figures, et qui abonde en
motifs hardis, sinon pitto-
resques. On a peine à y re-
connaître le sage et pur imi-
tateur de Raphaël. Peruzzi,
porté par son tempérament
à la sobriété et à la distinc-
tion, a voulu montrer qu’il
pouvait à la rigueur dé-
ployer de la fougue, no-
tamment dans ses chevaux,
qui semblent procéder de
ceux de la Bataille de Con-
stantin.
Un des retables exécutés
par Peruzzi pour sa patrie adoptive, Sienne, Y Apparition de la Vierge à l’em-
pereur Auguste (église de Fontegiusta), pèche à la lois par l’invention et par
le sentiment : rien de moins sympathique que ces personnages debout les uns
à côté des autres dans les attitudes les plus guindées.
Peruzzi, qui excellait dans la peinture des décors de théâtre (t. Il, p. 36),
ainsi que dans celle des façades, n’a créé que peu de tableaux de chevalet, et
encore ceux-ci ne sont-ils pas des plus importants : sa Sainte Famille du palais
Pitti manque véritablement trop d’accent.
Michelangelo Ansclmi, ou Michel-Ange de Lucques (iqgi-iSSq?), s’inspire
plus tard sur la façade pos-
Sainte Catherine recevant les stigmates, par Beccafumi.
(Académie de Sienne.)
536
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
également de Sodoma, dont il combine les enseignements avec ceux du
Cortège, voire du Parmesan. Sa Vierge glorieuse, du Louvre, a pour elle un
coloris relativement nuancé, varié et brillant, sauf dans les tons rouges, qui
sont trop vifs, mais les expressions y sont pauvres. C’est une de ces pages
faciles et déhanchées dans lesquelles se plaisaient dès lors les décadents.
Le dernier représentant émérite de l’Ecole sicnnoise, Domenico Meccherino,
surnommé Beccatumi ( r _j.86— 1 55 1 ), à la fois peintre, mosaïste, graveur et
sculpteur, doit l’immortalité à ses cartons pour le pavement du Dôme de
Sienne. Disciple des Ombriens, puis de Raphaël et de Michel-Ange, dont il
étudia les œuvres à Rome même, il ne dédaignait pas à l’occasion de s’in-
spirer de son concitoyen Sodoma. Ses intentions sont des plus louables : dans
ses cartons pour le pavement (à l’Académie de Sienne; plusieurs études pré-
paratoires à l’École des Beaux-Arts de Paris), il s’efforce de simplifier, de
résumer l’action en deux ou trois figures; mais ces figures n’ont plus la vie
immanente; elles sont amples jusqu’à la boursouflure. Ailleurs, dans ses
tableaux de chevalet ( Suinte Famille du palais Pitti), Beccafumi imite trop
servilement Raphaël. Le trait commun à la plupart de ses productions, c’est
la rondeur, pour ne pas dire la banalité. Rarement il a rencontré une note
plus émue, plus vibrante; mais alors du moins il s’est élevé très haut, comme
dans sa Sainte Catherine recevant les stigmates, à l’Académie de Sienne : autant
il a mis de conviction et de majesté dans les deux saints qui encadrent la
composition, autant il a mis de ferveur, d’élan, dans la sainte contemplant
l’apparition divine. En laveur d’une telle page, il faut savoir faire preuve
d’indulgence.
Médaillon sculpté sur l’autel de sainte Agathe.
(Cathédrale de Vérone.)
Les Attributs de Diane, par le Corrège. (Couvent de Saint-Paul à Parme.)
CHAPITRE V
l’école ombrienne. — l’école romaine : jules romain. — les écoles de
NAPLES, DE BOLOGNE ET DE FERRARE. GAROFALO ET DOSSO DOSSI.
’École ombrienne, telle que l’avait constituée le Pérugin,
ne brillait que par l’harmonie du coloris — ses beaux tons
de miel et d’ambre — et le sentimentalisme '. Elle ignorait
les fortes études, les conceptions vigoureuses, et jusqu’à la
curiosité. Tout entière aux impressions lyriques, elle dé-
clina rapidement; sa douceur dégénéra en mollesse, en
fadeur. A peine, de loin en loin, une expression émue, un
motif pittoresque. Les archéologues ont forgé le mot « archaïstique » pour dési-
gner l’affectation de l’archaïsme : de même le terme de « péruginesque » peut
servir à caractériser le groupe des épigones, qui vécut avec tant d’indolence,
jusque vers la fin du siècle, sur le patrimoine que lui avait légué Pierre Pérugin.
Après le départ de Raphaël pour Florence, puis pour Rome, un peintre d’ori-
gine espagnole (d’où son surnom de « il Spagna »), Giovanni di Pietro, fut
généralement considéré comme le plus habile des élèves du Pérugin, dont il
combina les enseignements avec ceux de Fiorenzo di Lorenzo et de Raphaël.
I. Bibl. : Passavant, Raphaël d’Urhin, t. I, p. 472-488. — Crowe et Cavalcaselle, Histoire de
la Peinture en Italie, édit, allem., t. IV. — Woermann, Geschichtc der Malerei, p. 247-2DO.
E. Miintz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
558
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Longtemps fixé à Pérouse, Spagna, se sentant trop en butte à la jalousie de
ses confrères, alla s’établir à Spolète, où il vécut jusque vers i53o\ Coloriste
habile, porté aux impressions tendres, parfois doux jusqu’à en être insipide,
il ne pouvait manquer d’être apprécié de ses concitoyens ombriens : les ama-
teurs de Pérouse, de Spolète, de Todi, de Narni, de Trevi, d’Assise, et même
de Rome, firent sans cesse appel à son pinceau.
Le système de la collaboration n’était nulle part organisé aussi savamment
que dans l’atelier et dans l’entourage du Pérugin. C’est pourquoi, dans la
masse des productions attribuées à Spagna, la critique n’a pas encore réussi à
déterminer la part de celui-ci et celle de ses auxiliaires. On s’accorde toutefois
à lui faire honneur d’une série de tableaux de sainteté, principalement des
Madones, où il se rapproche de Raphaël par la douceur des types, par je ne
sais quel rayonnement intérieur. Au Musée de Berlin, on a longtemps exposé
sous le nom du Sanzio une Adoration des Mages (nu i5o), qui a été ensuite
revendiquée pour Spagna, et finalement retirée de la galerie. Au Musée du
Louvre, des deux tableaux attribués au maître, l’un, une Nativité (n° i 53q;
anciens nos qo.3, 214), d’un faire mou et plat, avec des chairs jaunes et roses,
ne saurait provenir que de sa « bottega ». Quant au second, une Madone
avec l’Enfant Jésus (n" i5qo; anciens nus 404, 292), mi-péruginesque, mi-
raphaélesque, c’est une de ses pages les plus sincères et les plus tendres. Mais
il ne faut lui demander ni énergie, ni profondeur.
Spagna semble ne s’être attaqué qu’une seule fois à Ja mythologie, et il n’a
pas précisément cueilli de lauriers dans cette tentative : c’eût cependant été le
moment ou jamais! Ne lui confia-t-on pas la mission flatteuse de peindre les
Muses dans une des salles de cette villa de la Magliana, où Raphaël et ses élèves
avaient laissé des compositions si intéressantes! Ses fresques, aujourd’hui
exposées au Musée du Capitole, ne respirent que mièvrerie et pauvreté.
Le jugement porté sur Spagna par Rio sera ratifié, croyons-nous, par tous
les critiques indépendants : «Autant, dit l’auteur de Y Art chrétien, que
l’on peut juger de ses qualités distinctives par le petit nombre de tableaux,
plus ou moins authentiques, qui restent de lui, il brilla moins par la fécondité
que par la pureté de son imagination, et les sujets mystiques, qui formaient
la principale tradition de l’Ecole ombrienne, étaient bien plus de sa compétence
que les sujets dramatiques ou légendaires, parce que les premiers, n’exigeant
de lui aucuns frais d’invention, il pouvait y reproduire, avec quelques légères
modifications, l’ordonnance et les types de son maître... » Passavant, de son
côté, déclare que Spagna, « après avoir été dans sa jeunesse heureusement
influencé par le voisinage de Raphaël, tomba, vers la fin de sa vie, dans une
banale imitation de ce grand maître, et perdit presque entièrement le cachet
individuel de son talent ».
1. Voy. YArchivio storico dell’ Artc, 1889, p. 3i3-3i6.
L'ÉCOLE OMBRIENNE.
539
Eusebio di San Giorgio, qui travailla à Pérouse de i5oi à 1627, est un des
privilégiés sur lesquels certaine École moderne accumule ses faveurs, pareil
à un geai qu’elle parerait de toutes les plumes d’un paon. Ce que nous savons
de ses travaux est peu de chose, comme on en jugera par le résumé ci-dessous;
mais ici le proverbe — « on ne prête qu’aux riches » — a tort. On verra dans
un instant avec quelle libéralité ces lacunes ont été comblées!
Le premier ouvrage signé et daté d’Eusebio est l 'Adoration des Mages, con-
servée à la Pinacothèque de Pérouse (i5o5 ou i5o6) : il s’y inspire de la
manière de Pinturicchio. En 1 5oy,
dans ses fresques du couvent de San
Damiano, près d’Assise, Y Annoncia-
tion et Saint François en extase, il
prend pour modèle Raphaël. Une
autre Adoration des Mages, conservée
dans l’église San Pietro, près de Pé-
rouse (i5o8), est une œuvre molle
et fade, d’une touche extrêmement
lisse, sans accent comme sans liberté,
où tout est cherché et rien trouvé.
L’artiste, affirme-t-on, se relève dans
la Sainte Conversation de l’église de
Mattelica, près de Fabriano ( 1 5 1 2),
et s’y rapproche avec plus de succès
de Raphaël.
Voilà pour les œuvres authen-
tiques d’Eusebio. MM. Crowe et Ca-
valcaselle , qui procèdent toujours
avec tant de réserve, ont fait un
premier pas en avant en revendi-
quant naguère en sa faveur le petit
Saint Sebastien de la galerie de Ber-
game. M. Morelli ne s’en est pas tenu là : il a ajouté à l’actif du maître une
série de dessins dans lesquels on avait jusqu’ici cru reconnaître (et avec raison,
à mon avis) la main de Raphaël : le Saint Martin du Musée de Francfort, deux
têtes de femmes, du Musée de Lille; pour ne point parler de la bannière de
l’hôtel de ville de Città di Castello. Je me suis trop souvent expliqué ici sur la
méthode conjecturale (à supposer que ces deux termes ne jurent pas l’un avec
l’autre!), pour discuter à nouveau des tendances qui finiront par jeter le
discrédit sur l’histoire de l’art.
Giannicola di Paolo, surnommé Manni ou Nanni, de Città di Pieve (men-
tionné pour la première fois en 1493, mort en 1044), est surtout connu pour
54o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ses fresques de la chapelle du « Cambio », à Pérouse (i5i5-i52g). Les figures
y ont une certaine grâce, mais manquent de force; on dirait un compromis
entre le Pérugin et Raphaël.
Plusieurs des tableaux de Manni — entre autres une Conversion de saint
Thomas — ornent les églises et la Pinacothèque de Pérouse. Au Musée du
Louvre, MM. Crowe et Cavalcaselle lui font honneur d’une Sainte Famille
(autrefois attribuée à l’Ingegno), grande machine d’un arrangement facile, mais
dépourvue d’originalité, et d’une prédelle représentant Y Adoration des Mages, le
Baptême dit Christ et Y Assomption de la Vierge. Ces trois dernières compositions
frappent par un groupement touffu et pittoresque, à la façon de Pinturicchio,
et par un coloris harmonieux, qui se ressent de l’influence de Raphaël.
Domenico Alfani (né après J 478, inscrit en 1 5 1 o au collège des Peintres de
Pérouse, mort après 1 553) avait si peu d’imagination, qu’en i5o<3 il fut forcé
de demander à Raphaël de composer à son intention l’esquisse de la Sainte
Famille, qui se trouve aujourd’hui à la Pinacothèque de Pérouse (en 1624, il
répéta textuellement, dans un autre tableau de la même galerie, la figure de
l’Enfant Jésus inventée par son ami). Plus tard il pria Rosso de lui fournir le
carton d’une Adoration des Mages, qu’il traduisit également en couleurs. Rien
de plus mou ni de plus exsangue que le coloris de cet artiste, qui doit le
meilleur de sa réputation à l’amitié dont l’honorait Raphaël.
Il est moins facile de définir le talent et le rôle de Gerino da Pistoja, qui
travailla aux côtés du Pérugin et de Pinturicchio. Vasari le qualifie de « persona
meschina nelle cose dell’ arte » ; il ajoute qu’il produisait avec une lenteur
extrême. Les critiques modernes, au contraire, signalent dans ses peintures
quelques traits sympathiques, et vont jusqu’à lui attribuer la célèbre Cène du
couvent de Sant’ Onotrio à Florence. Les églises et les couvents de Borgo San
Sepolcro, de Pistoja, de Poggibonsi, renferment des fresques ou des tableaux
de Gerino traités dans la manière ombrienne. Un des derniers ouvrages de
cet artiste, une Madone trônant entre des saints, au Musée des Offices ( 1 5 2 9) ,
témoigne d’une prompte et irrémédiable décadence.
Une simple mention suffit pour nous acquitter vis-à-vis d’une série d’autres
peintres, plus médiocres les uns que les autres : Tiberio d’Assisi (signalé pour
la dernière fois en 1624; fresques ou tableaux de sainteté à Trevi, à Montefalco,
à Assise); — Sinibaldo Ibi (Madones du Dôme de Gubbio, i5o7, et de l’église de
Santa Francesca Romana, à Rome, 1624; Annonciation de la Pinacothèque de
Pérouse, 1 5 2 8) ; — Berto di Giovanni, qui peignit la prédelle du Couronnement de
la Vierge, commencé par Raphaël pour les nonnes du couvent de Monteluce à
Pérouse; — Giovanni Battista Caporali, le commentateur de Vitruve (voy.
p. 298).
L’ÉCOLE ROMAINE.
54i
Quant à Andrea Luigi d’ Assise, surnommé 1' « Ingegno », dont Vasari a
longuement célébré le talent, c’est une nébuleuse que les efforts de la critique
moderne n’ont pas encore réussi à circonscrire, à dégager. MM. Crowe et
Cavalcaselle ne sont pas éloignés de croire qu’il ne forme qu’une seule et
même personne avec Fiorenzo di Lorenzo. Il serait téméraire, dans l’état de la
science, de porter un jugement sur cet artiste.
Façonnée et organisée par Raphaël et Michel-Ange, l’Fcole romaine ne
pouvait manquer de devenir avant tout, comme l’Fcole florentine dont elle
dérivait, une pépinière de dessinateurs. A peine si de loin en loin l’indolent
Sebastiano del Piombo entrouvrait à ses regards un coin du ciel vénitien.
Une étude assidue des marbres antiques, jointe à la poursuite des effets d’ana-
tomie, ainsi que des effets dramatiques, finit par produire un amalgame
d’autant plus insipide que pas un d’entre ces lieutenants d’Alexandre n’avait
assez d’originalité pour renouveler des données qui eussent pu être si fécondes.
Bien plus, et c’est là un phénomène jusqu’ici inexpliqué, au culte de la beauté,
qui distinguait au souverain degré Raphaël, succéda chez bon nombre de ses
élèves le culte de la lourdeur ou de la vulgarité. L’infériorité du talent fit
plus ici que la direction première, et la preuve c’est que depuis le XVIe siècle
bien des peintres ont conquis une célébrité de bon aloi rien qu’en s’en tenant
aux principes professés par le Sanzio. On a d’ailleurs constaté que les plus inté-
ressants d’entre ses disciples directs sont les étrangers qui, éduqués dans
d’autres centres, puis attirés à Rome par la fascination du jeune maître, se
sont efforcés de combiner ses conseils avec les traditions qu’ils avaient puisées
dans leur province natale. Ces mélanges provoquèrent en partie les évolutions
auxquelles la peinture italienne doit sa variété et sa richesse1.
Dans le domaine du coloris, le trait distinctif de l’Ecole romaine, c’est
tantôt une gamme tirant sur le noir, avec des tons d’acier bruni, tantôt une
coloration trop claire, avec des carnations d’un rouge de brique.
Laissant de côté, pour le moment, une série d’adeptes de la tradition
raphaélesque, que nous retrouverons dans d’autres parties de notre ouvrage - —
les peintres Andrea Sabatini, de Salerne, Timoteo Viti, Garofalo, Innocenzo
da Imola, Cesare da Sesto, Gaudenzio Ferrari, Bernard van Orley, etc., les
graveurs Marc-Antoine Raimondi, Marco Dente, Agostino de Venise, etc. • —
nous passerons en revue ceux des artistes qui appartiennent plus spécialement
a ce que l’on appelle l’Ecole romaine.
Le Florentin Giovanni Francesco Pcnni , surnommé « il Fattore »
(? 1496- ? 1 536), s’est en quelque sorte absorbé dans le rayonnement de son
maître. Sa collaboration aux Loges du Vatican, aux bordures des tapisseries,
à la Farnésine, à la salle de Constantin, et à différents autres travaux, prit
1. Lübke, Geschichte clcr lia], Maîerei, t. II, p. 3j5.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
542
le meilleur de ses forces. Parmi ses productions originales on ne peut guère
citer que le Couronnement de la Vierge, qu’il peignit en 1 5 25 pour le cou-
vent de Monte Luce, près de Pérouse (à la Pinacothèque du Vatican), et
encore s’y servit-il des esquisses de Raphaël et travailla-t-il en collaboration
avec Jules Romain ; puis une Madone trônant entre
deux saints, à la sacristie de la basilique du Vatican,
d’une composition noble, mais d’un coloris trop
criard. Cet artiste passa ses dernières années "à
Naples, où il propagea les enseignements de Ra-
phaël, de concert avec Polidoro da Caravaggio et
Andrea Sabatini (voy. p. 24g).
Vincenzo de’ Tamagni, de San Gimignano (né
en 1491, mort après iSag), l’élève et le collabo-
rateur de Raphaël, s’est fait une spécialité de la
peinture des façades. Dans le « Borgo » de Rome,
il peignit, près du palais de G. B. dell’ Aquila,
Apollon, les neuf Muses, et des lions, emblèmes du
pape Léon X. On trouvera dans Y Histoire des Peintres de Charles Blanc (Ecole
romaine; appendice) la description de plusieurs autres de ses compositions.
Portrait de G.-F. Penni.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
Polidoro Caldara, de Caravaggio en Lombardie (? 1494- 1 5q3), doit également
sa réputation à des peintures de façades. Ses débuts
avaient été des plus humbles : jusqu’à l’âge de dix-
huit ans, il servit comme aide-maçon attaché à la
construction des Loges du Vatican. Stimulé par la
vue des merveilles enfantées par Jean d’Udine, et
encouragé par les jeunes peintres de l’entourage de
Raphaël, il se familiarisa suffisamment avec la tech-
nique de la peinture pour que le maître pût lui
confier l’exécution de quelques-unes des fresques
des Loges.
Associé dans la suite avec le Florentin Maturino
(mort vers 1627), il adopta pour modèles les ca-
maïeux de Bald. Peruzzi, dont il compléta les ensei-
gnements à l’aide des marbres antiques; bientôt des
palais, presque des rues entières, se couvrirent de grisailles, soit à fresque, soit
en sgraffite, dans lesquelles Polidoro et Maturino évoquaient les souvenirs du
monde classique (Y Histoire de Niobé, le Taureau de Phalaris, Y Enlèvement des
Salines, le Triomphe de Camille, etc.), ou bien célébraient l’Église recevant
l’hommage de tous les peuples, y compris les Turcs, qui détruisent le tombeau
de Mahomet! Ces compositions brillantes ont presque toutes disparu, mais
Portrait de Vinc. Tamagni.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
PERINO DEL VAGA.
54-3
Vasari, qui nous en a conservé l’analyse, vante la richesse d’imagination qui
y éclatait. Mieux partagées, quelques-unes des fresques exécutées, pour Fra
Mariano Fetti, dans l’église San Silvestro di Monte Cavallo, sont parvenues
jusqu’à nous'. On constate, notamment dans Y Histoire de sainte Catherine , une
conception toute nouvelle du paysage, qui inter-
vient ici comme facteur principal et non plus comme
accessoire (voy. p. 458).
Après le sac de Rome et la mort de Maturino,
Polidoro se rendit à Naples, puis à Messine, où il
fut assassiné par un de ses élèves.
Dans les tableaux de sainteté que Polidoro pei-
gnit après son départ de Rome, le ferment natu-
raliste, propre aux artistes lombards, reprend le des-
sus. A ses yeux, il semble (ainsi que le déclare
Burckhardt au sujet du Portement de Croix du Musée
de Naples) que la vulgarité soit le complément
obligé de la vigueur. L’artiste n’a pas été plus heu-
reux dans ses tableaux mythologiques : sa Psyché
reçue dans l’Olympe (au Musée du Louvre) est une composition sautillante, sans
conviction, peuplée de petites figures lourdes et mal dessinées.
Plus fiivorisé que beaucoup de ses condisciples, Piero Buonaccorsi de Flo-
rence ou, comme on l’appelle d’ordinaire, Pie-
rino ou Perino del Vaga (iqqg-iSqp), a pu créer
un œuvre personnel. Mais son principal titre de
gloire est après tout sa collaboration aux grandes
pages du Sanzio.
Après les débuts les plus difficiles, Perino, qui
avait compté successivement pour maîtres Andrea
dei Ceri, Rid. Ghirlandajo et le Vaga, obtint d’en-
trer dans l’atelier de Raphaël. Également familiarisé
avec la peinture à fresque et avec l’exécution des
stucs, tout comme son collaborateur Jean d’Udine,
le jeune Florentin se tailla bientôt une place à part
dans la phalange groupée autour du maître. Celui
ci le chargea de peindre, dans les Loges, d’après ses
cartons, le Passage du Jourdain, la Prise de Jéricho, Josné arrêtant le soleil, ainsi
que les camaïeux du soubassement. Perino obtint également de décorer une
partie de la salle des Planètes.
Le sac de Rome contraignit Perino à chercher fortune au dehors. Grâce à la
o
Portrait de Perino del Vaga.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
Portrait de P. da Caravaggio.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
I. Publiées par M. Gnoli : Archiviez storico dell’ Acte, 1891, p. 116-126.
544
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
recommandation d’un de ses amis, le docteur Niccolô de Venise, il trouva en
Andrea Doria un protecteur qui l’employa, plusieurs années durant, à la déco-
ration de son palais de Gênes. Ses fresques, qui ornent le vestibule du rez-de-
chaussée, la loge et une série de salles du premier étage, font tour à tour défiler
devant nous les douze capitaines appartenant à la famille Doria (l’artiste s’est
efforcé, mais sans succès, de convertir des portraits en figures typiques), Y His-
toire d'Enée, des Scènes de l’Histoire romaine, Jupiter foudroyant les géants, les
Amours de Jupiter, Y Histoire de Psyché. Un rapprochement entre ces compo-
sitions et celles dont Jules Romain orna vers la même époque les palais de
Mantoue ne tournerait pas à l’avantage de Perino : si son coloris rougeâtre est
aussi dur que celui de son ancien condisciple, pour l’invention et l’expression
son infériorité est palpable; ses scènes sont artificielles, sans verve, et même
sans réalité; le raisonnement et la volonté y ont plus de part que l’inspiration.
Il ne reprend sa revanche que dans les peintures de petites dimensions et
dans les ornements, où l’on reconnaît l’artiste nourri à l’école de Raphaël. A
cet égard, les fresques du palais Doria mériteraient d’être enfin convenablement
reproduites au moyen de la photographie.
Avec ce travail considérable alternèrent différentes peintures à fresque ou à
l’huile exécutées pour des amateurs génois, les cartons d’une Histoire d’Enée,
destinée à être traduite en tapisserie, des dessins de poupes de galères, qui
furent sculptées par les Florentins Carota et Tasso, des étendards, etc.
De retour à Rome, Perino conquit la faveur du pape Paul III et des Farnèse,
qui l'accablèrent de commandes relevant surtout du domaine de la décora-
tion. Il devait sans relâche composer des modèles pour les brodeurs et les cha-
subliers; les statuaires, les stucateurs, les sculpteurs en bois, les tailleurs, les
doreurs, ne lui laissaient pas un instant de répit. Il se vit forcé de fournir jus-
qu’aux dessins des compositions que le cardinal Farnèse se proposait de faire
graver sur cristal de roche par Giovanni da Castelbolognese : le Triomphe de
Bacchus et Thésée combattant les Amazones (au Musée du Louvre). Ajoutons qu’il
fit preuve dans certains de ces travaux d’autant de goût que de probité profes-
sionnelle : les deux dessins du Musée du Louvre sont d’un fini prodigieux. Les
stucs de la Salle royale ne méritent pas moins d’estime (voy. ci-dessus, p. 104).
Plusieurs cycles de peintures prirent naissance à la même époque : les gri-
sailles du soubassement de la Chambre de la Signature, les fresques du château
Saint-Ange, illustrant des Scènes de l’Histoire romaine, différentes compositions
religieuses.
Perino s’attaquait en même temps aux tableaux d’autel et aux tableaux de
chevalet; mais il travaillait trop vite pour y créer quelque œuvre transcen-
dante. Si nous nous attachons à sa Madone entourée de saints, de la cathédrale
de Pise, nous n’y découvrons qu’une peinture froide et banale, avec des rémi-
niscences — bien affaiblies — de Raphaël. J’ajouterai, à la décharge de Perino,
que ce tableau a été terminé par Giov. Ant. Sogliani.
JEAN D’UDINE.
545
Usé par le travail non moins que par le plaisir, Perino del Vaga mourut à la
fleur de l’âge : il ne comptait que quarante-sept ans.
Son principal élève fut Girolamo Siciolante de Sermoneta.
L’élément purement décoratif était représenté dans l’atelier de Raphaël par
Giovanni de’ Ricamatori (ou di Nanni), plus connu sous le nom de Jean
d’Udine (1487-1564 ‘). Ge maître rare et exquis semble avoir résidé jusqu’en
i5o8 dans sa ville natale. Il reçut ensuite à Venise — c’est Vasari qui l’affirme
— les leçons de Giorgione. Ayant tenté la fortune à Rome, il fut rapidement
distingué par Raphaël, qui l’employa et à peindre des ornements et à modeler
des stucs (voy. t. II, p. 461). Il y acquit une extrême
virtuosité et réussit comme pas un à marier aux lor-
nmles classiques, aux grotesques, les motils tirés
de la nature. Autant il savait mettre de pondération,
d’harmonie, d’ingéniosité, dans l’ordonnance de ses
grands panneaux, autant il apportait de scrupules
dans le rendu de ces oiseaux, de ces fleurs, de ces
insectes, pour lesquels il professait tout l’amour d’un
zoologiste ou d’un botaniste ; la sincérité de sa
vision ou la précision de son rendu eussent pu faire
envie à un Flamand. Au Vatican, les ornements des
Loges et de la salle des Pontiles proclament la ri-
chesse de son imagination et la sûreté de son goût.
La Farnésine et la villa Madame lui doivent égale-
ment quelques-uns de leui's ornements les plus élé-
gants. Raphaël l’employa en outre à peindre des accessoires dans plusieurs de
ses propres compositions : les oiseaux qui se promènent au premier plan de la
Pêche miraculeuse, les instruments de musique de la Sainte Cécile, etc. Léon X
enfin lui commanda les cartons d’une suite de tapisseries : les Enfants jouant.
Après la mort de Léon X, Jean d’Udine rentra dans sa patrie; mais, aussitôt
après l’avènement de Clément VII, il regagna la Ville éternelle, où il reçut du
nouveau pape de nombreux témoignages de faveur. De 1624 à 1 534, nous
trouvons régulièrement occupé, sauf pendant un voyage à Udine en 1027, à
peindi'e pour la cour pontificale des bannières, des étendards, des flammes de
trompettes, des baldaquins. 11 restaura en outre la mosaïque absidale de la basi-
lique de Saint-Pierre, orna de peintures ou de stucs le palais des Médicis à Flo-
rence, ainsi que la chapelle de Michel-Ange et la bibliothèque Laurentienne.
1. Bibl. : Maniago, Storia dette belle Arti friulane. Udine, i823. — Franceschini, Elogio di
Giovanni Nanni detto da Udine. (Venise, s. d.) — Milanesi et Pini, la Scrittura di Arlisti italiani,
n° 172. — Milanesi, les Correspondants de Michel-Ange, p. io5. — Nous manquons encore d’une
monographie de l’œuvre de Jean d’Udine. Le sujet est à signaler à l’un ou l’autre des jeunes
savants allemands qui se sont voués à l’étude de l’art italien.
69
Portrait de Jean d’Udine.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
E. Müntz. — 111. Italie. La Fin de la Renaissance.
546
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
La mort Je Clément YII lui fit reprendre une seconde fois le chemin
d’Udine. Désormais, pendant une période d’environ quinze ans, il travailla
soit dans cette ville, soit à Cividale, soit à Venise, composant des projets de
décoration ou des plans d’édifices, peignant des vues ou des ornements.
Après diverses apparitions faites à Rome en 1648, en i55o, a l’occasion du
jubilé, en 1 555, il s’y fixa derechef en i56o, pour terminer la dernière des
Loges du Vatican. Il y mourut en 1664 et fut enterré au Panthéon, à c-ôté
de son maître Raphaël.
Jean d’Udine ne se plaisait qu’aux compositions décoratives. A peine si l’on
peut citer de lui un tableau de chevalet (une nature morte, avec un vase de
fleurs, signé et daté de 1 555, se trouve à Naples, dans la collection Federici).
Le Ferrarais Bartolommeo Ramenghi da Bagnacavallo (1484-1542), qui
avait lait ses premières armes à Bologne dans l’atelier de Francesco Francia, tra-
vailla sous la direction de Raphaël juste assez longtemps pour s’assimiler ses
principes, sans abdiquer son autonomie; il se perfectionna ensuite au contact de
Dosso. C’est un coloriste vigoureux, comme le prouvent ses peintures de Bolo-
gne, et surtout sa Vierge glorieuse adorée par quatre saints, du Musée de Dresde,
ses Saint Pet roui us, Saint Louis et Sainte Agnès, du Musée de Berlin. Le tableau
de Dresde se distingue par une chaleur de ton presque vénitienne. L’artiste a
été moins heureux dans sa petite Circoncision du Louvre, où il s’est inspiré,
très librement d’ailleurs, d’une des tapisseries de Y Histoire du Christ, composées
par les élèves de Raphaël. Le faire y est dur et sec, les figurines lourdes : on
dirait une esquisse ou un carton plutôt qu’un tableau.
Girolamo Genga d’Urbin ( 1 476— 1 55 1 ) s’est fait un nom comme architecte
(voy. p. 254, 845) et comme peintre. D’abord élève de Signorelli, puis du
Pérugin, il se rangea en fin de compte sous la bannière de son compatriote
Raphaël. Il ne semble pas s’être élevé très haut, du moins si nous en jugeons
par sa Sainte Conversation du Musée de Brera (l’étude, avec les figures nues, se
trouve au Musée du Louvre) : ce tableau donne la plus triste idée de son
talent; les figures sont monotones, presque puériles; la composition confine
au grotesque.
J’ai réservé pour la fin de cette étude le plus marquant parmi les disciples et
collaborateurs de Raphaël, son bras droit : Jules Romain, ou, pour l’appeler
de son vrai nom, Giulio Pippi de’ Jannuzzi 1 (1482-1546). L’existence de
ce maître est double, même à ne tenir compte que de son activité comme
peintre (sur l’architecte voy. ci-dessus, p. 3q5) : une moitié a été consacrée à
Rome, l’autre à Mantoue.
1. Bibl. : D’Arco, Istoria delta vita e dette opéré di Giulio Pippi Rowano. 2° édit. Mantoue,
1842. — Gennarelli et Mazio, il Saggiatore, t. I, 1844. — Arcbivio slorico dell’ Arte, 1888,
p. 447-45o.
JULES ROMAIN.
547
En tant que collaborateur de Raphaël, Jules Romain prit part à l’exécution
des fresques de la Stance d ’Héliodore, de celle de Y Incendie du Bourg et surtout
de celle de Constantin; il travailla également aux Loges, à la Farnésine, et mit
la main à une infinité de tableaux de chevalet, signés du nom de son maître.
Entre temps, il produisait pour son propre compte, fournissant au cardinal
Jules de Médicis, le futur Clément VII, les plans et le détail des décorations de
la villa Madame, où il peignit entre autres un Polyphénie gigantesque, et à
Bald. Turini les plans de sa villa du Janicule (aujourd’hui villa Lante), qu’il
orna des portraits de Raphaël, de la Fornarine, etc. (restés en place, mais
fort endommagés) et de Scènes de l’Histoire romaine (au palais Borghèse).
Le coup de foudre qui privait l’Ecole romaine de
son chef et l’Italie de son plus grand peintre ne pou-
vait manquer de disperser la colonie, je devrais dire
la famille groupée autour de Raphaël et retenue par
les liens de l’affection plus encore que par ceux de
communes aspirations artistiques. Le parti ennemi,
inspiré par Michel-Ange et dirigé officiellement par
Sebastiano del Piombo, se crut sûr du triomphe et
laissa éclater une joie, indécente à coup sûr, mais
singulièrement prématurée. On sait en effet aujour-
d’hui, grâce surtout aux ingénieuses déductions
d’Antoine Springer1, avec quelle opiniâtreté Léon X
résista aux obsessions des alliés et défendit les héri-
tiers intellectuels de Raphaël.
L’achèvement des fresques de la salle de Constan-
tin occupa Jules Romain et son collaborateur G. F. Penni jusqu’en i52q.
A ce moment, la publication des fameuses estampes I Modi ( les Postures'), que
Marc-Antoine avait gravées d’après les dessins de Jules, obligea celui-ci à
chercher un refuge à Mantoue, où son ami le comte Bal. Castiglione lui mé-
nagea un accueil excellent (voy. p. 266), tandis que son complice, le graveur,
était jeté en prison par ordre de Clément VII2.
Dans sa nouvelle patrie, Jules Romain subit, il serait inutile de chercher à
le nier, l’ascendant de Mantegna : il lui prit son goût pour les raccourcis, sa
fermeté et, prononçons le mot, sa dureté; sur le plafond de la salle des Géants,
il alla jusqu’à l’imiter directement : le centre de la voûte, avec ses colonnes et
ses balustrades, sur lesquelles sont accoudés des personnages, procède en droite
ligne du fameux plafond de la « Caméra degli Sposi » (t. II, p. 5çr).
L’exemple du fondateur de l’École mantouane le fortifia encore, si possible,
dans son goût pour l’archéologie : non content de former une collection de
Portrait de Bagnacavallo.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
1. Raffael nnd Michel Angeto. Cf. mon Raplmcl , p. 447-448.
2. Voy. le Marc-Antoine Raimondi du comte Delaborde, p. 02-07, 288-24^.
5j8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
médailles, il prodigua les détails de costumes, d’armement, de mobilier, inspirés
de l’antiquité, pour ne point parler des types ou des arrangements de dra-
peries. Une des frises en stuc du palais du Té forme une imitation des bas-
reliefs de la colonne Trajane. Ce n’était que de loin en loin que des
festons égayés par des Amours, du genre de ceux de la Farnésine ou de ceux
du couvent de Saint-Paul à Parme, un des chefs-d’œuvre du Corrège, venaient
jeter une note plus fraîche dans ces compositions trop savantes.
Au palais du Té (voy. p. 268 et 3q5), Jules Romain connut le rare privilège
d’être à la fois l’architecte et le décorateur du monument. Il y mit en œuvre
les divers procédés en honneur dans l’atelier de Raphaël : la peinture à l’huile
et à fresque, les ornements en stuc (exécutés par le
Primatice et J. R. Mantovano). Plusieurs cycles, la
plupart peints par ses élèves, Benedetto Pagni, Ri-
naldo Mantovano, etc., d’après les cartons, certaine-
ment très précis, qu’il leur fournissait, nous initient
au travail de cette imagination fougueuse et déré-
glée. Ce sont principalement : la salle des Chevaux
(gravée p. 269 ; quel supplice pour un tel esprit
que d’être forcé de représenter au repos l’animal le
plus fougueux de la création !), la salle de Psyché,
la salle des Géants (1 532-1 53q), la salle de David
(i533-i53q).
Dans le mythe de Psyché, Jules Romain n’a vu que
le côté terrible, effrayant, un prétexte à prodiguer des
géants (c’est ici qu’ils font leur apparition), Poly-
phénie, Cerbère, des dragons, des monstres de toute sorte h Son imagination
divague et il 11’essaye même pas de la faire rentrer dans les limites de la raison.
Parfois son style devient ampoulé, boursouflé, déclamatoire, un vrai style de
pompier. Avec de telles préoccupations, ce mythe exquis ne pouvait que
perdre toute délicatesse et tout intérêt. La tendance à la lubricité, qui avait
valu à l’artiste romain d’être banni de sa ville natale, s’étale également ici au
grand jour. C’est là un trait nouveau dans l’histoire de l’art italien : les Pri-
mitifs avaient pu pécher contre la décence par naïveté, les cinquecentistes
la battent en brèche de propos délibéré, avec cynisme. L’histoire de Pasiphaé
n’a plus de détail qui effraye un Jules Romain.
La salle des Géants, de dimensions moyennes, malgré son titre, retrace la
victoire des Dieux sur les Titans (voy. p. 100). L’effet est étrange, effrayant :
c’est quelque chose comme le chaos en peinture. Le contraste entre les Dieux
qui trônent, calmes, quoique glacés d’horreur, et les Géants, aux formes colos-
Portrait de Jules Romain.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
1. Notre planche hors texte, dont la légende doit être modifiée, contient une étude de la
main de Jules Romain pour Psyclx ravissant Veau du Styx.
Composition allégorique attribuée à Jules Romain. (Musée des Offices.)
JULES ROMAIN.
549
sales, au masque bestial, atteint à une rare puissance. L’auteur n’a reculé
devant aucun moyen d’expression : architraves et briques qui tombent, têtes
écrasées entre deux rochers. De même aussi il a rompu avec les règles de la
décoration, foulant aux pieds toute foi et toute loi, n’écoutant que sa fan-
taisie. Pour produire un chef-d’œuvre, il 11e lui a manqué que plus de convic-
tion ou plus de verve : ses têtes sont vides, alors qu’elles ne sont pas vulgaires
ou niaises. Mais ici l’insuffisance de l’expression tient peut-être à l’intervention
de Rinaldo Mantovano, qui traduisit sur le mur les cartons de son maître h
Au palais ducal de Mantoue, une longue série de fresques, exécutées soit
par le maître, soit sous sa direction, les Signes du Zodiaque, Y Histoire de Diane,
la Guerre de Troie ( 1 53y- 1 538), révèlent toute la
richesse de son imagination, toute son entente
des effets imprévus : quoi de plus saisissant que
le contraste entre le char du soleil qui disparaît
et celui de la lune qui monte à l’horizon (Tie-
polo ne se serait-il pas inspiré de ce motif dans
ses fresques du palais Labia ?) ! Les raccourcis
hardis, les chevaux fougueux, les oppositions in-
cessantes, proclament que nous avons affaire à
un peintre de race, mais à un peintre qui ne se
sent à l’aise que dans l’épopée ou le drame!
Aux fresques firent pendant les cartons de tapis-
series : aucun artiste du xvL siècle n’en a produit
autant ni d’aussi populaires que Jules Romain :
Y Histoire de Scipion (Musée du Louvre et ancienne
collection de Chavagnac), les Fruits de la Guerre,
Y Histoire de Romulus et de Rémus. Partout se fait jour le goût du colossal et la
recherche du mouvement; lorsque l’artiste parvient, par exception, à se res-
saisir, il crée des pages qui ont véritablement de l’allure h
Les tableaux de chevalet de Jules Romain ne sont pas moins nombreux que
ses fresques ou ses cartons de tapisseries. Ses compositions religieuses ont
parfois de l’éclat, mais rarement de la sincérité ; telles sont : la Vierge avec
l’Enfant Jésus et le petit saint Jean-Baptiste , à la sacristie du Vatican, la Vierge
au lépard, au palais Pitti, la Vierge à la chatte, au Musée de Naples, la Vierge
au bassin, au Musée de Dresde, la Flagellation , dans l’église Sainte -Praxède
à Rome, la Lapidation de saint Etienne, dans l’église de ce nom à Gênes, etc.7'.
Portrait de Jules Romain.
Par lui-même.
(Musée des Offices.)
1. Gaye, Carteggio, t. II, p. 2.55. La tête d’Andreasi Gonzague, dans la statue funéraire de
l’église Sant’ Andrea de Mantoue, modelée, affirme-t-on, d’après le dessin de Jules Romain,
offre le même type que ces peintures : le nez droit et fort, la barbe épaisse, le regard quelque
peu hébété (Photographie Alinari, n° 8655).
2. Voy. mon Histoire de la Tapisserie en Italie , p. 3 1 -33.
3. Vasari constate avec beaucoup de sagacité que les esquisses de Jules Romain sont supé-
55o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
La Nativité, du Louvre, avec ses figures gigantesques, dures et impersonnelles,
se recommande par son coloris très poussé et sa recherche du clair-obscur;
mais, comme beaucoup de tableaux du maître, elle manque d’air.
L’absence de sentiment et de recueillement choque moins dans les tableaux
mythologiques : la Danse des Muses, au palais Pitti, Y Enfance de Jupiter, à la
National Gallery, Vénus et Vulcain, le Triomphe de Titus et de Vespasien, tous
deux au Louvre, etc. La dernière de ces compositions est un excellent morceau
de peinture : souple, chaud, véritablement inspiré; on dirait qu’un rayon du
soleil de Venise est tombé sur la toile.
Jules Romain a également peint des portraits. Celui qui figure au Louvre
a longtemps passé pour reproduire sa propre image; mais dans les dernières
années on a émis l’hypothèse qu’elle représentait l’illustre anatomiste André
Vésale. Le véritable portrait de l’artiste par lui-même se trouve au Musée des
Offices, qui possède en outre le portrait du cardinal Accolti.
Les contemporains sont unanimes à célébrer l’affabilité, la jovialité, la
courtoisie de Jules Romain : c’était, ici encore, le vrai disciple de Raphaël. Ce
fut en toute sincérité que, lors de sa mort prématurée, le cardinal Hercule de
Gonzague écrivit ces lignes touchantes : « Nous avons perdu notre Jules Ro-
main; j’en ai ressenti tant de douleur qu’il me semble en vérité avoir perdu
la main droite1.
La critique moderne n’a pas fait preuve de tendresse à l’égard de Jules Ro-
main. Rio le qualifia de « nom sinistre ». Burckhardt déclare que, somme
toute, son activité a été des plus nuisibles, que l’indifférence avec laquelle
il utilisait les formules empruntées à Raphaël et à Michel-Ange en vue de
toutes sortes d’effets superficiels, fut le premier grand exemple d’une peinture
décorative vide de sens et d’âme.
En réalité, l’héritier de Raphaël est un artiste considérable, aux conceptions
élevées, parfois véritablement épiques, au style grave, fier et puissant, lorsque
la facilité ou la brutalité, ces deux écueils, ne le font pas échouer. Assurément,
la volonté a plus de part à ses créations que l’inspiration, et la dureté de son
coloris accentue encore ce qu’il y a de voulu dans sa manière. Mais ces défauts
ne doivent pas faire oublier la grande tournure de beaucoup de ses figures, son
entente des effets dramatiques, son dessin souvent véritablement héroïque.
Jules Romain fit école à Mantoue : on cite parmi ses élèves ou imitateurs le
Primatice, Rinaldo Mantovano, Benedetto Pagni de Pescia, Luca Scaletti de
Faenza, surnommé Figurino, Cristofano Lombardino, Dont. Bertani, Gian del’
Lione, Gitdio Clovio, le miniaturiste, Raffaello dal Colle, de Borgo San Sepol-
rieures à ses peintures; elles ont une vivacité, une fierté et un « affetto » qui manquent à celles-
ci (voy. p. q.65).
i. Çaye, Carteggio, t. II, p. 5oi.
DANIEL DE VOLTERRA.
55 1
cro, Ippolito Costa (i5oi-i56i), Ippolito Andreani (1548-1608), Fermo Ghi-
sonij et tout un essaim d’habiles graveurs (voy. p. 269). Son classicisme se
greffant sur la tradition qu’avait laissée Mantegna, on devine quelle dureté et
quelle sécheresse se seraient introduites dans les productions mantouanes si,
de temps en temps, l’apparition d’un peintre lombard ou vénitien n’était venue
les tempérer.
Le mieux doué de ces artistes, Rinaldo (son nom de famille aurait été,
d’après Bertolotti, Bazin), prit une grande part, comme nous l’avons vu, à
l’exécution des fresques du palais du Té. Ses productions personnelles (la
Madone avec des saints , au Musée de Brera) révèlent l’influence de Raphaël
autant que celle de Jules Romain. Dans les tapis-
series de Y Histoire de Moïse (Dôme de Milan), dont
on lui fait honneur, éclate un véritable sentiment
de la beauté. — Rinaldo mourut jeune encore et sa
perte affligea vivement ses concitoyens.
Quant à Raffaello dal Colle, né dans les environs
de Borgo San Sepolcro (7 1 566), il est représenté à
la cathédrale de cette ville par une Résurrection du
Christ, d’une extrême fadeur, et qui n’est remar-
quable que par les emprunts Dits à son glorieux
homonyme, Raffaello Sanzio ; un des gardiens du
tombeau rappelle le Saiil des cartons de tapis-
series.
Portrait de Daniel de Volterra.
(D'après la gravure publiée
par Vasari '.)
Nous retournons à Rome pour analyser les der-
nières manifestations de son École de peinture : elles procèdent principalement
de Michel-Ange.
Daniel Ricciarelli (né vers 1009 à Volterra, d’où son surnom; mort en 1 566)
s’inspira d’abord de Sodoma (La Justice, qu’il peignit au palais des Prieurs de
sa ville natale, pourrait passer, affirme-t-on, pour une œuvre de ce dernier, si
la signature de Daniel n’y figurait pas). Il fréquenta ensuite les ateliers de
Peruzzi et de Perino del Vaga, pour adopter en dernière instance les principes
et la manière de Michel-Ange. Mêlé à toutes les intrigues du monde artiste
romain, mordant et vindicatif, tour à tour tout-puissant ou en disgrâce, quit-
tant avec une désinvolture parfaite le pinceau pour le ciseau et vice versa,
chargé de travaux monumentaux et acceptant au besoin de couvrir, à l’aide de
culottes, la nudité des acteurs du Jugement dernier de Michel-Ange (d’où son
surnom de « Braghettone »), cet artiste a tenu une place considérable dans les
annales de la Fin de la Renaissance.
1. Tout en reproduisant ce portrait, je dois faire observer que Vasari lui-même, à qui j
l’emprunte, le déclare peu ressemblant.
552
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Le rôle de Daniel de Volterra comme sculpteur n’a pas encore été défini.
Aussi bien la principale de ses créations, le cheval de bronze, destiné primiti-
vement à supporter la statue d’Henri II de France, a-t-elle disparu depuis la fin
du siècle dernier, après avoir longtemps fait l’ornement de la Place Royale 1
(selon toute vraisemblance l’artiste y avait pris pour modèle la statue équestre
de Marc-Aurèle).
Comme peintre, Daniel de Volterra s’est distingué par l’application plutôt
que par l’inspiration. Artiste laborieux et convaincu, également familiarisé
avec la fresque et la peinture à l’huile, il a laissé dans les églises et les palais de
Rome de nombreuses compositions soit sacrées, soit profanes, ayant d’ordinaire
pour marque distinctive, comme celles de Sebastiano del Piombo, des formes
pleines jusqu’à la lourdeur. La plus célèbre d’entre elles est la Descente de croix
de l’église de la Trinité des Monts, exécutée, croit-on, sur des esquisses fournies
par Michel-Ange. Le rendu de l’effort physique tient une grande place dans
cette page, aux lignes quelque peu heurtées : les amis du Christ n’ont pas
dressé moins de trois échelles contre l’instrument du supplice (on voit à com-
bien de motifs de raccourci donne lieu cette disposition!) Ce ne sont que
personnages se montrant de face et de dos, de trois quarts, montant ou descen-
dant. On comprend que le pathétique y perde quelques-uns de ses droits. La
Descente de croix est, somme toute, une page puissante, sinon fougueuse, comme
le seront les compositions analogues de Rubens, qui l’a très certainement étu-
diée : il ne lui manque que plus de liberté dans l’ordonnance et plus de sou-
plesse dans le coloris. Elle a fait longtemps l’admiration des artistes, qui l’ont
imitée sans scrupules (tel Baroccio, dans son retable de Pérouse).
Il serait fastidieux de passer en revue les autres compositions religieuses de
Daniel. La plus intéressante d’entre elles est le Massacre des Innocents, des
Offices : l’énergie des expressions n’y exclut pas le fini de l’exécution.
Le David vainqueur de Goliath, du Louvre, est le résultat d’une expérience
instituée par Giovanni délia Casa et se rattachant probablement à la discussion
sur la supériorité relative de la sculpture et de la peinture (voy. p. 171-172).
Daniel dut d’abord modeler en terre une figure du jeune héros hébreu, puis en
peindre les deux faces sur les deux côtés d’une ardoise (les deux peintures,
ainsi que l’a constaté Villot, ne sont toutefois pas rigoureusement pareilles).
Il s’acquitta brillamment de cette mission : on admire dans le tableau du
Louvre la puissance du modelé en même temps que la fierté des lignes.
A Rome, Daniel de Volterra eut pour disciple et collaborateur Pellegrino
Tibaldi de Bologne (1 627-1598), qui excella également, comme on l’a vu
1 . De Montaiglon, Notice sur l'ancienne Statue équestre, ouvrage etc Daniello RicciarelU et de Biard
le fils, élevée à Louis XI 11 en 1639 au milieu de la Place Royale à Paris, et détruite en août 1792.
Paris, 1 85 1 . — Les anciens catalogues du Louvre attribuent à Daniel de Volterra un bas-relief,
une Mise au tombeau, qui est en réalité l’œuvre d’un artiste français du xvr siècle.
La Descente de croix, par Daniel de Volterra.
(Église de la Trinitè-des-Monts a Rome.)
E. Müntz.
- III. Italie. La Fin de la Renaissance.
554
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
(p. 356), dans l’architecture. De retour à Bologne, Pellegrino exécuta une série
de compositions décoratives, entre autres des scènes de Y Histoire d’Ulysse.
Parmi les autres imitateurs de Michel-Ange il faut encore rappeler Sebas-
tiano del Pionrbo et son compatriote Battista Franco, que nous retrouverons
dans la section consacrée à l’Ecole vénitienne, puis Marcello Venusti de
Mantoue.
Peu de lignes subiront pour caractériser les épigones de l’École romaine du
xvT siècle, les deux Zuccheri, Baroccio, et tutti quanti, dignes émules, pour
la frivolité de la pensée et de l’exécution, non moins que pour le maniérisme,
des Salviati; des Bronzino et des Vasari.
Taddeo Zucchero ou Zuccari, né à Sant’Angelo in Vado, dans le voisinage
d’Urbin (1529-1 566), était un de ces improvisateurs brillants comme l’Italie en
compta tant au déclin de la Renaissance1. Doué d’une grande facilité d’assi-
milation, il imita tour à tour Raphaël, Michel-Ange, le Parmesan, sauf à se
créer une manière qui put frire illusion à ses contemporains, mais qui nous
paraît aujourd’hui dépourvue de toute originalité, de toute individualité. Ses
fresques de la villa de Caprarole, illustrant Y Histoire des Farnése, à partir de
l’an 1 100, sont traitées dans un style mi-héroïque, mi-réaliste. Les acteurs, alors
même qu’ils appartiennent au moyen âge, y portent le costume du xvT siècle;
ils ne se distinguent que par leurs attitudes théâtrales.
Quant à Federigo Zucchero (1543-1609), le frère de Taddeo, dont la
carrière aventureuse se partagea entre Rome et ses environs, Florence, Venise,
le Frioul, la France, les Flandres, l’Angleterre, il dut à ses relations de famille
plutôt qu’à son talent d’être appelé à peindre et au Vatican, et à Tivoli, et à
Caprarole, et au Dôme d’Orvieto, et au Dôme de Florence. On chercherait en
vain quelque sincérité, quelque don d’observation ou quelque faculté d’ex-
pression dans ses innombrables dessins, fresques ou tableaux à l’huile. A une
invention désordonnée, à une exécution des plus hâtives, se joignait chez lui la
vulgarité. Tout Florence se moqua des fresques dont il couvrit la coupole du
Dôme : elles 11’avaient de grand que la dimension des figures.
Un autre artiste originaire d’Urbin, Federigo Barocci (1 528-161 2), se fit
une manière relativement originale et devint une sorte de chef d’École en
combinant les enseignements de son compatriote Raphaël avec ceux du Corrège
et des Vénitiens. Ses tableaux sont habilement composés, parfois brillants
1. Bibl. : lUustri Fatti Farnesiani coloriti net Real Palœggo di Caprarola dai fratelli... Zuccari,
gravés par Premier. Rome, 1748. — Mariette, Abe'cedario. — Bertolotti, Federico Zuccari (extr.
du Giornale di Erudigionc artistied). — Les Zuccheri : Nuova Rivisla Miseua, 1898, p. 83 et suiv.
— L’Académie royale de Saint-Luc de Rome a réimprimé, en i8q3, il Passaggio per l’Italia cou
lu dimora di Farina del sig. cavalière Federigo Zuccaro. — Le Louvre possède le dessin original,
par F. Zuccheri, du portrait qui a servi à la gravure de Vasari (Reiset, n" 404; Braun, n" 3ûç>).
Etude pour une Annonciation, par Taddeo Zucchero (Musee des Offices).
D'après une photographie de MM. Braun. Clément et Cie.
L’ÉCOLE NAPOLITAINE.
555
(la Sainte Famille du Musée du Louvre); son coloris facile abonde en tons
rompus; il sait même traduire avec justesse, je n’irai pas jusqu’à dire avec élo-
quence, la componction ou la ferveur. Mais ne lui demandons pas d’appro-
fondir soit la forme, soit l’expression : l’ère à laquelle il appartenait avait
depuis longtemps dit adieu à ces qualités. Rien qu’à regarder ses dessins, par
exemple ceux du Louvre, l’insuffisance du modelé, la pauvreté de la facture,
sautent aux yeux.
Au xvi° siècle il s’en fallait de beaucoup que l’École napolitaine connût le
parti pris, la fougue, les emportements terribles qui rendirent si fameux, à
quelques lustres de là, les noms de ses coryphées,
les Ribera , les Salvator Rosa. Plutôt quelque
peu attardée, insuffisamment dégagée des langes,
elle suivait docilement les leçons du maître calme
et tendre par excellence - — Raphaël d’Urbin, —
dont les enseignements lui furent transmis par
G. F. Penni, Polidoro de Caravaggio (voy. p. 249
et Ôqe) et surtout Andrea Sabatini de Salerne
(t i545).
Celui-ci, le véritable chef de l’École napolitaine de
la Renaissance, ne semble avoir fréquenté que peu
de temps l’atelier du Sanzio; il est certain qu’il
regagna de bonne heure, pour ne plus la quitter,
sa province natale1. Il s’inspira également de Ce-
sare da Sesto. Artiste pur et sage, il a manifesté ses
tendances et son goût dans les fresques de Y Histoire de saint Janvier, à San
Gennaro dei Poveri, et dans son Adoration des Mages, au Musée de Naples, qui
allie la douceur et la sérénité à une certaine grandeur. (Le retable du couvent de
la Cava, longtemps attribué à cet artiste, a été revendiqué récemment en faveur
de Cesare da Sesto.)
Plusieurs peintres indigènes, tort médiocres, Giov. Filippo Criscuolo (iSoç-
1684), Gian Bern. Lama, Antonio d’Amato, suivirent la voie ouverte par
Sabatini.
Polidoro da Caravaggio à son tour eut pour sectateurs Francesco Rovialo ou
Ruviales, auquel son attachement pour son maître a valu le nom de Polido-
rino, et qui a peint à fresque, affirme-t-on, Y Histoire de Jouas, dans l’église de
Monte Oliveto; puis Pietro Negroni ( 1 5o6- 1 669) ; mais surtout Marco Cardisco
ou Marco Calavrese ( ? 1 496 — ? 1542). Ce dernier a mis dans sa Vierge sur des
nuages (Musée de Naples) un rare sentiment de grandeur et de beauté.
Un autre peintre du royaume de Naples, Colla dell’ Amatrice, qui s’est éga-
Portrait de Tad. Zucchero.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
1. Voy. Frizzoni, Arte italiana del Rinascimcnto, p. 61-78.
556
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
lement signalé comme architecte, est un éclectique passablement maniéré. Son
tableau du Musée du Capitole, la Mort et V Assomption de la Vierge, se ressent
de l’influence ombrienne par le sentimentalisme, mais avec plus de précision et
à la fois plus de liberté dans la facture. On y remarque un fond de petits anges
dansant ou faisant de la musique autour de leur souveraine. L’œuvre manque
d’ailleurs d’inspiration. Une autre Assomption de la Vierge ( 1 5 1 5 ; Musée de
Latran) est plus déclamatoire : elle abonde en gestes ultra-dramatiques.
Les artistes de la Romagne n’ont joué qu’un rôle effacé dans la suprême évo-
lution de la peinture italienne : Rondinelli et Palmezzano se rattachent aux
Primitifs plus même encore qu’aux représentants de l’Age d’Or.
Niccolô Rondinelli de Ravenne a laissé dans sa ville natale, à Forli et dans
diverses collections, des tableaux qui témoignent d’une imitation assidue de la
manière de son maître Jean Bellin. Son retable du Musée de Brera, Saint Jean
/’ Evangéliste apparaissant à l’ impératrice Placidie, allie à un coloris chaud et pro-
fond, un peu noir par endroits, des figures originales et belles, très habilement
groupées et cependant pleines de mouvement. La scène a pour centre un pié-
destal sur lequel est posée une image de la Vierge et de l’Enfant Jésus, absolu-
ment traitée dans les données de Bellini. Son Saint Sébastien, delà cathédrale de
Forli, se distingue par la tenue : l’influence des Vénitiens y est infiniment plus
marquée que celle des Ombriens.
Plusieurs autres Romagnols, Francesco Zaganelli de Cotignola, Luca Longhi
de Ravenne (i5o7-i58o), suivent à leur tour la manière de Rondinelli.
Marco Palmezzano de Forli (né en iq56, mort vers 1 53 7) forme la transition
entre l’Ecole ombro-florentine et l’Ecole vénitienne1. Elève et imitateur de son
éminent compatriote Melozzo, il fait aussi plus d’un emprunt à Jean Bellin.
La critique moderne s’est montrée sévère pour cet artiste : M. Morelli le
qualifie de talent très médiocre; MM. Burckardt et Bode se moquent de ses
figures de saints peu intelligentes, bourgeoises, prosaïques, se serrant les uns
contre les autres avec une expression d’angoisse; ils reconnaissent toutefois
à sa peinture un certain charme, dû à l’exécution élégante et consciencieuse
des accessoires, — trônes à arabesques, tonds de paysage très développés, —
et aussi à ce beau coloris clair qui rappelle la fraîcheur et le tondu de l’Ecole de
Jean Bellin.
L’œuvre de Palmezzano est des plus considérables : ses tableaux se ren-
contrent même de ce côté des Alpes dans une série de galeries (au Louvre, le
Christ mort, encore assez archaïque, tenant de Mantegna et de Crivelli; au
Musée de Berlin, la Nativité, la Vierge trônant, le Portement de croix, i5o3; la
Résurrection, i5l5).
1. Bibl. : G. C., Intorno a Marco Palme^ani da Forli c ad alcioii suoi dipinti. Forli, 1844. —
Schmarsow, Mdo^go da Forli. — Calzini : Archivio storico delV Arte, 1894, p. 1 85-200, 269-291.
MARCO PALMEZZANO.
557
Passons rapidement en revue quelques-unes des productions de ce pinceau
plus fécond que facile.
Le Miracle de Saint Jacques le Mineur, dans l’église San Biagio de Forli, exécuté,
croit-on, d’après le carton laissé par Melozzo, séduit par une ordonnance aussi
libre qu’imprévue, non moins que par des types caractéristiques, à la fois pleins
d’aisance et pleins de fierté. Encore un peu timoré dans son triptyque de la même
église — la Vierge et des saints, — l’artiste montre un mélange de précision, de fer-
meté et de mouvement dans ses deux Annoncia fions, également conservées à
Forli, dans la pinacothèque.
La Sainte Conversation du Musée de Brerafjqçd) témoigne d’un goût fort vif
pour l’ornementation. Le sol y est recouvert d’un pavement en marbres de cou-
leur — des losanges inscrits dans des carrés; — le trône de la Vierge, d’une struc-
ture assez défectueuse (les deux montants ne sont même pas reliés dans leur
partie supérieure), est enrichi de rinceaux exécutés avec le soin le plus minu-
tieux. La Nativité du même musée (portant la date, peut-être inexacte, de 1492),
d’un style plus facile, révèle la même prédilection pour les accessoires. A un
fond de paysage l’artiste oppose trois pilastres dépendant d’un édifice dont il ne
subsiste qu’un fragment; sur ces pilastres, dorés à l’origine, se détachent des
motifs multicolores, des fleurs développées avec infiniment d’élégance; les têtes
elles-mêmes sont si bien entourées de rinceaux qu’elles finissent par devenir un
ornement. Puis, peu à peu, toute trace d’archaïsme disparaît : dans le Couron-
nement de la Vierge, du même musée, les figures, malgré leur facture si serrée et
leur expression de ferveur si intense, ont toute la liberté désirable. Enfin, dans
le retable de la pinacothèque de Faenza, la Vierge entre l’archange Raphaël et saint
Jacques, l’artiste allie la vigueur à la tenue; quoique très arrêtées, ses draperies
ont du mouvement et de l’ampleur. (La forme, bizarre, disgracieuse, qu’il a
donnée au trône de la Vierge, fait pensera certains motifs favoris de Cos. Tura.)
Il est impossible de ne pas reconnaître qu’il y a réellement du souffle dans cette
page, tout comme dans les deux Annoncia lions du Musée de Forli.
Le principal élève de Palmezzano, son compatriote Francesco Menzocchi
(1 5o2-i 074) ', suivit plus tard la manière de Girolamo Genga, puis celle de
Pordenone.
L’histoire de l’Ecole bolonaise du xvP siècle offre cette particularité que seuls
les successeurs de Francesco Francia — ses fils Giacomo et Giulio, Bartolommeo
Ramenghi-Bagnacavallo, les Aspertini, Chiodarola et divers autres, — firent for-
tune dans leur ville natale, tandis que les novateurs de la même Ecole se virent
obligés de s’établir au dehors : tels furent, outre le Primatice, dont nous retra-
cerons la biographie dans le volume consacré à la Renaissance française, Tom-
1. Bibl. : Calzani, Francesco Menzocchi dette il Vecchio di S. Bcrnardo. Forli, 1894.
558
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
maso Vincidore, l’élève de Raphaël, Marc- Antoine Raimondi, Pellegrino
Tibaldi, l’élève de Lorenzo Sabbatini (voy. p. 258, 552-553).
Les idées nouvelles pénétrèrent néanmoins dans la capitale de l’Emilie, et cela
grâce à la seule exposition d’un des chefs-d’œuvre de Raphaël.
Francesco Francia, le fondateur de la primitive Ecole bolonaise, trouva des
continuateurs zélés, mais d’un talent inférieur, dans ses deux fils, Giacomo
(né avant 1487, mort en 1 55 7) et Giulio (né en 1487, mort après 1 543), qui
exécutèrent en collaboration un assez grand nombre de tableaux, entre autres
la Vierge glorieuse du Musée de Berlin ( 1 525) . Dans la Sainte Conversation du
Musée de Bologne ( 1 5 2 6) , Giacomo se montre sensiblement inférieur à son
père pour le modelé, qui pèche par la lourdeur, pour le coloris, qui est trop
froid, non moins que pour la conception, qui n’est pas exempte de vulgarité.
Ses figures sont tantôt trop pleines, tantôt trop sommaires (par exemple dans
le saint agenouillé à gauche derrière la Vierge) ; ses expressions manquent
d’âme et parfois même de justesse. A saint Maurice il donne les traits d’un
robuste soudard; à la Vierge un regard dont la fixité touche au strabisme;
aux enfants un type gros et commun. Un portrait d’homme, exposé au palais
Pitti, témoigne de plus de tempérament. — Vers la fin de sa vie, Giacomo
subit l’influence de Dosso.
Amico Aspertini (né vers 147b, mort en 1 552 ou peu après) a dû la noto-
riété à son talent très réel, mais fort inégal, non moins qu’à la bizarrerie de
son caractère, à un esprit de jalousie, de dénigrement, qui n’avait rien à envier
à celui des peintres florentins contemporains1. Combinant les enseignements de
l’Ecole ombrienne, tels qu’ils lui étaient transmis par Francesco Francia, avec
ceux de l’Ecole ferraraise (voy. p. ç3), ce déséquilibré a créé, tant à Bologne
qu’à Lucques et à Rome, une série de pages curieuses, intéressantes, relevées
par toutes sortes de motifs piquants, parfois même par les touches d’or, si
chères aux Primitifs.
Le plus ancien tableau d’Aspertini, son « tirocinium » (coup d’essai), comme
il l’appelle lui-même, la Vierge et des saints adorant l’Enfant Jésus, au Musée de
Bologne, se ressent de l’influence de Francia, surtout pour le coloris. Dans
l’Adoration des Bergers, du Musée de Berlin, les réminiscences de l’antiquité
entrent en scène à côté de toutes sortes de détails réalistes. Il en est de même
des fresques peintes en i5o6, concurremment avec celles de Francia, de Costa,
de Chiodarolo et de Tamarozzo, dans l’oratoire de Sainte-Cécile : la Compa-
rution et la Décollation de saint Tiburce et de saint Valérien : ce sont des compo-
sitions remarquables par l’ingénuité de l’action, des costumes pittoresques,
des traits naïfs ou gracieux.
1. Bibl. : Venturi : Archivio storico déll’ Arte, 1891, p. 248-255.
L’ECOLE BOLONAISE.
559
A quelques années de là, prit naissance le chef-d’œuvre du maître, les
fresques d’une des chapelles de l’église San Frediano à Lucques. Aux angles de
la voûte, les Prophètes, les Sibylles ; dans les lunettes, le Jugement dernier, la Mise
au tombeau, la Fondation de. l’Ordre des Augustins; sur les parois, un Miracle de
San Frediano ; la Nativité; Saint Ambroise baptisant saint Augustin; le Transport
de la sainte Face. Ces peintures abondent en épisodes curieux : tel est celui où
des hommes nus (dont l’un s’est coiffé d’un foulard, comme un des baigneurs
du carton de Michel-Ange, la Guerre de Pise ) construisent dans une rivière une
sorte de pilotis. Ailleurs apparaissent des bergers et des bergères, qui sont à
ceux de l’antiquité ce que sont aux acteurs des Évangiles les Florentins et les
Florentines peints par Andrea del Sarto dans les couloirs de 1’ « Annunziata ».
Plus loin, des portraits viennent piquer notre curiosité. Quoique le dessin
soit rond et le coloris enfumé, il règne encore une certaine naïveté dans ce
cycle, qui tient le milieu entre Pérugin, Pinturicchio, Francia et Ercole dei
Roberti.
Timoteo Viti ou délia Vite (1467-1 Sud), originaire de Ferrare, initié à
l’orfèvrerie et à la peinture à Bologne, dans l’atelier de Francia, puis fixé à
Urbin, subit, sur le tard, l’influence de Raphaël, qui avait été son condisciple
et qui demeura son ami1. Nature molle et rêveuse, ayant conservé dans le
maniement du crayon ou du pinceau quelque chose de la timidité qui caracté-
rise l’orfèvre devenu peintre, ce maître se plaisait à évoquer les figures les plus
tendres — Tobie, saint Sébastien, saint Roch, sainte Marguerite, sainte Apol-
lonie, — et trouvait parfois pour les célébrer des accents véritablement poé-
tiques. Aussi 11’est-il pas nécessaire de grossir son œuvre outre mesure, comme
011 a tenté de le faire de nos jours : celles de ses compositions dont l’authenti-
cité ne donne lieu à aucun doute suffisent à lui assurer un rang des plus hono-
rables, entre Francia, sur lequel il l’emporte par je ne sais quoi d’ingénu et de
primesautier, et Raphaël, qu’il tenta en vain d’imiter pour la plénitude et la
pureté des formes.
La chronologie de l’œuvre de Timoteo est loin d’être fixée. M. Morelli
assigne à la Vierge trônant entre saint Crescentius et saint Vital , du Musée de Brera,
la date iqgô-iSoo, tandis que M. de Seidlitz en recule l’exécution jusqu’en
1 5 1 o . Bornons-nous ici à quelques points de repère certains : en 1604 Timoteo
peignit son retable du Dôme d’Urbin (saint Thomas Becket et saint Martin
1. Bibl. : Pungileoni, Elogio storico di Timoteo Viti. Urbin, 1 835. — Lemiolieff-Morelli,
die Galerie ^ u Berlin, p. 201 et suiv. (à consulter avec beaucoup de circonspection). — Archivio
storico dell’ Arte, 1894, p. 182-184. — Un assez grand nombre de dessins autrefois attribués à
Raphaël ont de nos jours été revendiqués en faveur de Timoteo Viti; mais ces attributions
attendent d’être confirmées par ce « consensus » des connaisseurs sans lequel il n’y a point de
certitude en pareille matière. Si la Madeleine, exposée au Musée du Louvre, est véritablement de
lui, il faut avouer qu’elle révèle une inexpérience relative, ainsi que de la lourdeur, surtout
dans le modelé des mains.
56o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
assis entre le duc Guidobaldo et G. P. Arrivabene) ; en i5o8, la Madeleine de la
Pinacothèque de Bologne; en i5i8, le Noli me tangere de Cagli.
Longtemps inféodé à la manière de Francia et de Costa, dont les ensei-
gnements alternaient parfois avec ceux de Giovanni Santi, Timoteo n’atteignit
jamais à la chaleur de coloris qui distinguait les Ombriens. Son Annonciation du
Musée de Brera (la Vierge debout entre saint Jean-Baptiste et saint Sébastien)
caractérise à merveille son éclectisme : l’Enfant Jésus, se montrant dans les airs
et se dirigeant vers Marie, procède visiblement de Y Annonciation de Giovanni
Santi, exposée au même Musée; l’ange est d’un mouvement tout raphaélesque;
quant aux autres figures, lourdement traitées dans les parties nues, ou drapées
avec une certaine gaucherie, elles se rattachent à une tradition relativement
archaïque; j’ajouterai que les têtes, d’un type passablement banal, manquent
d’âme et de force.
La création la plus attachante de Timoteo est la Madeleine de la Pinaco-
thèque de Bologne (i5o8). Vêtue d’une peau de bête sauvage, qui lui tombe
jusqu’à la cheville et sur laquelle elle a jeté une robe d’un rouge particulier,
les cheveux épars, les mains jointes, les pieds nus, la charmante pécheresse se
tient près de l’entrée d’une grotte (une vraie grotte d’opéra !), partagée entre la
contrition et un restant de coquetterie.
Rien ne nous autorise à révoquer en doute le témoignage de Vasari, qui
affirme que Raphaël, sur le point de peindre les Sibylles de l’église de la Pace,
appela auprès de lui son quasi-compatriote. On admet que celui-ci peignit,
d’après les cartons ou croquis de son ami, les Prophètes qui se développent
au-dessus des Sibylles. Divers connaisseurs le considèrent en outre comme
l’auteur du Saint Luc peignant la Madone, le tableau aussi froid que morne
conservé à l’Académie de Saint-Luc à Rome'.
Si nous nous sommes arrêté un peu longuement sur ce maître, c’est que sa
sincérité, ses efforts, sinon son talent, méritent la sympathie.
Innocenzo Francucci d’Imola (né en 1498 ou en 1494, mort en i55o) fré-
quenta d’abord l’atelier de Fr. Francia, puis celui de Mariotto Albertinelli à
Florence; il se convertit finalement aux principes de Raphaël, qui devint
désormais son modèle de prédilection ; artiste honnête et convaincu, il s’ap-
pliqua, plus pieusement que n’importe quel élève direct, à imiter ses types et
son faire.
Ainsi se vérifie cette observation, que le contact personnel avec tel ou tel
grand maître n’était nullement nécessaire pour lui susciter des disciples : il
1. M. Morelli a en outre attribué à Timoteo les compositions mythologiques ou bibliques
représentées sur une suite de majoliques du Musée Correr à Venise. D’après lui, 1 artiste d Ur-
bin les aurait peintes de sa main. Or, ainsi que M. Molinier l’a fait observer, une de ces majo-
liques — Salomon adorant les Idoles — porte la date de 1482 (Timoteo n avait alors que quinze
ans). Il faut donc reconnaître dans la suite en question un ouvrage des maîtres de Timoteo,
tels que Costa et Fr. Francia, et non une production du jeune débutant. ( Venise , p. 140.)
L’ÉCOLE DE FERRARE.
56 1
suffisait de la vue d’un seul de ses tableaux, envoyé au loin. C’est le phé-
nomène que l’on constate à Païenne pour le Portement de croix de Raphaël, à
Bologne pour sa Sainte Cécile, à Plaisance pour sa Vierge de Saint Sixte, devant
laquelle le jeune Cortège poussa le cri : « Moi aussi je suis peintre! »
Innocenzo da Irnola a laissé à Bologne beaucoup de tableaux religieux, dans
lesquels la componction s’allie à de solides connaissances techniques.
On a reconnu aux derniers
représentants de l’Ecole bolo-
naise du xvf siècle , — Lo-
renzo Sabbatini (f 1677),
l’imitateur du Parmesan et
de Raphaël , et l’auteur de
la Sainte Famille exposée au
Louvre; Bartolommeo Passe-
rotti (-J- i5g3); Prospero Fon-
tana (1 5 1 2 — 1 5g7) et diffé-
rents autres, ■ — • une sobriété,
une exactitude, témoignant
du moins du respect de l’art '.
Ces maîtres ont ainsi préparé
l’avènement de la nouvelle
Ecole de Bologne, représentée
par les Carrache, École au-
jourd’hui si honnie, mais à
laquelle on ne saurait refuser
le mérite d’avoir enrayé la
peinture sur une pente fatale
et d’avoir réagi, par l’inten-
tion du moins, contre la pire
dégénérescence.
La Madeleine, par Tim. Viti. (Pinacothèque de Bologne.)
La laborieuse et vaillante
Lcole de Ferrare prend son essor avec le xvic siècle. Aux trésors de connais-
sances positives réunis par les maîtres de l’ère antérieure, — les Cosirno 1 ura,
les Ercole de’ Roberti, les Cossa et les Costa, — à leur dessin parfois trop
serré, elle ne tarde pas à unir une chaleur de coloris toute vénitienne. En
même temps elle substitue à leur conception souvent trop réaliste tous les
élans de la foi religieuse
1 . Le Cicérone.
2. Bibl. : Les ouvrages de Baruffaldi et de Cittadella. — Harck : Archivio slorico delV Arte,
1888, p. 102-106. — Venturi, dans le même recueil.
l'.TH NU'- '
IO, VMM' O
YvUaISIIV
virl- DK A-j
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
56:
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Ercole Grandi (mort vers 1 535), quia été longtemps confondu avec Ercole
de’ Roberti (voy. t. II, p. 619-612), fait son apparition en 1489 à la cour de
Ferrare1. Il menait de front la peinture et l’exécution d’esquisses pour des
ouvrages de sculpture ou des ornements. Sa création principale est la décoration
d’un des plafonds du palais Scrofa-Calcagnini à Ferrare. Il y peignit, en
trompe-l’œil, à la façon de Mantegna, une balustrade sur laquelle s’accoudent
divers spectateurs (voy. p. 100). L’influence de Costa, qui perce dans les types
de cette composition, se trahit également dans les retables ou tableaux de che-
valet attribués à Grandi, mais sur l’authenticité desquels les critiques modernes
ne se sont pas encore mis d’accord.
Lodovico Mazzolini, né à Ferrare vers 1481, mort dans la même ville entre
i528 et i53o, continua la tradition de Lorenzo Costa, puis celle d’Ercole dei
Roberti, en y mêlant parfois quelques accents flamands2. Ses compositions se
reconnaissent à leur groupement touffu, souvent sans air, à leur coloris
chaud, mais légèrement opaque, avec des tons rouge -brique, à leurs pro-
portions trapues, à leurs grosses têtes rondes, sans grande expression, à la
richesse des ornements. Il se plaît aux scènes mouvementées, comportant de
nombreux personnages : le Massacre des Innocents (Musée des Offices et Musée
de la Haye), le Christ parmi les docteurs (1024, Musée de Berlin), le Christ
montré an peuple (Musée de Chantilly et Musée de Dresde). Son Adoration des
Bergers, au Musée des Offices, conserve encore quelque chose de la iermeté,
comme aussi de l’archaïsme des Primitifs, mais l’ordonnance et les types
pèchent également par la pauvreté. Au Louvre, ce maître est représenté par
une Sainte Famille, insignifiante, et par un Christ prêchant la foule, composition
nourrie comme celles de certains Flamands du xvie siècle, d’un coloris
vigoureux, mais dont les types exotiques offrent trop de vulgarité.
Benvenuto Tisi da Garofalo (1481- i55q) est l’expression la plus complète et
la plus élevée de l’Ecole ferraraise3. Coloriste habile — il avait reçu les leçons
de ses compatriotes Domenico Panetti, Lorenzo Costa, Dosso Dossi, peut-être
aussi celles du Crémonais Boccacino, — il se familiarisa, dans la fréquentation
de Raphaël, avec le culte de la forme et la recherche de l’idéal.
Garofalo n’est guère sorti du cycle religieux (voy. p. 1 18), mais dans ce
domaine il a abordé, ou peu s’en faut, tous les sujets : les scènes de la vie du
Christ, celles de la vie de la Vierge, la légende des saints, la glorification de la
Religion sous une forme allégorique, etc. Son coloris, toujours très nourri,
parfois lumineux et vibrant, ses sentiments empreints d’une réelle ferveur
(voy. p. 09), font oublier ce qui lui manque du côté de l’invention ou du
1. Bibl. : Venturi, Archivio storico delV Arte, 1888, p. 193-201.
2. Bibl. : Ibid., 1890, p. 44.5-464.
3. Bibl. : Cittadella, Benvenuto Tisi da Garofalo. Ferrare, 1872.
GAROFALO ET ORTOLANO.
563
par Garofalo. (Séminaire archiépiscopal de Ferrare.)
dessin. Grâce à eux, il a pu créer une série de figures remarquables par leur
douceur ou leur suavité, ou des scènes d’un pathétique achevé : tel le Christ
en croix du Musée de Brera.
Si l’on en juge par les tableaux de chevalet exposés au Louvre, la Circon-
cision, la Sainte Famille (n° 1 55 1 ), la Vierge et l’Enfant (n° iSSq), l’atelier de
Garofalo avait fini par se transformer en fabrique d’images religieuses. Ces
petites peintures sont véritablement insignifiantes, sans accent et sans émo-
fant Jésus (n° 1 553) offre une certaine
un excellent effet de raccourci,
d’une piété profonde, mais qui n’al-
tisme, Garofalo passa la majeure
son pays natal, aimé et estimé
ainsi que des artistes étran-
tien et Jules Romain, avec
liait des relations suivies,
nées furent attristées par
de sa vue; en i55o il
tion. Seul le Sommeil de i’En
importance; on y remarque
Aimable et obligeant,
lait pas jusqu’à l’ascé-
partie de sa vie dans
de ses concitoyens ,
gers, tels que le Ti-
lesqucls il entrete
Ses dernières an-
l’affaiblissement
devint même
tout à fait aveugle.
Si Gian
nuti, sur-
tolano
1 525),
ble-
Battista Bcnve-
nommé l’Or-
(mort vers
est véri ta-
illent
l’auteur des tableaux que revendiquent pour lui plusieurs critiques autorisés
(M. Morelli, au contraire, en fait honneur à Garofalo), il faut lui reconnaître
les qualités les plus éminentes’. Ses deux Pie ta, du Musée de Naples (iSai)
et de la galerie Borghèse, ses Saints (Musée du Capitole, collection Visconti-
Venosta à Milan, National Gallery, etc.), révèlent une inspiration géné-
reuse, exempte de tout appareil théâtral. Ortolano a encore un pied dans le
xve siècle : ses costumes forment un compromis entre les modes contempo-
raines et le style classique, tel que l’avaient élaboré Michel-Ange et Raphaël.
De même, sa facture est tantôt très écrite, tantôt large et libre, à la façon
i. Bibl. : Venturi : Archivio storico dell’ Acte, 1894, p. 96 et suiv.
564
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
d’Andrea del Sarto, et parfois légèrement estompée. Ce qui lui appartient
en propre, ce qui constitue son originalité, c’est l’intensité du sentiment
religieux, sa ferveur, le don du pathétique; les gestes aussi bien que les expres-
sions respirent l’émotion la plus communicative; il sait rendre tour à tour la
résignation de saint Sébastien, les élans de saint Antoine de Padoue (les bras
croisés sur la poitrine comme pour contenir les battements de son cœur, les
yeux perdus dans la contemplation de l’infini, à l’instar des plus belles figures
espagnoles du xvii0 siècle). La douleur des disciples contemplant le cadavre
de leur maître, l’un les mains jointes, l’autre les bras étendus, a également
trouvé en lui un interprète éloquent.
Portrait de Girolamo da Carpi.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
Un autre Ferrarais, à la fois peintre et architecte,
Girolamo da Carpi, ainsi nommé parce que son père
était originaire de cette ville, s’est inspiré de Garo-
falo, du Corrège, du Parmesan, de Michel-Ange et
de bien d’autres. Sa vie également témoigne d’une
certaine instabilité : on le trouve tantôt à Bologne,
tantôt à Rome, où il travailla pour le cardinal Far-
nèse, tantôt à Ferrare. Sa Pi et à du palais Pitti est
une composition heurtée, dépourvue de sentiment
et de tempérament. Au Louvre on attribue à cet
artiste un fort beau dessin à la plume, un Bacchus,
debout, la coupe à la main, entre deux figures
assises (n° i55o).
Girolamo Marchesi da Cotignola (né vers 1481, mort vers 1 559) semble
avoir reçu sa première initiation de ses compatriotes les Zaganelli; il suivit un
temps la manière de Francia, et s’affilia finalement à l’Ecole romaine, en pre-
nant pour modèle Raphaël. On manque de détails sur sa vie : on sait seulement
qu’il fit des séjours plus ou moins longs à Bologne, à Rome, à Naples, à
lvimini et à Ravenne.
Le Christ portant la croix, du Louvre, donnerait une idée peu favorable du
développement de cet artiste, s’il était prouvé qu’il a été exécuté en 1620, ainsi
que le porte l’inscription (d’après MM. Crowe et Cavalcaselle, cette date aurait
été repeinte et le tableau serait de beaucoup antérieur). L’Institution de l’ordre
de Saint-Bernard, au Musée de Berlin (i52Ô), montre Cotignola voguant à
pleines voiles dans les eaux de Raphaël. Ses dernières productions le rap-
prochent des maniéristes de l’École bolonaise.
L’apparition la plus brillante, mais aussi la plus frivole, de l'Ecole ferraraise
est celle du couple qui a nom les Dossi, les peintres favoris de la dynastie d Este1.
1. Cittadella, I duc Dossi. Ferrare, 1870. — • Venturi : Archivio storico dell’ Arte, 1893, p.219.
DOSSO DOSSI.
565
Giovanni, ou, comme on l’appelle d’ordinaire, Dosso Dossi (né vers 1479,
mort en 1542), devait, au dire de Vasari, le meilleur de sa gloire à la plume
de l’Arioste plus qu’aux couleurs et aux pinceaux qu’il usa au cours de sa
longue carrière. En réalité, nous avons affaire à un esprit des plus ouverts,
— Burckhardt l’appelle un romantique indépendant, — à un coloriste des plus
vigoureux, qui a tiré le meilleur parti des leçons de Giorgione et du Titien.
Peinture religieuse, mythologie, allégorie, peinture de genre, portrait, paysage,
il n’est guère de branche qu’il n’ait abordée avec brio.
Un de ses premiers tableaux, le Massacre des Innocents, au Musée des Offices,
est une page des plus mouvementées, ou
plus exactement une cohue. La composi-
tion ne manque pas de verve, mais bien
de conviction (les têtes sont banales et
vides). L’arrangement du fond, avec le
trône d’Hérode et la tribune contenant
les spectateurs, rappelle la mise en scène
chère aux Vénitiens.
Le Saint Jérôme du Louvre s’impose par
un paysage des plus développés et par une
gamme chaude, peut-être trop dépourvue
de parti pris.
L’œuvre de Dosso Dossi est trop con-
sidérable pour que nous songions à en
analyser ne fût-ce que les pages princi-
pales (le retable du Musée de Ferrare, les
fresques du château Ducal, les retables
de Modène, la Circé de la galerie Bor-
ghèse, le Saint Sébastien du Musée de Brera
de Dresde, Y Adoration des Mages, de la National Gallery, etc.). Partout
éclatent la vivacité de son imagination, son entente des contrastes, la richesse
éblouissante de son coloris, et aussi — hélas! — ces tendances profanes, cet
amour de l’art pour l’art, qui le rapprochent d’un autre fantaisiste génial,
Giorgione.
Le frère et le collaborateur de Dosso Dossi, Battista (-[- iSqS), semble
s’être plus spécialement consacré à la peinture de paysage : on lui attribue
les fonds si pittoresques qui ornent un grand nombre de tableaux de
son frère.
Dosso forma entre autres élèves Camillo Filippi (né vers i5oo, mort en
107 3) , l’un des dessinateurs des cartons de tapisseries de l’ Histoire, de Saint
Georges et de Saint Manrelius, conservées à la cathédrale de Ferrare.
Saint Sébastien (fragment), par Dosso Dossi.
(Musée de Brera.)
, les Docteurs de l’Eglise, du Musée
.366
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
L’École de Modène est représentée par Pellegrino Aretusi ou Munari1. Cet
artiste, déjà célèbre en 148.3, se mit sur le tard à l’école de Raphaël, qu’il
assista dans la décoration des Loges et auquel il ne survécut que peu (il mourut
en 1 523). Ses fresques ont disparu ; il est difficile, d’autre part, de distinguer,
parmi les peintures des Loges, celles qui proviennent de sa main ; enfin, des
divers tableaux dont on lui a fait honneur jusqu’ici, aucun, d’après son dernier
biographe, ne révèle la manière d’un artiste qui, par son éducation, appar-
tient encore au xvc siècle. Par contre, une Madone trônant entre deux saints,
à la Pinacothèque de Ferrare, longtemps attribuée à Lorenzo Costa, nous offre
une œuvre authentique de Pellegrino, peinte en iboç : il s’y montre attaché à
la tradition des quattrocentistes, et cherchant un compromis entre les Écoles
ombrienne, bolonaise et ferraraise. L’ordonnance manque de liberté et les types
de parti pris. Les mêmes caractères se retrouvent dans les différents autres
tableaux (Madone du Musée de Berlin, n° 1 182, etc.) récemment revendiqués
en faveur de Pellegrino.
L’œuvre d’un autre enfant de Modène, Niccolô dell’ Abbate, l’un des ton-
dateurs de l’École de Fontainebleau, sera étudié dans le volume consacré à la
Renaissance française.
1. Bibl. : Venturi : Annuaire des Musées de Berlin , 1887, p. 82-88; Arcbivio storico dell’ Arte,
i8qo, p. 390-896.
Marque des éditeurs Sessa.
(Venise, i56o.)
Les Attributs de Diane, par le Corrège. (Couvent de Saint-Paul à Parme.)
CHAPITRE VI
LE CORRÈGE ET L’ÉCOLE DE PARME.
orne, Florence, Naples, Bologne, épuisées, celle des cités
de la Péninsule qui avait jusqu’à ce moment le moins liait
parler d’elle put leur opposer un artiste de taille à se
mesurer avec les plus grands. Telle était au xvT siècle la
vitalité de l’art italien. Entre Raphaël d’un côté et, de
l’autre, les puissants coloristes vénitiens, Giorgione, le
Titien, Paul Véronèse, le Tintoret, se place le Corrège,
charmeur sans pareil , le plus modeste des hommes et le moins érudit des
peintres, mais qui avait pour lui une grâce ineffable, un mélange exquis de
morbidesse et de distinction. Si jamais exemple est lait pour nous prouver
que la science n’est rien sans l’inspiration, et que l’expression, le sentiment,
doivent toujours conserver leur place à côté des prodiges de l’exécution, cet
exemple est celui qu’il nous a laissé. Dans le siècle de Michel-Ange, le Corrège
— et c’est tout dire — a montré qu’il y avait quelque chose encore au-dessus
de la force : la grâce 1 .
I. Bibl. : Pungileoni, Memoric istoriche di Antonio Allegri detto il Correggio. Parme, 3 vol.,
1817-1821. — Martini, Studi intorno il Correggio. Parme, 1 865 . — J. Meyer, Correggio. Leipzig,
1871. — Bigi, Notifie di Antonio Allegri. Modène, 1873. — Mme Mignaty, le Corrège. Paris,
568
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
On ignore jusqu’à l’année de la naissance du maître : 1494, telle est la date
mise en avant par la plupart des biographes. Antonio Allegri (en latin « Lætus » ;
quel heureux présage dans ce nom !), surnommé le Corrège, en souvenir de sa
patrie, la petite ville de Correggio1, comme Paolo Cagliari et Pietro Vannuci
ont été surnommés le Véronèse et le Pérugin, en souvenir de la leur, avait
pour père un simple marchand, jouissant d’une petite aisance. C’était, nous
raconte Vasari, une nature excessivement timide, d’une rare bonté et portée à
la mélancolie.
L’adolescent semble avoir été initié aux premiers principes de l’art par son
oncle paternel, Lorenzo Allegri, et par Antonio Bartolotti, surnommé Tognino
degli Anceschi (f 1 5 2 7) , le chef de la petite École groupée à Correggio. Il est
probable qu’il continua ses études à Modène, sous la direction d’un peintre
assez réputé, Francesco Bianchi, surnommé Ferrari ou Frari (y i5io)2. Mais il
n’avait que seize ans environ au moment de la mort de Bianchi, et l’influence
de cet artiste ne saurait avoir pesé d’un poids bien lourd sur son évolution. Un
médecin de Parme, Francesco Grillenzoni, passe pour l’avoir familiarisé avec
l’anatomie, science que le Corrège entrevit d’ailleurs d’instinct plutôt qu’il ne
l’apprit scientifiquement. L’adolescent visita probablement Mantoue ; en tout
état de cause, l’influence d’Andrea Mantegna perce à travers plus d’une produc-
tion du peintre des Grâces, quoique singulièrement modifiée et comme trans-
figurée. Il lui prit sa prédilection pour les raccourcis, sa tendance à accentuer le
relief des figures au moyen de savantes combinaisons de perspective, et aussi
son goût pour ces motifs charmants — enfants tour à tour enjoués ou rêveurs,
— en apparence étrangers à l’action principale, mais qui l’animent et la
réchauffent si singulièrement '.
On a vu, dans une autre partie de ce volume (p. 1 1 5— 1 16), à quoi se réduit
chez le Corrège l’étude de l’antiquité.
Voilà donc un artiste qui n’a pas fréquenté un seul des grands maîtres de la
Renaissance, qui n’a connu l’antique que par à peu près, un artiste qui ignore
les raffinements de l’architecture et du costume, si chers aux Vénitiens, un
artiste étranger à l’érudition classique, bref, un fils de ses œuvres dans toute
l’acception du terme, et ce parvenu saura créer, avec ses seules forces, les images
1881. — J. -P. Ricliter : Kunst und Kïmstler. — M. Albert Rondani a commencé dans la Gaççetta
di P arma ([890 et suiv.) la publication d’une monographie qui, nous l’espérons, ne tardera
pas à être éditée en volume.
1. Ni l’Arioste ni Bembo, qui ont visité Correggio ou entretenu des relations avec sa sou-
veraine, Veronica Gambara, n’ont prononcé le nom de l’artiste auquel cette petite ville doit sa
célébrité.
2. Voy. sur ce maître notre tome II (p. 6 1 5) et YArchivio storico dell’Arte de 1890 (p. 38q-
3qo), où M. Venturi révoque en doute les droits de Bianchi sur le tableau conservé au
Louvre.
3. Ces imitations percent entre autres dans la Vierge de saint François, du Musée de Dresde.
Le Corrège s’y est inspiré, comme Mündler déjà l’a fait remarquer, delà Madone de ta Victoire
( Essai d’une Analyse critique de la Notice des Tableaux italiens du Musée du Louvre, p. 66).
Vénus portée par les Amours, par le Corrége. (Musée du Louvre.)
LE CORREGE.
56g
les plus gracieuses, évoquer les impressions les plus exquises — des impressions
véritablement musicales, — qu’il ait été donné à un peintre de concevoir !
Aucun maître italien ne voyagea moins que le Corrège : Parme, située à peu
de lieues de Correggio, Modène, Plaisance, où il admira le chef-d’œuvre de
Raphaël, la Vierge de Saint Sixte, qui lui arracha le cri : « Anch’ io sono prit—
tore ! », et très probablement Mantoue, telles furent les limites extrêmes de ses
pérégrinations. Il ne connut donc pas de visu les merveilles laissées à Rome
par Michel-Ange et par Raphaël. Du moins s’appliqua-t-il à les étudier, soit
dans des copies, soit dans des gravures ; il prit à l’un sa recherche de la grâce,
à l’autre sa recherche du mouvement.
Nul doute que Léonard de Vinci n’ait de son côté exercé une influence pro-
fonde sur le jeune peintre de Correggio. Mais où celui-ci a-t-il eu l’occasion
d’étudier les productions de l’auteur de la Cène ? Le mieux informé de ses bio-
graphes, Julius Meyer, se montre fort perplexe à cet égard. Or nous savons
aujourd’hui que Léonard peignit pour Isabelle de Mantoue le portrait de cette
princesse et une Vierge aux fuseaux. Voilà le contact établi: Mantoue aura mis
le Corrège en présence et de Mantegna et de Léonard. Comme ce dernier, le
Corrège professa le culte de la forme enveloppée et caressée ; comme lui, il
s’attacha au clair-obscur; comme lui, il substitua à la peinture dessinée, je veux
dire aux contours trop écrits, la peinture peinte, les formes noyées dans la
lumière. On peut hardiment affirmer qu’aucun autre maître , pas même
Raphaël, ne réussit à modeler avec une telle perfection, à traduire sur la toile
avec tant de délicatesse les beautés du corps humain. On retrouve en outre
chez le Corrège quelques types de l’école de Léonard : examinez, dans la Lcd a
du Musée de Berlin, la jeune femme qui regarde en riant ses compagnes, vous
reconnaîtrez sans peine la sœur de la Vierge d’Andrea Solario, au Musée du
Louvre : ce nez droit et fort, cette bouche un peu grande, moitié souriante,
moitié railleuse, et ces yeux qui pétillent d’esprit.
Étudions à leur tour les rapports du chef de l’École de Parme avec les Écoles
florentine et romaine.
Les raccourcis du Corrège sont généralement trop compliqués, non seulement
dans les fresques de Parme, mais encore dans la fameuse Nuit du Musée de
Dresde. Il faut, pour reconnaître à qui appartient tel bras, telle jambe, se
livrer à un véritable travail d’analyse. Il est difficile, devant la coupole de
l’église Saint-Jean, de croire que le Corrège n’a pas connu les fresques de
Michel- Ange : ce sont les mêmes attitudes si hardies, les mêmes essaims
d’anges portant le Père éternel. Comme chez le peintre de la Sixtinc, les
apôtres, presque tous nus, rappellent plutôt les dieux de l’Olympe que les dis-
ciples du Christ, de même que les anges sont des éphèbes plutôt que des enfants.
Les pérégrinations du jeune artiste ne furent pas de longue durée : dès 1 5 1 4
il était de retour à Correggio. Y travailla-t-il à la décoration du palais des Sei-
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
gneurs ? On l’a affirmé, mais sans preuves, j’ajouterai sans présomptions.
En 1 5 1 7, il se trouvait à Albinca, dans le voisinage de Reggio, occupé à peindre
un retable pour l’église de cette petite cité1.
Dans les galeries publiques ou les collections particulières, un certain nombre
de tableaux passent pour des oeuvres de la jeunesse du Corrège, sans que les cri-
tiques aient réussi à se mettre d’accord sur leur authenticité. Le Repos en Égypte,
au Musée des Offices, composition encore assez lourde et embarrassée, sans
netteté dans l’ordonnance, sans liberté dans les attitudes, montre du moins déjà
la touche grasse et « pastosa » qui distingue le maître (dans la « Madonna alla
Scodella », du Musée de Parme, le Corrège a repris le même motif, mais avec
infiniment plus de liberté et d’éclat).
Avec le retable de Saint-François (au Musée de Dresde), nous sortons du
domaine des hypothèses pour entrer dans celui de l’histoire : on sait de source
certaine que ce tableau a été peint en 1 5 1 4— 1 5 1 5 . C’est donc le premier ouvrage
authentique, à date certaine, du Corrège. Constatons que dès cette époque
l’artiste était assez haut coté pour que les marguilliers de l’église Saint-François
de Correggio, à qui le retable était destiné, lui payassent son retable 100 du-
cats, quelque chose comme 5 000 francs.
Les historiens d’art qui ont la manie des classifications rangent le Corrège
parmi les représentants de l’École ferraro-bolonaise : fuisse si l’on considère
l’ensemble de son oeuvre, cette attribution ne peut se soutenir que pour le
retable de Saint-François. L’ordonnance de ce premier chef-d’œuvre, ainsi que
ses types, tiennent en effet le milieu entre Cosimo Tura, l’un des fondateurs
de la primitive École de Ferrare, et Francia, le chef de la primitive École de
Bologne. Le motif architectural choisi pour encadrer la composition, — des
colonnes antiques, — la petite frise se développant sur le soubassement du trône
de la Vierge, et ce qu’il y a d’un peu apprêté dans les figures, autant de rémi-
niscences de Tura. Les types, au contraire, encore un peu doucereux, pro-
cèdent de Francia. Remarquons notamment le mouvement de sainte Cathe-
rine levant la tête, en découvrant le bas des mâchoires et en roulant les yeux
comme une tourterelle : c’est une des attitudes favorites du Pérugin, mais vue
à travers son imitateur. Francia. Bref, si dans cet ouvrage, élégant, joli, coquet,
le jeune artiste frit déjà preuve d’une grande habileté, il n’annonce pas encore
l’originalité, la grâce libre et souveraine, qui deviendront sa marque distinc-
tive. Ainsi qu’un nageur peu exercé, il s’accroche aux broussailles du rivage,
au lieu de se lancer hardiment au milieu des flots. Dans aucun autre de ses
tableaux, les accessoires, les enjolivures (le trône supporté par les deux anges),
l’encadrement architectural, ne jouent un si grand rôle.
L’année 1 5 1 7 semble avoir vu naître le Mariage mystique de sainte Catherine
1. Arcbivio storico dell’ Artc, 1888, p. go.
LE CORREGE.
571
(au Musée du Louvre, gravé p. 2; une réplique au Musée de Naples; une
autre réplique, probablement due à un élève, au Musée de l’Ermitage). L’œu-
vre est conçue dans les données de l’Ecole vénitienne : au premier plan, des
figures à mi-corps; au fond, un paysage. Un grand historien, qui a été en même
temps un grand poète, a donné de cette page une analyse pénétrante, qui
contient en outre une admirable définition du génie du Corrège : « Aux pures
madones florentines, que déjà Raphaël anime, l’étincelle pourtant manque
encore. Mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui grandit dans
les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant : le sourire maladif de
la douleur timide qui sourit pour ne pas pleurer. Qui saisira ce trait ? Celui qui
l’eut lui-même et qui en meurt, le paysan lombard du village de Correggio,
l’artiste famélique qui ne peut nourrir sa famille : il saisit ce qu’il voit, cette
Italie nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C’est la petite Sainte
Catherine du Mariage mystique, pauvre petite personne qui ne vivra pas, ou
restera petite. Plus que maladive est celle-ci, elle n’est pas bien saine : on le
voit aux attaches irrégulières des bras, qu’il a strictement copiées. Et, avec tout
cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon du cœur qui entre
à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d’un contagieux frémissement.
Telle était l’Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n’eut qu’à
copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre la souffrance et
la grâce (Prud’hon l’a eu seul après lui). Heureusement pour l’Italien, si la
race changeait, le ciel était le même. Sans cesse il reprenait son harmonie
troublée et s’envolait dans la lumière1. »
En 1 5 1 8, le Corrège tenta la fortune à Parme, ville maussade s’il en fut, bien
peu frite pour abriter un tel enchanteur. Nous avons vu (p. 2 5 9) quel accueil
il y reçut de donna Giovanna de Plaisance, l’abbesse du couvent de Saint-Paul.
Le parloir décoré pour Giovanna comprend, au-dessus de la cheminée, une
fresque représentant la sœur d’Apollon, assise sur le bord d’un char traîné par
deux biches. Quant à la voûte, elle est ornée d’une sorte de treille composée de
pampres, de roses, etc., et percée de seize ouvertures circulaires, à travers les-
quelles se montrent des groupes d’enfants nus, tenant les armes et les emblèmes
de Diane et se livrant aux jeux les plus variés (voy. les gravures p. SSp, 56p).
Au-dessous de chacun de ces seize médaillons a pris place une figure ou une
composition mythologique : les trois Grâces, Junon suspendue par les bras, en
punition d’une offense fitite à Jupiter, les Parques, Minerve, etc.
Avec cette composition, le Corrège trouva sa voie véritable; il atteignit aux
régions où tout est âme et lumière; il s’éleva aux hauteurs où tout écho du
monde terrestre, quelque atténué qu’il soit — une rose ou un convolvulus se
détachant sur le feuillage sombre d’une treille, — fixe invinciblement la pensée
et la repose; en même temps il laissait un libre cours à sa fantaisie, cette fan-
1. Michelet, Histoire de France, t. VII, p. 169.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
702
taisie qui n’avait d’égale que celle de Léonard de Vinci ; il improvisait les
figures les plus exquises, sans se préoccuper ni du temps, ni de l’espace, ni de
la correction anatomique. On peut affirmer, devant ces décorations légères et
ailées, qu’à aucune époque, ni dans l’antiquité, ni pendant la Renaissance, ni
dans les temps modernes, nul artiste ne sut donner à ses visions un tour plus
enjoué que cette nature que l’on nous dépeint comme si mélancolique.
Ce premier séjour à Parme fut de courte durée. Dès 1 5 1 9 ou 1620, le Cor-
rège retourna dans sa ville natale et s’y maria. Sa femme, Girolama Merlini, la
fille d’un armurier, lui apportait en dot, sous forme d’immeubles, 261 ducats
— une douzaine de mille francs. — Quelle âme d’élite n’eût-il pas fallu pour
comprendre, soutenir et inspirer un tel artiste ! Les biographes ne nous disent
pas si la compagne du Cortège possédait ces qualités. Souhaitons qu’elle ait du
moins Lit preuve de dévouement et lui ait épargné le souci des préoccupations
matérielles de tous les jours. Quatre enfants naquirent de cette union : un fils,
Pomponio, qui devint peintre, et trois filles. Le Corrège eut la douleur de perdre
sa compagne au bout de dix ans, vers 1529.
Peu de temps après son mariage, trouvant que sa ville natale lui offrait déci-
dément trop peu de ressources, le Corrège s’établit à Parme, où il travailla de
i520 à i53o aux fresques qui ont contribué autant que les tableaux de chevalet
à lui assurer l’immortalité.
Sa réputation avait Lit assez de progrès pour que les marguilliers de l'église
Saint-Jean l’Évangéliste le chargeassent, le 6 juillet 1620, de décorer — au
prix de 1 100 ducats — la coupole du transept ainsi que la voûte hémisphérique
de l’abside. C’était la première tâche monumentale confiée au jeune peintre (il
comptait environ vingt-six ans). Pour la décoration de l’abside, le sujet choisi
était le Couronnement de la Vierge; pour la coupole, une sorte à’ Apothéose du
Christ, avec les apôtres, les évangélistes, des gloires d’anges1; enfin, au-dessus
de la porte de la sacristie, devait prendre place saint Jean l’Évangéliste. Les
peintures des pendentifs révèlent une recherche de l’ordonnance assez rare
chez le Corrège pour que l’on s’arrête à la signaler. Il y cherche à étoffer ses
groupes, au moyen d’ornements ou d’accessoires de toutes sortes : nuages,
au milieu desquels s’agitent des anges, attributs symboliques des évangé-
listes, tiares, livres, etc. Il faut le féliciter de ces précautions : elles trahissent
un sentiment de la décoration que nous ne retrouverons pas souvent dans
ses peintures monumentales. Ces évangélistes, ainsi que les saints, rappellent
quelque peu, par le style des draperies, la fresque d’un imitateur de Man-
tegna : le Christ bénissant, de Melozzo da Forli, au palais du Quirinal. Quant
au saint Jean peint au-dessus de la porte de la sacristie, c’est une figure
ample et belle, drapée dans la perfection. Assis sur le sol, une jambe repliée
1. Dans la belle colleclion de peintures et de sculptures formée par M. Ravaisson, on
remarque une étude des plus importantes pour un des groupes de la coupole du Baptistère :
deux des anges qui font cortège à saint Augustin.
La Madone de saint Sébastien, par lu Correge. (Musée de Dresde.)
574
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sous lui, l’autre étendue, un rouleau de parchemin sur ses genoux, la plume
dans la main, la tête levée, le disciple bien-aimé attend l’inspiration. Près de lui,
à une extrémité, l’aigle, le bec enfoncé dans ses plumes; à l’autre, un pupitre
chargé de livres. D’autres motifs sont charmants de tendresse, tels que saint
Jean-Baptiste pressant amoureusement sur sa poitrine l’Agneau divin.
Les fresques de l’église Saint-Jean reçurent un pendant dans celles de la
cathédrale. Le Corrige y peignit, de 1 5 2 6 à i53o, Y Assomption delà Vierge, avec
les quatre saints protecteurs de Parme, les douze apôtres et des nuées d’anges;
il entoura la composition d’une balustrade peinte. Le ton de ces fresques est
peu nourri (le jaune et le gris y dominent) et ce manque de parti pris n’ajoute
pas, il s’en faut, à la clarté de l’ordonnance. (On sait que pour caractériser
l’incohérence qui règne dans ce vaste cycle on l’a comparé à un ragoût de
grenouilles ! ) Assurément, pris à part, telle figure ou tel groupe témoigne
d’une science consommée et mérite d’être proposé en éternel exemple à tous les
adeptes de la peinture; mais, considérée dans son ensemble, la composition est
le triomphe de la confusion : ce ne sont que jambes et bras entrelacés, têtes
qui se heurtent, torses qui semblent errer loin des membres. Il eût fallu une
volonté plus puissante que celle du doux et tendre Allegri pour introduire de
la netteté dans une telle agglomération.
Pendant son séjour à Parme, le Corrège peignit en outre un certain nombre
de retables : la Madone de saint Sebastien, la Madone de saint Georges, la Madone à
YEcuelle, la Madone de saint Jérôme. Il y reprit la donnée des Saintes Conver-
sations, si chères aux Vénitiens, mais en y introduisant un mouvement et
une variété tels, que seule peut-être la Vierge des Pesaro du Titien (i 5 2 6)
les égale.
L’œuvre du Corrège se réduit à une trentaine d’ouvrages, — fresques ou
tableaux à l’huile, — non compris les dessins, qui, soit dit en passant, ne le
montrent pas sous le jour le plus favorable. Les tableaux se partagent, quant
aux sujets, en deux groupes principaux : les compositions religieuses et les
compositions mythologiques. Le portrait, le genre, les scènes historiques,
autant de catégories inconnues au maître; à peine s’il a abordé l’allégorie dans
ses gouaches du Louvre, si confuses, d’un sens si obscur : Y Homme sensuel et la
Vertu héroïque !
Au Musée de Dresde, une série de retables et de tableaux de chevalet nous
le montrent s’essayant dans des compositions nombreuses en figures, à l’or-
donnance savante plutôt que calme ou régulière.
La Madone de saint Georges n’est que mouvement; on serait tenté de dire dislo-
cation ; en vain on y chercherait deux figures dans la même attitude et une
seule qui se montre de ftee : l’artiste .y abuse des dos tournés au spectateur,
des visages dirigés vers lui, des têtes rejetées en arrière, des profils perdus;
il y déploie en un mot toutes les ressources d’un acteur consommé.
LE GORREGE.
575
La Madone de saint Sebastien pèche, elle aussi, par l’exagération du mouve-
ment : on y remarque en outre des réminiscences de Raphaël (la Vierge pro-
cède de la Vierge de Foligno; le saint vêtu de brocart, du saint qui figure dans
la Vierge de saint Sixte ; les anges rappellent les génies qui répandent des fleurs
dans les fresques de la Farnésine).
La Nativité ou la Nuit (commandée en 1622, pour un prix dérisoire, —
208 livres, — terminée en i53o seulement) annonce les effets d’éclairage
artificiel qui devinrent si chers aux peintres hollandais du xvne siècle. Ici —
j’emprunte cette analyse à Charles Blanc — l’acteur principal est invisible,
pour ainsi dire : comme dans la plupart des œuvres de Rembrandt, c’est la
lumière qui donne à ce drame mystique sa poésie et son émotion « La
grande beauté du tableau, son inexprimable poésie, vient de cette lumière qui
part du corps rayonnant de l’enfant, inonde le visage et une partie du corps de
la mère, éblouit les femmes et le berger, éclaire jusqu’aux anges lnmineux du
haut, glisse sur saint Joseph et va se confondre, en se dégradant, avec les
lueurs du jour qui pointe à l'horizon. Cette lumière, qui sort du corps de
l’enfant, est si éclatante et si pure, qu’elle a quelque chose de surnaturel : pour
en exprimer la vivacité extraordinaire, le Corrège use d’une de ces idées ingé-
nieuses et vives dont il n’est jamais avare : l’une des femmes se couvre le front
avec la main et clignote des yeux comme si sa vue était trop faible pour sup-
porter cette splendeur inaccoutumée. » Heureusement, il y a autre chose
encore dans la Nuit que les qualités techniques : on y admire des faces inondées
de bonheur, l’expression de la ferveur et de l’extase. Avec le Corrège, le sen-
timent ne perd jamais ses droits.
La Madeleine étendue sur le sol et lisant (au Musée de Dresde également)
pourrait passer pour une des conceptions les plus originales et les plus poé-
tiques du Corrège, s’il était absolument démontré que ce petit chef-d’œuvre
sorte véritablement de son pinceau. On sait que de nos jours la critique a des
rigueurs — pour ne pas dire des caprices — à nulles autres pareilles. Ne s’est-
elle pas avisée de retrancher la Madeleine de l’œuvre du maître, sous le beau
prétexte qu’elle est peinte sur cuivre et que la peinture sur cuivre n’a fait —
ce qui est à prouver — son apparition que longtemps plus tard ? Devant de
tels arguments, il faut s’incliner, sinon se rendre, en attendant une démonstra-
tion véritablement décisive.
Dans le plus important des tableaux restés à Parme, la Madone de saint Jérôme
(commandée en 1 5 2 3, probablement peinte en 1827 ou en 1 528), tout est
tendresse, efiusion, lyrisme. La A’ierge, souriante et coquette, quoique ses
regards soient baissés, tient avec une sollicitude toute maternelle le bambin
bien éveillé; sainte Madeleine, inondée de bonheur, presse avec amour, avec
ferveur, sa tête contre l’enfant, qui à son tour caresse les cheveux de la char-
mante pécheresse; saint Jérôme (qui rappelle ou annonce le berger debout au
premier plan dans la Nuit du Musée de Dresde), à moitié nu, — une figure
576
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
pleine d’une grandeur sauvage, — s’arrête surpris et charmé, à la vue de ce
spectacle, et le farouche vieillard se sent ému à son tour. Deux anges, l’un
tenant un livre ouvert, dans lequel l’enfant divin s’amuse à épeler, l’autre
examinant avec attention le vase de parfums que lui a confié la Madeleine,
mêlent une note d’une fraîcheur exquise à cette scène si vive et si touchante,
avec ses attitudes véritablement trouvées, peinte comme seul le Corrège savait
peindre.
Combien Vasari, parlant d’un de ces chœurs d’anges, n’a-t-il pas eu raison
de dire qu’ils semblent plutôt être descendus (mot à mot avoir plu) du ciel que
laits de la main d’un peintre. Ailleurs, le biographe montre une compréhension
non moins pénétrante du génie du Corrège lorsqu’il raconte que, regardant
un de ses tableaux, il ne put s’empêcher de sourire, contraint, en quelque
sorte, par un petit enfant qui tient un livre et qui sourit si naturellement, qu’il
égaye ceux qui le regardent.
Raphaël à coup sûr eût regardé un tel tableau avec envie, — si tant est que
ce sentiment eût pu trouver place dans son âme si sereine, — et je ne l’en blâ-
merais pas, car dans aucune de ses Madones il 11’a montré plus d’éloquence.
Parmi les autres Madones du Corrège, celle du Musée de Parme, la « Madonna
délia Scodella » (1527-1 $28; épisode de la Fuite en Égype; la Vierge tient une
écuelle, d’où le nom donné au tableau), se recommande, sinon par la netteté
de l’ordonnance, du moins par l’intensité de la lumière.
Plusieurs compositions similaires, la Vierge, l’Enfant Jésus et le petit saint
Jean, du Musée de Madrid, la « Madonna del Latte », du Musée de l’Ermitage,
la Madone de la galerie du Sigmaringen, etc., n’ajoutent pas beaucoup à la
gloire du maître. Signalons dans cette dernière1 une réminiscence de Man-
tegna : la sainte Anne, avec son type si caractéristique de vieille femme édentée
et son menton en galoche. Quant à la Madone récemment acquise par le
Musée de Francfort (la Vierge vêtue d’une robe rouge et d’un manteau bleu,
doublé de vert), elle est trop ruinée pour nous apporter quelque élément nou-
veau : à peine s’il reste un soupçon du coloris primitif; seul le paysage se dis-
tingue par une simplicité mêlée de grandeur.
Le Corrège ne s’est que rarement attaqué aux sujets sombres ou pathétiques,
et il n’y a pas réussi. Son Ecce boino, de la National Gallery, pèche par la con-
fusion : quoique la composition ne comporte que cinq figures, on serait fort
embarrassé de découvrir les propriétaires de trois des mains qui se promènent
comme au hasard à travers le tableau. La facture offre d’ailleurs de réelles qua-
lités : on y retrouve ce pinceau gras, souple et flou qui caractérise le maître.
Le Martyre de saint Placide et de sainte Flavie , au Musée de Parme, est déclama-
toire à force de mouvement. Quant au Christ du Vatican, il a été retranché par
des juges autorisés de l’œuvre du Corrège, qui n’y perd pas beaucoup.
1. Article de M. Harck dans YArchivio storico ddV Arte, 1898, p, 890.
LE CORREGE.
577
Les compositions mythologiques du Corrège disputent la laveur du public à
ses compositions religieuses,
La Léda du Musée de Berlin est une de ces évocations poétiques dont le
maître avait le secret. Vers le centre, l’héroïne, partagée entre la volupté et
la pudeur, reçoit les caresses du cygne; au second plan, des Amours folâtrent
à l’ombre des arbres; vers la droite, quatre jeunes femmes forment le groupe
le plus animé et le plus pittoresque. L’une d’elles, debout dans l’eau — une
La Madone de saint Jérôme (fragment), par le Corrège.
(Musée de Parme.)
figure exquise, magique, dans une attitude véritablement trouvée, — se défend
contre les attaques d’un second cygne; une autre sort de l’eau et passe
un bras sous le vêtement que lui tend sa compagne; quant à la quatrième,
accoudée un peu plus loin, elle regarde ces ébats en riant. Line naïveté et une
grâce inexprimables rachètent ce que la donnée peut avoir de trop libre.
Dans la Léda, le culte de la forme est poussé à son plus haut degré; des tons
merveilleusement fondus s’y allient à une grâce inexprimable. Le coloris n’est
pas seulement éblouissant : il est éloquent; par sa distinction et son charme, il
l’emporte sur celui des Vénitiens; car il s’y mêle toujours des lignes noblement
mouvementées. « Dans sa Lcda et sa Vénus, dit Vasari, le Corrège avait mis
une telle morbidesse, que l’on croyait avoir devant soi, non des couleurs, mais
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
578
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
des chairs véritables. Il est constant, ajoute le biographe, que personne ne
mania mieux les couleurs, qu’aucun artiste ne peignit mieux ni avec plus de
beauté, ni avec plus de relief. »
Autant il règne de fantaisie dans la Léda de Berlin, autant Y Anticipe du Louvre
est serrée et voulue. Rien de plus simple cependant que la composition elle-
même : au pied d’un arbre, la nymphe nue, endormie; devant elle, l’Amour,
également plongé dans le sommeil; en arrière, soulevant avec précaution la
draperie sur laquelle repose la dormeuse, Jupiter, métamorphosé en satyre.
Pour fond, un bouquet d’arbres. Tout est digne d’admiration ici : le merveil-
leux parti pris d’éclairage, avec le corps nu d’un modelé si sûr et si souple, se
développant en pleine lumière ; le jour si vif et cependant si doux, envelop-
pant la scène d’une lueur magique; l’attitude, d’un naturel et d’un abandon
indicibles, d’Antiope; enfin l’exquis bout de paysage. On dirait une scène vue
et vécue, et non une réminiscence de la mythologie.
La Danaé de la galerie Borghèse, une des scènes le plus facilement groupées
du Corrège, n’offre peut-être pas au même point que Jupiter et Antiope la richesse
et la chaleur du coloris.
Dans une autre composition mythologique, Jupiter et Io, qui se trouve au
Musée de Vienne, en compagnie de Y Enlèvement de Ganymêde, il faut admirer
la grâce achevée de l’héroïne, qui s’abandonne aux caresses de son divin amant,
transformé en nuage. Le Corrège a pris ici pour modèle une des déesses peintes
par Raphaël à la Farnésine, celle qui se montre de dos dans une attitude
presque identique.
U Education de l’Amour, à la National Gallery (Vénus et Mercure tenant
entre eux Cupidon et lui enseignant à lire), unit à une ordonnance parfaite le
modelé le plus gras et le plus doux, des mouvements aussi sûrs que gracieux.
Les dernières années du Corrège furent attristées par plus d’une décep-
tion, par plus d’un chagrin. Les fresques de la coupole du Dôme avaient été
accueillies avec froideur; il semble même que les moines n’aient pas ménagé
à leur auteur les critiques, les reproches : c’est du moins ce qui résulte d’une
lettre d’un contemporain, le peintre Gatti. Ces attaques et la mort de sa femme
dégoûtèrent le maître du séjour de Parme; laissant là inachevées les fresques
du Dôme, il retourna triste, découragé, dans son bourg natal, qu’il ne quitta
plus que pour de courtes absences.
On manque de détails sur ses derniers travaux. Les Gonzague de Mantoue,
et notamment la marquise Isabelle (proches parents des seigneurs de Correg-
gio), semblent avoir seuls apprécié ce rare génie; il lui commandèrent deux
tableaux destinés à l’empereur Charles-Quint et, selon toute vraisemblance,
acquirent également pour leur propre collection un certain nombre de ses
toiles : c’est de Mantoue, en effet, que proviennent les deux Cortèges du Musée
du Louvre.
LE CORREGE.
579
Quel malheur que dans cette Italie du xvie siècle, si raffinée, si riche, il ne
se soit pas trouvé un amateur clairvoyant pour reconnaître le génie du Corrège,
un poète pour célébrer sa gloire, un Mécène pour l'arracher à ce milieu étroit
et pour le fixer là où était sa véritable place : à Rome, au Vatican, où seul
il était digne de continuer l’œuvre de Raphaël !
Il est bien vrai que la critique moderne a battu en brèche ce qu’elle appelle
la table de la pauvreté du Corrège. Oui, sans discussion possible, celui-ci
n’en était pas absolument
réduit à mendier sur les
carrefours ; oui , il s’est
même trouvé en mesure
d’acheter quelques lopins
de terre (en i53o, par
exemple, un « podere »
pour 196 écus 10 sous);
c’était alors, surtout dans
les petites localités, le seul
moyen de placer son ar-
gent; mais de là à la for-
tune ou même à l’aisance,
il y avait loin. Le père du
Corrège vivait encore, —
il survécut à son fils, —
l’artiste n’avait donc pas
de fortune à lui ; il avait
par contre des charges de
famille assez lourdes, qua-
tre enfants à élever. Ce
n’était pas avec le revenu
de ses petites propriétés —
celle de 1 c>5 écus 10 sous
ne rendait certainement
pas plus de 10 écus par an, soit 5oo trancs — qu’il pouvait suffire aux besoins
de son ménage. Il est dès lors permis d’affirmer que, s’il ne vécut pas dans une
misère noire, il connut la gêne, qu’il eut à compter avec des préoccupations
d’autant plus douloureuses que son âme était plus sensible.
Le récit de la mort du Corrège, tel que nous l’a transmis Vasari, offre
toutes les apparences d’une légende. Le maître, ayant reçu à Parme un
payement de 60 écus (environ 3 000 francs) en menue monnaie (•< quat-
trini »), serait retourné à pied chez lui, chargé de ce fardeau, et comme
il était rendu de chaleur, il aurait bu imprudemment de l’eau fraîche.
A peine arrivé, ajoute le biographe, il sentit les premiers frissons de la
Jupiter et Léda (fragment), par le Corrège.
(Musée de Berlin.)
58o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
fièvre, fut forcé de se mettre au lit, et expira au bout de peu de temps.
Eu réalité, on ne possède pas la plus légère indication sur les circonstances
de cette catastrophe. On sait seulement que le maître comptait à peine quarante
ans quand il succomba, le 5 mars i53q. Aucune inscription ne marque la place
où reposent ses cendres; aucun portrait ne nous a conservé sa physionomie.
Au moment de prendre congé du peintre des Grâces, nous ne saurions mieux
résumer les traits distinctifs de son génie qu’en le rapprochant de ses émules,
les Vénitiens. A leurs figures robustes et plantureuses, mais parfois terriblement
vulgaires ou vides, le Corrège oppose un type d’une grâce achevée, animé par
un sourire tour à tour mutin ou touchant. Ignorant ou dédaignant la mise en
scène chère au Titien et au Véronèse, leur entente des effets dramatiques, il
semble rêver, les yeux ouverts, plutôt qu’il n’observe; ou mieux, grâce à une
rare puissance d’absorption et de synthèse, il s’assimile le monde extérieur et
nous le rend transformé et transfiguré avec un tel éclat, que notre imagination
séduite voudrait ne plus jamais le voir sous d’autres couleurs que les siennes.
En cela il se rapproche de Giorgione, dont, à d’autres points de vue, des abîmes
le séparent. De même que lui, il adore la campagne et le grand air autant qu’il
fuit la société ; tout ce qui rappelle l’industrie de l’homme — architecture,
costumes, mobilier — semble le gêner; à peine s’il emploie de loin en loin
quelque colonne pour encadrer une composition. Quant à ses costumes, ils sont
plus primitifs encore — je veux dire plus élémentaires — que ceux de Gior-
gione; nulle réminiscence des modes du temps. Est-il nécessaire d’ajouter que
ce poète, tout entier à son lyrisme, semble n’avoir jamais fait poser un
modèle devant lui, pas plus qu’il n’a su plier son pinceau aux exigences d’un
portrait !
Le style du Corrège — à quoi bon nier l’évidence! — renferme, tout comme
celui des Vénitiens, déjà bien des germes de décadence : une recherche exces-
sive du mouvement, des attitudes souvent guindées, des proportions parfois
vicieuses, ou une facture trop peu serrée. Mais qui aurait le courage de formuler
des critiques devant tant de qualités admirables, qui font d’Antonio Allegri
le rival des plus grands peintres, — que dis-je, un des six ou huit plus grands
noms de la peinture !
Il y a d’ailleurs chez le peintre de Correggio plus que l’habileté profession-
nelle : tout en se jouant de ces difficultés anatomiques que seul, parmi ses
contemporains, Michel-Ange pouvait aborder avec la certitude du triomphe, ou
de ces difficultés d’éclairage pour lesquelles il n’avait d’autre rival que Léonard
de Vinci et le Titien, le Corrège n’oubliait pas que l’art a une mission plus
haute : le poète chez lui est toujours inséparable du praticien. Et ce poète,
que d’émotions n’éveille-t-il pas en nous : la grâce tour à tour souriante ou
attristée, l’enjouement, les élans d’amour de la Madeleine pressant sa tête
contre l’Enfant Jésus; des impressions que seule la musique d’un Mozart ou
Jupiter et Anticipe, par Le Corrège. (Musee du Louvre),
»
LE PARMESAN.
58 1
d’un Beethoven semble avoir le privilège d’éveiller, le scherzo le plus vif,
Bandante le plus ému !
On ne connaît aucun élève direct du Cortège. Mais ses principes étaient de
ceux qui, pour conserver leur fécondité, n’ont pas besoin d’être appliqués du
vivant même de leur inventeur. Au xvie siècle, son fils Pomponio, les Mazzolini,
et parmi eux Francesco, surnommé le Parmesan, Fr. Rondani, Georgio Gan-
dini (7 1 538) , Michel-Angelo Anselmi de Lucques, Lilio Orsi (7 1687), Bernar-
dino Gatti, surnommé il Soparo ( 1 496- 1 5 p5), Niccolô dell’ Ahbate, Allegri,
les Procacini, l’imitèrent plus ou moins. Au xviP siècle, les Carrache le prirent
pour modèle, et ce lut de cette époque que data sa
réhabilitation.
Le Cortège était à peine mort, qu’un artiste bril-
lant, son imitateur plutôt que son élève, prit plaisir
à développer les trop nombreux éléments de déca-
dence contenus dans l’œuvre de l’immortel fondateur
de l'Ecole de Parme et se rendit plus célèbre par son
maniérisme et sa mièvrerie que celui-ci par tant de
hautes et sublimes qualités. Francesco Mazzuoli, sur-
nommé le Parmesan (« il Parmigianino »), en sou-
venir de sa ville natale (i5oq- 15.40), réussit, pen-
dant sa courte carrière, à éblouir ses contemporains
par ses visages chiffonnés, ses attitudes déhanchées,
ses proportions élancées, son piquant et son im-
prévu, son esprit et sa frivolité. En réalité, sa place
était marquée, au xviiF siècle, entre Watteau et Boucher, non parmi les maîtres
encore si sérieux et si convaincus de la Renaissance.
Les tableaux de sainteté peints par le Parmesan — la Madone an long cou du
palais Pitti, la Sainte Famille du Musée des Offices (gravée p. io3), la Sainte
Catherine de la galerie Borghèse, et bien d’autres, — abondent en contrastes
ingénieux, mais manquent de toute gravité, de toute conviction, de tout recueil-
lement. Ce sont de grandes machines mouvementées qui révèlent, à côté d’un
vrai tempérament de peintre, toutes les lacunes de cette organisation fébrile.
Les deux Saintes Familles du Louvre ne sont pas moins affectées, moins pré-
tentieuses : l’une d’elles — le n° i3oô — se distingue par des tètes extraor-
dinairement vides et des arrangements de cheveux qui annoncent le style
rococo.
Ces défauts, non moins sensibles dans les grandes compositions religieuses
du maître, telles que les fresques de F Histoire cT Adam et d'Ëve, de Moïse, etc.,
peintes à la « Stcccata » de Parme, s’atténuent dans les compositions pro-
fanes : f Histoire de Diane, qui décore la villa Sanvitale, à Fontanellato dans
le voisinage de Parme (récemment photographiée par MM. Alinari; un frag-
Portrait du Parmesan.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
582
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ment gravé p. 5i5), rappelle, avec plus de brio et moins d’intimité, les sujets
analogues peints par le Corrège au couvent de Saint-Paul.
Mais où le Parmesan prend une revanche éclatante, c’est dans le portrait. Il
s’est représenté lui-même, une fois dans le tableau qui est entré aux Offices,
l’autre dans le tableau du Musée de Vienne (peint à l’aide d’un miroir
concave; voy. p. q50), et ces effigies comptent parmi les plus brillantes du
xvie siècle. Le portrait (présumé) de Lorenzo Cibo, capitaine des gardes du
pape Clément VII, et celui de Ricardia Malaspina, tous deux au Musée de
Madrid, n’ont pas moins d’allure.
Le Parmesan s’est également essayé dans le dessin et dans la gravure. Le
Louvre possède quelques études véritablement spirituelles et pénétrantes : telle
est la tête de Jeune Femme, à la sanguine (n° 246); on y sent comme un pré-
curseur de Watteau.
Le maniérisme du Parmesan a été caractérisé avec esprit par Charles Blanc.
L’auteur de Y Histoire des Peintres montre la peinture italienne cherchant, sur ses
vieux jours, à plaire au lieu d’imposer, et inclinant à une politesse qui frise
l’affectation. « Trompés par son physique si élégant, et par une certaine grâce
dont il avait dérobé le secret au Corrège, par une certaine désinvolture, les
Romains disaient que l’âme de Raphaël avait passé en lui. Mais le surnom
même de Parmigianino, que les Italiens se plaisent à écrire au diminutif,
semble exprimer que ce maître a des imperfections aimables et qu’il est un
grand maître diminué. De Lit, il y a encore en lui de la race, et c’est déjà
beaucoup d’être un enfant gâté du Corrège. »
Médaille du pape Paul III.
Par Al. Cesali.
Modèle de Broderie italienne du xvi° siècle.
(La « Vera Perfeltione del Disegno ». Venise, i5gi.)
CHAPITRE VII
L ECOLE VENITIENNE : LES DERNIERS DISCIPLES DES BERLIN . — CARPACCIO ET
CIMA. — LES NOVATEURS : GIORGIONE. — SEBASTIAN O DEL
PIO.MBO. — LES PALMA.
race aux efforts de Jean Bellin, l’avènement de l’École véni-
tienne avait été longuement, savamment préparé. Ht cepen-
dant l’on est tenté de crier au miracle quand on compare cet
épanouissement radieux à l’affaissement des Écoles rivales1.
Prenons les Florentins : comme ils paraissent vieillis, fati-
gués, presque flétris, en regard de leurs rivaux des lagunes!
Avec Michel-Ange ils avaient assisté à la fois aux suprêmes
triomphes et à une irrémédiable décadence, car leur grand concitoyen avait
comme pris à tâche de ne laisser, sans le forcer et sans le violenter, aucun des
ressorts de la vie nationale de l’Italie, aucun des ressorts de l’âme humaine.
Tout à coup, voilà que sur le tronc en apparence épuisé pousse un rameau
plein de vigueur et de sève; alors que l’ennui ou l’impuissance ont envahi tout
le reste de la Péninsule, la peinture vénitienne, la dernière venue, conserve
jusqu’à la fin du siècle la fraîcheur et l’éclat.
I. Bibl. : Voy. ci-dessus, p. 449. — T. II, p. 769 et suiv. — Berenson, the Venetian Pain-
ters of the Renaissance . New-York, 1894.
584
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Au moment d’aborder l’histoire de l’École vénitienne du xvf siècle, je dois
faire part au lecteur de mes hésitations, de mes scrupules. Rien de plus incer-
tain que l’attribution respective du groupe de tableaux que les partisans de
Giorgione, des Raima et consorts revendiquent, tour à tour, pour leur maître
favori. Que de noms n’a-t-on pas mis en avant pour la Sainte Famille du Musée
de Madrid (Pordenone, Giorgione, Raima), pour le Concert du salon carré du
Louvre, et tant d’autres peintures! Libre aux amateurs de conjectures de
batailler entre eux; je ne nie pas l’utilité de leurs efforts, mais me considère
comme tenu, quant à moi, de ne mentionner ici que des dénominations abso-
lument certaines, ou bien de ne formuler que la conviction résultant de l’ac-
cord, du « consensus », d’hommes compétents et indépendants. Plutôt donc
que d’entrer dans les controverses, je préfère me borner — dût-on me repro-
cher ma pusillanimité — aux faits définitivement acquis à la science.
J’essayerai, dans un premier paragraphe, de montrer pourquoi la peinture
vénitienne est née si tard et comment elle a si longtemps prolongé son existence,
à l’une des extrémités de l’Italie épuisée par l’excès même de sa fécondité.
Pour saisir le point de départ de l’évolution de l’École vénitienne, il nous faut
remonter au dernier tiers du xv” siècle, époque à laquelle, que l’on envisage
soit l’architecture, soit la sculpture, soit la peinture, on ne trouve qu’un
mélange d’éléments disparates, — byzantins, arabes, gothiques, classiques.
Selon les quartiers, on pouvait se croire au Mont-Athos, au Caire, à Bruges, à
Nuremberg ou à Florence, alors toutefois que le même édifice ne réunissait pas
les traits communs aux nationalités les plus diverses. A ce moment psycho-
logique — mettons qu’il corresponde à l’année 1470, — les artistes vénitiens
se trouvaient comme à un tournant, également prêts à prendre n’importe
quelle direction. L’arrivée de Mantegna les eût fait dévier du côté des
Padouans et de l’antiquité; celle du Pérugin, du côté des Ombriens; celle de
Botticelli ou de Ghirlandajo, du côté des Florentins.
Le hasard voulut que les chefs du mouvement, les frères Bellin, se ratta-
chassent à la fois à la primitive École de Murano, avec ses convictions profondes,
son coloris éclatant; à l’École de Padoue, l’École classique par excellence, repré-
sentée par leur père Jacopo Bellini et leur beau-frère, le grand Andrea Mantegna;
enfin à l’École flamande, dont Antonello de Messine venait de propager les
principes à Venise. Comme ces éléments en apparence inconciliables sont entrés
pour une part plus ou moins considérable dans la constitutition de l’Ecole véni-
tienne, il importe avant tout de les passer en revue.
Tributaires des Byzantins pour la mosaïque, les Vénitiens le furent des
Flamands pour la peinture à l’huile. D’innombrables liens rattachaient Venise
à Bruges et à Anvers, pour ne rien dire de Cologne, de Nuremberg ou d’Augs-
bourg. Tantôt c’était « Johannes de Alemania » qui se fixait à Murano et
fondait de concert avec Antonio Vivarini la primitive Ecole vénitienne; tantôt
Le martyre de saint Placide et de sainte Claire. Etude pour le tableau du Musée df. Parme,
PAR LE CORRÈGE. (MUSEE DU LOUVRE.)
L’ECOLE VENITIENNE.
585
Jacopo de’ Barbari, qui, cédant à des affinités électives, s’établissait à Nurem-
berg d’abord , dans les Flandres ensuite ; tantôt enfin Albert Dürer, qui
tentait la fortune dans la cité des Doges. Si l’on tient en outre compte de
l’importation des tableaux flamands (le catalogue connu sous le nom d’ Ano-
nyme de Morelli en enregistre un grand nombre), de l’importation des
tapisseries flamandes, des gravures allemandes, on s’expliquera sans peine la
multiplicité des analogies entre l’Ecole vénitienne et les Ecoles du Nord, la
passion de la première pour la couleur et son goût, non moins accusé, pour un
réalisme qui n’excluait pas le mysticisme (voy. t. I, p. 332-339; t. II, p. i 79-
180, et ci-dessus, p. 167).
C’est à ces influences du Nord qu’il faut tout d’abord faire honneur des pro-
grès réalisés par les Vénitiens dans l’art du portrait : plus d’une des effigies
peintes par Antonello de Messine ou les Bellini mériterait d’être signée de
Thierry Bouts, de Memling ou de Hugo van der Goes : même précision et
même vigueur.
Dans la peinture d’histoire ou la peinture de genre, les réminiscences
flamandes ne sont pas moins sensibles. Le chef-d’œuvre de Carpaccio, 1 ’ Histoire
de sainte Ursule, pourrait tout aussi bien avoir été peint à Bruges qu’à Venise.
Giorgione lui-même, le novateur par excellence, a parfois rendu hommage aux
Flamands. On en jugera par ce trait : Jean van Eyck avait peint pour le car-
dinal Octavien un Bain de femmes, dans lequel, à l’aide d’un miroir réfléchissant
son image, il avait montré une des baigneuses à la fois de face et de dos. Or,
qu’entreprit Giorgione ? De peindre une figure nue entre deux miroirs et une
fontaine, de telle sorte qu’elle se montrât dans le tableau de dos, dans la
fontaine de face et dans les miroirs de profil. Les données du problème ne sont-
elles pas identiques?
Mais il y avait autre chose encore que les relations fortuites créées par le com-
merce dans ces analogies entre la peinture flamande et la peinture vénitienne. A
Venise, Taine l’a démontré dans ses pages étincelantes sur la cité des Doges, le
sens de la vision rencontre un autre monde : « Au lieu des teintes fortes, nettes,
sèches, des terrains solides, c’est un miroitement, un amollissement, un éclat
incessant de teintes fondues, qui font un second ciel aussi lumineux, mais plus
divers, plus changeant, plus riche et plus intense que l’autre, formé de tons
superposés dont l’alliance est une harmonie. » Ce n’est point, à coup sûr, un
effet du hasard si à Venise, à Bruges ou à Amsterdam les peintres ont vu
de même : ici, la couleur éblouissante du Midi, là les brumes lumineuses
du Nord.
Autant le milieu vénitien se prêtait à l’assimilation des influences du Nord,
dont il ne devait d’ailleurs pas tarder à corriger la vulgarité en y substituant la
distinction et l’ampleur, autant il se montrait réfractaire à la propagande clas-
sique. De tout temps Venise manqua de cette solide et généreuse éducation sur
laquelle s’appuyait la civilisation du reste de l’Italie. Point d’université (le centre
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
74
586
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
universitaire le plus rapproché se trouvait à Padoue), point d’encouragements
officiels en faveur des sciences ou des lettres, de l’humanisme en un mot. Quoique
Pétrarque et Bessarion eussent légué à la République vénitienne leurs précieuses
collections de manuscrits; quoique Cosme de Médicis l’eût dotée d’une superbe
bibliothèque, construite sur les plans de Michelozzo ; quoique l’imprimerie y eut
pris rapidement le plus brillant essor : à peine si quelques patriciens se livraient
à l’étude en guise de délassement. Aux approches du xvie siècle seulement, le
Florentin Aide Manuce et Bembo provoquèrent une certaine agitation. A vrai
dire, l’incarnation par excellence de la littérature vénitienne — cette littérature
si frivole — fut l’éclatante et odieuse figure de l’Arétin, écrivain éminent et
exploiteur non moins insigne, qui, avec ses pamphlets, battait monnaie sur les
potentats ou les grands seigneurs de l’Europe entière.
Dans son ingénieuse et suggestive étude sur Averroès et l’averroïsme, Renan
affirme que la renaissance des lettres grecques ne fut pas étrangère à l’essor
de l’École vénitienne : tandis que l’hellénisme, déclare-t-il, se manifestait à
Florence par un retour vers Platon, il s’annonçait à Padoue, à Venise et dans le
nord de l’Italie par le retour au texte vrai d’Aristote. Et plus loin il ajoute que
l’art vénitien, « fidèle à ces prémisses, se distingue non par la recherche de
l’idéal, mais par la fermeté de l’action ». Il semblerait effectivement que nulle
cité ne dût mieux se prêtera l’essor des facultés critiques. Venise était le dernier
asile de la liberté de penser. Les presses des Aide, des Giunti, déirayaient
d’in-octavo le reste de l’Italie, on serait tenté de dire le reste du monde. Nulle
part ailleurs l’Inquisition n’eut à compter avec une résistance aussi opiniâtre.
Au nom des droits imprescriptibles de la pensée, l’Arétin y trouvait un refuge
au même titre que Fra Paolo Sarpi, l’audacieux historien du concile de Trente.
Mais, malgré mon admiration pour l’illustre érudit et penseur, il m’est diffi-
cile de m’associer à ses conclusions. Ce qui dominait dans l’esprit des Vénitiens,
abstraction faite de l’énergie qu’ils apportaient dans leurs entreprises politiques
ou commerciales, c’étaient la mollesse et l’indolence; et, de même, ce qui
domine dans leurs œuvres d'art, c’est tantôt le lyrisme, tantôt la fantaisie. Rien
de plus flottant d’ordinaire que l’action dans les compositions soit du xve, soit
du xvie siècle; chez les peintres de l'École de Murano aussi bien que chez Jean
Bellin, elle pèche régulièrement par l’indécision ou même par l’invraisemblance.
Ces maîtres se plaisent à juxtaposer des personnages plus ou moins graves, sans
chercher à les relier à l’aide d’une donnée commune, d’un mutuel intérêt. Mais
si nous nous attachons aux œuvres de Giorgione, des Palma, des Bonifazio,
c’est encore bien pis : nous nous trouvons en lace d’impressionnistes, étrangers
à tout ce qui constitue la vie réelle ou l’observation objective.
Proclamons-le hautement : pour triompher de l’hostilité ou de l’indifférence
à l’égard des leçons de l’antiquité, ces leçons qui se traduisaient partout par la
fermeté et la précision, il eût fallu l’intervention d’un artiste de génie tel que
Mantegna. Quant aux frères Bellini, leur idéal était bien ailleurs.
CIMA DA CONEGLIANO.
587
Ce que serait devenue la peinture vénitienne sans l’apparition de novateurs
de génie, les œuvres d’une série d’élèves de Bellin, — Cima da Conegliano,
Carpaccio, Marco Basaiti, Marco Marziale et divers autres, — nous l’apprennent
surabondamment. Jetons, à titre de contre -épreuve, un coup d’œil sur ces
artistes incontestablement très distingués.
Le pur et suave Giovanni-Battista da Conegliano (ville des environs de
Trévise), plus connu sous le nom de Cima da Conegliano (né vers 1460,
mort en 1 5 1 7 ou 1 5 1 8) , est une émanation de Jean Bellin1. Ce maître ne
semble être jamais sorti du domaine de la peinture religieuse : il peignait avec
amour des Madones, des Saintes Conversations, des Saints dans des attitudes
calmes et recueillies, Y Incrédulité de saint Thomas, Tobie et I Ange, mais s’atta-
quait plus rarement à des scènes impliquant un certain mouvement : la Nativité,
le Baptême du Christ, la Pietà. Est-il besoin de rappeler quelle candeur et quel
charme il y déployait, que de ferveur, quelle distinction de pensée et de
style il a mise dans les figures, quelle limpidité dans le coloris, quelle poésie
dans les paysages, empruntés aux montagnes du Frioul; en un mot, comme il
savait assimiler et mûrir l’idée !
Les tableaux de Cima ne portent d’ordinaire pas de date : il est donc difficile
de suivre les évolutions d’un talent peu amoureux, à coup sûr, de nouveautés.
On peut toutefois établir que, vers la lin de sa vie, il subit l’ascendant de Gior-
gione, dont on reconnaît les leçons à certains types, et surtout à la grande tour-
nure des personnages.
L’analyse de quelques-uns des tableaux conservés soit à Milan, soit à Venise,
suffira pour nous faire apprécier le caractère et les tendances de Cima.
Au Musée de Brera, Saint Pierre trônant se distingue tout ensemble par sa
correction, sa noblesse et sa froideur. Le prince des apôtres est assis dans une
chaire de marbre, d’un style simple et digne, incrustée de marbres bleus et
rouges. A gauche, saint Jean-Baptiste, à droite saint Paul ; au pied de la chaire,
un ange aux cheveux bouclés, jouant de la cithare. La composition respire le
calme et l’harmonie.
Le délicieux tableau de la Misericordia de Venise, Tobie et l’Ange, exposé à
l’Académie des Beaux-Arts de la même ville, a un coloris plus riche et plus
fleuri. Pour fond, un beau paysage mouvementé et vigoureux ; au milieu de la
composition, sur un petit tertre, l’ange conduisant par la main le jeune Tobie
qui tient le poisson, et lui donnant des conseils; à gauche saint Jean-Baptiste,
à droite un évêque armé de la crosse. Le maître laisse éclater ici, comme dans
la plupart de ses autres tableaux, sa prédilection pour les ornements, qu’il traite
avec tout le fini propre aux Primitifs. C’est ainsi qu’il a pris plaisir à repré-
senter sur le manteau rouge, broché d’or, de l’évêque, des broderies dessinant
1. Bibl. : Botteon et Aliprandi , Ricercbe intorno alla vita e aile opère di Gianibaltiüa Cima.
Conegliano, 1898.
588
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
diverses figures : sainte Catherine, saint Sébastien, etc. ; mais il a pris soin de
faire rentrer les tons d’or dans la gamme générale en leur donnant plus ou moins
d’éclat, selon les exigences de l’éclairage ou de la perspective, tandis que la plu-
part de ses prédécesseurs vénitiens les posaient tout crûment à côté des autres
couleurs, sans se soucier de les aviver ou de les rembrunir.
U Incrédulité de saint Thomas, dans la même collection, est une des pages les
plus savantes et les plus imposantes du maître. Une arcade encadre la scène
principale : saint Thomas touchant les plaies du Christ en présence de l’évêque
saint Magne. Le choix de draperies blanches pour le Christ et saint Magne,
joint à l’emploi de pierres de même couleur pour l’arcade, ne contribue pas
précisément à réchauffer la gamme; mais on oublie cette lacune devant l’exquise
pondération des figures. Relevons encore la noblesse des traits de saint Magne,
qui est à la fois un portrait et un type, ainsi que l’originalité du paysage, qui
est bordé par une chaîne de montagnes dénudées.
Quoique les églises et les musées de Venise gardent jalousement ces pages
sereines et tendres, pures et harmonieuses, les collections de l’étranger ont
réussi à en conquérir un choix relativement varié. Tous les amis des Primitifs
connaissent le délicieux tableau du Louvre, dans la galerie des Sept Mètres : la
Vierge avec l’Enfant assise sur un trône entre saint Jean-Baptiste et sainte Made-
leine'. Il force notre admiration par sa tonalité à la fois claire et vibrante, par
le merveilleux paysage du fond, si ample, si lumineux, si recueilli. De telles
œuvres se sentent plutôt qu’elles ne s’analysent et ne se décrivent. On les admire
en silence, et là est à coup sûr l’hommage suprême qu’ambitionnait cet artiste,
si modeste qu’il a traversé l’histoire de l’art vénitien sans y laisser la moindre
trace de sa vie, se contentant de charmer ses contemporains, sans viser à d’autre
récompense. Le suffrage de l’Europe artiste ne lui a du moins pas fût défaut.
De Vittore Carpaccio ou Scarpaccia, le plus éminent des imitateurs de
Gentile Bellini, et le Pinturicchio de Venise, on ignore jusqu’à la patrie,
jusqu’aux dates de naissance et de mort1 2. On le lait naître tantôt à Capo
d’Istria, tantôt à Venise. Quant à ses peintures, elles semblent circonscrites
entre 1490 et 1 523.
Le premier grand ouvrage de Carpaccio — son chef-d’œuvre — remonte à
l’année 1490. A cette date, la corporation de Sainte-Ursule le chargea de
peindre les scènes de la vie de la jeune princesse anglaise massacrée à Cologne
par les Huns. Elle lui offrait ainsi, par le choix du sujet, l’occasion de s’inspirer
des modèles flamands qu’il prisait si haut, et notamment de rivaliser avec la
merveilleuse châsse peinte par Memling pour l’hôpital de Bruges, dont la
1. Dans sa passion pour le paradoxe, M. Morelli a nié l’authenticité de ce tableau, qui porte
en toutes lettres la signature du maître, et qui est si caractéristique pour sa manière.
2. Bibl. : Molmenti : L’Art, 1880, t. I, p. 1-9. — Le même, la Patria di Carpaccio. Venise,
1892. — Le même, Carpaccio, son temps et sou œuvre. Venise, 1898.
La Vierge entre saint Jean -Baptiste et sainte Madeleine, par Cima da Conegliano.
(Musée du Louvre.)
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
690
réputation avait certainement pénétré jusqu’à Venise. Carpaccio acheva en 1496
ce cycle considérable, qui ne comprend pas moins de neuf tableaux, représen-
tant : Y Arrivée de sainle Ursule à Cologne, la Glorification de sainte Ursule , le Songe
de sainte Ursule , le Prince d' Angleterre prenant congé de son père, le Prince rencon-
trant sainte Ursule, le Roi Maurus donnant audience aux ambassadeurs, les Ambas-
sadeurs prenant congé du roi Maurus, le Retour des Ambassadeurs en Angleterre,
Sainte Ursule et le prince d' Angleterre recevant la bénédiction du Pape, le Martyre
de sainte Ursule.
La légende si touchante de sainte Ursule a fourni à l’artiste un prétexte
pour évoquer des scènes plus ou moins brillantes; le peintre religieux y a
complètement abdiqué devant le narrateur et le décorateur; mais ceux-ci, il
faut se hâter de l’ajouter, sont hors de pair grâce à la vivacité, la clarté, l’éclat
des représentations. Tantôt Carpaccio nous fait assister à une audience diploma-
tique, simple, sévère, grave, comme l’étaient les réceptions vénitiennes, où l’on
s’occupait de traiter les affaires avec maturité plutôt que de prononcer de beaux
discours; tantôt il nous donne le spectacle d’une de ces fêtes maritimes éblouis-
santes dont Venise avait le secret (voy. la gravure du t. II, p. 36).
Dans les Ambassadeurs du roi d’Angleterre devant le roi Maurus, Carpaccio a
attaqué avec une bravoure inimaginable les portraits des cinq personnages assis
l’un à côté de l’autre et tous vus de profil (gravés t. II, p. 1 83, 292). Fidèle
aux leçons des Flamands, il a fait choix de types d’une laideur caractéristique
qu’il a modelés avec une extrême précision, poussant le scrupule jusqu’à indi-
quer toutes les rides. Au point de vue du portrait et du caractère, il était impos-
sible d’aller plus loin. Quant à l’arrangement de la scène centrale, il est
satisfaisant, quoique le nombre et l’attitude des spectateurs ne répondent pas
à la majesté de ces cinq figures assises qui ont l’air d’autant de rois. Parmi ces
spectateurs , les uns causent entre eux, d’autres regardent la mer ; d’autres
encore se promènent vers le fond, qui avec un chien, qui avec un nain. L’ar-
tiste a laissé libre carrière à ses instincts : renonçant à grouper ainsi qu’à repor-
ter tous les sentiments à une action commune, il a éparpillé les personnages
selon les exigences de la décoration ou selon sa fantaisie, semblable en ceci à
la plupart de ses concitoyens de Venise.
Dans ce tableau, le compartiment de droite n’est pas à la hauteur du reste :
le roi y est représenté tenant conseil avec sa fille; vêtu d’une robe de chambre
et accoudé sur un lit de petit bourgeois, le souverain semble avoir pris méde-
cine; sa fille, sans expression ni caractère, essaye, ce semble, l’anneau nuptial.
Au pied des marches qui conduisent à leur chambre est assise une vieille avec
une béquille. Au fond le canal et quelques fabriques. Toute cette composition
jure par sa pauvreté avec l’éclat de celle qui lui fait pendant.
Autant Carpaccio montre de sobriété dans la mise en scène et de précision
dans la caractéristique de ses ambassadeurs, qui sont tous des portraits excellents,
autant il prodigue de fantaisie dans la Rencontre de sainte Ursule et du prince
CARPACCIO.
•5g i
d’ Angleterre, qui n’est au fond que la peinture d’un mariage entre patriciens
de la plus haute volée : sur la mer, une flottille de gondoles et de bucentaures
richement pavoisés; à droite, des monuments, moitié classiques, moitié orien-
taux, et partout, devant ces monuments, sur les terrasses, sur les escaliers, une
foule nombreuse, aux riches atours, des musiciens sonnant une fanfare, des
bannières et des banderoles qui flottent. Au premier plan, sur un pont sup-
porté par des pilotis, la princesse s’avance avec dignité au-devant de son futur,
qui, sortant de sa gondole, s’incline devant elle avec ferveur. La scène est
charmante, exquise, pleine de grâce et de distinction, légère à faire envie aux
peintres de fêtes galantes du siècle dernier. Et tout cela peint tranquillement,
posément, sans hâte comme sans effort; bref un
document d’histoire contemporaine autant qu’une
œuvre d’imagination.
On remarquera la sollicitude avec laquelle les
Vénitiens, dès le temps de Gentile Bellini, soute-
naient leurs compositions par de riches fonds d’ar-
chitecture. Rien, en effet, n’était plus propre à faire
valoir les figures des premiers plans, ni à relier, soit
dans une église, soit dans un palais, le tableau aux
lignes générales du monument qui l’abritait. Ces
tonds d’architecture, pas plus Carpaccio que Gentile
n’allait les chercher bien loin : il mettait à contri-
bution la place Saint-Marc ou quelque perspective
de canal, avec des portiques ouverts, des maisons à
fenêtres gothiques, à moucharabis, à nierions, des
arbres dorés par le soleil, avec une échappée sur l’admirable ciel vénitien.
Le palais des Doges, à son tour, s’enrichit d’une importante composition
historique due au pinceau de Carpaccio : le Pape Alexandre III célébrant la messe
dans la basilique de Saint-Marc (i5oi et années suivantes). Cette grande toile a
péri, avec tant d’autres, lors du fatal incendie de ibpp.
Les peintures de la chapelle « San Giorgio degli Schiavoni » (l’une d’elles
porte la date i5o7) ont été mieux partagées. Carpaccio y illustra, en neuf
tableaux, tous parvenus jusqu’à nous, Y Histoire de saint Jérôme, la Confession
du pnblicain Mathieu, le Christ au jardin des Oliviers, Saint Triphon tuant le ba-
silic, Saint Georges baptisant le roi Bia et sa femme, Saint Georges tuant le dragon,
Saint Georges ramenant le dragon. Plusieurs de ces compositions sont devenues
populaires, grâce à la fierté juvénile des figures (tel Saint Georges transperçant
le dragon), grâce à la bravoure de l’exécution, à la sincérité de l’observation,
pour ne rien dire de l’extrême naïveté de certains détails.
Au groupe des compositions pittoresques et épisodiques se rattache Y His-
toire de saint Etienne, dont les cinq scènes sont aujourd’hui réparties entre le
Louvre, les Musées de Brera à Milan, de Berlin et de Stuttgart. Le tableau du
Portrait de Carpaccio.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
5ç2
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Louvre — la Prédication de saint Etienne à Jérusalem, de même que celui de
Berlin, Y Ordination de saint Etienne ( 1 5 1 1), et celui de Milan, la Dispute entre
saint Etienne et les Docteurs (i 5 14) — est avant tout une peinture ethnogra-
phique. Dans ce dernier nous voyons toutes sortes de personnages aux cos-
tumes variés — plusieurs sont coiffés du turban, — les uns assis sous une sorte
de portique soutenu par des colonnes, les autres debout en dehors de l’en-
ceinte. Au tond, des édifices, soit européens, soit orientaux, et un paysage.
Les têtes sont modelées avec soin, mais les ombres sont un peu lourdes et
l’ensemble manque de chaleur. Notons qu’il était relativement facile de donner
du caractère aux têtes à l’aide du costume vénitien du temps, de cette longue
robe noire ou rouge cachant tout le corps et sur laquelle la tête se détachait
avec vigueur.
A l’encontre de Cima, Carpaccio est avant tout une nature profane, à la façon
de Gentile Bellini. Pour donner sa mesure, il a besoin d’une brillante mise en
scène, de costumes pittoresques, de riches accoutrements, je dirai presque de
clinquant et de panaches. Observateur vif et spirituel, très habile arrangeur, on
peut ajouter peintre de race, il ne se plaît qu’au genre descriptif ou narratif : se
concentrer 11’est pas son fait, ni s’affliger non plus; il l’a bien montré dans son
Massacre des dix mille chrétiens, peint en 1 5 1 5 (à l’Académie des Beaux-Arts de
Venise). Impossible de ressentir moins d’émotion et de montrer plus d’ennui.
Le spectacle de ces supplices horribles — corps cloués sur des croix, attachés
par les poignets à des arbres ou criblés de flèches — nous révolte parce qu’il a
été composé à froid. Carpaccio a en outre échoué, lui l’habile coloriste, dans sa
tentative pour relier ces épisodes; ils forment autant de tableaux détachés, sans
lignes d’ensemble et presque sans perspective : « Ne forçons point notre talent »,
a dit le fabuliste.
Lorsque , au contraire , la donnée iconographique oblige le maître à
résumer, à condenser, à mettre un même sentiment au cœur de tous ses
acteurs, comme dans une Vierge entourée de saints, il risque de tomber dans
l’affectation.
On compte celles de ses compositions dans lesquelles il a su éviter cet
écueil : telle est sa Présentation au temple (i5io), qui de l’église San Giobbe
est entrée à l’Académie; — elle offre une ampleur et une harmonie dignes de
Jean Bellin et de Cima. Le spirituel chroniqueur s’y transforme en vrai peintre
d’histoire. Rien n’est plus charmant que l’ange — une petite fille — assis au
centre, une jambe repliée sur l’autre, et pinçant de la guitare. Son visage
enfantin, qui respire l’attention, et son vêtement aux plis coquets, forment
un de ces motiis que seuls les artistes de race savent trouver.
Dans son retable en largeur de l’église SS. Giovanni et Paolo, le Couronnement
de la Vierge, Carpaccio a également adopté une ordonnance harmonieuse, plus
élégante toutefois qu’imposante. Le coloris, par contre, y tire trop sur le jaune;
en enlevant ses figures sur un tond clair, l’artiste a compliqué comme à plaisir
MANSUETI ET MARZIALE.
5q3
sa tâche et privé sa peinture de l'éclat nécessaire. Admirons la beauté et la plé-
nitude des têtes, ainsi que de superbes parties de draperies.
Autour de Carpaccio et de Cima da Conegliano gravite un essaim de peintres
de second ordre, élevés comme eux dans la tradition des frères Bellini : Gio-
vanni Mansueti, Marco Marziale, Andrea Previtali, Vincenzo Catena, Marco
Basaiti, Andrea Busati, Lazzaro Bastiani, Benedetto Diana, Pier Francesco Bis-
solo (travailla entre 1492 et i53o), Girolanto da Santa Croce de Bergame, et
plusieurs autres.
On voudrait s’arrêter longuement sur cette génération, qui unit le recueille-
ment et la fraîcheur des impressions à la chaleur du coloris. Essayons du moins
de caractériser les plus marquants d’entre ses représentants.
La vie de Giovanni Mansueti est peu connue et son œuvre peu considérable.
Nous savons seulement qu’en 1494 il peignit, pour la « Scuola de S. Giovanni
Evangelista », le Miracle de la Croix, et qu’il vivait encore en i5i6‘.
Le tableau du Musée des Offices, le Christ parmi les docteurs, caractérise suffi-
samment, ce nous semble, la manière de ce maître et nous dispense d’analyser
ses autres productions, conservées principalement à Venise et à Milan. La com-
position a pour cadre un riche fond d’architecture (« templum Salomonis »),
avec un portique composé de je ne sais combien de rangées de colonnes. L’ac-
tion, par contre, est nulle. Les personnages du premier plan (costumés à la
mode des xve et xvi° siècles) se promènent tranquillement, sans témoigner
le moindre intérêt à la scène qui se passe derrière eux. En réalité, le thème
choisi a été un prétexte à déployer de pittoresques costumes vénitiens ou orien-
taux (Turcs coiffés de turbans gigantesques), ou même à représenter des oiseaux
exotiques, qui se prélassent devant le temple. En tant que facture, le tableau
est assez nourri, mais il manque d’air, défaut commun à beaucoup de produc-
tions de Mansueti.
Marco Marziale fait son apparition en 1492 parmi les peintres de la grande
salle du Palais des Doges. En 1499, ^ peint la Circoncision, où il s’inspire de
la façon la plus palpable d’Albert Durer (église San Giobbe à Venise).
Le chef-d’œuvre de ce maître, la Circoncision de la National Gallery (i5oo;
peinte « a tempera » sur toile), est une des compositions les plus serrées, les plus
écrites, de la Première Renaissance, avec une forte dose de réalisme qui toute-
fois n’exclut pas le style. Malgré l’abus des noirs, l’ensemble est aussi harmo-
nieux qu’attachant. La Sainte Conversation du même Musée (i5op) réunit à un
ton plus chaud une ordonnance non moins vivante. On y admire l’ange assis
au pied du trône de la Vierge et jouant du luth : c’est une figure parfaite
1. Cecchetti, Saggio Ai cognomi ed autograji di Artisti in Vemgia; Venise, 1887, p. 12.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
75
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
594
comme dessin et comme expression. Rien de théâtral dans les deux peintures;
mais une conviction et un sérieux qui forcent l’attention et l’estime.
Marziale est moins heureux dans ses Disciples d’Emmaiis, de l’Académie de
Venise (i5o6; une réplique avec des variantes, datée de i5c>7, se trouve au
Musée de Berlin; un fragment gravé ci-dessus, p. 1 3g). 11 y a mal pris ses
mesures : en faisant choix d’une table trop basse, il a écrasé comme à plaisir les
convives, qui sont trop courts d’un bon tiers. Il a placé au centre le Christ,
bénissant, après avoir rompu le pain; aux extrémités, les deux disciples; derrière
ceux-ci, deux spectateurs, dont l’un, celui de gauche, est un nègre. Ces figures
manquent de toute inspiration, de toute élévation : elles ont un type vieillot
et mesquin, qui se rattache en droite ligne aux modèles flamands (le disciple de
droite, avec sa lèvre supérieure rasée et sa barbe clairsemée, pourrait être signé
d’un maître de l’École de Bruges); le fini extraordinaire donné à la peinture ne
sert qu’à accentuer ces défauts.
Dans les tableaux de sa dernière manière, Mansueti, au témoignage de
MM. Cavalcaselle et Crowe, fait preuve d’une trivialité peut-être sans exemple
dans les annales de l’art.
Andrea Previtali de Bergame, mort, à ce que l’on croit, après 1 5^5, est un
imitateur assez indépendant de Jean Bellin et de ses disciples directs. On a
vanté dans ses tableaux, qui sont assez communs à Milan, à Bergame, à Venise,
la clarté du coloris et le charme des figures. Le Christ du Musée de Brera
( 1 5 1 3), quoique manquant de profondeur, est un joli morceau de peinture : le
vêtement bleu du Rédempteur forme un accord des plus savoureux avec le
bouquet d’arbres qui se développe au fond.
On a parfois coniondu cet artiste avec Andrea Cortegliali, dont les ouvrages
offrent de grandes analogies avec les siens.
Marco Basaiti, né à Venise de parents grecs, débuta par l’étude des œuvres
de Luigi Vivarini, pour se convertir plus tard à l’imitation de celles de Jean
Bellin. Sa Pi et à de la Pinacothèque de Munich, un de ses premiers ouvrages,
est extraordinairement dure et grimaçante; les expressions y frisent la cari-
cature.
Le Christ ait jardin des Oliviers , à l’Académie de Venise ( 1 5 1 o) , offre des
qualités plus sérieuses. La scène est conçue dans des données assez indépen-
dantes : sur un rocher, le Christ agenouillé, priant; au pied de ce rocher, les
disciples, endormis dans des attitudes naturelles plutôt que dignes; la robe bleue
du Christ se détache sur le ciel, qui se couvre de teintes claires annonçant
l’aurore. Comme trop souvent dans les tableaux vénitiens, des saints debout au
premier plan, au nombre de quatre, viennent nuire à l’effet de la composition;
rien de plus malencontreux que ce perpétuel anachronisme.
La Vocation des fils de Zébédé , peinte la même année et conservée dans
JACOPO DE’ BARBARJ.
595
la même collection , unit à la vulgarité des épisodes (gamin pêchant à la
ligne, etc.) celle du dessin (les pieds sont longs et plats comme ceux des
singes). Le modelé en outre y est trop mou dans les chairs et trop ressenti
dans les draperies. Notons toutefois, à l’actif du peintre, la hardiesse avec
laquelle il a profilé ses figures sur l’horizon; c’est une intention dont il mérite
qu’on lui tienne compte.
Vincenzo di Biagio, surnommé Catena, avait Trévise pour patrie. Il se pro-
duisit en 1495 dans la salle du Grand Conseil, au Palais des Doges. Dans son
testament, en date du 10 septembre 1 53 1 , il est dit qu’il était malade et couché :
sa mort semble donc avoir eu lieu peu de temps après.
On reproche aux productions de Catena leurs tonnes un peu vides, leur
coloris clair et aqueux, un certain manque d’expression et d’originalité (Le
Ciceroné).
Benedetto Diana assista Carpaccio et Mansueti dans les travaux destinés à
l’église San Giovanni Evangelista et Lazzaro Bastiani dans la décoration des
mâts de la place de Saint-Marc.
Sa Sainte Conversation, transportée de l’église Santa Lucia de Padoue à l’Aca-
démie de Venise, le montre sous l’influence de Squarcione. Plus tard, il miti-
gea par des formes plus élancées la dureté propre à l’Ecole padouane.
Un véritable cas d’atavisme dans les annales de l’Ecole vénitienne, c’est
l’apparition de Jacopo de’ Barbari, surnommé le Maître au Caducée, artiste
étrange chez qui tout, jusqu’au nom, semble déceler une origine septentrio-
nale1. Descendait-il de quelque immigré allemand ou flamand? On l’ignore;
ce qui est certain, c’est que, cédant à je 11e sais quels instincts, il se fit dans sa
patrie le champion de l’art du Nord, qu’il visita Nuremberg et finit ses jours
dans les Flandres.
Le nom même de ce maître a donné lieu aux plus sérieuses difficultés.
Jacopo de’ Barbari et Jacob Walch sont-ils identiques, comme on l’a affirmé
dans les derniers temps? Des écrivains autorisés, tels que Kolloft, se sont pro-
noncés catégoriquement pour la négative. Mais l’opinion contraire a définitive-
ment prévalu. 11 résulte de recherches récentes que Jacopo a bien pour patrie
Venise, où il naquit vers iq5o, qu’il a dû séjourner à Nuremberg entre 1494 et
1497, puis de nouveau entre i5oo et 1004, que la similitude entre son style et
celui d’Albert Durer provient, non de l’imitation de l’un par l’autre, mais d’une
source commune d’inspiration. Jacopo vivait fort honoré dans sa patrie, lorsque
le comte Philippe de Bourgogne, fils naturel de Philippe le Bon, de passage en
1. Bibl. : Galichon, Jacopo de Barbai j, dit le Maître au Caducée. Paris, 1861. — Thausing,
Albert Durer. — Ephrussi, Notes biographiques sur Jacopo de Barbari. Paris, 1876. — Kolloff : Allg .
Kïmstler-Lexikon de Meyer, t. I, p. 706-716. — P. Manu : Galette des Beaux-Arts, 1878, t. I,
p. 125.
5g6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Italie, l’emmena dans les Flandres, où l’archiduchesse Marguerite ne tarda pas
à l’attacher à son service. Il y mourut avant 1 5 1 5.
Jacopo de’ Barbari semble n’avoir travaillé que d’une façon intermittente.
Heureusement, ses estampes, au nombre d’une vingtaine, non compris le plan
de Venise en i5oo (dont un fragment a été publié dans notre 1. 1, p. 164), ser-
vent à compléter le témoignage de ses tableaux, qui sont fort rares, et nous
aident à reconstituer sa physionomie. Les recherches théoriques ont également
tenu une certaine place dans ses préoccupations1 2 3 4.
La chronologie des ouvrages de ce pseudo-Flamand est des plus incertaines :
seuls le Vieillard et la Jeune Fille de la collection Weber, a Hambourg (i5o3) J
et la Nature morte du musée d’Augsbourg, une Perdrix accrochée à un clou , à
côté de deux gantelets en fer, de deux brassards et d’une fleur (iSoq), portent
des dates. Ce sont généralement des tableaux de petites dimensions, avec des
figures à mi-corps ou en buste (comme si Fauteur n’avait pas eu la force de
les mener à fin). Les principaux d’entre eux sont : au Musée de Weimar, un
buste du Christ ; au Musée de Dresde, un autre buste de Christ ", une Sainte
Catherine et une Sainte Barbe; au musée de Berlin, une Vierge avec l’Enfant,
des saints et la donatrice (Catherine Cornaro, F ex-reine de Chypre); dans
l’ancienne collection Emile Galichon, une composition analogue.
Le trait commun à tous ces ouvrages, c’est la mollesse et la mièvrerie : on
dirait que Jacopo a pris à l’Ecole de Cologne ses types souffreteux, avec leurs
nez atrophiés et leur absence de virilité : tel est, entre divers exemples, son
Christ du Musée de Dresde'*.
A côté d’une vision personnelle et pénétrante, à côté d’une grande délicatesse
de touche, on constate des erreurs assez lourdes, une certaine indécision de
goût, le dédain de certaines règles des plus élémentaires. Le maître, qui s’en-
tend à rendre la souplesse et la morbidesse des chairs, n’a évidemment jamais
fait d’études suivies. C’est, somme toute, un amateur plutôt qu’un homme du
1. Dans un passage de son Traite des Proportions du Corps humain, passage qu’il a supprimé
plus tard, Durer dit « qu’il n’a jamais trouvé personne qui eût rien écrit sur les mesures du
corps humain, si ce n’est un homme nommé Jacobus, né à Venise, peintre habile et gracieux ».
« Jacobus, — ajoute Dürer, — me montra un homme et une femme qu’il avait dessinés d’après
certaines mesures; aussi, à cette époque, j’aurais mieux aimé être initié à ses théories que de
voir un nouveau royaume. Si je les connaissais, je les publierais pour lui faire honneur et pour
être utile à tous. Mais j’étais encore jeune et n’avais jamais entendu parler de ces choses-là.
Cependant, comme j’aimais l’art avec passion, je me proposai d’étudier comment il me serait
possible d’arriver à un semblable résultat. Ledit Jacobus, en effet, ne voulait pas, je m’en aperçus
bien, m’expliquer clairement son système. » (Thausing, Albert Durer, trad. Gruyer, p. 222-220.)
2. Publié par M. Harck dans YArchivio storico delV Acte de 1891, p. 85-86.
3. Gravé sur bois en 1 553 par Cranach le jeune {Ann. des Musées de Berlin, 1892, p. 142-145).
4. A la suite de Jacopo de’ Barbarj, nous devons mentionner un artiste encore peu connu :
Bartolommeo Veneto ou Bartolommeo da Venezia, dont les ouvrages sont compris entre les
années i5o5 et i53o; lui aussi s’est inspiré des Flamands. M. Morelli lui attribue le beau por-
trait de femme du Musée de Francfort, qui a été revendiqué par M. Thode pour Albert Dürer.
Voy. Morelli, Die Galérien von München and Dresden, p. 221-225, et Berenson, p. 81.
LORENZO LOTTO.
597
métier. Mais ne lui refusons pas notre sympathie : il est bon qu’à côté des
artistes disciplinés il y ait aussi une place pour les indépendants.
Nous étudierons plus loin, dans le chapitre consacré à la gravure, les
estampes du Maître au Caducée.
A ces artistes, dont plus d’un prolongea son existence jusque dans le second
tiers du xvf siècle, il est intéres-
sant d’opposer leur contemporain
et émule Lorenzo Lotto. Je ne con-
nais pas d’exemple plus saisissant
de la métamorphose d’un Primitif
en un champion de l’Age d’Or.
Ses premiers tableaux ont toute
la fermeté et toute la précision
des quattrocentistes ; ses derniers,
toute la souplesse, toute la morbi-
desse d’un art parvenu à son apo-
gée; une couleur chaude et lumi-
neuse. Quelle force d’abstraction
Lotto ne devait-il pas posséder pour
faire ce brusque retour sur lui-
même ! Il n’était guère plus jeune
que les autres sectateurs des Bellin,
et cependant son évolution fut si
complète, qu’il se présente à nous
sous deux faces en apparence in-
conciliables et contradictoires, et
qu’à tout instant nous sommes
forcés de nous demander si nous
n’avons pas affaire à deux artistes
différents '.
Né vers 1480 à Venise (et non à T révise, comme on l’a cru), mort en 1 555
ou 1 556, Lorenzo Lotto changea aussi souvent de résidence que de manière.
Sa vie se partagea entre Trévise (où on le trouve en i5o3, i5o6, i5o2 et
i5q5), Venise, Rome, où il travailla au Vatican (i5o8-i5oç)), Bergame,
Ancône et Lorette, où il mourut. De même aussi il fit alterner les leçons de
son premier maître, Jean Bellin, avec celles de Giorgione, du Titien, de Palma
et même du Corrèze.
O
1. Bibl. : Repertoriuw, 187g, t. II, p. 280 (article de M. de Tschudi); 1888, p. 203. —
Arcliivio veneto, t. XXXII. — Bode : Galette des Beaux-Arts, 1889, t. II, p. 6 1 3. — Archivio
slorico deir Arte, 1892, p. 1 5, 16, 199. — Nuova Rivista Misena, 1894.
5ç8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Le merveilleux petit Saint Jérôme en pénitence du Louvre (avec la date
— repeinte — i5oo), n’a rien à envier à un Mantegna pour le fini; mais
combien le ton n’en est-il pas plus vibrant, et que de charme le maître n’a-t-il
pas mis dans le paysage qui forme le fond !
Examinons maintenant, sans quitter le Louvre, la Sainte Famille ou la
Femme adultère : nous y trouvons une facture d’une liberté extrême et des
moyens d’expression qui sentent la décadence. A Bergame, la Sainte Conver-
sation, de l’église San Bartolommeo, révèle, dans le plafond peint en trompe-
l’œil, la possession de tous les secrets de la perspective, et, dans les figures,
une recherche de l’agitation, de la dislocation, qui annoncent Tiepolo.
L’œuvre de Lotto est trop considérable pour que nous en énumérions ici ne
fût-ce que les pages maîtresses. Le maître s’est attaqué simultanément à
l’histoire sainte, à la mythologie, à l’allégorie (le Triomphe de la Chasteté, au
palais Rospigliosi à Rome, les Trois Ages, au palais Pitti) , pour ne point parler
du portrait. Dans ce dernier domaine, il s’égale parfois au Titien.
Jean Bellin peignait encore comme avaient peint les Primitifs, que déjà,
depuis un certain nombre d’années, Giorgione, Sebastiano del Piombo, ce'
Vénitien devenu Romain, et le Titien avaient réalisé les miracles que l’on
sait, qu’ils avaient uni à la chaleur du coloris la liberté de l’ordonnance ou
l’éloquence des expressions.
Quelle vision de gloire et d’infortune n’évoque pas ce nom de Giorgione!
Giorgio, surnommé « il Giorgione » ', naquit à Castelfranco, sur le territoire
de T révise, en 1477 ou 1478 (date révoquée en doute, mais sans fondement
à mon avis, par MM. Crowe et Cavalcaselle). Il appartenait à une tamille des
plus humbles1 2.
Ses manières cependant annoncèrent de bonne heure une nature d’élite.
Elevé à Venise, il 11e tarda pas à briller dans la société, grâce à l’habileté avec
laquelle il jouait du luth. On se rappelle que Léonard de Vinci, Sebastiano
del Piombo et tant d’autres peintres durent également une partie de leurs succès
à leur talent de musicien.
Pin même temps que la musique, Giorgione, heureusement pour sa gloire,
cultivait le dessin. Il fit ses premières armes sous la direction de Jean Bellin,
mais ne tarda pas à voler de ses propres ailes. En comparant ses ouvrages
à ceux de son maître, on est bien plus frappé des dissemblances que des analo-
gies. Autant il y a de minutie dans les toiles de Bellin, autant il y a d’indé-
pendance, on serait tenté de dire de désinvolture, dans celles de son élève.
1. Bibl. : Molmenti, Curiosité di Storia vene^iana, fasc. II. Giorgione. Venise. — Luzio :
Archivio storico delV Arte, 1888, p. 47-48. — Wickhoff : Galette des Beaux-Arts, 1893, t. I,
p. 1 35- — Gronau, Zorgon da Castelfranco, la sua origine., la sua morte e tomba. Venise, 1894.
2. Il résulte de recherches de M. le docteur Gronau que la parenté de Giorgione avec la
famille Barbarelli n’est en aucune façon établie et que le nom de Giorgione se rencontre dès
1460.
GIORGIONE.
5gg
Giorgione parvint — c’est un contemporain qui s’exprime ainsi — « à mettre
tant de morbidesse dans son coloris, à rendre ses ombres tellement vaporeuses,
que, de l’aveu unanime, il fut jugé le peintre le plus capable d’animer les
ligures et d’imiter la fraîcheur des chairs ».
Avec de telles préoccupations, la pratique du dessin, cette pratique encore
si chère aux deux frères Bellin , qui nous ont laissé des études non moins
poussées que celles des Florentins, ne pouvait que péricliter. Giorgione avait
pour principe quil fallait se servir dès le début des couleurs seules, sans tracer
d’abord un croquis sur le papier (voy. p. qôô). Le Titien abonda dans le
même sens. En dehors d’un petit nombre de dessins à la plume, d’une pré-
cision et d’une impétuosité incomparables, ses essais
en ce genre sont hâtifs et sommaires; une esquisse
trop arrêtée l’aurait évidemment gêné au moment
où il prenait en main son pinceau; elle l’eût empê-
ché de fondre avec tant de souplesse les détails dans
l’harmonie générale. Moins encore que le Titien,
Paul Véronèse éprouva le besoin de fixer sa pensée
par quelques traits préliminaires : ce ne fut qu’en
courant, sans amour, qu’il crayonnait un bout de
figure ou de décoration (voy. p. 456-457).
Qu’arriva-t-il ? C’est que, si au temps des Primi-
tifs le détail l’avait emporté sur les effets d’ensem-
ble, si pendant la période que j’appelle l’Age d’Or
les deux facteurs s’étaient équilibrés dans une juste
mesure, pendant la dernière période de la Renais-
sance la recherche des effets d’ensemble fit complètement sacrifier les détails;
à peine si, de loin en loin, dans les plus belles pages des Vénitiens, une figure,
une tête, mériterait d’être découpée.
Les cas de génération spontanée sont rares dans les annales de Part : sans pré-
tendre découvrir un précurseur à n’importe quel homme de génie, la science
moderne s’est appliquée fort sagement à démêler ce qui peut être hérédité
inconsciente ou entraînement raisonné. Malgré toutes les qualités de Giorgione,
nous devons donc rechercher si le signal de la révolution à laquelle il a attaché
son nom n’est point parti de plus haut encore, d’une intelligence encore supé-
rieure à la sienne, d’un génie encore plus vaste. La part des Flamands une fois
faite, et nous leur avons donné bonne mesure, n’est-il pas naturel de rechercher
dans l’Italie septentrionale même l’initiateur du cerveau duquel a pu jaillir
l’étincelle qui a enflammé à son tour la jeune imagination de Giorgione?
Il est de bon ton aujourd’hui chez les historiens d'art de nier tout ce qui a
été affirmé par un juge compétent s’il en fut, par le contemporain de tant de
grands artistes, artiste distingué lui-même : j’entends parler du brave Vasari, le
Portrait de Giorgione.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
6oo
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
fondateur de l'histoire de l’art. En cela ils sont guidés uniquement, non par le
désir de faire avancer la science, — c'est le moindre de leurs soucis, — mais par
celui de faire montre de leur propre perspicacité. J’avais de longue date été
frappé de ce passage : « Giorgione avait vu quelques ouvrages de la main de
Léonard, ouvrages excessivement enfumés et poussés au noir. Cette manière lui
plut tant, qu’il la suivit sa vie durant et l’imita grandement dans la peinture à
l'huile. » A cette information si précise que répond M. Morelli : « Le récit de
Vasari, que Giorgione aurait puisé dans les peintures de Léonard de Vinci le
secret de sa nouvelle manière de peindre, n’est qu’une des nombreuses légendes
issues d’un patriotisme de clocher. Où Giorgione aurait-il vu de son temps à
Venise des tableaux de Léonard? »
J’admire cette taçon péremptoire d’affirmer et de nier. Comment ! vous sou-
tenez que Giorgione n’a jamais eu l’occasion de voir des peintures de Léonard,
alors que nous savons de la façon la plus indiscutable que le fondateur de l’École
milanaise a séjourné à Venise pendant les premiers mois de l’année i5oo, alors
que cette poursuite ardente du clair-obscur et du relie! forme le trait dominant
des deux maîtres! Venise d’ailleurs est-elle si éloignée de Milan, les relations
entre les deux cités étaient-elles si rares à cette époque, que les originaux du
Vinci ou des copies de ces originaux n’aient pas pu tomber sous les yeux de
Giorgione? Un des meilleurs élèves du grand peintre florentin, Andrea Sola-
rio, n’avait-il pas fait, dès 1490, un séjour prolongé dans les lagunes? Mais
remontons plus haut encore : le maître ou plutôt le compagnon d’armes de
Léonard, Andrea Verrocchio, n’avait-il point passé de longues années à Venise
pour y modeler la célèbre statue équestre du Colleone ? Son enseignement y
aurait-il passé inaperçu ? Si Vasari se trompe quant aux dates, en rattachant
à une discussion avec Verrocchio l’exécution du tableau dans lequel Gior-
gione, comme il a été dit, montra une figure sous trois aspects différents
(Giorgione ne comptait qu’une dizaine d’années au moment de la mort de
Verrocchio), il a raison quant à l’influence même exercée à Venise par le
sculpteur du Coll cône.
Il serait facile, je crois, de découvrir d’autres analogies encore entre les deux
maîtres et, partant, une preuve de plus de l’action exercée par le plus âgé sur le
plus jeune, quelle que soit au reste la différence entre leurs palettes (Léo-
nard recherche les couleurs enfumées ou dégradées, tandis que Giorgione
poursuit les colorations lumineuses et vibrantes ; le premier caresse la forme
jusqu’à la fatiguer, le second, comme l’a justement fait observer M. Paul
Mantz, modèle largement dans la pâte). Nous savons, grâce aux documents
découverts par M. Luzio, que Giorgione peignit dans ses dernières années
deux tableaux « délia Notte », c’est-à-dire avec des effets de nuit1. Or, dans
1 . Quelques critiques modernes identifient l’un de ces tableaux à une Naissance de Pans, dont
un fragment, contenant deux pâtres, se trouve au Musée de Pesth ( Archivio storico delV Acte,
1888, p. 47-48)-
GIORGIONE.
601
l’enseignement qu’il donnait à son académie depuis près de quatre lustres,
Léonard avait fait la place la plus large aux recherches sur la lumière et sur
l’ombre, notamment sur le clair-obscur (« il chiaro c l’oscuro »), qu’il déclare
former, de concert avec les raccourcis, « la eccelenzia délia scienza délia pit—
tura ». (Traité de Peinture, § 671.)
La biographie de Giorgione tient en peu de lignes : rien de plus uni ni de
plus facile jusqu’à la catastrophe qui arrêta si brusquement une carrière qui
promettait d’être si brillante. Mais que de réflexions ne suggère pas l’étude de
son œuvre ! Et tout d’abord, avant d’entrer dans la discussion de ces peintures
aujourd’hui si recherchées, je dois en signaler l’extrême rareté. Une demi-dou-
zaine de tableaux plus ou moins authentiques, voilà, ou peu s’en ftut, à quoi se
réduit l’œuvre de Giorgione1. Quand j'aurai cité, à Castelfranco, la Vierge entre
deux Saints ; à Venise, dans la galerie Giovanelli, la Famille de Giorgione; à
Florence, Moïse enfant soumis à l’épreuve du feu, le Jugement de Salomon, et encore
celui-ci est-il discuté, de même que les Concerts du palais Pitti et du Musée
du Louvre; puis, au Musée de Vienne, les Trois Astrologues (ou plus exacte-
ment Evandre et Enée; terminé par le Titien); au Musée de Berlin, un portrait
de Jeune Homme, j’en aurai épuisé la liste. Les autres tableaux, soit sujets
de sainteté, soit allégories, soit portraits, sont, en effet, tous trop douteux
ou trop ruinés pour servir de points de repère.
La révolution à laquelle Giorgione a attaché son nom n’a pas été aussi
brusque qu’on est tenté de le supposer, à ne considérer que la brièveté de sa
vie; ce novateur par excellence a suivi pendant un temps, le fait ne saurait plus
être nié, la bannière de ceux des Primitifs qui se souciaient le moins de style.
Il débuta, comme son maître Jean Bellin, par des tableaux de sainteté, mais
en essayant de s’affranchir successivement de toutes entraves. C’est ainsi qu’il
proscrivit impitoyablement les fonds d’architecture : ces lignes savantes et
inflexibles qui supposaient, il ftut bien l’ajouter, une grande somme de con-
naissances positives, telles que la perspective linéaire, répugnaient à son génie
si libre et si indolent.
Les deux tableaux du palais Pitti, que l’on range parmi les productions les
plus anciennes de Giorgione, Moïse enfant soumis à l’épreuve du feu et le Jugement
de Salomon (l’authenticité de ce dernier n’est pas admise par tous les critiques),
sont exactement conçus dans les données du quattrocento. L’auteur y a mêlé
1 . Loin de débrouiller le mystère, la critique moderne, cette critique qui ne croit qu’à ce
qu’elle appelle l’autopsie, en d’autres termes l’inspection directe des oeuvres, a comme à plaisir
compliqué le problème. M. Morelli n’est-il pas allé jusqu’à rayer du catalogue de l’œuvre de
Giorgione le Concert du palais Pitti, sauf à lui faire honneur d’une Venus conservée au Musée
de Dresde, peinture qui avait passé jusqu’alors pour une copie exécutée par Sassoferrato d’après
un original du Titien ! MM. Wickhoff et Gronau, de leur côté, attribuent à là. Campagnola le
Concert du palais Pitti et le Concert du Louvre, ainsi que le portrait du soi-disant médecin
Parma, du Musée de Vienne (Galette des Beaux-Arts, 1898, t. I, p. 1 35).
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
002
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
les costumes turcs aux costumes italiens du temps : il a coiffé Pharaon d’un
turban et ses esclaves de chausses collantes à crevés. Comparez ses figurines,
juxtaposées plutôt que groupées, élégantes et piquantes, à celles de la Cour
d’Isabelle d’Este, de Costa, l’habile peintre ferrarais; Musée du Louvre) : le prin-
cipe est le même : laisser là les draperies classiques, tout comme les types de
convention, renoncer à toute recherche de la couleur locale, aux scènes savam-
ment rythmées; en un mot remplacer la peinture d’histoire par la peinture de
genre. Ce qui est déjà digne d’admiration dans ce tableau, c’est le paysage,
vigoureux, chaud, lumineux: toutes les conquêtes réalisées postérieurement s’y
trouvent en germe1.
La Vierge trônant entre saint Libéral et saint François d’ Assise (peinte en 1 5oq
pour l’église de San Liberale à Castelfranco, où elle se trouve encore) marque
un pas de plus. Au centre, la Vierge, assise sur un trône excessivement élevé
et privé de marches, de sorte que l’on ne comprend pas comment elle a pu y
monter; sur la base du trône, le tapis oriental de rigueur; un autre tapis, dont
l’extrémité est coupée par le cadre du tableau, forme baldaquin derrière la
Vierge. Au pied du trône, debout, se faisant pendant, les deux saints. Au fond,
un mur, par-dessus lequel on découvre un lac. Ce sont bien là encore, on le
voit, les pratiques des quattrocentistes, leur simplicité, leur amour de la régu-
larité, le souci de ces arêtes fixes destinées à soutenir une composition. Mais
que les formes sont déjà généreuses, la facture déjà large et souple! Le cadre
est resté le même, mais combien le contenu n’a-t-il pas changé !
Dès lors, de même que le Vinci, Giorgione prend plaisir à dépouiller les
acteurs de l’histoire sainte de leurs attributs, de leurs costumes, de leurs types
traditionnels. Seulement, au lieu de les présenter sous les traits de ses contem-
porains, comme l’auraient fait par exemple ses compatriotes Gentile Bellini ou
Carpaccio, il les transtorme en figures idéales, vivant dans un monde à part,
loin des villes, au milieu d’une nature sans fard. Même dédain pour tous ces
accessoires du costume ou du mobilier, d’autant plus appréciés des Primitifs
qu’ils leur permettaient de renforcer la tenue ou l’intérêt de leurs compositions.
Adieu désormais les riches bijoux, les armes artistement ciselées, les aiguières,
les incrustations de marbre, les quadrupèdes ou volatiles exotiques, bref tout
ornement oiseux : il n’y a plus place que pour l’homme seul au milieu des
champs ou des forêts, et quand je dis l’homme, je devrais ajouter l’homme pri-
mitit, l’homme abstrait, dans un costume qui tient autant de l’antiquité que
du xvic siècle, alors toutefois que le maître ne prend pas résolument le parti
I. M. Morelli affirme que 1 ’ Allégorie chrétienne de Jean Bellin, du palais Pitti (n° 63 1 ), a servi
de prototype aux deux tableaux de Giorgione conservés dans la même collection (Die Galérien
■çu Mïtnchen mal Dresden, p. 280).
Le i3 février i.5ü8 (vieux style) Giorgione s’engageait à exécuter quatre tableaux carrés, sur
toile, avec Y Histoire de Daniel (le « Geste di Daniele »). Pour les honoraires, il s’en remettait
à son commettant, messire Alvixi di Sesti (Molmenti, op. lauçt.').
GIORGIONE.
6o3
de supprimer toutes les inventions de la civilisation et de faire paraître ses
personnages dans le plus simple appareil.
Le besoin de s’affranchir éclate jusque dans les détails de l’ordre matériel :
les peintres de Murano, les Bellini, leurs disciples immédiats, s’étaient plu,
dans leur esprit d’ordre, à revêtir leurs œuvres de dates et signatures. Comme
ces précautions semblent dorénavant surannées! Giorgione n’a pas signé une
seule de ses peintures, convaincu que l’excellence de l’exécution suffirait pour
révéler la main de l’exécutant. Mais c’est surtout si l’on s’attache à la conception
des sujets que le novateur prend plaisir à fouler aux pieds toute tradition.
Il fut le premier dans cette voie, mais il ne fut pas le seul. Autant, jusque
vers le milieu du xv° siècle, ses compatriotes avaient montré d’attachement
pour les règles iconographiques, en dignes héritiers des Byzantins, autant ils
mirent tout à coup d’ardeur à s’affranchir de toute entrave. Ces émancipations
tardives sont d’ordinaire les plus radicales. Bientôt certains d’entre eux traitèrent
les sujets, consacrés par une vénération séculaire, avec une liberté, je devrais
dire une frivolité, dont rien n’approche. Que d’innovations dans leur manière
de présenter aux fidèles les scènes de la vie du Christ, de la Vierge, des martyrs !
Nous assistons tour à tour aux efforts tentés pour renforcer l’émotion chez les
spectateurs (en 1 53 1 , le marquis Frédéric de Mantoue demanda au Titien de
lui peindre une Madeleine « lacrimosa più che si pùo »), à des applications trop
pratiques, ou à un dédain profond vis-à-vis de toute propagande religieuse : la
théorie de l’art pour l’art ne l’emporte que trop souvent sur la tradition icono-
graphique, sur les règles élaborées avec tant de scrupules par les trecentistes,
Giotto en tête, puis reprises et réformées avec tant d’intelligence par Raphaël.
Ces tendances profanes se font jour dans la Sainte Famille du Louvre, si tant
est que cette toile soit du maître (plusieurs critiques modernes la retranchent
de son œuvre pour la classer dans celui de quelque autre Vénitien, tel que
Pellegrino da San Daniele). Quoi qu’il en soit, la composition se distingue avant
tout par son extrême simplicité. A gauche, la Vierge assise, tenant l’Enfant
Jésus; près d’elle, un donateur vu en buste; plus loin, saint Joseph, sainte
Catherine d’Alexandrie et saint Sébastien percé de flèches. On dirait une
réunion de famille, plutôt qu’un tableau de sainteté'.
De même que l’histoire sainte, la mythologie ou l’histoire romaine fournirent
à Giorgione le prétexte de compositions dont les qualités techniques faisaient à
coup sûr le principal prix. Il peignit une Venus couchée dans un paysage, en compa-
gnie d’un Cupidon tenant un oiseau, une Naissance de Paris, la Rencontre d'Euéc
et d’Anchise aux enfers.
La décoration des coffres de mariage surtout lui fournit l’occasion d’exploiter
i. Il y a plus de recueillement dans la Madone cuire saint Rocb et saint Antoine de Padoue, du
Musée de Madrid, à supposer que cette peinture, jusqu’ici attribuée à Pordenone, soit de Gior-
gione. L’enfant semble procéder d'un des types chers à Mantegna ( Arcbivio storico detV Acte,
189.3, p. 461).
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
604
le domaine de la fiction grecque et romaine, et en particulier les Métamorphoses
d’Ovide. Il peignit Y Age d’or, les Géants foudroyés par Jupiter, Deucalion et
Pyrrha repeuplant le monde, Apollon tuant le serpent Python, Apollon poursuivant
Daphné, Mercure enlevant Io à Argus, la Chute de Phaéton, Diane et Calisto,
Mercure enlevant les troupeaux d’Apollon, Jupiter enlevant Europe, Cadmus semant
les dents du serpent, Action changé en cerf, Vulcain enfermant Vénus et Mars,
Y Histoire de Niohé, Jupiter et Mercure cheg Baucis et Philcmon, Ariadne aban-
donnée par Thésée, les Tra-
vaux d’ Hercule, les Amours
d’Apollon, de Vénus, Y His-
toire d’ Adonis , etc. Ces
peintures semblent avoir
toutes péri.
Bientôt toutefois les ta-
bleaux de genre, dans les-
quels il se sentait mieux
à l’aise, des concerts, des
idylles, reléguèrent dans
l’ombre les tableaux de
dévotion. Il mit surtout
à contribution les écrits
des « novellieri ». Chez
lui, non moins que chez
le Titien , il faut sans
cesse, pour employer les
expressions de M. Lafe-
nestre, « faire la part au
lyrisme ardent et vague
d’une belle jeunesse eni-
vrée de vie, d’amour et
de beauté ». Le premier
il peignit des scènes qui
ne tenaient ni de la religion, ni de la mythologie, ni de l’histoire, ni de l’al-
légorie, quelque chose comme des romans ou des nouvelles; et ces scènes, il
les traita dans les dimensions et dans le style jusqu’alors réservés à la peinture
historique. A cette catégorie d’ouvrages appartiennent les Trois Astrologues du
Musée de Vienne, la Famille de Giorgionc de la galerie Giovanelli à Venise, le
Concert du palais Pitti, et le Concert champêtre du Louvre.
Le tableau de Vienne a longtemps mis en défaut la sagacité des critiques ; ils
l’ont baptisé tour à tour du titre de : les Sages de Chaldée, les Astrologues, les
1 . Ridolfi, h Maraviglic ddl' Ai te, t. I, p. 78-80.
GIORGIONE.
6o5
Arpenteurs. D’après M. Wickhoff, il s’agit d ’Évandre montrant à Énée la roche sur
laquelle s’élèvera le Capitole.
La Famille de Giorgione est également laite pour nous intriguer : si le jeune
Moïse enfant soumis à l’épreuve du feu, par Giorgione. (Palais Pitti.)
homme debout à gauche avait de la barbe et si la jeune mère assise à gauche, de
l’autre côté du ruisseau, et donnant le sein à son entant, avait un costume
moins primitif (elle est nue, a 1 exception des épaules, que recouvre un man-
telet), on serait tenté de prendre la composition pour une Sainte Famille.
Enfin que d’hypothèses n’a pas suggérées le Concert champêtre du Louvre!
6o6
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
On sait si Giorgione trouva des imitateurs dans sa patrie : le Titien peignit
le Concert, conservé à la National Gallery, et les Bonifazio, — pour ne citer
qu’eux — se firent une spécialité de ces sortes de scènes.
Dans la peinture monumentale, Giorgione a créé un ensemble fort apprécié
de ses contemporains, mais qui a malheureusement disparu depuis longtemps :
la décoration de l’Entrepôt allemand à Venise, le « Fondaco dei Tedeschi » (le
monument, incendié en i5o5, fut reconstruit en i5o8; les peintures de Gior-
gione étaient terminées la même année). Il y représenta, au rez-de-chaussée,
des cavaliers isolés dans des niches, et dans la Irise des figures nues, des têtes
et des trophées. Mais si ces fresques abondaient en motifs superbes et en
tours de force, on y cherchait en vain des idées claires, une action logique-
ment déduite. Vasari déjà se récrie sur un tel abus de la fantaisie. Ses critiques,
qui s’appliquent d’ailleurs en partie aussi aux fresques peintes par le Titien sur
le même édifice, obtiendront l’assentiment de tout juge impartial. « On ne
retrouve dans cet ouvrage, déclare-t-il, aucun sujet traité avec ordre, ni aucun
sujet se rapportant aux actions de n’importe quel personnage célèbre ancien ou
moderne. Pour ma part, je ne l’ai jamais compris, et jamais, malgré toutes mes
investigations, je n’ai découvert quelqu’un qui le comprît. En effet , on
y remarque, ici une femme, là un homme, dans les attitudes les plus diverses,
l’un ayant à côté de lui une tête de lion, l’autre un ange en guise de Cupidon,
sans que l’on sache pourquoi. Sur la porte principale qui conduit à la
« Merzeria », on voit une femme assise, ayant au-dessous d’elle la tête d’un
géant mort, à peu près comme une Judith. Cette femme lève la tête avec l’épée
et parle avec un Allemand qui est dans le bas : je n’ai pu m’expliquer ce que le
peintre a voulu représenter, sinon peut-être une allégorie de l’Allemagne1. »
Les fresques du Fondaco achevées, Giorgione fut chargé par le Sénat de
peindre un tableau de dimensions considérables pour la salle d’audience du
grand conseil au palais des Doges. Cette peinture a disparu elle aussi.
Si l’idée tient si peu de place dans l’œuvre de Giorgione, en quoi consistent
donc les innovations qui lui ont valu l’immortalité ? Tout d’abord dans sa pré-
dilection pour les beautés simples et naturelles, ainsi que dans son ardent amour
de la campagne. Laissant aux autres la reproduction des types, des costumes,
des monuments de cette ville si artificielle qui s’appelle Venise, il évoque
un monde à part, de beaux corps nus, des sites frais et calmes. Comment
expliquer ce contraste ? C’est ce même Giorgione, l’idole de la haute société
vénitienne, le joueur de luth à la mode, et comme un précurseur de don Juan,
1. Sur les peintures de Giorgione et du Titien au Fondaco, voy. Siraonsfeld, der Fondaco dei
Tedeschi in Venedig, t. II, p. iog-no. Stuttgart, 1887.
Dans cette circonstance, Giorgione donna une rare preuve de désintéressement : trois experts,
parmi lesquels Carpaccio, avaient fixé ses honoraires à i5o ducats; le maître se contenta néan-
moins de i3o ducats (Gaye, Carleggio, t. II, p. iSp-iSS).
GIORGIONE.
607
qui prend en horreur et ses concitoyens, et leurs palais, et Venise avec ses
canaux, sa foule bariolée; qui se réfugie à tout instant au milieu des champs,
loin de 1 agitation et de la corruption des villes! Cette âme vibrante n’aurait-elle
pas reçu quelque blessure secrète ?
Assurément, depuis plusieurs années déjà YArcadia de Sannazar (ihoa) avait
remis a la mode l’églogue et la pastorale, les bergers, les brebis, les pâturages.
Mais que ces lityres et ces Galatées sont raffinés, quintessenciés, artificiels
en un mot, comparés aux fraîches et vivantes évocations du peintre vénitien !
Le Concert champêtre, par Giorgione. (Musée du Louvre.)
Chez le poète napolitain, les réminiscences classiques nuisent à tout instant à
la spontanéité de l’inspiration ; chez Giorgione, on sent que le contact s’est fait
sans intermédiaire.
La plus complète des compositions arcadiques de Giorgione orne le Salon
carré du Louvre, où elle tient dignement sa place à côté des Corrège, des
iitien, des Véronèse '. Ne nous creusons pas la cervelle pour découvrir la signi-
fication du Concert champêtre : comme je viens de le dire, nous perdrions notre
temps. Dans cette idylle à l’antique, le sujet ne compte pour rien, car à un
1. Le Titien a emprunté au Concert du Louvre l’adolescent assis, à la longue chevelure, qu’il
a place dans une de ses peintures de Padoue (Morelli, âic Galérien von Dvescleu vnd München
P. 283).
6o8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
rêveur tel que Giorgione tout prétexte est bon : le but qu’il se propose, c’est
de charmer les regards par de belles figures nues qui se prélassent dans un
beau paysage. Pour cadre il a choisi un site accidenté et pour acteurs quatre
personnages : deux hommes en costumes du temps, assis à terre, l’un jouant
de la mandoline, et deux femmes, des figures tout d’une pièce, un peu lourdes,
un peu paysannes : l’une qui se montre de dos et tient une flûte; l’autre, à
demi-nue, debout près d’une fontaine. Au fond, un berger veille sur son trou-
peau. Rien de plus simple et rien de plus saisissant. Il n’appartient qu’aux
natures d’élite de dédaigner à ce point tout calcul pour s’attacher à une impres-
sion. Par le calme, par la grande tournure, cette page se rapproche des modèles
de l’antiquité.
Eu égard aux portraits de Giorgione, il finit nous borner à une mention, une
simple mention, car on n’en connaît plus un seul d’absolument authentique.
Les connaisseurs s’accordent à donner la palme au portrait de Jeune Homme
imberbe, en buste, la main droite posée sur une balustrade en pierre, que le
Musée de Berlin a acquis en 1891 du docteur Richter. J’évite de me prononcer,
n’ayant pas vu l’original. Le portrait du chevalier de Rhodes, conservé au
Musée des Offices, a également pour lui les meilleurs tenants. La perte de
cette longue galerie iconographique est d’autant plus regrettable que les person-
nages les plus célèbres avaient tenu à honneur de poser devant Giorgione ; il
avait pourtrait Gonsalve de Cordoue, les doges Agostino Barbarigo et Leonardo
Loredano, Catherine Cornaro, l’ex- reine de Chypre, un Lugger d’Augsbourg.
Ces portraits étaient certainement plus enveloppés qu’écrits ; ils devaient reflé-
ter cette âme d’élite plutôt qu’offrir des effigies frappantes de ressemblance1.
L’amour, qui avait tenu une si large place dans la vie de Giorgione, causa
aussi sa mort. Deux versions circulent au sujet de sa fin prématurée : d’après
Vasari, la dame aimée du jeune peintre, étant tombée malade de la peste, aurait
communiqué son mal à son amant, qui expira au bout de peu de jours. D’après
Ridolfi, qui n’écrivit qu’un siècle plus tard, sa mort aurait été causée par le
chagrin qu’il éprouva en apprenant qu’un de ses élèves avait séduit sa maîtresse.
Or nous savons aujourd’hui, grâce aux recherches de M. Alexandre Luzio, que
le récit de Vasari, dont les informations remontaient aux contemporains mêmes
de Giorgione, mérite seul créance : il résulte en effet de documents dignes de
foi que Giorgione fut enlevé par la peste. L’infortuné artiste ne comptait que
trente-trois ou trente-quatre ans lorsqu’il mourut, au mois d’octobre i5io.
La peinture de Giorgione me rappelle certains airs de Palestrina, par exemple
le Peccantem me quotidie , lents, doux, amples et graves, peu rythmés et
encore moins articulés, mais qui, à défaut de la netteté des mélodies ou de la
I. Au Musée de Francfort-sur-Mein, on attribue à Giorgione un portrait, d’une grande tour-
nure, un Jeune Guerrier accoudé, couvert d’une armure noirâtre, reluisante.
SEBASTIANO DEL PIOMBO.
609
vigueur dramatique, offrent une harmonie ininterrompue et une grande
richesse de combinaisons sonores.
Entre Giorgione et le Titien se place un artiste considérable, qui, tout en
sacrifiant aux mêmes principes, y ajoute un élément nouveau et montre ce que
pouvaient devenir les théories de ses compatriotes mises au service des passions
les plus violentes et associées à un véritable sentiment dramatique. On est
trop tenté, lorsque l’on étudie l’évolution de l’École vénitienne, d’omettre
Sebastiano del Piombo, sous le prétexte qu’il quitta sa ville natale jeune encore
et qu’il n’y retourna que rarement. /
Sebastiano Luciani, à qui sa charge de « plombier » de la cour apostolique
a valu le surnom de Sebastiano del Piombo, naquit
à Venise vers iq85. On admet qu’il fit ses premières
armes dans l’atelier de Jean Bellin. Par contre, rien
ne prouve qu’il se soit trouvé en relations suivies
avec Giorgione.
Son plus ancien ouvrage semble être la Lamenta-
tion sur le cadavre du Christ , au palais Layard à Ve-
nise; il s’y montre encore complètement sous l’in-
fluence de Bellin. h' Incrédulité de saint Thomas, dans
l’église Saint-Nicolas à Trévise, 11e révèle guère plus
d’originalité. Le jeune maître vénitien s’était signalé
par quelques portraits, entre autres par celui du mu-
sicien français Verdelotto, et probablement aussi par
des tableaux de sainteté, lorsqu’un Mécène insigne,
le fameux banquier Augustin Chigi, ayant entendu
parler de lui par ses correspondants de Venise, l’appela à Rome, pour lui
confier une partie de la décoration de sa villa, la Farnésine, celle-là même où
Raphaël devait créer le Triomphe de Galatéc et Y Histoire de Psyché. Il y peignit,
en 1 5 1 1 , dans la loge, huit scènes tirées des Métamorphoses d’Ovide, puis, un
peu plus tard, un Polyphénie. Ces compositions obtinrent peu de succès, et
Chigi, non seulement cessa d’occuper Sebastiano, mais encore prit résolument
parti contre lui, lorsque son ancien protégé se mit à la tête de la cabale qui
s’était formée contre Raphaël.
Sebastiano, en effet, désespérant de réussir dans le genre aimable, dans
lequel excellait Raphaël, et s’apercevant d’autre part que Michel-Ange, dominé
par ses préoccupations de sculpteur, ne pouvait pas se mesurer avec son jeune
Portrait de Sebastiano
del Piombo.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
1. Bibl. : Biagi, Memoric... intorno alla vi ta ed aile opère di F. Sebastiano Luciano... Venise,
1826. — Campori, Sebastiano del Piombo e Ferrante Gou^aga. Modène, 1864. — J. Meyer : An-
nuaire des Musées de Berlin, 1886. — Milanesi, les Correspondants de Michel-Auge . I. Sebastiano del
Piombo. Paris, 1890. — Propping, die Kiiustlerische Laufbahn des Sebastiano del Piombo bis ^11111
Tode Raffaels. Leipzig, 1892. — Le précieux inventaire de Sebastiano del Piombo ( 1 .547) a été
publié dans l’appendice des Lettere ed Arti de Gasparoni (t. II, p. 163-167).
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
6io
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
émule pour la peinture de chevalet, résolut de combiner la magie du pinceau
vénitien avec la science anatomique et avec l’énergie de l’expression drama-
tique portées si haut par Michel-Ange.
Il n’y aurait pas grand intérêt à montrer ici de quelle bassesse de sentiments
et en même temps de quel talent pour l’intrigue Sehastiano fit preuve pendant
cette lutte, qui se prolongea jusqu’à la dispersion de l’École groupée autour de
Raphaël : j’ai essayé d’analyser cette partie de la biographie du maître vénitien
dans l’introduction placée en tête du recueil de lettres publié par M. Milanesi.
Il me suffira de rappeler que Sebastiano, ayant obtenu en 1 53 1 la charge si
lucrative de « piombatore », ne cultiva plus guère la peinture qu’en amateur;
qu’au lieu de s’essayer dans de nouvelles compositions, il perdit son temps à
expérimenter un procédé de peinture sur pierre ; enfin qu’il se brouilla avec
Michel-Ange au sujet du Jugement dernier (voy. p. 461 et 486). Il mourut à Rome,
dans l’opulence, mais, ce semble, passablement oublié, le 21 juin 1047, à l’âge
de soixante-deux ans, après avoir institué pour héritier son fils naturel Giulio
et exigé que son enterrement eût lieu la nuit, qu’il fût aussi simple que pos-
sible, avec deux torches et un ou deux prêtres seulement, et que l’argent
ainsi économisé serait employé à doter une jeune fille pauvre1.
Le Titien et Paul Véronèse étudièrent en passant, et presque à la dérobée,
les ouvrages de Michel-Ange, dont le style s’imposait dès lors à toutes les
Écoles italiennes. L’étude assidue de la manière du maître florentin fut au
contraire l’ambition souveraine de Sebastiano del Piombo, comme plus tard
celle de son compatriote le Tintoret. L’invention n’était pas précisément le
fort de Sebastiano. Autant que faire se pouvait, il bornait ses compositions à
un petit nombre de figures (la Visitation, la Flagellation du Christ, le Martyre
de sainte Agathe'), et encore celles-ci manquent-elles généralement de pathé-
tique. Grâce à son alliance avec Michel-Ange, il obtint des croquis dont plus
d’une fois, affirme-t-on, il tira habilement parti.
La Résurrection de Lazare, autrefois à la cathédrale de Narbonne, aujourd’hui
à la Galerie Nationale de Londres, doit sa réputation au coloris, qui est incom-
parable, aussi chaud que puissant, plutôt qu’à la composition, quoique Michel-
Ange, comme on sait, n’eût pas dédaigné de conseiller et de guider son ami,
je devrais dire son complice. Mais Michel-Ange s’entendait peu à composer
un tableau, et l’ordonnance, d’autre part, ne fut jamais non plus le tort du
Vénitien. Nous avons donc une scène nombreuse, mais trop dense, mais trop
1. Quelques détails sur l’installation du maître ne seront pas de trop : La maison habitée par
Sebastiano del Piombo dans le quartier du Campo Marzo, prés de San Giacomo degli Incu-
rabili, comprenait, une « aula », une chambre donnant sur le jardin, trois autres chambres,
une « retrocamera », une cuisine, une chambre située près de la porte d’entrée, une autre
« retrocamera », une salle à manger (« tinello »), un « cortile », une pièce pour les provisions
(«penus»), un grenier et une écurie, occupée, au moment de la mort de l’artiste, par un seul
cheval .
SEBASTIANO DEL PIOMBO.
6 1 1
confuse, surtout placée en regard de la Transfiguration de Raphaël, à laquelle
elle devait faire pendant ; des gestes violents, mais non point pathétiques, avec
quelque chose de tourmenté et d’étriqué; puis une foule de traits véritablement
vulgaires : les trois femmes du fond qui se bouchent le nez devant l’infection
du cadavre, d’autres femmes qui lavent du linge au bord de la rivière; enfin
des types et des costumes hybrides, tenant du genre plus que de la grande
peinture d’histoire. Cette pauvreté de style n’a pas dû échapper à la clair-
voyance de Raphaël et des siens.
Mais si nous envisageons le coloris, quel éblouissement et comme les insuffi-
sances de la composition disparaissent sous l’éclat de la lumière! Rien que par
ses oppositions de tons, dont chacun fait valoir l’autre, Sebastiano a introduit
dans le tableau le contraste le plus dramatique, et nous a presque enlevé la
faculté de juger à tête reposée. Ces impressions coloristes, plus intimes que
celles que provoque le dessin, plus musicales en quelque sorte, annoncent bien
les époques où la vigueur de l’esprit commence a fléchir; les facultés sensitives
prennent le dessus : époques de décadence, somme toute bien enviables quand
il s’agit d’art et que l’on est artiste !
Le paysage du fond — une rivière avec un pont, quelques ruines, des mon-
tagnes — n’est pas une des moindres merveilles de la Résurrection : aussi lim-
pide que profond, il respire cet abandon et cette mollesse qui distinguent les
Vénitiens.
Sebastiano n’eût-il peint que ce tableau, son nom ne périrait pas.
A la Résurrection de Lazare succédèrent plusieurs autres compositions
religieuses importantes : la Flagellation du Christ , dans l’église de San Pietro
in Montorio, à Rome (une réplique, de la main du maître, dans l’église de
l’Osservanza, à Viterbe), le Martyre de Sainte Agathe (iSao, au Palais Pitti),
la Visitation ( 1 5 2 1 , au Musée du Louvre), le Christ aux Limbes et le
Christ montant au Golgotha, le Christ portant la croix (tous trois au Musée de
Madrid), une Pietà, au Musée de Berlin, et une autre au Musée de l’Ermitage.
Dans le tableau du Louvre, la Vierge, debout, pose une main sur l’épaule de
sainte Elisabeth; au fond, deux femmes, puis Zacharie et trois personnages.
Disons tout d’abord que ce sujet de la Visitation est particulièrement ingrat,
et la preuve c’est que Raphaël y a échoué, dans le célèbre tableau de Madrid.
Sebastiano, de son côté, a trop resserré ses acteurs et trop ménagé l’air : le
fond plaque littéralement contre le premier plan. En outre, les figures ont
quelque chose de rond et de vide, à la taçon de Fra Bartolommeo. Le peintre
vénitien, portraitiste consommé, oubliait évidemment de prendre un modèle
quand il traitait un sujet d’histoire.
Sebastiano n’aborda que rarement la peinture profane : outre ses composi-
tions de la Farnésine, on lui attribue la Mort d’ Adonis, du Musée des Offices.
Comme peintre de portraits, au contraire, le Vénitien s’est placé au pre-
mier rang; il sait rendre à la fois la physionomie et les accessoires avec une
ÔI2
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
ampleur et une souplesse admirables : on s’extasie devant les fourrures, les
satins, les bijoux, peints de sa main, non moins que devant la grande tournure
de ses héros. Ces effigies, généralement à mi- corps, sont précises comme les
portraits de Raphaël, largement traitées comme ceux du Titien. Il s’établit
d’ailleurs à ce moment un véritable chassé-croisé d’influences entre Raphaël
et son rival : l’un essayait de dérober à l’autre le secret de sa supériorité ;
Raphaël, cette science du coloris, Sebastiano, cette science du dessin. Aussi
les connnaisseurs hésitent-ils sur l’attribution d’une série de portraits : tels
sont la prétendue Farnésine du Musée des Offices et le Joueur de violon.
Parmi les portraits à la paternité desquels Sebastiano semble avoir les titres
les plus sérieux, citons la Jeune Romaine du Musée
de Berlin (ancienne collection de Blenheim ; gravée
t. II, p. q), le portrait d 'Andrea Doria , dans la
galerie du même nom à Rome , ceux du pape
Adrien VI, au Musée de Naples, des cardinaux
Pttcci, au Musée de Vienne, et Reginald Pôle, à l’Er-
mitage, de YArétin, au Musée d’Arezzo. La Femme
à T éventail, du Musée de Franfort, si chaude et si
puissante, avec ses tons verts si profonds, sa facture
si ferme et si assurée, semble sortir du même pin-
ceau, et nullement, comme on l’a prétendu dans
les derniers temps, d’un pinceau flamand.
Sebastiano del Piombo ne compta qu’un seul
élève, Tommaso Laureti, qui travailla à Bologne,
puis à Rome, sous Grégoire XIII, Sixte-Quint et Clément VIII, et encore cet
artiste ne tarda-t-il pas à suivre d’autres modèles.
J’étudierai ici un certain nombre d’artistes qui, sortis, comme Giorgione, de
l’Ecole de Jean Bellin, ont dans la suite plus ou moins subi l’influence de
leur ancien condisciple.
Tel est, en première ligne, Giacomo Palma, surnommé Palma Vecchio —
Palma le Vieux, — pour le distinguer de son homonyme (né vers 1480 a Serina
ou Serinalta, près de Bergame, mort en 1 5^8, âgé d’une quarantaine d’années
seulement)'. La vie de ce maître, peu accidentée et d’une extrême fécondité
(il laissa en mourant quarante-quatre peintures inachevées!), fut tout entière
consacrée à son art. Plusieurs critiques modernes lui attribuent un rôle dans
la révolution dont Giorgione fut le promoteur.
Au milieu des incomparables coloristes vénitiens, Palma a sa note à lui : une
gamme blonde et limpide et un faire d’une extrême distinction, souple et facile
1 . Bibl. : Pasino Locatelli, Notifie intorno a Giacomo Palma il Vecchio ed aile sue Pitture.
Bergame, 1890. — The Magazine of Art, avril 1898.
Portrait de Palma le Vieux.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
PALMA VECCHIO.
6 1 3
au suprême degré. Ce qu’il recherche, ce n’est pas l’intensité de la coloration,
mais sa transparence ; des physionomies douces et sympathiques, trahissant
une sorte d’abandon. Aux carnations ambrées de ses concitoyens il oppose des
tons nacrés d’une rare délicatesse.
Je ne m’arrêterai pas à décrire les nombreuses peintures de Palma : le sujet
en lui-même n’est rien pour ce fortuné rê-
veur. Des Madones, des Saints, la Rencontre
de Jacob et de Rachel, plus rarement des sujets
mythologiques (les Trois Grâces, au Musée de
Dresde), ou historiques (la Mort de Lucrèce,
figures à mi-corps, au Musée de Vienne),
puis, surtout, des portraits : tel est le cercle,
peu étendu, dans lequel il tourne.
Le plus célèbre des tableaux de Palma, la
Sainte Barbe de l’église Santa Maria Fornrosa
à Venise, montre la sainte debout, les formes
opulentes, l’attitude fière, le regard hardi ;
soutenant de la gauche d’amples draperies,
levant de la droite la palme du martyre, elle
incarne à la perfection les belles Vénitiennes
du temps. Par la chaleur du coloris, non
moins que par l’ampleur du modelé, cette
page est digne du Titien. De sentiment reli-
gieux, ai-je besoin de l’ajouter, il n’en est
plus question. (Les saints placés dans les
autres compartiments sont au moins deux
fois plus petits que sainte Barbe : disposition
peu heureuse, qui rappelle les donateurs mi-
croscopiques en honneur au moyen âge.)
A côté de la Sainte Barbe je citerai Y Adam
et Eve, de la galerie de Brunswick , la Ren-
contre de Jacob et de Rachel, du Musée de
Dresde , Y Adoration des Bergers, du Louvre.
Ce dernier tableau réunit à un coloris merveilleux une action émue et pathé-
tique. L’attitude du jeune pâtre, qui accourt plein d’élan, est véritablement
trouvée, et cependant l’artiste n’a pas entendu le flatter : il nous le montre
en vrai fils du peuple, en vrai habitant des champs, avec ses culottes déchi-
rées à la hauteur du genou.
Les portraits de femmes de Palma Vecchio se reconnaissent à leur modelé
large et sommaire, à leurs tempes limpides, à leur distinction parfois un peu
banale, à leur manque d’expression. Telles sont les Trois Sœurs du Musée de
Dresde et la Violante du Musée de Vienne. Un autre portrait, celui du marquis
Sainte Barbe, par Palma le Vieux.
(Église Santa Maria Formosa à Venise.)
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
614
Frédéric de Mantoue, de la collection Czartoryski, a mérité d’être placé pendant
un temps sous le nom de Raphaël, de même que le prétendu Arioste, de la
National Gallery, a porté le nom du Titien.
Palma Giovane, Palma le Jeune (1544-1628), le petit-neveu de Palrna le
Vieux, imita surtout le Tintoret. Il prolongea son existence jusqu’en plein
xviie siècle et échappe par là à notre programme.
Avant de poursuivre l’histoire de l’École vénitienne du xvie siècle, nous
Les Trois Sœurs, par Palma le Vieux. (Musée de Dresde.)
devons jeter un regard sur une série de maîtres plus ou moins inféodés à cette
École, mais appartenant à des cités de la terre terme.
Outre Giorgione et le Titien, que l’on s’habitue à considérer comme des
citoyens de Venise, outre Jean d’Udine, qui a marqué sa place dans les rangs de
l’École romaine, le Frioul ou la Marche de Trévise fournirent un contingent
des plus brillants (voy. p. 281).
Laissant de côté les Martino di Udine ou Pellegrino di San Daniele (f 1 547),
les Marcello Fogolino, les Pier Maria Pennacchi de Trévise (1464-1528), les
Girolamo Pennacchi (1492-1544) et une série d’autres sur lesquels on trou-
vera les plus amples informations dans toutes les histoires de la peinture ita-
lienne, je m’attacherai à un petit nombre de maîtres d’un intérêt plus spécial.
Il résulte de recherches récentes que Morto da Feltre, l’inventeur de la pein-
ture à grotesques (t. II, p. 33q), n’a rien de commun avec Lorenzo Luzzo da
PORDENONE.
6i5
Feltre (mort probablement en ifiaô), qui est l’auteur de différentes peintures
conservées à Feltre, au Musée de Vicence et au Musée de Berlin ( Madone
trônant entre des Saints, 1 5 1 1 ) 1 .
Une personnalité bien autrement tranchée est Giovanni Antonio de Corti-
cellis ou de Sacchis ( 1 4<83— 1 53g) , parfois aussi dési-
gné sous le nom de Licinio ou Regillo , mais plus
connu sous celui de son lieu de naissance, Porde-
none. Ce maître travailla longtemps dans sa province
natale et n’entreprit que tard des excursions dans
les autres parties de la Flaute Italie, à Venise, à
Plaisance, à Gênes, à Mantoue, où il peignit un
Parnasse, sur la façade du « palazzo del Diavolo ».
Fixé définitivement à Venise en 1 535, il se rendit
en 1 53g à Ferrare, où le duc l’avait appelé pour exé-
cuter les cartons d’une Histoire d’Ulysse, qu’il se
proposait de flaire tisser en tapisserie, mais mourut
subitement dans cette ville, âgé de cinquante-six
ans seulement.
C’était un dessinateur hardi, un coloriste vigoureux, mais dont la ma-
nière conserva longtemps quelque chose d’âpre. Il ne sortait guère du
cercle religieux, mais ses fresques ou ses retables respirent cette puissance
dramatique qui faisait trop souvent défaut aux indolents peintres vénitiens2.
Nombreuses sont les compositions dont le maître
a orné les églises de la terre ferme ou des lagunes,
depuis les fresques de Castel Colalto, de Vi lia—
nuova, de Trévise, de Crémone (Scènes de la vie
du Christ, de la Vierge, des Saints, Evangélistes, etc.),
depuis les retables de Pordenone, d’Udine, de Tré-
vise, ou les volets d’orgues de la cathédrale de Spi-
limberg, jusqu’à son Saint Laurent Giustianini, de
l’Académie de Venise. Dans ce dernier tableau on
admire la tenue, la vigueur du coloris, et un certain
sentiment de grandeur. Mais Pordenone a prêté le
flanc à la critique par une recherche excessive de
l’expression et du mouvement. Chacun de ses acteurs
vise à l’effet ; aucun n’est tout entier à l’action à
laquelle il participe. En outre chacun est animé, je devrais dire agité par un
sentiment différent (saint Laurent, un livre sous le bras, lève la main pour
1. Caffi, Il Morlo da Feltro... e Lorcnrp di Lu^o da Fidlro. Milan, 1889. (Extr. de Y Archivio
storico lombardo.)
2. Maniago, EJogio di Gicinnantonio Pordenone. Venise, 1886. — Campori : Galette des Beaux-
Arts, novembre 1867.
Portrait de G.-A. da Pordenone.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
Portrait de Gir. Pennacchi.
(D'après la gravure publiée
par Vasari.)
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
616
annoncer qu’il va faire un discours; niais personne ne semble disposé à
l’écouter!) j’ajouterai que le modelé est cherché et que néanmoins ou peut-
être par cela même les têtes man-
quent de caractère et de vigueur.
Il n’v a pas moins d’afféterie, d’en-
flure, de dislocation, dans Sainte
Catherine disputant avec les docteurs
(Madonna di Campagna à Plai-
sance). C’est la même préoccupation
que chez le Cortège, mais sans le
naturel, la grâce, les élans, qui ra-
chètent chez celui-ci des tendances
trop profanes.
Bernardino Licinio da Porde-
none, dont la production est déli-
mitée par les années i5ao et iSqq,
s’est surtout distingué comme por-
traitiste (sur le portrait de famille de
la National Gallery, voy. p. 1 43).
Quant à Pomponio Anialteo
(iSofi-iôSq), le gendre de Giov.
Antonio da Pordenone, il a con-
tinué la tradition de son beau-père.
Ses fresques de l’hôpital de San Vito
( l’Histoire de la Vierge et du Christ,
achevée en 1 535) renferment, d’a-
près le Cicerone, toutes sortes de traits
propres à la peinture de genre.
A Vicence, un peintre d’une rare
vigueur , Bartolommeo Montagna
(p 1 523), né, croit-on, à Orzinuo-
vi, dans le Bressan, allie les ensei-
gnements des Vivarini et des Bellini
à ceux de Mantegna.
Saint Onuphre, par Bartolommeo Montagna.
(Chartreuse de Pavie.)
Le chef-d’œuvre de ce maître,
la Vierge trônant entre quatre Saints,
au Musée de Brera (1499), réunit
1 ordonnance à la fois la plus nette et la plus vivante, le coloris le plus vibrant,
les expressions les plus intenses. Nous y trouvons tout ensemble une superbe
ordonnance d architecture, une gamme solide et sonore, des figures pleines de
caractère et de tournure (tel le saint Sigismond), des draperies amples.
R ART. MONTAGNA.
617
quoique les plis conservent une certaine raideur, puis des élans de poésie chez
les trois anges assis au pied du trône et jouant du violon ou de la mandoline.
Cette grande page montre ce que c’est que le style dans la couleur : renonçant
Saint Laurent Giustiniani et d’autres Saints, par G. -A. da Pordenone.
(Académie de Venise.)
aux finesses, Montagna a recherché les oppositions de tons les plus tranchées;
aux nuances, il a préféré des accords pleins et savoureux : aussi les toiles de
Gentile Bellini et de Carpaccio exposées dans le voisinage paraissent ternes
comparées à cette riche et puissante instrumentation.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
6 1 8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Les autres compositions de Montagna ne le montrent pas toutes à la même
hauteur. Négligeant de propos délibéré ses tableaux de Vicence, de Padoue, de
Venise, le Saint Jérôme de la collection Morelli à Bergame1, la Madone de la
Chartreuse de Pavie (avec saint Jean, saint Onuphre et des anges), je n’insis-
terai que sur les deux morceaux du Louvre : YEcce Homo (à mi-corps), avec
son torse très écrit et très correctement modelé, quoique sans puissance, et son
excellent coloris bronzé, digne d’Antonello de Messine; puis les trois Anges
musiciens , d’un groupement si heureux et d’une gamme si harmonieuse (quoi-
qu’ils soient traités comme une grisaille), mais moins ferme et moins brillante
que celle du tableau précédent.
Le fils de Bartolommeo, Benedetto Montagna, s’est fait connaître par ses
gravures plus que par ses peintures.
Quant à Giovanni Buonconsiglio, surnommé Marescalco, il a pour lui un
coloris des plus brillants, sinon la vigueur de conception et la force d’expression
de Bartolommeo Montagna.
A Padoue, le séjour du Titien (iboq-iS [ i) conquit définitivement les artistes
indigènes à la manière vénitienne.
Tout est ténèbres dans la vie et dans l’œuvre de Domenico Campagnola :
nous savons seulement que cet artiste travailla avec le Titien aux peintures de
la « Scuola del Santo » et de la « Scuola del Carminé », qu’il suivit le maître
à Vicence ainsi qu’à Venise2, qu’il décora une foule d’édifices civils ou religieux
de sa ville natale, entre autres le palais de Marco Mantova Benavidès et la
Bibliothèque publique (i5qo), qu’outre le pinceau il mania avec une égale
dextérité la plume et le burin, enfin que ses estampes et ses dessins offraient
tour à tour une fermeté qui frisait penser à Mantegna ou une souplesse qui se
ressentait de la fréquentation du Titien. Ce maître très distingué prolongea
son existence jusqu’en 1 56q au moins : à cette date il fut chargé de peindre
pour la cathédrale de Padoue les quatre saints protecteurs de la cité.
Aujourd’hui, par suite d’un de ces entraînements auxquels la critique con-
temporaine ne sait pas suffisamment résister, voilà que l’on gratifie tout à coup
l’artiste padouan d’une série de tableaux jusqu’ici inscrits sous le nom de
Giorgione (le Concert du palais Pitti et le Concert champêtre du Musée du
Louvre) ou de dessins auparavant considérés comme des Titien authentiques
(Y Enlèvement d’Europe, le Jugement de Paris, du Musée du Louvre, etc.). C’est
plus que jamais le cas, pendant que les grammairiens discutent, de nous défier
des hypothèses pour ne nous attacher qu’aux vérités patentes.
Si Vérone n’échappe pas davantage au joug vénitien, elle compte du moins
1. Archivio storico (tell’ Acte, 1892, p. 22.5.
2. Bibl. : Galiclion, Domenico Campagnola, Paris, 1864. — Gronau : Galette des Beaux-Arts,
octobre 1894.
LES B0NIFAZ10.
619
des esprits mieux trempés. Aux Liberale, aux Falconetto, aux Caroto, aux
Girolamo dai Libri, aux Francesco Morone et autres (voy. t. II, p. 2g5,
6o5-6o6) font suite la dynastie des Bonifazio, Brusasorci et surtout le grand
Paul Véronèse.
Domenico Riccio, surnommé Brusasorci (1494-1567), brille surtout comme
peintre de façades et comme décorateur : son principal titre de gloire est
la grande peinture du palais Ridolfî à Vérone, le Couronnement de Charles-
Ouint, le Cortège triomphal de Clément VII et de Charles -Quint à Bologne,
Anges musiciens, par Bartolommeo Montagna.
(Musée du Louvre.)
où le Cicerone relève une composition ingénieuse et vivante, un coloris franc
et clair.
Les Bonifazio (l’aîné, né à Vérone, mort vers 1640; le second, né en 1494,
mort en 1 553 ; le troisième, né à Venise, travaillait entre 1 555 et ibpq)
forment un groupe distinct dans l’École vénitienne1. Sans que l’on sache au
juste quels liens de parenté les unissaient les uns aux autres, leurs tableaux
offrent un grand air de famille et il n’a pas été possible d’établir rigoureuse-
ment la part d’un chacun. Des Madones, des Saintes Familles, des Adorations
des Mages, des Saintes Cènes, le Festin du Mauvais Riche, tel est le cycle dans
1. Bibl. : Sernagiotto, Discorso sopra il célébré pittore Uonifacio Venc^iano. Venise, 1 883. — -
Frimmel : Répertoriant , 1884, p. 1 et suiv.
620
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA. RENAISSANCE.
lequel ils tournent. Ils y apportent, à des degrés différents, l’habileté de colo-
ristes élevés à l’Ecole de Giorgione et du Titien, et les tendances profanes
propres à l’École vénitienne; parfois même ils tombent déjà dans la banalité.
Le Louvre possède trois tableaux attribués au second des Bonifitzio, celui qui
mourut à Venise en 1 553 : deux Saintes Familles et une Résurrection de Lazare.
On y remarque un coloris brillant, quoique lourd, et la tendance à com-
poser au moyen de tons, non au moyen de lignes. Ce que l’on pourrait
appeler la charpente de la composition disparaît de plus en plus; la perspective
aérienne, une perspective de sentiment, y remplace la perspective linéaire, si
développée chez Paul Véronèse, de même que le paysage s’y substitue aux
fonds d’architecture.
Rien n’est moins littéraire que les peintures des Boniflizio : elles peuvent
charmer la vue, éveiller des impressions agréables; elles parlent rarement à
l’esprit.
Salière à grotesques. ( Fabrique d’Urbino.)
Collection Gustave de Rothschild.
Jupiter et Antiope, par le Titien. (Musée du Louvre.)
CHAPITRE VIII
LE TITIEN.
'œuvre de Giorgione, malgré ses hautes qualités, avait
quelque chose de fragmentaire, d’épisodique, et parfois
d’incohérent. Il était réservé à son immortel émule de
développer avec une ampleur et un éclat incomparables
le programme ébauché sur quelques points seulement.
Le secret dont le Titien enrichit à son tour la peinture
vénitienne, la conquête qui forme son plus beau titre de
gloire, ce n’est pas tel ou tel perfectionnement de l’ordre technique — entente
du clair-obscur, chaleur du coloris, vigueur du modelé, — c’est la fougue de-
là conception, la puissance dramatique, l’éclat de la mise en scène, inconnus
avant lui à n’importe lequel d’entre ses compatriotes. Dans la longue série de
chefs-d œuvre qu’il nous a laissés, le Titien a montré que l’on peut être un
peintre de premier ordre sans sacrifier les droits de la raison ou de l’imagi-
nation; chez lui les prodiges de l’exécution reçoivent une consécration de plus
Ô22
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de toutes les ardeurs, de tous les trésors, que recelait son âme si vibrante, si
généreuse, si profondément humaine
Tiziano (diminutif de Tizio ou Titius) Vecelli naquit, en 1477, à Pieve
di Cadore, petit bourg situé presque à l’extrémité septentrionale de la Vénétie,
dans un paÿsage montueux, âpre et grandiose, encore relevé par des rochers
de dolomite, semblables à d’immenses stalactites. Ces parages servaient d’asile
à une population plus rude que raffinée; en i5o8, au moment même où le
Titien remportait ses premiers succès, elle se signala par sa vaillante résistance
aux armées de l’empereur Maximilien. Semblable en ceci à ses émules Giorgione
et Paul Véronèse, ainsi qu’à tant d’autres représentants de l’Ecole vénitienne,
le Titien était donc originaire, non de Venise même, mais d’un des nombreux
territoires que la République possédait sur la terre ferme. Son père, Gregorio
Vecelli, appartenait à une famille honorable de Cadore : il se distingua tour
à tour comme administrateur, comme jurisconsulte et comme soldat. De ses
quatre enfants — deux garçons et deux filles — le Titien était le second;
l’aîné, François, devint, comme lui, peintre. Les deux enfants passèrent leurs
premières années au milieu des paysans et des bûcherons : il fallut que leur
vocation fût bien énergique pour que leur famille consentît si facilement à la
favoriser.
Le Titien avait une dizaine d’années lorsque son père l’envoya avec son
frère à Venise chez leur oncle. On ignore quels furent les débuts des deux
Cadorins. Il semblerait qu’ils fréquentassent d’abord l’atelier d’un mosaïste,
puis celui des deux frères Bellin. Quant à leurs rapports avec Giorgione, il
suffit de rappeler que le Titien, aussi âgé que lui, fut son imitateur plutôt
que son élève.
Jusque vers l’âge de trente ans, le jeune artiste de Cadore fit peu parler de
lui : on sait si le temps ainsi perdu fut regagné dans la seconde partie de cette
existence, qui fut la plus longue du siècle. La lenteur de son développement
jure avec la précocité de l’immense majorité de ses contemporains, et tout
d’abord avec celle de Giorgione, qui parut et passa comme un météore. Raphaël
également, sans avoir été l’enfant prodige que l’on s’est plu à mettre en
scène, ne comptait que vingt-six ans lorsqu’il peignit la Dispute du Saint Sacre-
ment. Michel-Ange était plus jeune encore lorsqu’il sculpta la Pietà de Saint-
Pierre de Rome et le David, qui fixèrent les premiers sur lui l’attention de
1. Ribl. — Crowe et Cavalcaselle, Tipiano\ 2 vol. Florence, 1878. — Latenestre, le Titien,
Paris, s. d. (comme toutes les publications antérieures sont résumées et condensées dans ces deux
ouvrages, il serait superflu d'en donner ici la bibliographie). — Cavalcaselle : Archivio storico
dell’Arte , 1891 , p. 1-8. — Justi : Annuaire des Musées de Berlin de 1894. — Voy. en outre, ci-dessus,
p. 5 1-52 (/’ Assomption de la Vierge et la Mise au Tombeau'), p. 60-61 (détails sur 1 intérieur du
Titien), p. 98 ( l’ Amour sacre et l’Amour profane), p. I 16-117, 1 2 1 — 1 26 (attitude du 1 i tien vis-
à-vis de l’antiquité), p. 141-142 (les portraits du Titien), p. 175-176 (jugement de 1 Arétin
sur le Titien), p. 41.3-417 (l’ordonnance et l’exécution chez le Titien), p. 460 (les paysages
du Titien).
LE TITIEN.
62.3
l’Europe artiste. Titien, au contraire, longtemps obscur, s’affirma tardivement ;
mais aussi, soixante années durant, sans effort comme sans fatigue, il sut
charmer l’Europe par la magie de sa palette, la plus savoureuse et la plus
éclatante qui fut jamais.
La chronologie des ouvrages exécutés par le Titien jusque vers l’âge de
quarante ans est des plus confuses. A peine si l’on a pu établir qu’il travailla
en i5o8 aux fresques du
« Fondaco dei Tedeschi »,
à partir de iSoq aux pein-
tures de la « Scuola del
Santo » à Padoue, qu’en-
tre 1 5 1 3 et 1 5 1 8 il décora
une partie de la salle du
Grand Conseil au palais
des Doges, qu’entre 1 5 1 6
et 1 622 il exécuta, à Ve-
nise même , les tableaux
destinés au palais des ducs
de Ferrare. Si nous savons
que le Saint Marc trônant
a pris naissance en 1 5 1 2
et Y Assomption de la Vierge
en 1 5 1 8, nous en sommes
réduits à ignorer et la date
du Christ an denier, et
celle de Y Amour sacré et
profane, et celle de la Pré-
sentation de la Vierge ail
Temple et de bien d’autres
pages célèbres.
Un de ses premiers ta-
bleaux, le Pape Alexan-
dre VI présentant à saint
Pierre V évêque Pesaro, peint à ce que l’on croit entre i5oi et i5o3 (au Musée
d’Anvers), offre déjà cette tonalité chaude, ce faire facile, cette grande tournure
qui deviendront comme la signature du maître. En même temps le Titien s’et-
forçait, dans une série de Madones, la plupart représentées à mi-corps, de
renouveler par toutes sortes d’artifices un thème vieux de dix siècles. Telles
sont la Vierge au Parapet ou la Bohémienne (ainsi nommée à cause de son teint
basané), au Musée de Venise, la Vierge aux Cerises, au même Musée, la Vierge
aux Roses, au Musée des Offices, etc.
En 1 5o8, la réputation du peintre de Cadorc est assez solidement établie pour
Portrait du Titien.
D'après la gravure d'Augustin Carrache.
624
HISTOIRE DE D’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
que le Sénat de Venise lui confie, concurremment avec Giorgione, la déco-
ration du « Fondaco dei Tedeschi ». — Il ne reste que des fragments de ces
fresques.
Vers i5oc), l’artiste se rend à Padoue, où il peint, également à fresque, dans
la « Scuola del Santo », trois scènes de l’Histoire de saint Antoine de Padoue :
le saint Gisant proclamer par un nouveau-né l'innocence de sa mère, l’époux
jaloux tuant sa femme, le saint guérissant le pied du jeune homme. Dans l’es-
quisse originale de la seconde scène, un incomparable dessin à la plume,
conservé à l’Ecole des Beaux-Arts, il frit preuve d’une souplesse, d’une liberté
et d’une harmonie indéfinissables, se montrant à la fois le dramaturge con-
sommé et le peintre que chacun sait. Ces compositions étaient terminées
en 1 5 1 1 : elles complétaient le cycle auquel avaient travaillé Domenico Cam-
pagnola de Padoue, puis Giovanni Contarini.
Lorsque le Titien se fixa de nouveau à Venise, Giorgione venait de mourir,
et Jean Bellin touchait à l’extrême vieillesse. Il se trouva donc naturellement
appelé à prendre le premier rang dans l’Ecole vénitienne ; aussi, à partir de ce
moment, sa vie ne fut-elle plus qu’une longue suite de succès, de triomphes :
choyé par ses concitoyens, qui lui accordèrent en i5iô la charge si enviée
de contrôleur du « Fondaco dei Tedeschi », devenue vacante par la mort de
Bellin, adulé par tout ce que l’Europe comptait d’illustrations quelconques
— poètes, savants, souverains, — il avait peine à suffire aux commandes. De
près et de loin, on lui demandait des tableaux de sainteté, des compositions
mythologiques, des portraits. Un tel engouement se comprend : qui savait
comme lui rendre les riches carnations, les lèvres sensuelles, les yeux riants,
les chevelures blondes ou rutilantes (combien n’y a-t-il pas déjà de Rubens chez
lui! Vasari se sert de l’expression de « carnoso » (mot à mot : charnu) pour
définir ces figures avec leurs chairs et leurs carnations si merveilleusement fixées
sur la toile). Bientôt il n’y eut plus d’église de la Haute Italie qui ne tînt à
honneur de posséder un retable signé de ce nom illustre, plus de grand seigneur
qui ne voulût poser devant lui.
L’artiste profita du changement de situation pour se marier : de ce mariage
on ne sait qu’une chose, c’est que sa femme s’appelait Cécile : donna Cecilia. On
incline à croire qu’elle avait Venise pour patrie. Sa mort, arrivée en i53o,
porta à son époux un coup cruel, car l’union — tout nous autorise à
l’ affirmer — avait été des plus heureuses, et le maître, au milieu des grandeurs,
resta toute sa vie profondément attaché aux affections de famille. Il tomba
malade de chagrin. Renonçant à prendre une autre compagne, il fit venir sa
sœur Ursule pour tenir désormais sa maison et prendre soin de ses enfants.
Ceux-ci doivent être présentés au lecteur. L’aîné, Pomponio, était destiné à
l’état ecclésiastique; aussi son père s’occupa de bonne heure de lui procurer un
canonicat; il y réussit au prix des plus grands efforts, car Pomponio était un
fort mauvais sujet; sans cesse il fallait le morigéner, tâche dont se chargeait
L’Assassinat d’une femme par son mari. Etude pour la peinture du « Santo » de Padoue.
par le Titien. (Musée de l’Ecole des Beaux-Arts.)
LE TITIEN.
625
volontiers l'Arétin, transformé pour la circonstance en moraliste et pédagogue.
Ce dis indigne gaspilla l’héritage paternel et mourut misérablement quelques
années après son père.
Le second dis, Orazio, doit sa célébrité au sonnet d’Alfred de Musset plutôt
qu’à ses peintures. Né en iSlS, enlevé par la peste à l’âge de soixante et un ans,
en même temps que son père, il n’eut d’autre ambition que de travailler sous
les ordres et aux côtés d’un tel initiateur. On cite de lui quelques portraits,
entre autres celui du Joueur de viole Batlista Siciliano. Malgré la douceur de
son caractère, Orazio fut victime d’un attentat, dont les mobiles ne sont pas
encore expliqués : il habitait, à Milan, le palais de Leone Leoni d’Arezzo, le
sculpteur fameux et le non moins fameux spadassin, lorsque celui-ci l’attaqua à
l’improviste, sans prétexte plausible, et d’un coup de poignard le blessa dange-
reusement à la tète. Le Titien, qui montrait dans toutes ses actions la téna-
cité du montagnard, obtint à force de démarches que l’assassin de son fils
fût banni.
La favorite du Titien était sa fille, Lavinia. Non content de reproduire à tout
instant ses traits (Musées de Dresde, de Berlin, etc.), il la garda auprès de lui
le plus qu’il put, en père à la fois tendre et jaloux. Elle comptait environ
vingt-six ans quand il se décida enfin à la marier, en 1 555, à un gentilhomme
de Seravalle. La dot qu’il lui donna (2400 ducats, plus de 120000 francs de
notre monnaie) était probablement la plus riche que fille d’artiste eût reçue
jusque-là. Le Titien eut la douleur de survivre à sa fille bien-aimée : Lavinia
mourut en 1 56 1 ou i5Ô2, après avoir mis au jour six enfants.
Rappelons, avant d’aller plus loin, que l’amour de la peinture était hérédi-
taire dans cette famille. Outre le Titien et son fils Orazio, Marco Vecellio
( 1 5q5 - 1 6 1 1 ) , Cesare Vecellio, le dessinateur du célèbre recueil de costumes,
Habili antichi cl moderni di tutto il Mondo (Venise, 1889), Fabrizio Vecellio,
Tommaso Vecellio (né vers 1670), et surtout le Tizianello (né en 1870, mort
vers i65o), se sont acquis une notoriété plus ou moins grande.
Le coup d’œil jeté sur le caractère et les habitudes du maître nous a fait
comprendre ses aspirations et sa manière de travailler (voy. p. 60). J’ajouterai
ici qu’autant son génie lui avait suscité d'admirateurs, autant son aménité,
ses belles manières lui valurent d’amis. Parmi eux, les littérateurs tenaient la
première place, alliance féconde qui répandit sa gloire au loin. L’Arioste le
chanta dans son Roland furieux ; le cardinal Bernbo fit sonner ses louanges aux
oreilles du Pape; l’Arétin, fixé à Venise après sa fuite de Rome, le prôna dans
ses lettres et dans ses poésies, en donnant de ses créations l’analyse la plus péné-
trante, la plus lumineuse (voy. p. 178). Je me hâte d’ajouter, à la décharge du
peintre, que, tout en fréquentant ce personnage peu recommandable, il se
gardait de s’associer à ses orgies; l’Arétin connaissait si bien la gravité de ses
mœurs, qu’il lui arriva plusieurs fois de s’excuser auprès de lui de ne pas l’in-
viter, parce qu'il avait ce jour-là trop mauvaise compagnie.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
79
Ô2Ô
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Si, au moment de reprendre l’étude de l’œuvre du Titien, nous nous
attachons à l’ordre chronologique, nous avons à compter d’abord avec le
Saint Marc trônant au milieu de quatre Saints, exécuté en 1 5 12, peu de temps après
le retour de Padoue (sacristie de Santa Maria délia Sainte). Le maître montre
dans cette composition qu’il sait à la fois créer les figures les plus imposantes
et les placer, par la puissance de son -coloris, dans un milieu idéal, où elles sont
comme transfigurées; seul le saint assis au fond sur une sorte de piédestal pèche
par son attitude guindée : on dirait qu’il ignore la présence des quatre person-
nages debout à ses pieds. Les auteurs du Cicerone croient reconnaître dans ce
tableau l’influence de Fra Bartolommeo délia Porta, le souverain maître de l’art
de l’ordonnance, qui avait visité Venise en i5o6. Il est certain que le peintre
dominicain, à son tour, éprouva l’influence de ses hôtes vénitiens : à partir de
ce moment, son coloris acquit une intensité et un éclat qui détonnent au
milieu des pâles colorations de l’Ecole florentine.
La mort de Jean Bellin valut au Titien une commande d’un intérêt capital :
la décoration d’une des salles de ce château de Ferrare dans lequel s’étaient
déroulés tant de drames. Appelé au mois de février 1 5 1 6 à la cour d’Alphonse
d’Este et de Lucrèce Borgia, il se contenta d’abord de terminer la Bacchanale,
laissée inachevée par Bellin; puis il peignit, à Venise même, selon toute pro-
babilité, les compositions destinées aux autres parois de la salle (voy. t. H,
p. 274-275).
Pour être vif comme la poudre, le duc Alphonse n’en montrait pas moins de
ténacité dans ses rancunes; nul Mécène de la Renaissance ne se mit aussi sou-
vent en colère. Le Titien, de son côté, était débordé : on juge si les froissements
manquèrent; rien de plus édifiant que la lettre du 29 septembre 1 5 1 9 : « Dites -
lui, de notre part, écrit entre autres choses le duc à son agent, que nous sommes
surpris de ce qu’il ne veuille pas finir notre peinture et qu’il faut de toute
manière, qu’il vienne y donner la dernière main, sinon nous en éprouverons
un vif ressentiment et nous lui démontrerons qu’il a desservi une personne qui
saura le desservir à son tour » Le moyen de braver de telles menaces ! L’ar-
tiste s’empressa d’accourir. La correspondance à laquelle nous venons d’em-
prunter cet échantillon du style épistolaire de l’époux de Lucrèce Borgia nous
lait connaître un autre trait non moins curieux : le duc, soit par esprit d’éco-
nomie, soit pour enlever tout prétexte de retard , fournissait la toile et les
couleurs. Rappelons que rien ne jure plus avec les procédés autocratiques d’Al-
phonse d’Este que les égards, les attentions délicates, prodigués au Titien par
une famille voisine, proche parente des ducs de Ferrare : je veux parler des
Gonzague, marquis, puis ducs de Mantoue; ils ne cessèrent de traiter l’artiste
vénitien en ami, non en fournisseur.
Il fallut toute la diplomatie propfre au Titien pour que ses relations avec un
tel Mécène se poursuivissent, sans secousse trop violente, pendant près d’un
quart de siècle. Il dut consentir à pourtraire, non seulement le souverain, mais
LE TITIEN.
627
encore sa favorite. Il est en effet aujourd’hui admis que le portrait connu sous
le nom de Belle du Titien (au Salon carré du Louvre) se rattache à un des
nombreux séjours faits à Ferrare. Il représente, affirme-t-on, Laura Dianti, la
fille d’un chapelier, devenue la maîtresse du duc, et quelque temps après unie
à ce prince, à ce qu’il semble, par un mariage morganatique. Cette figure
reparaît plus d’une fois dans l’œuvre du Titien, avec ses lèvres sensuelles, ses
yeux brillants, sa poitrine opulente, notamment au Musée des Offices, où elle
est costumée en Flore.
Revenons à l’histoire de la décoration du château de Ferrare, point de départ
des relations du peintre vénitien avec la famille d’Este. Les sujets imposés au
Titien (on suppose qu’ils lui avaient été désignés par l’Arioste) trahissent les
tendances si essentiellement profanes de la cour de Ferrare. Pour compléter la
décoration de la salle qu’ornait déjà la Bacchanale de Jean Bellin, il dut peindre,
dans le premier compartiment, un Fleuve de vin rouge , sur les bords duquel se
trouvaient des chanteurs et des musiciens, hommes ou femmes, à moitié ivres,
entre autres une femme nue endormie, d’une rare beauté. Dans un second
compartiment prit place une Fourmilière d’ Amours, nus, joufflus, jouant,
folâtrant de mille manières; à droite, une statue de Vénus, puis deux femmes,
dont l’une, remarquable par ses bras énormes, s’élance comme furieuse, par un
mouvement dépourvu de tout rythme. — Ce tableau, qui se trouve, comme le
précédent, au Musée de Madrid, obtint un succès extraordinaire; il servit de
modèle au Dominiquin, à l’Albane, à Rubens et à bien d’autres.
Pour thème du troisième tableau, exécuté en i522 (aujourd’hui à la National
Gallery), le Titien choisit la Rencontre de Bacchus et d’Ariadne. Peut-être suivit-il
l’indication donnée par l’Arioste; en tout cas il s’inspira du poème de Catulle.
La composition est quelque peu incohérente et déhanchée : Bacchus, se jetant à
bas de son char, a l’air d’invectiver Ariadne; sa main gauche, lancée derrière
lui, indique un objet que l’on n’aperçoit ni ne devine. On comprend que ces
gestes véhéments inspirent à l’abandonnée de la terreur plutôt que de la con-
fiance : elle lève une main comme pour se défendre, et ramène de l’autre sur
son dos sa draperie — une sorte de chemise, — absolument comme si elle se
préparait à prendre la fuite. Le petit satyre qui mène en laisse une tortue forme
un motif charmant, mais quelque peu étranger à l’action.
Les relations du Titien avec les princes d’Este duraient encore en 1 535 ,
époque à laquelle le maître fit un court séjour a Ferrare. De ce séjour date
peut-être le portrait d 'Hercule II (Musée de Madrid et collection Edouard
André; voy. p. 262).
Non moins fructueuses que les relations avec la Cour de Ferrare furent celles
avec la Cour de Mantoue : le duc Frédéric de Gonzague et sa mère Isabelle
d’Este demandèrent à l’artiste, outre toute une série de portraits (celui de la
marquise Isabelle, au Musée de Vienne), des Baigneuses, une Vierge au lapin
6a8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
(au Musée du Louvre), un Saint Sebastien, un Saint Jérôme en pénitence, une
Madeleine, un Enlèvement de Proserpine.
A la première période de la carrière du Titien appartiennent deux tableaux
célèbres entre tous, relevant, l’un de la peinture religieuse, l’autre de la
peinture allégorique.
On a souvent prétendu que le Christ an denier, le chet-d’œuvre du Musée de
Dresde, avait été peint pour le château de Ferrare, où, par une association
d’idées choquantes, il aurait été exposé dans la même salle que la Bacchanale.
Il faudrait, dans cette hypothèse, admettre qu’il est postérieur à l’année i5i6.
M. Morelli, d’accord, pour une fois, avec MM. Crowe et Cavalcaselle, affirme
qu’il remonte plus haut et qu’il a pris naissance en i5o8.
Il est à peine besoin de décrire cette page, tant elle est fameuse. Le Christ, à
mi-corps, figure aussi majestueuse que sereine, pleine de tendresse et de gran-
deur, prononce les mots : « Rendez à César ce qui est à César », tandis que
son doigt, légèrement tendu, indique la pièce de monnaie que lui montre son
interlocuteur, un pharisien aux traits rusés et énergiques. C’est tout un drame
que cette juxtaposition de deux acteurs; un de ces drames intimes, mis en
faveur par Léonard de Vinci dans la peinture de Sainte-Marie des Grâces : un
sourire, la contraction des sourcils, un geste, y suffisent pour traduire soit les
luttes de l’âme, soit de sublimes doctrines. Moins encore que la Cène de
Léonard, le Christ au denier trahit l’effort : il semble venu d’un jet, tant les
attitudes ont de naturel et de noble aisance. Quelle souveraine distinction sur-
tout dans la pose de la main du Christ, dans cette sorte d’abandon qui caracté-
rise les natures d’élite, et qui jure avec la tension ou l’affectation dès lors insé-
parables de l’Ecole florentine! C’est que chez le Titien « tout conspire à l’unité
du dessin général ; on sent qu’y ajouter quelque chose serait en gâter l’éco-
nomie, et qu’on n’en peut rien retrancher sans l’affaiblir1 ».
En i5o8 également, s’il faut en croire MM. Burckhardt et Bode, aurait pris
naissance le merveilleux tableau de la galerie Borghèse, pour lequel un amateur
parisien a offert récemment la somme fabuleuse de six millions : T Amour sacré
et V Amour profane (gravé p. 449). Il est impossible de peindre avec des paroles
l’éloquence des lignes, la magie du coloris, ces tons chauds et suaves, qui
plongent l’œil dans un océan de délices : on dirait des fleurs qui prennent nais-
sance sur un torrent de lave, tant elles réunissent de fraîcheur et d’éclat. Et que
de motifs charmants dans cette allégorie, vis-à-vis de laquelle on éprouve à
peine la tentation de s’enquérir de l’idée mise en œuvre par le peintre! S’agit-il
du vrai amour et de la coquetterie, des vierges sages et des vierges folles (cette
dernière hypothèse a pour elle la présence d’une lampe entre les mains d’une
des deux héroïnes; vo}\ p. 124)? Peu importe.
I. Bouillier, l'Art vénitien, p. 81-82.
3MBEAU, PAR Le TlTIEN. (MuSÉE DU LOUVRE).
LE TITIEN.
629
Dans V -Amour sacré et l’ Amour profane la composition se distingue par une-
liberté qui aurait pu faire envie à Giorgione : D’un côté, une femme, aux
cheveux blonds flottants, est assise nonchalamment sur le bord d’un bassin en
forme de sarcophage, dans lequel un Amour nu plonge le bras; une de ses
mains, gantée, repose sur
scs genoux; l’autre, nue,
s’appuie sur un vase; sa
physionomie trahit la lassi-
tude, presque l’ennui, et la
rose effeuillée jetée à côté
d’elle peut à cet égard pas-
ser pour le symbole de son
état d’âme. A l’extrémité
opposée du bassin se tient,
moitié debout, moitié as-
sise, une seconde femme,
nue à l’exception d’une dra-
perie qui flotte sur son bras
gauche et qui recouvre son
sein : élevant d’une main
une lampe allumée, elle
se tourne , comme pour
l’exhorter ou l’implorer,
vers sa compagne ; mais
celle-ci fait la sourde oreille.
Ses traits respirent autant
de douceur que de noblesse
(dès cette époque le Titien
savait donner à ses physio-
nomies l’expression la plus
touchante). Le bouquet
d’arbres qui s’élève derrière
la fontaine sert à faire res-
sortir les carnations écla-
tantes des deux héroïnes.
Au fond s’étend un pay-
sage, fouillé plutôt que disposé par grandes masses : on y compte deux vil-
lages, de nombreuses collines, une foule de figures, deux lapins qui gri-
gnotent , un berger et son troupeau , des chasseurs. Prenons note de cet
amour du détail : le Titien ne devait pas tarder à simplifier, à résumer, à
condenser et à créer des paysages qui seront dramatiques, même eu 1 absence
de personnages.
La Vierge des Pesaro, par le Titien.
(Eglise des Frari.)
63o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
A ne s’attacher qu’à la multiplicité des sujets que le Titien a puisés dans la
mythologie ou dans l’histoire ancienne, à ne tenir compte que des nombreux
emprunts qu’il a faits aux marbres ou aux pierres gravées, on se figure volontiers
qu’il sacrifiait, autant que les Florentins et les Romains de son temps, à l’idole
classique. En réalité, un abîme le sépare d’eux. Dans l’interprétation même des
sujets, le peintre vénitien n’affiche pas moins d’indépendance (voy. p. 116-117,
1 25-1 26).
Tel est le point de vue auquel il faut se placer pour apprécier le célèbre
tableau du Musée de Madrid, Venus et Adonis. La composition est des plus
simples : la déesse, assise et se montrant de dos, se retourne pour saisir par la
taille Adonis qui s’apprête à partir pour la chasse, le javelot dans une main, la
laisse des chiens dans l’autre. Le torse de l’héroïne est fort beau, moins savam-
ment modelé que chez Michel-Ange, mais tout aussi sûr. Quant à la figure de
son amant, elle a quelque chose à la fois de robuste et de fier : je ne saurais
mieux la comparer qu’à certaines figures de Sodoma, telles que le Saint Victor
du Palais public de Sienne. Lros, sommeillant sous un bouquet d’arbres, com-
plète la scène. Ce n’est au tond qu’une idylle, mais elle est exquise.
Des grandes compositions religieuses du Titien, il en est trois qui méritent
de nous arrêter particulièrement : la Vierge des Pesaro, le Saint Pierre martyr,
la Présentation de la Vierge au Temple
Dans la Vierge des Pesaro, peinte entre 1 52 1 et ibaô, pour l’église des Lrari,
où elle se trouve encore, le Titien reprend le thème des Saintes Conversations,
si familier à ses devanciers vénitiens, mais avec quelle émotion en plus! Les
saints et les donateurs ne sont plus rangés symétriquement aux côtés de la
Vierge : par une inspiration aussi originale que profondément pittoresque, le
maître a placé la mère du Christ au sommet d’un escalier, qu’encadrent deux
imposantes colonnes, dont l’extrémité supérieure va se perdre dans les airs.
Marie s’incline avec autant de grâce que de componction; l’enfant au contraire,
joyeux et mutin, s’appuie d’un pied sur le genou de sa mère, tandis qu’il lève
l’autre par un de ces gestes enfantins dont le Titien semble avoir pour ce cas
spécial dérobé le secret à Raphaël. Plus loin, d’un côté, saint François présen-
tant les membres de la famille Pesaro, dévotement agenouillés au bas des mar-
ches; de l’autre, saint Pierre tenant un livre; puis, au premier plan, un guer-
rier nu-tête (c’est l’évêque-soldat Ficopo Pesaro), brandissant d’une main un
étendard et saisissant de l’autre les fers de deux chrétiens faits prisonniers par
les Turcs. Près de lui un autre donateur à genoux. Dans les airs, sur un nuage,
deux anges qui tiennent une croix et servent de couronnement à cet ensemble,
mouvementé et dramatique plus que ne l’avait été jusqu’à ce moment n’im-
porte quel tableau vénitien (voy. aussi p. qSq).
1. Sur V Assomption de la Vierge et la Mise au Tombeau, voy. ci-dessus, p. 5 1-52 .
LE TITIEN.
63 1
Le Saint Pierre martyr, ou Y Assassinat de l’inquisiteur Pierre, comme l’appelle
l’irrévérencieux Stendhal (peint en i53o, pour l’église Saint-Jean et Saint-
Paul), tire son originalité et sa puissance de l’incomparable paysage , de ce
bouquet d’arbres sous lesquels est tombée la victime et au-dessus desquels
apparaissent deux anges portant la palme du martyre. Les gestes ont ici un
imprévu et une éloquence que peu de dramaturges ont égalés : le compagnon
qui jette les bras en arrière, muet d’horreur; le saint qui, renversé sur le
bras droit, lève le bras
gauche pour montrer le
ciel, rattachant ainsi la
partie inférieure de la com-
position à la partie supé-
rieure, je veux dire aux
deux anges; enfin le meur-
trier farouche brandissant
le glaive , tout cela est
d’une vie et d’une énergie
indicibles. On a constaté
dans les figures l’influence
de Michel -Ange, qui sé-
journa précisément à Ve-
nise vers cette époque. Le
lait est que le Saint Pierre
martyr abonde en attitudes
dramatiques dignes d’un
tel modèle; ces attitudes
sont toutefois infiniment
moins forcées que dans
les peintures de la Sixtine.
— On sait qu’en 1867 un
incendie a détruit ce chef-
d’œuvre : heureusement,
les copies ne manquent pas. Parmi elles, la plus recommandable par sa fidé-
lité est celle que possède l’École des Beaux-Arts.
Le plus grand tableau du Titien ainsi que de toute l’École vénitienne
— et ce n’est pas peu dire, — - la Présentation de la Vierge au Temple, forme
à la fois le triomphe de la mise en scène et du coloris; tout y est digne
d’admiration : l’éclat et la fermeté du ton, à la fois frais, savoureux et
éblouissant, ce noble paysage, cette architecture grandiose, cette foule mou-
vementée, en qui l’émotion et l’enthousiasme débordent, enfin ce contraste
si dramatique : la Vierge seule, tout enfant encore, gravissant les degrés
de l’escalier monumental, au sommet duquel se tient le grand prêtre, revêtu
632
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
du costume le plus pompeux ( voy. la gravure reproduite ci - dessus ,
p. 453 1 ).
Avec ces pages prodigieuses, la peinture religieuse avait dit son dernier mot.
Quel que soit l’intérêt des nombreuses autres compositions du maître qu’il
nous reste à mentionner, ce serait une profanation que de les analyser à la
suite de chefs-d’œuvre dont rien n’approche. Restons sur cette impression
bienfaisante, et admirons la liberté du génie, ce privilège de conserver sa cha-
leur et son enthousiasme dans les époques de décadence : aucun artiste, à cet
égard, n’a poussé la puissance d’abstraction plus loin que le Titien.
Les années 1 53o— 1 53 1 correspondent, dans la biographie du Titien, à plu-
sieurs événements assez importants pour être rapportés ici : la mort de sa
femme, ses premiers travaux pour Charles-Quint, son installation dans la
maison qu’il devait habiter jusqu’à sa mort.
Particulièrement intimes et fécondes furent les relations du maître avec la
famille impériale : il peignit les portraits de Charles-Quint, de sa femme, de
son fils Philippe II, de son frère Ferdinand, roi des Romains, et des enfants de
celui-ci. Selon toute probabilité, la présentation de l’artiste à l’empereur remon-
tait aux dernières semaines de l’année 1 5 29, c’est-à-dire à la fameuse entrevue
de Bologne, où Charles-Quint et Clément VII scellèrent leur réconciliation.
En i53e, lors de la seconde entrevue de Bologne, Charles-Quint lui envoya
l’ordre formel de se rendre auprès de lui.
Au risque d’interrompre l’ordre chronologique, je terminerai dès à présent
l’histoire des rapports du Titien avec Charles-Quint et les siens. En 1048, le
maître, qui ne comptait pas moins de soixante-dix ans, se rendit à Augsbourg
où l’empereur venait de convoquer la Diète, la réunion la plus extraordinaire
de grands personnages allemands, flamands, italiens et espagnols, que l’on
eût vue de mémoire d’homme. Il passa dix mois dans cette ville, que tant de
liens rattachaient dès lors a l’Italie, et y exécuta le portrait équestre de Charles-
Quint, représenté sur le cheval qu’il montait à la bataille de Mühlberg, puis le
portrait du même souverain assis (à la Pinacothèque de Munich, voy. p. 142).
C’est à cette occasion que l’empereur, d’après la légende, aurait ramassé son
pinceau et aurait répondu au peintre, qui s’agenouillait devant lui pour s’ex-
cuser : « Titien est digne d’être servi par César ».
Une kyrielle d’autres portraits prit naissance à Augsbourg : signalons parmi
eux ceux de l’Électeur de Saxe, le vaincu de Mühlberg (Belvédère de Vienne),
du chancelier Granvelle (Musée de Besançon), de sa femme et de son fils,
le cardinal.
] . Le Titien ne reculait pas devant les détails familiers, témoin la vieille marchande d’œuts
assise au bas de l’escalier du premier plan. Cependant, dans cet escalier, vu de profil et dont la
coupe occupe une si grande place, dans cette vieille, dans le torse antique revêtu d’une cuirasse
exposé auprès d’elle, il y a une absence de pensée qui finirait par lasser.
LE TITIEN.
0.50
En i55o, nouveau voyage à Augsbourg. Cette fois l’empereur demanda le
portrait de l’héritier présomptif d’une partie de ses Etats, le jeune Philippe
d’Espagne (Musée de Madrid; une réplique au Musée de Naples).
Charles-Quint voulut même associer son peintre favori au dernier acte de sa
carrière, à cet acte de pénitence sans précédent dans les annales de la royauté :
il lui commanda, pour l’emporter au couvent de Saint-Just, la Trinité (i 554),
qui est allée depuis s’ajou-
ter aux trésors du Musée
de Madrid.
Les portraits du Titien
jouissent d’une réputa-
tion égale à celle de ses
tableaux d’histoire. Il s’en
faut de beaucoup cepen-
dant qu’ils offrent tous
la même valeur : tantôt
la caractéristique en est
nette et libre, la facture
large et souple; tantôt ils
ont quelque chose d’étri-
qué et de fiux. Ce poète,
ce dramaturge, se sen-
tait évidemment moins à
l’aise vis-à-vis d’un mo-
dèle déterminé que vis-
à-vis de créations idéales
(voy. p. 141-142).
C’est surtout lorsqu’il
s’agit de peindre le por-
trait officiel, avec le cos-
tume d’apparat, que le
maître se trouve déso-
rienté : pour déployer toutes ses ressources, il a besoin d’une indépendance
absolue. Il le prouve dans le portrait de l’impératrice Isabelle, épouse de
Charles-Quint, au Musée de Madrid : quelle raideur dans l’attitude, quel
embarras dans cette main ouverte sur un genou, dans l’autre qui tient un
missel, quelle fadeur dans ces traits languissants ! Le portrait de la marquise
Isabelle d’Este, au Musée de Vienne, est encore plus maniéré, si possible. On
hésite à mettre sur le compte de cette femme si célèbre pour son élégance un
accoutrement d’aussi mauvais goût, et notamment le turban qui frise le gro-
tesque. Aussi bien les responsabilités respectives s’accusent-elles dans le dessin
des mains : celles-ci sont absolument manquées, et cela évidemment par la seule
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance. Su
634
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
faute de l’artiste. Un troisième portrait, celui du doge Marcello, à la Pinaco-
thèque du Vatican, n’offre pas moins de lacunes. Dans une autre toile, où le
Titien s’est représenté en compagnie de sa tille, ils ont l’air tous deux de poser
pour une Charité romaine.
Il ne restait au maître qu'un pas à franchir pour tomber dans un genre
archifaux, le portrait allégorique, dont la paternité semble bien devoir être
attribuée aux peintres de -Venise, car Lorenzo Lotto s’y essayait dès 1 5 2 3 , dans
ses Deux Fiancés couronnés par l'Amour. Le Titien nous a gratifiés, dans ce
domaine, d’une composition aujourd’hui conservée au Musée du Louvre : le
marquis d’Avalos, sa femme Marie d’Aragon et leur fils, en compagnie des
figures de la Victoire et l’Hyménée, ou de Flore et Zéphire!
C’est parmi les portraits faciles et brillants que j’ai essayé de définir qu’il
faut ranger, outre la Belle du Titien (gravée p. 71), dont nous avons déjà
parlé, le François du Louvre. Le rival de Charles-Quint est représenté à
mi-corps, coiffé d’une toque noire bordée de plumes, le cou orné d’un mé-
daillon à l’effigie de sainte Marguerite, la main droite appuyée sur la garde de
son épée. La figure, d’une tournure superbe, est très vivante et très caracté-
ristique, quoiqu’elle n’ait pas été peinte .d’après nature, mais seulement,
affirme-t-on, d’après une médaille. Elle a malheureusement poussé au noir.
Dans l'Homme au gant (un fragment gravé p. 1 44), la physionomie est sym-
pathique, malgré une nuance de tristesse. Le teint ambré, le pourpoint noir, la
collerette et les manchettes blanches, les gants gris, enfin le fond sombre,
forment un accord grave et sévère. Le Titien, on le sait de reste, excellait dans
les tonalités légères ou assourdies aussi bien que dans les tonalités éblouis-
santes. Nous avons là en outre une véritable étude de caractère.
Au Louvre également, l’ Homme à la barbe noire (n° q53), dans un costume
analogue au précédent, s’impose à notre sympathie par une attitude aussi natu-
relle que distinguée.
Ces portraits, ainsi que ceux du duc et de la duchesse d’Urbin (au Musée des
Offices, gravés p. 252-253), d’une fermeté si grande, appellent une compa-
raison avec ceux du plus habile portraitiste italien contemporain, Bronzino :
ils offrent autant de netteté et de décision qu’eux; mais, moins écrits, ils sont
plus enveloppés.
Dans d’autres portraits, le Titien apparaît comme un précurseur de Rem-
brandt (voy. p. 457) : la tête et les mains de ses héros s’enlèvent souvent en
lumière sur le vêtement sombre et sur le fond en y produisant un effet saisissant.
Le beau portrait du Musée de Cassel, dans lequel on a cru (à tort) 1 recon-
naître Alphonse d’Avalos (un seigneur debout, une lance dans la main droite,
la gauche appuyée contre la hanche; d’un côté un petit Amour, de l’autre un
chien), unit l’aisance à la distinction.
] . Voy. la récente étude de M. Justi dans V Annuaire des Musées de Berlin (1894).
LE TITIEN.
635
Dans l’intervalle, les prélats, le clergé séculier, les corporations accablaient
de commandes le vétéran de l’École vénitienne.
Les peintures exécutées par le Titien au palais des Doges ont péri dans l'in-
cendie de 1 577. Elles représentaient, outre la Soumission de Frédéric Barberousss
au pape Alexandre III, commencée par Jean Bellin et achevée par le Titien, la
Bataille de Cadore ( 1 537 ou 1 538), remarquable par les portraits d’une foule
de contemporains célèbres. Cette dernière composition, autant qu’on en peut
juger par la copie conservée au Musée des Offices, était ultra-mouvementée et
formait un mélange quelque peu confus de cavaliers et de fantassins, de che-
vaux qui ont perdu leur maître, de soldats qui se
noient dans un torrent, de cadavres amoncelés.
Pris isolément, les combattants ont de la fougue;
malheureusement les figures sont resserrées dans
un trop petit espace.
Il n’est pas facile, dans le petit nombre de pages
dont je dispose, de passer en revue cet oeuvre
immense, qui comprend des centaines de toiles,
dispersées dans tous les musées de l’Europe et
qui relève des genres les plus variés : peinture
religieuse, peinture mythologique, peinture allé-
gorique, peinture de batailles, peinture de genre,
portrait, paysage, etc. Essayons du moins de
résumer, en analysant quelques tableaux, surtout
ceux de notre Louvre, les qualités maîtresses du Titien. Je commencerai
comme de droit par la peinture religieuse.
Le Couronnement d’épines, au Musée du Louvre (tableau ruiné, plein d embus,
sur un panneau qui craque et gondole de toutes parts ; une variante du tableau
du Louvre se trouve à la Pinacothèque de Munich), révèle plus peut-être que
n’importe quelle autre œuvre la recherche de la musculature ; nulle part ail-
leurs l’artiste n’a représenté des gestes aussi mouvementés ; il subissait évi-
demment une influence étrangère, peut-être celle de Sebastiano del Piombo,
l’influence d’un peintre habitué à sacrifier le contenant au contenu. L’art de
disposer les figures dans un encadrement approprié avait été en effet un des
triomphes des Vénitiens : c’est à lui qu’ils avaient dû de peindre des scènes si
éminemment décoratives. Ici, au contraire, l’air fait défaut : ce ne sont que
torses serrés les uns contre les autres, dans des attitudes les plus compliquées.
Dans les Disciples d’Emmaiïs, la tendance au réalisme, pour ne pas dire à la
vulgarité, reprend le dessus. Que viennent faire, dans ce drame à trois, si
grave, si plein de mystère, le page avec la plume au bout de son béret, et sur-
tout le cabaretier vénitien, un cabaretier de bas étage, habitué à servir des
636
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
barcarolles! Le geste de l’apôtre de gauche est très visiblement imité de celui
d’un des acteurs de la Cène de Léonard de Vinci (le Titien avait eu l’occasion
d’admirer ce chef-d’œuvre lors de son voyage à Milan).
Des Saintes Familles ou des Madones conservées au Louvre, la plus belle, à
mon avis, est la Sainte Famille à l’agneau. Elle unit la sérénité de l’expression
et l’ampleur des mouvements à de rares qualités techniques : une facture
grasse et généreuse, un ton superbe. L’impression que l’on éprouve dans cette
belle page est celle d’un calme bienfaisant : tout y est si posé, si tranquille !
On dirait un beau soir d’été.
Parmi les nombreuses compositions mythologiques du Titien (voy. p. 1 1 6),
Jupiter et Antiope, peint pour Philippe II d’Espagne, aujourd’hui une des gloires
du Musée du Louvre, aussi appelé la Vénus del Pardo, accorde la place la plus
large à la mise en scène (gravé p. 620). Au pied d’un arbre s’est endormie
la belle Antiope; s’approchant de la dormeuse, Jupiter, sous la forme d’un
satyre, soulève la draperie qui la recouvre ; plus loin se tiennent un chasseur,
un couple de chiens en laisse; puis un satyre et une nymphe. Au fond, une
chasse ; dans les airs, Cupidon lançant une flèche. La composition est vérita-
blement brillante; elle réunit, à un paysage puissant et grandiose, des attitudes
animées, un coloris aussi fin que chaud. Remarquez le contraste si heureux entre
le torse brun du satyre et la carnation blanche d’ Antiope, artifice d’ailleurs
absolument loyal, et qui nous prouve avec quelle habileté les Vénitiens, en
vrais coloristes, cherchaient à relever leurs compositions par les oppositions de
tons les plus tranchées. Sans la pleine possession de tous les secrets du coloris, il
eût été impossible de multiplier ainsi les dissonances et de les fondre ensuite
dans une harmonie générale.
Il me resterait à parler du paysagiste : on a vu plus haut (p. 460) quel a été
ici encore le rôle du Titien '.
Le Titien comptait près de soixante-dix ans lorsqu’il entra à son tour en
relations avec le Pape. Comme beaucoup de ses contemporains, Michel-Ange,
Raphaël, le Corrège, il avait horreur des voyages. Jusque-là, Ferrare, Mantoue,
Milan, Bologne, avaient été les points extrêmes de ses pérégrinations. Par contre
il retournait à tout instant dans ses chères montagnes de Cadore.
Depuis longtemps cependant il désirait visiter Rome, où l’appelaient les
instances de son ami le cardinal Bembo, alors secrétaire de Léon X ; mais
Raphaël, puis Léon X, étant venus à mourir, il renonça à son voyage. En i5q5
enfin, il entreprit ce pèlerinage, et je laisse à penser si on lui fit accueil. Le
1 . On a fait honneur au Titien de quelques études de moeurs ou de costumes contemporains,
notamment d’un spirituel dessin conservé au Louvre : un Hallebardier, d’une attitude libre et
abandonnée, digne pendant des Lansquenets de Holbein ; mais ce dessin est en réalité de Giulio
Campi (voy. la Chronique de V Art, 1889, p. 142). Quant au Concile de Trente, que lui attribuent
les catalogues du Louvre, il serait, d’après MM. Crowe et Cavalcaselle, l’œuvre de Schiavone.
LE TITIEN.
637
pape Paul III mit à sa disposition deux salles du Belvédère et lui commanda
de nouveau son portrait ; Vasari, alors fixé dans la Ville éternelle, lui servit de
cicerone ; Michel-Ange alla le voir et le loua grandement. Cependant, après
avoir pris congé de lui, le Buonarroti déplora qu’à Venise les artistes ne com-
mençassent point par une étude sérieuse du dessin. « Si cet homme, ajouta-t-il,
était secondé par l’art et par le dessin, comme il a été doué par la nature et
surtout dans le talent de rendre la vie, il serait impossible de faire mieux, car
il a une très belle imagination et une manière aussi élégante que vive. » Il est
curieux d’entendre tomber de la bouche de Michel-Ange ces paroles : elles
éclairent le conflit entre les deux Écoles, l’une qui représente la subordination
du coloris au dessin, l’autre la subordination du dessin et des sciences auxiliaires
au coloris1. Sebastiano del Piombo, Vénitien lui-même, disait de son côté que
si le Titien avait habité Rome, s’il avait vu les ouvrages de Michel-Ange, de
Raphaël et les statues antiques, et étudié le dessin, il eût fait des miracles.
Mais ne demandons pas l’impossible et sachons reconnaître franchement que,
même sans ce secours, la peinture du Titien est parfois miraculeuse.
Les dernières années du Titien s’écoulèrent heureuses, paisibles, au milieu
d’unanimes témoignages de vénération. Le maître avait à la fois à faire face
aux commandes du dehors, à ses obligations de peintre otficiel, charge qui
n’était pas précisément une sinécure, et aux exigences d’amis indiscrets, tels
que l’Arétin; aussi travailla-t-il jusqu’à la veille de sa mort.
Un des hommages les plus flatteurs qu’il reçut fut la visite du futur roi de
France Henri III, de passage à Venise pour aller prendre possession de la cou-
ronne de Pologne (1574). Malgré les fêtes éblouissantes qui absorbèrent le
prince français, il tint à honneur de visiter l’atelier devenu dès lors comme
un lieu de pèlerinage. Le maître peignit son portrait séance tenante et lui fit
don de plusieurs tableaux.
Pour triompher de cette verte vieillesse, il ne fallut rien moins que la peste;
elle enleva, le 27 août 1576, à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, le vétéran de
la peinture vénitienne. Après un désarroi facile à comprendre (Horace, le fils
du Titien, ayant succombé en même temps, la maison restée déserte fut livrée
au pillage). Venise tint à proclamer combien elle devait à son glorieux conci-
toyen. Malgré la violence de l’épidémie, elle lui fit les funérailles les plus solen-
nelles; les chanoines de Saint-Marc portèrent le cadavre en grande pompe, sur
une gondole, dans l'église des Frari, où il fut enseveli dans le voisinage d’un
de ses chefs-d’œuvre, la Vierge de la maison Pesaro 2. Ce n’est toutefois que dans
notre siècle, de 1 838 à 1 85 2 , qu’a pris naissance le monument qui marque la
place où repose le plus grand des peintres vénitiens.
! . Les gravures exécutées au xvie siècle d'après le Titien sont presque toutes des caricatures.
C’est que, le coloris enlevé, il restait bien des lourdeurs, bien des imperfections.
2. Vasari. édit. Milanesi, t. VII, p. q.3t.
638
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Cette esquisse de l’œuvre du Titien serait trop incomplète si nous n’essayions
de déterminer ses qualités maîtresses par rapport aux Écoles florentine et
romaine; en un mot, si nous ne placions le prince des coloristes italiens
du xvie siècle en regard du prince des dessinateurs; le Titien en face de Raphaël.
Constatons tout d’abord certaines analogies entre Y Assomption de la Vierge
(l’ange qui présente la couronne) et les compositions de Raphaël. Serait-ce
donc que le maître vénitien a connu et étudié les œuvres de son émule, de six
ans moins âgé que lui? Ou bien, avons-nous affaire à une rencontre fortuite?
La première hypothèse n’a rien d’invraisemblable : ces gestes tour à tour
mutins ou suppliants, ces figures si Aères ou si tendres, émergeant des nuages,
voltigeant en se pressant en essaims autour de leur souveraine, rappellent trop
le chet de l’Lcole romaine pour ne pas indiquer une imitation plus ou moins
consciente. Nous trouvons d’ailleurs dans l’œuvre du Titien d’autres emprunts
encore : dans la Vierge et l'Enfant Jésus, de la Pinacothèque de Munich, le divin
« bambino » est très visiblement imité de celui de la Vierge de la maison Colonna,
au Musée de Berlin. Avec la loyauté qui le caractérisait, le Vénitien n’hésitait
pas, à l’occasion, à rendre hommage à l’Urbinate : lors de sa visite au Vatican,
il s’extasia devant les fresques des Stances et traita durement son compatriote
Sebastiano del Piombo qui les avait maladroitement restaurées.
Ce qui frappe de prime abord chez Raphaël, c’est son incomparable loyauté,
cette probité professionnelle qu’il pousse jusqu’aux dernières limites; aucune dif-
ficulté de l’ordre technique — perspective, anatomie, ordonnance, — ne l’effraye;
il les aborde de front et en triomphe de haute lutte. Le Titien, au contraire,
sacrifie le modelé à l’efiet d’ensemble; il s’attache à une facture large autant que
celle de son émule est serrée; ses figures valent par contraste plutôt que par
elles-mêmes. La préoccupation de la couleur, en un mot, l’emporte sans cesse
chez lui sur la recherche de la structure même des êtres ou des objets.
S’agit-il de traduire les sentiments dramatiques, le chef de l’École romaine et
le chef de l'École vénitienne s’élèvent à la même hauteur : Y Assomption de la
Vierge, la Mise au tombeau, le Saint Pierre martyr, peuvent se mesurer, sans
désavantage aucun, avec Y Héliodore, le Sacrifice de Lystr a , Saint Paul à l'Aréopage,
la Vierge de Saint-Sixte, la Sainte Cécile, les Cinq Saints, les Marie sur l'escalier.
Mais quelle différence dans l’inspiration non moins que dans l’exécution ! Chez
l’un, il y a plus de pathétique; chez l’autre, plus d’élan; chez l’un, une intelli-
gence plus profonde et plus claire du cœur humain, une tendresse qui, pour
être contenue, n’en touche que davantage; chez l’autre, une imagination plus
ardente et une interprétation plus passionnée. Chez l’un, l’action réside dans
les personnages mêmes; chez l’autre, la nature se met de la partie, et l’on sait de
reste quelle impression de tristesse, presque de terreur, le ciel orageux de la
Mise au tombeau ajoute à l’effet de cette page si saisissante.
Nous attachons-nous au vaste domaine de l’allégorie, Raphaël plane à
cent lieues au-dessus de son rival; il le distance par la profondeur et la richesse
LE TITIEN.
63g
de l’invention, non moins que par la solidité et le sérieux de l’interprétation :
partout il nous fait sentir une pensée nourrie et fortifiée par les études les plus
variées, par les plus hautes spéculations.
J’en dirai autant des portraits de Raphaël, comparés à ceux du Titien : quels
inappréciables documents historiques; bien plus, quels inappréciables documents
humains que le Jules II, le Léon X, Y Ivghirami , le Bibbiena, le Balthasar Ccisti-
glionel La ressemblance physique, le caractère moral, et quelque chose même de
l’air ambiant, y sont ren-
dus avec une énergie et
un éclat que l’on ne sau-
rait rêver plus saisissants.
C’est la nature prise sur
le vit dans une inexorable
précision. Les portraits
du Titien, au contraire,
on l’a vu , reflètent les
impressions propres de
l’artiste, sa tendance à
envisager le monde exté-
rieur sous les couleurs les
plus brillantes, sans aller
au fond des choses, à se
contenter de conventions
mondaines, à préférer l’é-
légance à la vérité. Cela
ne revient -il pas à dire
que là où, soit les facul-
tés de l’observation, soit
celles de la réflexion, sont
en jeu, Raphaël l’empor-
te, tandis que dans l’ex-
pression des sentiments
et dans la mise en scène, le Titien peut sans trop de désavantage se mesurer
avec son rival. Les ressources de cette mise en scène (le Titien est un des
artistes qui ont le plus travaillé à l’avènement de l’art théâtral), ces ressources,
dis-je, lui sont tellement indispensables que, si vous le réduisez à ne peindre,
par exemple, qu’une mère avec un enfant, immédiatement l’infériorité de sa
caractéristique éclate au grand jour. Plusieurs de ses Madones n’ont cessé
d’exciter l’admiration des connaisseurs : aucune n’est devenue populaire au
même titre que la Belle Jardinière, la Vierge à la chaise ou la Vierge de Sain I
Sixte (sur le Christ de l’église Saint-Roch, voy. ci-dessus, p. 63o).
N’importe, aux yeux de tout historien, il est manifeste que la peinture véni-
640
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
tienne une fois incarnée dans le génie du Titien, le salut, pour n’importe
quelle École de la Péninsule, fût-ce pour celle de Milan, qui maintint si long-
temps le drapeau de Léonard de Vinci, ne pouvait plus venir que des enseigne-
ments d’un tel maître. Quel malheur que les Mécènes si libéraux qui peuplaient
alors la Péninsule, — les papes, les ducs de Florence, de Ferrare, d’Urbin, —
ne l’aient pas, coûte que coûte, fixé auprès d’eux ou pris, à son défaut, un
Véronèse, un Palrna, un Bonilazio ! Les apparitions faites par ces maîtres à Rome,
à Ferrare ou dans quelque autre ville, étaient trop courtes pour qu’ils pussent
former des prosélytes. Le seul peintre supérieur qui se fixa à l’étranger,
Sebastiano del Piombo, avait trop d’indolence pour faire école. Quant aux
Franco, aux Pordenone et consorts, ils ne montraient pas un talent assez
vigoureux pour agir sur leurs nouveaux concitoyens. Ce furent donc les étran-
gers et non les Italiens qui recueillirent le flambeau de l’art au moment où il
allait s’échapper des mains du Titien. On sait à quel point Vélasquez, qui
apprit à le connaître par les tableaux appartenant à la cour d’Espagne, Rubens
et Van Dyck, qui séjournèrent à Venise, se sont inspirés de lui. Ainsi, grâce
à ce commerce, de jour en jour plus intime, de nation à nation, les conquêtes
une fois réalisées par le chef de l’Ecole vénitienne furent définitivement assu-
rées à l’art. Jusque dans notre siècle, combien un Turner1, un Eugène Dela-
croix, ne doivent-ils pas à ce prodigieux virtuose de la couleur!
I. Voy. Hamerton, Turner (Collection des Artistes célèbres), p. 48.
Marque typographique des Giunta.
(Édition des œuvres de Fracastor. Venise, i555.)
Entrée de Charles-Quint à Bologne, d’après la gravure de Hogenberg.
CHAPITRE IX
PAUL VÉRON HSE. — LE TINTORET. — LES DERNIERS VENITIENS.
e Titien avait résolu tant de problèmes dans le domaine
du coloris ainsi que dans celui de l’ordonnance, dans le
portrait et dans le paysage, qu’il eût été facile à ses con-
temporains de vivre commodément sur ses conquêtes,
alors même qu’ils n’eussent pas brillé au premier rang.
Ce qui était moins aisé, c’était d’infuser à l’Ecole véni-
tienne un sang nouveau, riche et généreux, de la
retremper au contact de la réalité. Heureusement, deux ou trois au moins des
successeurs du Titien furent des hommes supérieurs, qui reculèrent encore les
limites du monde magique, déjà si vaste, créé par le maître. Parmi eux le pre-
mier rang revient à Paul Véronèse1.
I. Bibl. : Janitschek, dans Kunst itnd Kiînstlcr de Dohme. — Yriarte, Paul Véronèse ( les Ar-
tistes célèbres ). Paris, 1888. — Petro Caliari, Paolo Vcronesc, sua vita c sue opère. Rome, 1888. —
Lefort et Yriarte : Galette des Beaux-Arts (1890, t. I; 1891, t. I). Voy. ci-dessus p. 44-40 (Véro-
nèse devant l’Inquisition), p. 61 (Caractère de Paul Véronèse), p. 117, 4.54, etc.
81
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
642
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Paolo Caliari, surnommé « il Veronese », le Véronais, en souvenir de sa
patrie, naquit à Vérone en i528 (d’après des historiens récents, et non en 1 532,
comme on l’admettait jusqu’ici). Il appartenait à une véritable dynastie d’ar-
tistes, bien différent en cela du Titien, dont aucun ancêtre n’avait jamais
manié le pinceau : son père était sculpteur; son oncle Antonio Badile peintre;
son frère Benedetto (i538-i5g8) embrassa la même carrière, ainsi que les fils
de Paolo, Gabriele et Carletto.
Véronèse débuta par la pratique de la sculpture, qu’il abandonna toutefois
bientôt pour la peinture. Il lui resta de ces premières études une prédilection
pour les effets de relief et pour les trompe-l’œil : les sculptures simulées
tinrent longtemps une grande place dans ses compositions. Il reprit d’ailleurs
parfois l’ébauchoir : son dernier biographe, M. Yriarte, lui hit honneur de
deux des figures sculptées à la villa de Maser — Venus et Adonis, — ainsi que
d’un certain nombre de stucs.
Son principal maître, d’après le Cicerone , tut son oncle, Antonio Badile
( 1 5 1 6-1 56o), dont la manière se retrouve notamment dans ses fonds d’archi-
tecture. Il s’inspira en outre du Parmesan.
Voilà donc dès le début une différence fondamentale entre Véronèse et les
autres peintres de l’École vénitienne nés sur la terre ferme : tandis que ceux-ci,
Cima da Conegliano, Carpaccio, Giorgione, le Titien, etc., font leurs pre-
mières armes à Venise même, sous la discipline du vieux Jean Bellin, leur nouvel
émule reçoit son initiation à Vérone et ne se fixe à Venise que déjà tout formé.
A côté de solides connaissances classiques (voy. p. 1 1 7), le jeune artiste
acquit dans sa ville natale la pleine possession de l’anatomie et de la perspective
linéaire, si imparfaitement connues même des plus grands d’entre les Vénitiens.
Il s’en servit habilement pour faire plafonner ses figures et passa maître dans
cet art, comme le prouve son tableau du Louvre : Saint Marc couronnant les
Vertus théologales (n° 102; autrefois au Palais ducal de Venise). Ii fit en outre
connaissance, à Vérone même, avec la manière de Raphaël, dont il copia un
tableau, la Nativité ou la Perle, qui appartenait alors aux Canossa' (aujourd’hui
au Musée de Mad rid).
Les premiers ouvrages du jeune maître furent destinés à l’enrichissement de
deux églises de Vérone : San Fermo (Madone trônant entre deux saints et un
donateur; aujourd’hui à la Pinacothèque; malheureusement tort abîmée), et
San Bernardino.
De là il se rendit à Mantoue, toute pleine encore du souvenir du grand
Andrea Mantegna. Il y étudia le merveilleux plafond du palais ducal, et la
preuve, c’est qu’il l’imita plus tard dans un de ses plafonds de la villa Bar-
bare. Il prit en outre à Mantegna sa science des combinaisons, ses étour-
dissants efiets de perspective.
1. Ridolfi, le Maraviglie dell’Arte, t. I, p. 286.
PAUL VERONESE.
643
Malgré la protection que lui accorda le cardinal Hercule Gonzague, Véro-
nèse ne' trouva que peu d’occupation à Mantoue et dut chercher fortune
ailleurs.
Dès ce moment, il comprit nettement le rôle que lui imposaient ses apti-
tudes : reléguant au second plan la peinture de chevalet, il entreprit de se con-
sacrer à la grande décoration monumentale. Jamais on n’avait vu entrain
pareil : salons, portiques, chapelles, voûtes d’églises, façades entières, tout
se peuplait sous sa main des créations les plus séduisantes, véritable régal pour
les yeux et pour l’esprit.
Mais ce qui mit ces compositions hors de pair, ce fut un sentiment décoratit
exquis. Sa supériorité éclatante, Véronèse la
dut, non seulement à la richesse de son ima-
gination, qui lui permettait de créer sans se
fatiguer toutes les figures nécessaires pour peu-
pler et animer de vastes machines, mais en-
core à la solidité de ses connaissances, à la
pleine possession de tous les secrets de l'ar-
chitecture, de la sculpture, des arts décoratifs.
Nul ne savait improviser comme lui por-
tiques et campaniles, « colonnades de marbre
luisant et bigarré, niches d’or bariolées d’ara-
besques noires, balustres profilés sur le bleu
du ciel, faire courir une frise en bas-relief au-
tour d’un tableau, garnir, en mettant à con-
tribution les modèles antiques, un buffet des
plus merveilleuses aiguières ou encore remplir
un salon de meubles d’une richesse étourdis-
sante ! Et quelle virtuosité dans ces soies roussâtres et zébrées d or, ces simarres
étoilées de ramages tortueux et de dessins lustrés'!... ».
Le paysage ne vient chez lui qu’au second rang, et en cela encore il fit
preuve de la connaissance la plus juste des convenances décoratives.
Véronèse ne comptait que vingt-trois ans quand il peignit, en 1 55 1 , au
palais des Emi, à Fanzolo, dans la province de Trévise, en collaboration avec
Battista Zelotti, une série de fresques mythologiques ou allégoriques : Céres au
milieu d’instruments aratoires, Jupiter surprenant la nymphe Calisto et Junon
qui la frappe, l’Histoire d’Adonis, puis les personnifications de la Peinture,
de la Sculpture, des Arts libéraux, les Muses, des Esclaves attachés au pied de
colonnes simulées. Aux scènes classiques il mêla des scènes empruntées à la
vie de tous les jours, des figures heureuses, des motifs sympathiques ou
piquants; grâce à ce mélange, il rajeunit et renouvela le vieux cycle mytho-
Porlrait de Paul Véronèse,
par lui-même.
(Fragment des Noces de Cana.)
1. Taine, Voyage eu Italie.
644
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
logique qui pouvait paraître dès lors épuisé. Ainsi, comme au temps de
l’hellénisme, les dieux descendaient sur terre, se mêlant aux mortels, leur
apportant, sinon toujours des exemples de vertus, du moins la vision d’un
monde plus fortuné.
Étant donnée cette vocation de décorateur, c’est-à-dire de l’artiste qui ne veut
point séparer la peinture de l’architecture, ni le tableau de son cadre, la tâche
de Véronèse devait se circonscrire de bonne heure : au lieu d’expédier ses
tableaux au loin, comme le Titien, il se consacra exclusivement à l’embellisse-
ment des églises ou des palais de sa ville natale ou des environs : Vérone,
Trévise, Vicence et enfin Venise. Aussi sa réputation ne franchit-elle que len-
tement les limites de la Haute Italie ; au xvne siècle encore, la France ne pos-
sédait aucun de ses tableaux. Depuis, heureusement, nous avons bien regagné
le temps perdu.
Ce n’est qu’en 1 555 — ainsi seulement à l’âge de vingt-huit ans — que
Véronèse s’établit à Venise, où l’appelait un de ses compatriotes, le prieur du
couvent de Saint-Sébastien. Cette demeure hospitalière devint pour lui un
véritable canonicat : il y travaillait encore en i56o, puis de nouveau en iSpo,
quoique médiocrement rétribué (il ne reçut pour le plafond de l’église que
i5o ducats, environ 75oo francs). Le Couronnement de la Cierge et Y Histoire
d’Esther, telles furent les premières peintures qu’il y exécuta.
Le Couronnement de la Vierge, qui orne aujourd’hui l’Académie de Venise,
est une composition heurtée, trop nombreuse en figures, avec des gestes discor-
dants, bref telle qu’eût pu la concevoir un élève direct de Michel-Ange. Le
sentiment du rythme, que Véronèse devait dans la suite porter si loin, y frit
encore défaut; aucun motif d’architecture ne vient soutenir l’ordonnance
ou mettre de la clarté, introduire de l’air, dans l’agglomération des figures.
L’extrême jeunesse de l’artiste explique ces lacunes.
H Histoire d’Esther, composée des scènes suivantes : Esther présentée à
Assuérus, Assuérus couronnant Esther, Esther obtenant du roi la liberté de son
peuple, le Triomphe de Mardochée, a pour complément des balustres, des génies
avec des festons, des figures en camaïeu.
Dans le Couronnement d’Esther, ce qui dut paraître nouveau ce fut l’art qui
préside à l’arrangement des figures : elles se plient à toutes les exigences du
groupement, avec une aisance et une fierté inconnues même de Mantegna,
de Fra Bartolommeo et de Raphaël, les créateurs de la science de l’ordon-
nance.
Ici cet art tient du prodige : la composition affecte la forme d’un triangle à
angle droit; à gauche, dans le bas, une suivante agenouillée; un peu plus haut,
la tête d’une autre suivante; puis, sur la première marche du trône, Esther
agenouillée, dans une attitude pleine de coquetterie. Sur le trône, Assuérus, et
plus haut encore, contre la base d’une colonne, deux personnages. Deux autres
personnages, debout devant les précédents, dans une attitude assez nrouve-
PAUL VÉRONÈSE.
645
nientée, et un chien d’arrêt, tranquillement assis, renforcent de ce côté la masse
des ligures.
Dans Esther devant Assucnts, ce ne sont que figures vues de côté dans les atti-
tudes les plus compliquées : on dirait un défi à la régularité. La recherche du
tour de force l’emporte sur l’inspiration. Mais c’est précisément ce qu’il fallait
à ces raffinés de Vénitiens. C’est dans ce morceau probablement que Véronèse
fit pour la première fois usage de ce que l’on pourrait appeler l’ordre oblique
— les personnages se présentant tous de flanc ou de trois quarts, — source
de combinaisons des plus originales et des plus imprévues1 (gravé p. q55).
Le succès de Véronèse
fut foudroyant : du coup
011 le reconnut pour l’héri-
tier du Titien; celui-ci,
qui comptait alors quatre-
vingts ans, s’inclina de
bonne grâce devant l’heu-
reux débutant et son admi-
ration pour lui ne se dé-
mentit pas. Quelque huit
années plus tard, lors d’un
concours ouvert sous sa
propre direction et sous
celle de Sansovino, pour
la décoration de la biblio-
thèque de Saint -Marc,
l’illustre vieillard sollicita
pour son émule les suf-
frages de ses concurrents et
le fit proclamer vainqueur.
Avec le suffrage du Titien vint celui de l’architecte et sculpteur Sansovmo,
le grand dispensateur des commandes officielles.
Tout concourait à favoriser le jeune peintre de Vérone : Palma le Vieux était
mort depuis longtemps ( 1 5 28) ; Paris Bordone séjournait tantôt en France,
tantôt à Augsbourg; le Tintoret était absorbé par la décoration de la « Scuola
di San Rocco » : ce n’étaient pas les Salviati, les Bonifazio, les Franco, les
Schiavone, qui eussent pu lui disputer le sceptre2.
La chronologie des ouvrages de Véronèse n’est pas facile à établir ; en effet,
quoique porté par son tempérament aux compositions colossales et réservant
1. Véronèse peignit une autre suite de Y Histoire d’Esther, en sept compartiments, pour l’église
de S. Nani délia Giudecca (Ridolfi, t. I, p. 320).
2. Voy. Yriarte, Faut Véronèse.
646
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
pour elles son amour, il mit au jour une infinité de tableaux (le Louvre seul
en renferme une série : des Saintes Familles, l’Incendie de Sodome, un Calvaire,
d’un dessin serré comme celui d’un Primitif). Il m’a donc paru nécessaire de
grouper par sujets les principales d’entre ces peintures, sauf à reprendre à
l’occasion l’ordre des dates. Malgré leur nombre, elles se divisent avec une
netteté parfaite en trois catégories d’importance à peu près égale : les sujets
de sainteté, empruntés, saut quelques toiles, telles que 1 ’ Histoire d’Esther, aux
Evangiles et à la Légende des Saints; puis les compositions mythologiques et
d’histoire ancienne; enfin les compositions allégoriques. Quant aux deux cycles
si fameux de la villa Barbaro à Maser et du Palais ducal de Venise, je leur
consacrerai une étude spéciale, car ce serait un sacrilège que d’apprécier en
courant ce s œuvres maîtresses.
Dans cette longue galerie classique, analysons le tableau qui peut passer
pour le chef-d’œuvre du maître : la Famille de Darius, de la National Gallery.
C’est une merveille au point de vue de l’ordonnance : l’artiste a disposé les
masses avec Part le plus consommé ; ici, le groupe en triangle comprenant
la famille du roi vaincu; là, le groupe des figures parallèles, toutes debout,
comprenant Alexandre et sa suite; puis le groupe en échelons à l’extrême
gauche. Un rythme de lignes incomparable, et cependant nul vide : dès
qu’un trou menaçait de se produire, vite l’artiste le bouchait au moyen de
pages, de chevaux, de chiens, de boucliers ou autres accessoires; il n’avait
que la peine d’étendre la main sur l'arsenal inépuisable formé par son ima-
gination.
C’est là le procédé que Véronèse expliqua lui-même si bien dans sa décla-
ration devant le Saint Office : « Lorsque dans un tableau, dit-il, il me reste un
peu d’espace, je l’orne de figures de mon invention ».
La Famille de Darius ne séduit pas moins par la beauté incomparable du colo-
ris, aussi souple et chaud que chez le Titien, mais d’une note plus sévère, avec
plus de tons sombres, sans que cependant ceux-ci aient poussé au noir.
Les expressions enfin sont aussi belles que touchantes, les attitudes d’un
naturel et d’un pathétique achevés.
C’est ainsi que Raphaël, né à Venise, eût compris la représentation d’une
scène de l'histoire antique.
Comme exemple de peintures bibliques, choisissons les Israélites sortant
d’Égypte (ancienne galerie d’Orléans). Ce tableau nous montre une animation
extrême et cependant sans confusion aucune. Au premier plan, sur les marches
de quelque palais, des hommes tous actifs et empressés; les uns ficellent un
paquet, d’autres chargent sur leurs épaules des sacs de provisions, ou, les mains
pleines de paniers, de vases, se retournent pour crier un ordre à leurs compa-
gnons; plus loin, d’autres qui se consultent. Il est impossible de peindre avec
plus de vivacité une scène de départ. Que de motifs heureux, saisis sur le
PAUL VERONESE.
647
vif et montrant avec quelle sûreté l’auteur savait faire mouvoir la machine
humaine, dans les attitudes les plus difficiles et en même temps les plus natu-
relles et les plus pittoresques !
Comment le christianisme, à son tour, fut-il interprété par Véronèse ?
Faisons dès le début la part du feu, afin de pouvoir admirer sans réserve
tant de pages splendides. Ce « corpus mortuum », ce sont les scènes religieuses
de l’ordre triste, les scènes de la Passion, les scènes de martyre. Véronèse est le
peintre attitré des heureux et des riches, le peintre des festins, des triomphes et
des apothéoses ; ne lui demandons pas d’exprimer la souffrance physique, la
douleur morale : il 11e s’y entend pas. Il représente l’épicurisme auquel devait
fatalement aboutir la Renaissance, dont il forme ainsi l’expression la plus logique,
sinon la plus haute.
Dans la Sainte Famille du Louvre (n° 94), quoique ce somptueux apparte-
ment ne rappelle en rien la crèche de Bethléem, la Vierge, saint Joseph, les
deux saintes, nous transportent sans trop de difficulté dans le monde idéal des
acteurs du Nouveau Testament, des Vierges émues ou glorieuses, de l’Enfant
miraculeux, du vénérable saint Joseph. Mais, pour nous prouver que tout cela
n’est pas une fiction, l’artiste introduit une religieuse bénédictine, dans le cos-
tume du temps et avec tous les caractères d’un portrait : il met ainsi dans notre
esprit une note précise, .vivante, et nous prouve que nous ne rêvons pas.
Plus appropriée encore au génie de Véronèse était la représentation des fes-
tins ou banquets : Noces de Cana, Saintes Cènes , Cènes d’Emma iis, thème si sou-
vent développé par les artistes chrétiens, depuis Giotto, Andrea del Castagno,
jusqu’à Léonard de Vinci, Raphaël et Gaudenzio Ferrari. Le peintre véronais
s’en fit bientôt une spécialité. Il peignit d’abord les Noces de Cana, du Louvre,
celles du Musée de Dresde (autrefois à Modène), le Repas che^ Simon le Pharisien,
avec la Madeleine aux pieds du Christ (iSyo), autrefois dans l’église Saint-Sébas-
tien à Venise, aujourd’hui au Musée de Milan; un autre exemplaire, prove-
nant de l’église des Servites, aujourd’hui au Louvre; un troisième, au Musée de
Turin; le Repas che 4 Lcvi (iSpo), autrefois dans l’église Saints-Jean-et-Paul,
aujourd’hui à l’Académie de Venise; les Disciples d’ Emma iis , au Louvre; le
Festin de Grégoire le Grand, au Monte Berico à Vicence1.
Depuis le Titien, l’habitude en était prise : les Vénitiens voulaient, coûte
que coûte, des toiles colossales. Les compositions de Véronèse, dit à ce sujet
M. Yriarte, « représentent après celles du Tintoret le plus vaste amoncelle-
ment de créatures humaines évoquées ou mises en mouvement sous un ciel
pur, dans une atmosphère limpide, avec tout le relief de la vie, toute la grâce,
la force et la jouissance que le génie seul dispense à ses créations2 ».
1. Constatons qu’à un moment donné, l'an VIII de la République, les quatre Cènes de Véro-
nèse figuraient au Louvre.
2. Paul Véronèse, p. 23.
648
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Les Noces de Cana (gravées p. 48), commandées le 6 juin 1862, avec un
délai d’une année pour l’exécution, livrées le 8 septembre 1 563, restèrent au
couvent de Saint-Georges Majeur jusqu’à la Révolution. Transportées à Paris
par nos armées victorieuses, elles furent exceptées, en i8i5, des revendications
des commissaires autrichiens, en raison de leurs dimensions et des difficultés
du transport. Ces braves gens de commissaires consentirent à accepter en
échange le Repas che ^ le Parisien, de Charles Le Brun !
« Ouvrage merveilleux, dit Vasari, par ses dimensions, par le nombre des
figures, la variété des costumes et l’invention ; si j’ai bonne mémoire, on y
trouve plus de cent cinquante têtes, toutes fort variées et exécutées avec un
grand soin. »
Rien de plus vivant, et rien de plus amusant en effet que les Noces de Cana
et les compositions congénères : il y règne une fécondité d’imagination, une
variété de ressources, une animation, un entrain, une bonne humeur, qui
font que l’œil les parcourt, sans se lasser, dans leurs moindres détails, comme
il ferait d’un roman.
Qu’est-ce que les Noces de Canal Un festin vénitien du xvie siècle, mais un
festin idéal, dans lequel l’artiste a groupé les plus célèbres de ses compatriotes.
A peine fait-on attention au Christ, à la Vierge, aux Apôtres, relégués au
second plan, tandis que le premier plan, qui déborde un peu sur le cadre,
parce que le point de vue a été choisi trop bas (c’est un des rares reproches que
l’on puisse adresser à ce chef-d’œuvre), contient les musiciens, les serviteurs,
les lévriers, etc., toutes figures véritablement vivantes, dans les attitudes les
plus naturelles, avec des gestes trouvés, par exemple le serviteur qui se baisse
pour verser dans une urne le contenu d’un grand vase.
Le don de l’observation est aussi remarquable dans les Noces de Cana que
celui de l’invention. Quelle vérité et quelle variété chez les convives, tant
chez ceux qui sont occupés à manger ou à boire que chez ceux qui parlent
ou qui écoutent !
L’animation extraordinaire qui règne dans ce festin épique ne doit pas nous
faire oublier ses mérites au point de vue de la peinture : ce coloris si nourri
et si chaud, plus ferme et plus plein que celui du Titien, ces palais que l’on
croit pouvoir saisir en étendant la main, ce ciel radieux.
Bien d’autres maîtres ont eu une imagination brillante, sans pour cela avoir
été des peintres dans la véritable acception du terme : chez Paul Véronèse, les
qualités de l’ordre technique, la science du coloris et l’art, plus rare encore, de
faire vivre les figures, ne le cèdent en rien à cette verve intarissable : c’est un
coloriste de tout premier ordre, disposant d’une gamme aussi éblouissante et
souvent plus nourrie que celle du Titien.
Avec quelle verve n’improvise-t-il pas ses merveilleux fonds d’architecture,
avec quel art ne nous transporte- 1- il pas, comme d’un coup de baguette,
dans les régions idéales ! Et puis, comme il sait nous intéresser à ses person-
.Adoration des Mages, par Paul Véronèse. (Collection Albertine, a Vienne.)
PAUL VERONESE.
649
nages, toujours si sympathiques, et toujours si bien à leur affaire ! Ce ne sont
véritablement pas des acteurs, mais des hommes pris dans la vie, vaquant à
leurs occupations, sans se douter que le peintre les observe, qu’il va les fixer
à tout jamais sur la toile.
Le Repas che % Lévi, à l’Académie de Venise, composition gigantesque, divisée
en trois compartiments par des arcades et des colonnes d’un beau galbe,
est inférieure aux Noces de Cana pour le groupement comme pour le coloris.
Le maître y a tour à tour abusé du gris et du rouge; il a laissé un vide trop
grand entre les figures, qui sont comme écrasées par l’architecture. Il a en outre
trop sacrifié le Christ, en le noyant parmi les autres acteurs.
La même erreur se reproduit dans le Repas che % Simon Je Pharisien, du Louvre,
où la composition, quoique merveilleusement en cadre, est coupée en deux et
offre, vers le centre, une trouée disgracieuse. Quelle merveille de coloris d’ail-
leurs que ce tableau ! La tonalité y est grave, presque sévère, autant qu’elle est
éclatante dans les Noces de Cana ; mais elle a encore, si possible, plus de trans-
parence.
Le Mariage mystique de sainte Catherine, dans l’église du même nom à Venise,
se rattache à ces cérémonies splendides. A gauche, un portique, dont on ne
voit que deux colonnes, autour desquelles s’enroulent de riches tentures; au
pied de ces colonnes, des chanteurs et des musiciens. Sur les marches, la Vierge
et l’Enfant, à qui la sainte, vêtue à la mode vénitienne, une couronne de perles
sur ses cheveux artistement arrangés, tend la main en s’inclinant. Puis, sur la
terre et dans les airs, des anges qui manifestent leur joie. Tout est exaltation et
pompe dans cette page peinte avec une verve et un brio extraordinaires; les
visages y sont épanouis, les gestes éloquents, l’ensemble agencé comme seul un
Paolo Caliari savait agencer.
Véronèse est moins heureux dans les compositions qui exigent de la foi,
des élans. Génie épique plutôt que lyrique, narrateur plutôt que dramaturge,
il échoue le plus souvent quand il s’attaque à des scènes comportant le recueil-
lement, la ferveur, les saintes extases. Dérouler de somptueux cortèges, impro-
viser des scènes aussi brillantes qu’animées, peupler la toile des figures les
plus distinguées et les plus sympathiques, voilà son rôle; il est assez en-
viable pour que nous ayons le droit de passer condamnation sur ses autres
tentatives.
Que reste-t-il de l’inspiration religieuse dans les Disciples d’Emmaiis, du
Louvre? Peu de chose! Le drame à trois, que le Titien avait déjà porté à cinq
acteurs, en comprend ici une vingtaine, sans faire entrer en ligne de compte
le chat qui ronronne sous la table, le chien caressé par le jeune garçon, le
second chien caressé par les deux petites filles du premier plan. Et que dire de
cette matrone vénitienne tenant sur les bras son enfant, de ces patriciens,
de ce nègre, de ces pages! Que dire du luxe de l’ameublement, de ces sièges
posant sur des têtes de satyre, de ces riches aiguières, de ce portique! Jamais
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
65o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
artiste n’a porté défi pareil à la vraisemblance historique, à la couleur locale.
Le texte de l’Évangile, si simple, si touchant, suffisait cependant pour inspirer
même un peintre aussi mondain que Paul Véronèse.
L ’ Assomption de la Vierge, exposée à l’Académie de Venise, dans le voisinage
de celle du Titien, souffre véritablement trop de la comparaison avec ce chef-
d’œuvre : autant celui-ci montre d’unité dans le groupement, autant les
figures chez Véronèse sont éparpillées et l’action incohérente. Recherchant à
l’excès le mouvement, il n’a rencontré que les lignes les plus heurtées, les plus
discordantes. Ce ne sont que têtes levées vers le ciel ou baissées vers le sol,
dans des attitudes tourmentées.
Plus encore que le Titien, Paul Véronèse a besoin d’une mise en scène bril-
lante et de toutes les ressources de la décoration pour flaire valoir ses person-
nages : aussi ses Madones (une des plus belles est la Vierge triomphante de l’Aca-
démie de Venise) sont-elles rares, ou du moins d’un ordre secondaire. Le petit
tableau que l’on voit au Louvre n’a rien de l’inspiration religieuse.
Le Martyre de sainte Catherine, à l’Académie de Venise, prouve combien peu
le maître s’entendait à des scènes pareilles. En dehors de la sainte, d’ailleurs
parfaitement belle et touchante, les acteurs sont ou bien hébétés ou bien indif-
férents. C’est qu’il fallait autre chose que l’esprit d’un épicurien pour célébrer
l’héroïsme des martyrs.
Dans le Saint Sebastien, également à l’Académie de Venise, que de déclama-
tion déjà, quel excès de mouvement dramatique! C’est du drame arrangé, non
plus du drame vécu !
Le Martyre de saint Marc et de saint Marcellin pèche par la contusion : il faut
un long examen pour découvrir à qui appartiennent cette îaaain, ce pied; si
telle draperie fait partie du vêtement de Pierre ou de Paul; puis, que d’effets
cherchés, que de poses théâti'ales !
Les Quatre Evangélistes ne sont pas moins prétentieux : ce ne sont que mains
appuyées conti'e la poiti'ine et genoux touchant ces mains; têtes levées vei's
le ciel avec des expressions extatiques; draperies arrangées avec une coquetterie
dont la piété la moins sévère ne saurait s’arranger!
Écartons donc l'ésolument les scènes de la Passion et les scènes de martyre :
l’artiste s’y montre trop inférieur à lui-même.
J’ai réservé pour des paragraphes distincts l’étude des peintures de Paul
Véronèse à la villa Barbaro et au Palais ducal de Venise. Mais, avant d’analyser
ces deux cycles célèbres, je dois mentionner les principaux événements qui
ont marqué la dernière partie de la vie du maître, et tout d’abord son voyage
à Rome et son mariage.
De même que le Titien, Véronèse aimait peu les voyages et ne visita que
relativement tard la Ville éternelle : il comptait environ trente-six ans lorsqu il
se décida, entre 1 563 et i505, à accompagner son protecteur Girolamo Grimani,
PAUL VÉRON ÈSE.
65 1
nommé ambassadeur à la cour pontificale1. Ce voyage — on l’a constaté — a
exercé une influence considérable sur le génie de l’artiste : désormais il imprima
à ses figures nues plus d’élévation et de noblesse, et s’attacha davantage à la
recherche des lignes sculpturales2 3.
Le second événement marquant fut son mariage. Vers i566, Véronèse, alors
âgé de près de quarante
ans, épousa la fille de son
ancien maître Antonio Ba-
dile. Il eut d’elle, en 1 568,
un premier fils, Gabriele;
en ifipo, un second, Car-
letto, qui devint à son tour
un peintre de talent. Tout
nous autorise à croire que
sa vie intérieure fut des
plus heureuses. Grâce à ses
habitudes d’ordre et d’éco-
nomie, il ne tarda pas à
conquérir l’aisance, puis
la fortune , une fortune
brillante r’.
On ne saurait trop pro-
clamer qu’avec Paul Vé-
ronèse nous n’avons plus
affaire â un, artiste qui rai-
1. On place généralement
ce voyage en 1 563. Mais la
date en a été contestée dans ces
derniers temps, sous le prétexte
que les voyages de Grimani
eurent lieu en 1 555, en i55ç),
en 1 565 , mais nullement en
1 563 . Bien plus, un savant his-
torien d’art allemand , le re-
gretté Janitschek, est allé jus- Figure décorative, par Paul Véronèse.
qu’à nier que Véronèse ait (Villa Barbaro, à Maser.)
visité Rome. Laissons là ces
hypothèses en l’air, auxquelles il faut savoir opposer le scepticisme, et bornons-nous à constater
que les influences de Michel-Ange et de Raphaël sont des plus palpables, notamment dans les
fresques de la villa Barbaro.
2. Yriarte, Paul Véronèse, p. 40.
3. En 1 58o, huit années avant sa mort, Véronèse avait déjà en dépôt chez les banquiers
6000 sequins (plus de 300 000 francs de notre monnaie). Nous savons en outre par sa décla-
ration de biens qu’il avait acquis plusieurs domaines assez considérables dans les environs de
Trévise. Il retirait des uns des fermages en argent, des autres des provisions, par exemple
chaque année un porc de 100 livres, 2 paires de poules, 5o œufs, etc. Malgré la plus brillante
652
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
sonne, à un artiste sensible, délicat, poète, mais en quelque sorte à une force
de la nature, inconsciente, produisant, produisant sans cesse, comme sous une
pression venant du dedans.
L’homme en effet n’avait aucune des qualités qui distinguaient Giorgione ou
le Titien; assez peu lettré, ce semble, rangé, économe, ses dehors ne répon-
daient en rien aux trésors d’imagination accumulés sous cette enveloppe peu
séduisante. Est-il rien qui prouve davantage avec quel soin il faut distinguer
le caractère du talent et l’homme de l’artiste!
Qu’importe d’ailleurs le caractère chez celui-ci — c’est la matière périssable,
dont tout au plus les contemporains apprécieront les qualités ou les défauts.
Le talent , au contraire , c’est l’effluve impalpable qui vivra à travers les
siècles.
Même après son établissement définitif à Venise, Véronèse retournait .à tout
instant sur la terre ferme pour décorer le palais ou la villa de quelque patricien
de ses amis. Vers i56o, il exécuta, en collaboration avec J. B. Zelotti, les pein-
tures de la villa des Porti, à Tiene, dans le Vicentin. Donnons une idée de ces
peintures d’après M. Yriarte : « Dans la salle principale, il divisa les surfaces
en grands panneaux représentant des jeux, des réunions, des cavaliers, des
décamérons, des chasses, des bals, des sujets pleins de gaieté, qui n’étaient que
prétextes à une peinture joyeuse et animée, encadrés de figures en clair-obscur
faisant corps avec l’architecture : Pallas, Mercure, Mucius Scævola, Antoine et
Cléopâtre, Sophonisbe et Massinissa, tout ce monde de la mythologie, de
l’histoire et de la poésie, tous les héros et les déesses singulièrement mêlés à
des chevaliers véronais, vicentins et trévisans, à des patriciens de Venise, des
chasseurs à l’épieu, des sénateurs en villégiature, des guerriers au repos accom-
pagnés de pages et de « gentildonne1 ».
Peu de temps après son mariage, vers 1 566 (d’après Janitschek), et non
pas avant 1 563, comme on l’a affirmé, Paul Véronèse entreprit la décoration
d’une villa élevée par les soins de ses amis Daniel Barbaro, le patriarche
d’Aquilée, et Marc-Antoine Barbaro (voy. p. 278). Cette date de 1 566 expli-
quera, nous le verrons tout à l’heure, bien des particularités.
Le village de Maser (en italien Masera ou Masiera) est situé à trois heures
de voiture de Trévise. « La route qu’il faut prendre, dit Charles Blanc, traverse
une contrée fertile, cultivée par une population heureuse, riche et forte. Les
femmes y sont belles à tous les âges, même dans la vieillesse; elles res-
semblent alors à des sibylles de Michel-Ange. Leur regard est à la fois aimable
et fier. Du haut de leurs charretées de foin, elles nous saluaient en riant et se
aisance, l’artiste, dans son mémorandum, cherche à apitoyer les magistrats sur la modicité de
ses revenus (« le poche entrate che possedo ») ; c’était décidément la litanie favorite de tous
les artistes de la Renaissance. (Yriarte, Paul Véronèse, p. 65.)
I. Paul Véronèse, p. 16-18.
Sainte Famille, par Paul Véronèse. (Musée du Louvre.)
•C
PAUL VERONESE.
653
rejetaient ensuite dans les bras de leurs frères ou de leurs maris, hommes
robustes à la taille bien prise, à l’air sérieux et doux, qui par moments nous
rappelaient les Moissonneurs de Léopold Robert1. »
Dans la suite des temps, la villa Barbaro déchut singulièrement de son
antique splendeur : un instant, à la fin du siècle dernier, le séjour du dernier
doge de Venise, Louis Manin, lui rendit quelque notoriété. Puis le silence se
fit de nouveau autour d’elle. Aucun guide moderne n’en signalait même
l’existence, lorsque M. Yrinrte, à qui l’histoire de l’art vénitien est redevable
de tant de services, la remit en lumière dans un article de la Revue des Deux
Mondes. Depuis, l’œuvre créée par la collaboration de Daniel Barbaro, de Pal-
ladio, de Vittoria et de Véronèse a reconquis son ancienne réputation; tous
les amis de l’art font à Maser un pieux pèlerinage, et la photographie a répandu
au loin l’image de ses
merveilleuses fresques.
Line galerie, un salon,
quatre chambres, tel fut
le domaine assigné à Paul
Véronèse. Il y multiplia à
la fois les personnifications
les plus brillantes et les po-
ses les plus pittoresques,
le peintre chez lui ne se
séparant jamais du poète.
Dans la galerie il plaça sous des niches des femmes, de taille colossale, jouant
des instruments les plus variés : viole, mandoline, cimbale, trompette, hautbois,
flûte, orgue. Ce sont de coquettes Vénitiennes, à la mine tantôt éveillée, tantôt
langoureuse, aux draperies amples et étoffées, retombant en larges plis, avec une
sorte d’abandon, sur les pieds nus chaussés de sandales. Je ne puis mieux les
comparer qu’aux délicieux anges de Melozzo da Forli, qui sont cependant d’un
art supérieur, avec plus de netteté dans la silhouette et plus de rythme dans
les mouvements.
Puisque j’ai touché à la musique, je parlerai tout de suite de l’admirable
composition représentant Y Harmonie. Elle comprend deux femmes assises,
jouant, l’une du violon, l’autre du violoncelle, et, entre elles, un enfant à
moitié nu qui manie également l’archet. Il est facile de reconnaître dans ce
motif le développement d’une de ces scènes de concert si chères aux artistes
vénitiens, empressés dès les temps des Bellini, des Carpaccio et des Cima à
placer des chœurs d’anges au pied du trône de la Vierge, ou encore la mise en
œuvre de Concerts dans le genre de ceux de Giorgione. C’est que les Vénitiens
étaient musiciens dans l’âme; sans la musique, point de fête complète. Poètes
L’Harmonie, par Paul Véronèse..
(Villa Barbaro, à Maser.)
I Galette des Bcaux-Arls : 1878, t. I, p. 386.
654
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
médiocres, architectes, statuaires, dessinateurs incorrects, ils mettaient toute
leur gloire — eux les derniers venus au banquet de l’art — à exceller dans
cette branche qui répond, elle aussi, à la dernière évolution du beau.
Le groupe de V Harmonie est d’une structure inimitable, aussi profondément
savante et rythmée que libre et audacieuse. Quel contraste merveilleux que
celui entre le violon baissé sur l’épaule de la joueuse, à l’extrémité de gauche,
et le violoncelle qui se dresse dans les airs du côté opposé ! Seul Raphaël avait
jusque-là saisi à ce point la science des contrastes pittoresques.
Remarquons aussi l’extrême variété des types : elle prouve que Véronèse,
n’ayant pas de modèle attitré, cherchait ses inspirations autour de lui, deci
delà, au milieu de ces belles populations du Trévisan. Les têtes sont d’ailleurs
ce qu’il y a de moins parfait dans les fresques de la villa Barbaro : elles sont
parfois assez vides et vulgaires. Dans le fait, Véronèse ne retrempait pas assez
son idéal à la source du portrait : il cultiva à peine ce genre.
Le plafond des Planètes et des Eléments se compose d’un octogone entouré
de quatre rectangles et de quatre écoinçons, d’une ordonnance à la fois riche
et harmonieuse. Dans les rectangles, des figures en grisaille, d’un fini exquis;
dans les écoinçons, des fresques allégoriques (les Quatre Éléments) avec un
rare luxe d’attributs et une fécondité de motifs encore plus extraordinaire :
une femme assise tenant à la main une branche de lis, et ayant à côté d’elle un
paon, et un enfant qui lâche une hirondelle attachée par la patte, représente
Junon, prise comme personnification de l’air, tandis que Cybèle représente la
terre, Vulcain le fer et Neptune l’eau. Le centre est occupé par huit figures
assises, ayant chacune au-dessous d’elle les signes du Zodiaque ou des Pla-
nètes (le Taureau, la Balance, le Bélier, le Sagittaire, deux Colombes qui
se becquètent), etc.
Comment des juges aussi clairvoyants que Charles Blanc et M. Yriarte n’ont-
ils vu dans ce plafond que Y Olympe} Et tout d’abord, à supposer qu’il s’agisse
de l’Olympe, il aurait fallu représenter Cérès, Minerve et Bacchus, qui man-
quent. En réalité, la composition a un sens à la lois plus profond et plus
topique : elle représente le système planétaire, la Terre, montée sur un dragon
et autour d’elle le Soleil, la Lime, puis les Sept grandes Planètes, sous la forme
d’Apollon, de Diane, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et Mercure.
Ces figures pleines d’abandon, peut-être même trop isolées les unes des
autres, sont facilement reconnaissables à leurs attributs : Apollon à sa lyre,
Mercure à son caducée, etc. Jupiter, assis à côté de l’aigle, et Saturne, serrant
la faux de son bras nerveux, sont d’une rare grandeur, qui fait penser à Michel-
Ange; Diane au contraire, assise entre deux chiens dont l’un lui lèche la figure
(gravée p. 4), d’une grâce parfaite. Cybèle, peut-être un peu trop ramassée
sur elle-même, caresse deux lionceaux d’une fière tournure et qui ne res-
semblent en rien aux lions de fantaisie de Raphaël. Plus loin Pluton et Cérès
(le dieu des Enfers, vu de dos, tenant une clef gigantesque; la déesse des
PAUL VÉRONÈSE.
655
moissons, assise, faisant face au spectateur, dans une pose d’une liberté et d’un
charme indéfinissables. Puis Apollon et Vénus, tournés l’un vers l’autre,
Apollon tenant la lyre, Vénus, qui semble l’interpeller, s’appuyant d’une
main sur le sol, et soutenant de l’autre un enfant nu qui joue sur ses genoux
(gravé à la fin du présent chapitre).
Rien d’antique dans les types, rien d’antique non plus dans les attributs ou
le costume : Paul Véronèse est de son temps, tout en tirant parti des leçons
que le passé peut lui offrir.
Au-dessous du plafond des Planètes règne une galerie circulaire, comme un
balcon intérieur, fermée par une balustrade de marbre, réminiscence palpable du
plafond peint par Mante-
gna au château ducal de
Mantoue (p. 642). A ce
balcon paraissent une dame
avec sa vieille nourrice, un
jeune garçon tenant un
chien, un page qui lit, un
singe, un griffon, un en-
fant qui parle à un perro-
quet. « C’est ainsi, ajoute
Charles Blanc , que les
fortunés maîtres de céans
n’ont qu’à sortir de leurs
chambres hautes et à se
mettre au balcon qui sur-
monte leur salle de gala
pour causer familièrement avec les dieux. Ils n’ont qu’à étendre la main pour
toucher la robe de Junon, les épaules de la blonde Vénus, pour faire jouer leurs
enfants avec les Amours et leurs épagneuls avec les chiens de Diane1 ».
Dans le plafond des Planètes, les réminiscences de la Farnésine sautent aux
yeux : par exemple dans la femme vue du dos. Véronèse avait d’ailleurs déjà eu
l’occasion, lors de son séjour à Mantoue, d’entrevoir Raphaël à travers les
fresques de Jules Romain, au château ducal et au palais du Té. Le choix même
du sujet rappelle également un ouvrage célèbre de Raphaël : les Planètes, exé-
cutées en mosaïque à Santa Maria del Popolo.
Ailleurs, Y Eté et Y Automne montrent un enchevêtrement de figures peut-être
excessif : huit hommes, femmes et enfants resserrés dans un étroit espace. Par-
ticulièrement belle est la femme nue, avec des épis dans les cheveux, vue de
dos dans une attitude aussi aisée que gracieuse.
Le Printemps abonde également en motifs variés et originaux, entre autres
Junon (l’Air), par Paul Véronèse.
(Villa Barbaro, à Maser.)
1. Galette des Beaux-Arts, 1878, t. II, p. 1 36.
656
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Vénus — nue, étendue sur le dos, dans l’attitude de Prométhée et s’ap-
puyant d’une main sur les nuages : ce torse superbe, d’une allure et d’une
souplesse inimitables, montre en Véronèse un anatomiste d’une science con-
sommée : Rubens s’en est très certainement inspiré (gravé ci-dessus, à la
page 273, avec la légende erronée de Naissance de l'Aurore, au lieu de Naissance
de F Amour').
Les sujets mythologiques alternent, à la villa Barbaro, avec les allégories.
Le Triomphe de Bacchus se distingue par une donnée profondément originale,
mais peut-être quelque peu incohérente. La scène se passe dans les régions
célestes : à gauche, un groupe composé d’un homme barbu tenant le thyrse,
d’un autre assis, élevant une coupe, et d’un troisième, pressant dans cette coupe
le jus d’une grappe; à droite, vers le bas, un vieillard couché dans l’attitude que
l’on prête généralement aux divinités fluviales; puis, dans les airs, une femme
jouant du violon et autour d’elle plusieurs génies nus jouant d’instruments
divers. Les nus et les draperies alternent de la façon la plus heureuse, et ces
nus sont traités avec une sûreté qu’eût pu envier plus d’un Florentin ou d’un
Romain. Mais ce qui est surtout inimitable, c’est l’aisance extraordinaire du
groupement : ces figures comme jetées au hasard à travers l’espace et dont la
réunion forme néanmoins un ensemble d’une harmonie parfaite.
Puis ce sont les Vertus conjugales, série de personnages semblant rendre
hommage à un jeune couple trônant sur les nuages, tandis que des Amours
couvrent de fleurs cette assemblée sympathique.
L’idée ici est plus obscure, mais quel charme dans ces figures si jeunes et si
sympathiques, et qui semblent planer dans les régions idéales ! L’époux, avec
sa chevelure ondulée et sa barbe naissante, rappelle les bustes de l’empereur
Lucius Vérus, en même temps que les types chers à Sodorna. Quant à l’arran-
gement, il ne procède de personne, tant il a d’originalité.
On ne peut s’empêcher, devant des pages pareilles, d’apprécier le dessin si
fin et si ferme de Véronèse en regard des compositions, si flottantes d’ordinaire,
du Titien.
L’Amour maternel (ou la Charité ) a pour emblème une jeune femme assise, à
qui un enfant découvre le sein. Autour d’elle, d’autres enfants tiennent des
vases ou des coupes d’un travail merveilleux. Les formes de la jeune femme
sont opulentes, mais le visage manque de distinction : c’est probablement
quelque paysanne des environs. Avec Y Abondance, Y Envie et la Force , nous reve-
nons au groupfefcntyen forme de triangle. Citons encore la Gloire couronnant le
Mérite, le Temps- cf F 'Histoire .
Dans la Force v&ffîfcue par l’Amour, dans la Vertu reprenant le Vice en lui met-
tant un mors à la bouche, Véronèse oppose des groupes composés de deux per-
sonnages, et merveilleusement construits, aux figures allégoriques isolées ainsi
qu’aux ensembles tels que Y Amour maternel.
Les rares compositions religieuses introduites dans ce sanctuaire de la philo-
PAUL VERONESE.
657
sophie — je devrais dire de l’épicurisme — , trahissent l’indifférence et l’ennui.
La Vierge, à qui saint Joseph présente l’écuelle (d’où le titre de Madonna alla
Scodella ), et la Sainte Famille détonnent au milieu de tant de radieuses évoca-
tions du monde antique.
Il semble que Véronèse ait voulu épuiser, à la villa Barbaro, toutes les
combinaisons réalisables de la peinture décorative : aux figures isolées , aux
groupes composés de deux personnages, aux grandes scènes, font suite les des-
sus de porte, ornés chacun de deux figures en camaïeu, assises sur le plan
incliné du fronton. Tantôt ces figures se tournent rigoureusement le dos,
tantôt l’une est accoudée et se montre de face, tandis que sa compagne,
étendue, se montre de profil ; tantôt elles se tournent l’une vers l’autre pour
converser. Un groupe particulièrement heureux est celui du Faune et de la
Faunesse qui s’embrassent en se serrant les mains.
Un peintre, doublé d’un sculpteur et d’un architecte, pouvait seul inventer
des arrangements à la fois si hardis et si rigoureusement soumis aux lois de la
décoration ou du rythme.
La verve qui éclate d’un bout à l’autre des fresques de la villa Barbaro n’a
d’égale que l’extrême fraîcheur de ces créations délicieuses qui, ne procédant
d’aucun modèle connu, ne devant rien à aucun artiste antérieur, nous montrent
une éclosion véritablement spontanée, comme des fleurs qui, s’entr’ouvrant aux
premiers rayons du soleil, gardent encore sur leurs pétales éclatants la rosée
du matin.
Il est temps de retourner à Venise.
En 1 502, le Sénat, ayant résolu de faire compléter la décoration de la salle
du Grand Conseil, confia cette tâche à Orazio Vecelli, le fils du Titien, au
Tintoret et à Paul Véronèse. Celui-ci y peignit Y Empereur Frédéric Barberousse
baisant le pied du Pape, puis les allégories du Temps, de la Foi, de la Patience et
de la Concorde. Ces ouvrages ont malheureusement péri, avec tant d’autres
chefs-d’œuvre, dans l’incendie à jamais déplorable du 20 décembre 1 5 7 7.
Ce sinistre nous a valu, à son tour, quelques nouveaux chefs-d’œuvre de
Véronèse. A partir de 1077 jusqu’à sa mort, arrivée en 1 588, le maître tra-
vailla, presque sans interruption, pour le Palais des Doges, qu’il orna des
compositions suivantes : Y Adoration des Mages (bibliothèque), Y Enlèvement
d’Europe et Venise trônant, peints à fresque, par exception (salle de 1’ « Anti-
collegio »); Sébastien Venier, le vainqueur de Lépante, présenté au Christ par
saint Marc, Sainte Justine, Venise et la Foi; onze tableaux et six camaïeux;
Venise trônant entre la Justice et la Paix (plafond de la salle du « Collegio »);
un Vieillard avec une jeune femme. Les autres compositions attribuées à Véro-
nèse sont de G. B. Zelotti (salle du Conseil des Dix).
Parcourons rapidement les principales de ces pages fameuses.
Venise trônant entre la Justice et la Paix, qui viennent lui rendre hommage,
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
83
658
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
est une allégorie des plus brillantes (gravée p. 281). A une ordonnance ma-
gistrale, et telle que la critique la plus sévère n’aurait absolument rien à y
reprendre, se joignent la distinction des sentiments et la fierté du style, un
style véritablement héroïque.
Noblement assise sur un trône posé sur une mappemonde gigantesque
(quelle ingénieuse et saisissante définition de la puissance de Venise !), les
épaules recouvertes du manteau d’hermine, la couronne en tète, le sceptre à la
main, Venise, laissant planer au loin son regard, semble rêver la conquête de
nouveaux territoires. Cependant deux femmes, parfaitement belles et tou-
chantes, viennent, en suppliantes, lui offrir, l’une le glaive et les balances,
l’autre le rameau d’olivier. Mais la hère souveraine ne daigne même pas
abaisser son regard sur elles. Ne sait-elle pas que, grâce au fidèle lion de saint
Marc couché à ses pieds et toujours vigilant, elle n’a rien à redouter de per-
sonne !
Dans la salle du Grand Conseil, Véronèse peignit, sur le plafond, la Prise de
Sniyrne, la Défense de Scutari, Y Apothéose de Venise, puis, sur une paroi, le Retour
du doge A. Contarini après la victoire de Chioggia (i38o), et enfin le Triomphe
de Venise. S’autorisant de l’exemple de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de
Raphaël, et rompant, par contre, avec le parti adopté par le Titien dans sa
Bataille de Cadore, il essaya de concentrer chacun de ces événements dans un
épisode ne comprenant qu’un petit nombre de figures.
Dans le Triomphe ou Y Apothéose de Venise, le maître, pour soutenir cette
machine colossale, a eu recours à l’encadrement architectonique qui lui était si
familier. Un entablement supporté par deux immenses colonnes torses (ana-
logues aux colonnes vitéennes de la basilique de Saint-Pierre de Rome)
encadre la partie supérieure de la peinture, celle où l’on voit la Renommée
posant une couronne sur la tête de Venise, tandis que des figures allégoriques,
assises autour delà reine des mers, lui témoignent leur admiration. Plus bas,
sur une balustrade coupant la composition en deux, des hommes et des femmes,
des enfants, des sénateurs, des Orientaux, bref tous les sujets de Venise,
lèvent leurs regards vers ce spectacle grandiose. Plus bas encore, des cavaliers
sur des chevaux qui se cabrent, un lévrier, le lion de saint Marc. Tout cela,
plein de mouvement, de verve et de grandeur, la plus étonnante apothéose dont
jamais État ait été l’objet; un mélange étourdissant de fiction et de réalité; le
champ de nos impressions agrandi comme par un miracle.
Que de visions splendides évoquées, disons mieux, réalisées et fixées sur les
parois du Palais ducal, de ces visions qui, plus complètes, plus belles que notre
imagination n’eût pu les concevoir, se gravent dans la mémoire en traits
éternels! Et comme on sent partout le légitime orgueil du citoyen vénitien,
du citoyen de la république la plus riche et la plus puissante qui fût alors!
Cet orgueil donne à toutes les figures de Paul Véronèse leur vie immanente et
leur grande tournure. C’est bien ainsi que le Sénat de la Sérénissime devait
PAUL VERONÈSE.
6.5g
entendre que l’on interprétât toutes les forces vives de l’État, et que l’on célé-
brât sa gloire.
La lin de Paul Véronèse fut imprévue et rapide, et en cela encore le destin,
qui n’avait prodigué que des joies à ce peintre par excellence de la félicité
terrestre, se montra clément pour lui : ayant suivi une procession le lundi
de Pâques, il y prit froid et mourut dès le 19 avril suivant, à peine âgé de
soixante ans (l588). Sa dépouille terrestre trouva un asile chez ces moines de
Wm
IPI
L’Enlèvement d’Europe, par Paul Véronèse.
(Palais des Doges.)
Saint- Sébastien qui les premiers avaient accueilli le débutant nouvellement
débarqué â Venise et pour lesquels il avait peint, entre autres chefs-d’œuvre,
Y Histoire d'Esther.
Les deux fils de Véronèse et son frère Bcnedetto continuèrent assez long-
temps encore leur association. Est-il nécessaire d’ajouter que, dans ces pieuses
imitations, on trouve bien encore la manière de l’initiateur, mais non plus
l’esprit qui animait ses innombrables créations!
En réalité les véritables héritiers intellectuels de Paul Véronèse ne furent pas
ses parents, ni même ses élèves directs — d’un bout â l’autre de l’histoire se
confirme cette loi : — ses principes avaient assez de vitalité pour inspirer, un
66o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
demi-siècle après sa mort, le grand Rubens, qui lui doit le meilleur de sa science
de décorateur; puis, plus près de nous, Tiepolo, l’auteur des fresques si spi-
rituelles et si brillantes du palais Labbia à Venise. Paolo Caliari n’eût pu
souhaiter continuateurs mieux doués.
Mais ce que ne purent faire revivre ni le fougueux et pathétique Flamand, ni
le spirituel et frivole Vénitien du xvme siècle, ce fut la santé, j’entends la santé
morale, l’équilibre merveilleux, la sérénité, qui éclatent d’un bout à l’autre de
l’œuvre immense de Paul Véronèse, qui l’animent, le réchauffent et le font
vibrer, comme si ses figures dataient d’hier.
Pour la dernière fois, l’épicurisme de bon aloi qui caractérise la Renais-
sance célèbre tous ses triomphes avec Véronèse, qui ne fut pas seulement
un grand coloriste, qui fut aussi un grand poète, je devrais dire un grand
magicien.
Pendant que, dans une ville du voisinage, siégeait le Concile de Trente,
pendant qu’à Venise même l’Inquisition traduisait Véronèse à sa barre, celui-ci
poursuivait sans se troubler la tâche à laquelle il s’était voué, peut-être à son
insu : unir le passé - — c’est-à-dire la tradition du monde hellénique — et le pré-
sent dans une commune sympathie, sous les auspices de la brillante civilisation
vénitienne, offrir à nos regards les images les plus fraîches et les plus riantes,
incarner la poésie dans des corps qui, pour être beaux, n’en sont pas moins
vrais et vivants.
Le dernier grand peintre vénitien, celui qui, né un demi-siècle plus tôt,
aurait pu s’ériger en émule du Titien et de Paul Véronèse, au lieu de servir de
représentant à la décadence, Jacopo Robusti ( 1 5 1 8— 1 694), avait pour père un
teinturier : de là son surnom de Tintoretto, le petit teinturier. Malgré l’obscu-
rité de sa naissance, il se signala de bonne heure dans toutes sortes d’arts
d’agrément; il excellait à jouer du luth et inventa une foule d’autres instru-
ments de musique, dont il se servait en virtuose consommé. Ce ne lut toute-
fois pas sa vocation de musicien, mais bien sa vocation de peintre qui décida
de son sort; elle était tellement manifeste, que ses parents n’hésitèrent pas à
ie mettre tout jeune en apprentissage chez le Titien; après un court séjour
dans l’atelier du vénéré doyen de la peinture vénitienne, le débutant essaya de
voler de ses propres ailes, sans cesser néanmoins de s’inspirer de ce maître
par excellence de la couleur. Son biographe Ridolfi affirme qu’il traça sur les
parois de son atelier cette maxime : « Il disegno di Michel-Angelo, el colorito
del Tiziano », le dessin de Michel-Ange et le coloris du Titien.
Tel était en effet son programme : unir la magie du coloris vénitien à la
fierté du dessin et à la puissance dramatique de Michel -Ange. C’était à
quoi s’était déjà employé son compatriote Sebastiano del Piombo; mais, fixé à
Rome, Sebastiano n’avait pas tardé à se laisser gagner par les préoccupations
d’une École dès lors en pleine décadence. Pour atteindre son but, le Tintoret
LE TINTORET.
66 1
travailla assidûment d’après les statues antiques, s'efforçant de donner à ses
figures le plus de relief possible. Il fit en même temps venir de Florence les
réductions exécutées par Daniel de Volterra d’après Y Aurore, le Crépuscule, la
Nuit et le Jour, et les étudia avec ardeur, les dessinant à la lumière d’une lampe,
afin de se composer, à l’aide des ombres si vigoureuses que produit un tel
éclairage , une ma-
nière forte et noble.
Rarement on avait
vu travailleur aussi
acharné : sa fièvre de
production, sa fécon-
dité émerveillèrent ses
confrères vénitiens ,
qui avaient cepen-
dant depuis si long-
temps rompu avec les
scrupules des Primi-
tifs (ne peignit-il pas,
pour la seule « Scuo-
la di San Rocco »,
de i56o à i Sqq, cin-
quante-six peintures,
dont plusieurs de di-
mensions colossales!).
Sa facilité stupéfia jus-
qu’à Vasari, dont les
peintures se comptent
elles aussi par cen-
taines de toises car-
rées. Il avait une telle
ardeur au travail qu’il
peignit des façades
entières, se conten-
tant parfois d’obtenir
pour tous honoraires
le remboursement des dépenses qu’il avait faites pour l’achat des couleurs.
Venise parmi les Divinités, par le Tinloret.
(Palais des Doges.)
La vie et la carrière du Tintoret 11e furent pas moins unies que celles du
Titien et de Paul Véronèse; il les consacra exclusivement à sa ville natale :
la décoration du Palais ducal, celle de la « Scuola di San Rocco », et de diffé-
rentes autres églises, puis l’exécution de tableaux de chevalet absorbèrent cette
fécondité sans égale, qui porta sur tous les genres imaginables : mythologie.
66s
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
histoire sainte, histoire ancienne et histoire moderne, allégorie, portraits. Force
nous est de détacher un petit nombre de pages seulement d’un œuvre immense
qui, chiffré en mètres carrés, est dix fois plus considérable que celui du Titien.
Le Miradc de saint Marc (la délivrance d’un esclave sur le point de subir le
supplice) est une composition
hardie, mouvementée, dra-
matique. Vers le centre, sur
le sol, le patient étendu sur
le dos; autour de lui des
chrétiens et des Turcs, regar-
dant avec curiosité le saint qui
descend, comme la foudre,
du haut des deux. A droite,
sur un trône, le juge stu-
péfait. Malheureusement la
composition , trop touffue ,
manque d’air. Le coloris,
devenu noir et opaque, ne
contribue pas à racheter ces
défauts.
Le Tintoret ne possédait à
aucun degré la merveilleuse
connaissance de la perspec-
tive qui, parmi tant de hautes
qualités propres à Véronèse,
est une des plus précieuses.
On le voit dans sa Présenta-
tion de la Vierge an Temple
(église de Santa Maria dell’
Orto, à Venise). L’escalier,
sur lequel il a disposé ses
figures (il espérait, au moyen
Portrait de Vint. Zeno, par le Tintoret. ^ échelons, chacun Cil 1 C-
(Gaiene Pittu traite sur celui qui le pré-
cède, obtenir le recul néces-
saire), ne fuit pas assez et écrase complètement les figures.
Dans Venise parmi les divinités, au Palais des Doges, l’artiste a rangé ses
acteurs sur les marches d’un échafaudage colossal, au sommet duquel se tient
le doge, les regards levés vers la Vierge, qui apparaît dans les airs, entourée
d’un brillant cortège. La composition, habile, piquante, intéressante, avec tous
ses personnages et tous ses costumes historiques — sénateurs, notaires, appari-
teurs, soldats, etc., — n’a pas la cohésion de celles de Véronèse. La multiplicité
LE TINTORET.
663
des figures, éparpillées au lieu d’être groupées, et le luxe des détails rappellent
plutôt les Primitifs vénitiens, par exemple Carpaccio. C’est une chronique et
non une page d’histoire (gravée p. 66 1).
Le Jugement dernier de Michel-Ange n’avait jusqu’alors compté que peu d’imi-
tateurs : la tentative avait donné lieu à trop de discussions; elle se trouvait
d’autre part en opposition trop manifeste avec l’esprit du temps pour séduire
les contemporains. Il appartenait à ce Vénitien, représentant d’une civilisation
optimiste par excellence ,
de se faire, après le Buo-
narroti, une spécialité d’un
sujet si grave : .à trois ou
quatre reprises différentes
il s’attaqua à un thème fait
pour décourager les plus
audacieux : il le peignit à
Santa Maria dell’ Orto, en
y introduisant, comme Mi-
chel-Ange, la barque de
Charon, puis deux fois au
Palais ducal, dans la salle
du Scrutin (détruite lors
de l’incendie de 1 5 7 7), et
dans la salle du Grand
Conseil. Dans cette com-
position gigantesque, qui
révèle d’un bout à l’autre
sa fougue, on admire les
grandes lignes, un groupe-
ment net et pittoresque,
des masses énormes mises
en mouvement avec une
vigueur extraordinaire. Malheureusement le coloris est devenu noirâtre, et les
chairs grises, comme plombées. Le premier plan est formé de grandes figures
d’un ton foncé; le second, qui est comme une éclaircie, se compose de figures
plus lumineuses, chérubins, anges, etc., avec une foule de détails magnifiques.
En haut le Christ, devant qui sa mère s’incline pour intercéder, motif des
plus touchants. Tous deux sont portés par un chœur de chérubins. Voilà
véritablement du lyrisme, une impression toute musicale, un débordement de
umière, une effusion de l’âme. On cherche l’Enfer, mais nous sommes à
Venise la joyeuse, les scènes de terreur n’ont que frire ici : on ne comprend
1. Ridolfi, le Maraviglie dell’ Arte, t. II, p. 12, 17.
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
664
que les joies du Paradis. Une foule de personnages historiques, des saints, etc.,
donnent de l’intérêt à cette apothéose grandiose de la vertu.
En tant que portraitiste, le Tintoret a laissé des ouvrages aussi nombreux
qu’excellents (Académie de Venise, palais Pitti; son propre portrait au Musée
du Louvre, etc.), il s’est plu parfois à intéresser, non pas seulement en accen-
tuant la physionomie de ses héros, mais encore en recourant à la mise en
scène, à un semblant d’action.
Essayons de résumer les traits dominants de cette nature fougueuse. Quoique
mort peu d’années seulement après Véronèse,
le Tintoret est déjà complètement engagé dans
la décadence ; ses figures, d’ordinaire plus rondes
et plus vides que celles de son émule, portent
jusqu’à l’excès les traces de l’improvisation; il
n’est pas difficile de découvrir que beaucoup
d’entre elles sont absolument peintes de chic.
Telle est au xvT siècle la vitalité de l’art véni-
tien, qu’à côté de ces maîtres éminents nous
trouvons mieux encore qu’une nuée d’élèves ou
d’imitateurs, je veux dire un essaim d’émules
dont plusieurs ont brillé au premier rang, sinon
par l’ensemble de leur œuvre, du moins par
quelque page capitale.
Né à Trévise vers i5oo, mais fixé jeune en-
core à Venise, où il mourut en 1 5 7 1 , Paris Bordone prit de bonne heure
place parmi les sectateurs les plus brillants de Giorgione et du Titien. Sa
réputation lui valut une invitation à la cour de France, où il passa quelque
temps (peut-être y fit-il deux apparitions, l’une en 1 538- 1 5qo, l’autre en i55c)).
Une dynastie de banquiers-Mécènes , les Fugger, l’appela également auprès
d’eux, à Augsbourg (vers i5qo). Il séjourna en outre plus ou moins longuement
à Vicence, à Crémone, à Gênes et à Turin.
Bordone a abordé avec un égal brio la peinture religieuse, la mythologie
( Vertu inné et Pomone, au Louvre, Jupiter et Anticipe, à la villa Borghèse à Rome,
Diane, Apollon et Marsyas, au Musée de Dresde, Daphnis et Chloé, à la National
Gallery), et enfin le portrait. Mais malgré la diversité des genres, qu’il peignît
la Bethsabée du Musée de Cologne, ou Mars, Vénus et Cupidon, de la galerie
Doria à Rome, ce sont les instincts les plus profanes qui se font jour chez lui.
Personne ne s’entend mieux à improviser de superbes ordonnances de monu-
ments, à déployer de riches costumes, à évoquer l’idée de la pompe et de
l’éclat.
La Mise au tombeau, par le Tintoret. (Musée des Offices.)
PARIS BORDONE.
665
Son chef-d’œuvre , le Pécheur remettant au doge F anneau de saint Marc (à
l’Académie de Venise), réunit à l’ampleur d’un tableau d’histoire l’intérêt
d’un tableau de cérémonie, dont les acteurs sont des portraits. Rien de plus
majestueux que la rangée de sénateurs assis dans des stalles aux deux côtés du
doge : ils forment la ligne la plus nourrie, la plus riche, la plus solennelle. Si
l’idée première de cette disposition (les placer de profil au lieu de les montrer de
face) se rattache .à un des tableaux de YHistoire de sainte Ursule, peinte par
Carpaccio (voy. p. 5go), quelle verve et quel éclat Bordone n’a-t-il pas ajoutés à
la composition de son prédécesseur! Devant cette assemblée, si imposante et
si auguste, d’une grandeur véritablement épique, s’avance, gravissant pénible-
ment les degrés, le pêcheur, pauvre homme à barbe grise, les bras, les jambes,
les pieds nus; malgré son humilité, il a la conscience
du devoir qu’il accomplit. Rien de plus dramatique
que le contraste entre tant de richesse et tant de
simplicité! Au pied des marches, une assemblée bril-
lante, commentant l’événement miraculeux. Au pre-
mier plan, comme pour sauvegarder les droits de la
peinture de genre historique, un gondolier couché à
terre; au fond, un nain qui se prélasse en compagnie
d’un singe.
L’exécution même de cette page fameuse appelle
quelques observations : si le groupement des figures
est d’une aisance et d’une noblesse parfaites, l’archi-
tecture, déjà un peu trop élancée, un peu trop grêle,
révèle bien la main d’un peintre qui ne domine plus,
comme Paul Véronèse, par exemple, les trois arts.
Quant au coloris, quoique flamboyant et étourdissant, il paraît quelque peu
jaune comparé à celui des tableaux du Titien exposés dans le voisinage.
Les portraits de Bordone comptent parmi les plus beaux de l’École véni-
tienne. La Nourrice des Médicis , au palais Pitti, le Jérôme CroJJt , du Musée du
Louvre (peint à Augsbourg en i5qo), les Joueurs d'échecs du Musée de Berlin,
pour ne citer que ceux-là, sont tour à tour étoilés, fermes et enveloppés.
Un autre Vénitien, Battista Franco (1498-1561), profita de ses longs séjours à
Rome et à Florence pour s’appliquera l’imitation des œuvres de Michel-Ange;
à force de copier des statues, il contracta une manière sèche et dure. Fixé ensuite
au service du duc d’Urbin, il fournit, outre des fresques, des dessins pour les
potiers de Castel-Durante. Il retourna vers la fin de sa vie à Venise, où il exé-
cuta diverses peintures. C’était un dessinateur d’un mérite transcendant plutôt
qu’un coloriste, — comme on peut le voir par les dessins que possède le Louvre.
Les Bassano ou da Ponte — Jacopo (i5io-i5<)2) et ses fils Francesco
Portrait de Bat. Franco.
(D’après la gravure publiée
par Vasari.)
E. iMüntz.
111. Italie. La Fin de la Renaissance.
1)4
666
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
(1549-1592) et Leonardo (1 558-1023) — mêlèrent, plus hardiment encore
que ne l’avait fait Giorgione, la peinture de gtnre à la peinture historique.
Les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament, depuis Y Arche de Noé jusqu’au
Bon Samaritain, n’étaient pour eux que des prétextes à représenter des scènes
familières, agrémentées de toute sorte de détails piquants, pittoresques ou
rustiques.
Bien d’autres noms encore mériteraient de figurer ici : tel celui de Jacopo
Ligozzi de Vérone (1543-1627), qui fit fortune sur les bords de l’Arno, en
opposant à la sécheresse des Florentins la facture large et brillante des
V énitiens
Il nous suffira de constater que, malgré les erreurs ou les faiblesses, soit
des décadents, soit des épigones, ceux-ci ont réalisé un travail énorme. Sans
eux, l’Ecole hollandaise — pour ne citer qu’elle — aurait-elle pu prendre ainsi
son essor!
1 . Parmi les sectateurs plus ou moins directs du Titien, citons encore la belle Irène de Spi-
linrberg 1.559), L Flamand Jean-Etienne de Calcar (-[- 1.546), Andrea Meldolla de Sebenico,
surnommé Schiavone (J 1682), à la fois peintre et graveur.
Apollon et Vénus, par Paul Véronèse.
(Villa Maser )
Composition allégorique, par Jac. Ligozzi. (Musée des Offices.)
Modèle de Broderie italienne du xvr siècle.
(La « Vera Perfettione del Disegno ». Venise, i5qi.)
CHAPITRE X
l’école milanaise. — les élèves de léonard de vinci. — bernardino luini.
l’école lombarde.
ucun historien de l’Art ne s’est jusqu’ici appliqué à une
étude approfondie des élèves directs de Léonard de Vinci :
rien de plus obscur que la carrière des Melzi, des Salaï1,
des Pietro Ricci, Pedrini, ou Giampetrino2. Réservant
ces artistes pour un travail spécial, je m’occuperai ici de
quelques personnalités plus tranchées, telles que Solario,
Marco d’Oggiono, Beltraffio.
Andrea Solario naquit à Milan ou dans les environs, vers 1460. 11 avait pour
frère aîné le fameux sculpteur Cristoforo Solari, surnommé « il Gobbo », un
des plus habiles décorateurs qui aient travaillé à la façade de la Chartreuse de
Pavie. Il accompagna Cristoforo à Venise en 1490 et y reçut les leçons de Jean
Bellin. C’est à lui qu’il emprunta l’habitude de placer sur ses tableaux un car-
1. Voy. l’ Archivio slorico delV Arte, 1894, p. 2.55.
2. Voy. Morelli, Kunst-Kritische Studien... die Galérien Borghese urid Daria Paufili, p. 202-
206. — Archivio storico dell’ Arte, 1890, p. 358; 1894, p. 2.56-2.58. — Frimmel, Kleine Galeric-
Studien, t. II, p. 22. — The Magazine of Art, mars 1894. — Frantz, Gescliichte lier ehristlicheu
Malerei, t. II, p. 8o5.
668
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
touche, un « cartellino », portant son nom accompagné de la date1 2. De 1507
à i5c>9, il travailla en France, au château de Gaillon.
L’influence de Léonard est peu marquée encore dans la Vierge assise entre
saint Joseph et saint Jérôme , et tenant son fils tout nu sur ses genoux (Musée
de Brera, 1 4Q5) . Les types sont durs, la facture sans liberté, l’ensemble sans
chaleur et sans poésie. Marie a d’ailleurs le type de matrone (plutôt que celui
de vierge) cher à l’École milanaise.
A ce tableau fait suite un Saint Jean-Baptiste, à mi-corps, avec la date 1499,
dans la galerie Poldi-Pezzoli à Milan.
Solario est surtout connu chez nous par sa Vierge allaitant l’enfant Jésus, ou
Vierge au Coussin vert, tableau exposé au Salon Carré et qui y tient dignement sa
place. C’est une de ces compositions coulées d’un jet, sans effort et sans arrière-
pensée, comme la Vierge du Grand-Duc de Raphaël, comme la Belle Jardinière,
comme la Vierge à la Chaise. Marie, penchée sur son fils, est tout entière à sa
sollicitude; d’une main, elle retient l’enfant, étendu sur un coussin dans la
position la plus commode, une jambe allongée, l’autre ramenée vers lui ; le
pied droit dans la main droite ; de la main restée libre elle presse son sein
contre les lèvres du bambino.
La Crucifixion (Musée du Louvre; i5o3) est une page pittoresque plutôt
qu’un grand tableau d’histoire L L’artiste y a mis trop et pas assez, trop de
recherche des petits détails curieux (le soldat en costume de lansquenet, avec
des culottes blanches à raies noires, les brebis qui paissent sur une colline, la
ville du fond, assise sur le bord d’un lac) et pas assez d’émotion, de sentiment
dramatique. Il a composé la scène à froid, et c’est pour cela qu’elle manque
et d’émotion et d’unité. L’attention distraite se porte sur les groupes formés, à
gauche par la Vierge évanouie, par la Madeleine et le disciple bien-aimé, à
droite par les soldats jouant aux dés, plus loin sur les soldats à turban ou à
béret qui occupent le second plan. Quant au Christ, isolé dans les airs sur
une croix très haute, c’est à peine s’il attire le regard. La Madeleine, avec ses
longs cheveux épars, ses yeux noyés de larmes, sa bouche contractée par la
douleur, rappelle et la Vierge de Sanf Onofrio et la Vierge de la galerie Poldi-
Pezzoli, qui est attribuée à Boltraffio.
Au Louvre également on admire une tête de saint Jean-Baptiste posée sur
une coupe d’agate, avec la date 1607 (aussi exécutée en France). Cette tête
exsangue, aux traits délicats, conserve jusque dans la mort sa résignation et
sa sérénité.
L ’Ecce Homo de la galerie Poldi-Pezzoli (n° 106 ; le Christ est vu à mi-corps,
1. Bibl. : Henry de Chennevières : Galette des Beaux-Arts, 1 88.3, t. II, p. 43 et suiv. —
Woermann, Gcschichtc der Malcrei, t. II, p. 565-566. — Anatole Gruyer, le Salon Carre, p. 202
et suiv.
2. M. Gruyer considère « Andréas Mediolanensis » comme un artiste distinct d’Andrea
Solario et revendique en sa faveur la Crucifixion du Louvre. (Le Salon Carre, p. 202, 203.)
TÈTE DE SAINT JeAN-BaPTISTE , PAR ANDREA SOLARIO. (MUSEE DU LOUVRE.)
ANDREA SOLARTO.
66g
nu; les mains liées) montre un coloris clair et précis comme celui des Fla-
mands, avec des tons rougeâtres.
La National Gallery de Londres possède (nos 784 et 928) deux beaux por-
La Vierge au Coussin vert, par Andrea Solario. (Musée du Louvre.)
traits d’hommes attribués à Solario. Dans les deux, le personnage est repré-
senté de face, à mi-corps, sur un fond de paysage. Le premier, G. C. Longono,
les mains posées sur une table, tient une lettre. Le second, quelque sénateur,
admire un œillet (gravé t. I, p. 335). L’inspiration est absolument flamande :
ces réminiscences s’expliquent par le séjour de l’artiste de ce côté-ci des monts.
Un autre portrait, celui de Charles d’Ainboise (au Louvre; à mi-corps, bonnet
6/0
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
noir, orné d’une médaille, vêtement bordé de fourrure), réunit à une facture
souple un coloris chaud et puissant.
On manque de détails sur les dernières années de ce maître distingué; en
1 5 1 3, il décorait, en collaboration avec Andrea de Salerne, une chapelle de
l’église San Gaudenzio à Naples. Plus tard, on le trouve occupé à peindre
Y Assomption de la Vierge de la Chartreuse de Pavie. Il serait mort, d’après cer-
tains biographes, vers i5i5, pendant qu’il travaillait à cet ouvrage.
L 'Assomption de Pavie nous montre et les qualités et les défauts de Solario.
L’élan, la fluidité des lignes, l’émotion communicative, voilà ce qui lui manque
le plus. Dans le bas, les apôtres, empressés autour du tombeau vide, témoi-
gnent de leur surprise ou de leur allégresse par des gestes qui, malheureuse-
ment, sont sans éloquence, sans conviction. Dans les airs, la Vierge entourée
de nombreux anges — une vingtaine — petits ou grands, étend les mains pour
bénir, mais son attitude n’a ni majesté ni recueillement. Il y a là un mélange
d’inexpérience archaïque et d’habileté, une sorte de milieu entre la précision
des Primitifs et la facilité des cinquecentistes, un manque de parti pris qui
étonne le spectateur, le déroute et le laisse froid. Par contre, le paysage
du fond, avec sa rivière bordée de collines, est charmant, accidenté et profond.
(Le tableau a été terminé par Bernardino Campi.)
Dans la galerie Poldi-Pezzoli, un Repos pendant la Fuite en Egypte, avec la
date 1 5 1 5, appartient également à la dernière manière de l’artiste.
Quant à la Sainte Conversa lion du Musée de Naples (Alinari, n" 12099), elle
n’a, à mon avis, rien à voir avec Solario. Les types sont beaucoup trop hési-
tants pour lui.
Giovanni Antonio Beltraffio ou Boltraffio appartenait, comme Melzi, à une
riche famille milanaise (n’est-ce pas un signe des temps que de voir l’aristocratie
de la fortune se livrer subitement à ces travaux manuels si longtemps dédai-
gnés!). Né en 1467, il se trouvait juste en âge de recevoir les leçons de Léonard,
lorsque celui-ci fit son apparition à Milan.
Au Louvre, la Madone de la Maison Casio (datée de i5oo) montre la Vierge,
engoncée, au type lourd et disgracieux, non sans analogie avec la manière de
Francia, assise au milieu d’un paysage et tenant sur ses genoux l’Enfant Jésus,
dont la tête énorme rappelle les modèles créés par Lorenzo di Credi ; à gauche,
saint Jean-Baptiste debout et devant lui Girolamo Casio; à droite, saint Sébas-
tien et devant lui Giacomo Casio, couronné de lauriers. Dans le haut, un ange
jouant de la mandoline. Le tableau a un coloris chaud et lumineux, mais rela-
tivement lourd, défaut assez commun dans l’École de Léonard. Les attitudes
sont indécises, sans parti pris, et parfois même tout à fait incorrectes, avec des
cous de travers1.
. A Milan, l’église San Maurizio contient, dans les loges du chœur, une série de fresques
BOLTRAFFIO.
671
Le chef-d’œuvre de Boltraffio se trouve à Milan, au Musée Poldi-Pezzoli.
C’est une Vierge avec l’Enfant. Marie, vue à mi-corps, vêtue d’une robe de
brocart jaune avec des manches noires, les cheveux blonds, les yeux en
amande, un sourire attristé sur les lèvres, retient, à l’aide d’un bout de son
écharpe, l’Enfant divin, qui tout nu, les mouvements encore mal assurés, un
genou en terre, se baisse et allonge la main pour saisir une fleur étendue
devant lui sur le manteau de sa mère. Le morceau est exquis de naïveté et de
fraîcheur, et exhale un par-
fum léonardesque des plus
prononcés. Il est fâcheux
que quelques repeints, par
exemple sur le genou gau-
che de l’enfant, nuisent à
l’effet de cette gracieuse
idylle.
Le talent de Boltraffio
a été fort bien caractérisé
par un critique contem-
porain : « Partout où l’on
rencontre ce maître , à
Milan, à Bergame, à Lon-
dres, on retrouve le pein-
tre que nous voyons au
Louvre, presque puissant
devant la nature et défail-
lant devant l’idéal1 >).
Boltraffio mourut au
mois de juin 1 5 1 6, à l’âge
de quarante -neuf ans. Sa
famille fit graver sur son
tombeau une inscription
où l’éloge de son caractère ne tient pas moins de place que celui de son talent
d’artiste.
Marco d’Oggiono (né vers 1470, mort en i53o) a laissé un œuvre considé-
attribuées à Boltraffio, des Saintes représentées de face à mi-corps, dans des médaillons. — Au
Musée de Berlin, Boltraffio est représenté par une Sainte Barbe; à la Galerie de Pesth, par une
Madone; à la National Gallery de Londres, par une Vierge avec V Enfant, très importante. — Dans
ce s dernières années on a attribué à Boltraffio, mais sans fondement à mon avis, la Madone
de Sant' Onofrio, peinte dans le couvent du même nom a Rome. — M. Morelli a dressé une
liste assez étendue, mais très discutable, d’ouvrages pouvant être attribués à Boltraffio ( Die
Galérien Borghese and Doria Panfili, p. 206-20°>).
1. A. Gruyer, le Salon Carre, p. 200.
672
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
rable; mais il a l’invention obtuse, le coloris lourd, et l’on est tenté parfois de
le prendre pour le singe de Léonard1.
Au Musée de Brera, plusieurs tableaux font connaître la manière de cet artiste.
Citons parmi eux Adam et Eve dans Je Paradis, une Madone, avec l’Enfant
Jésus, Saint Jean-Baptiste, Saint Paul et un ange (n° 33), les Noces de Cana
(n° 20), la Mort de la Vierge (n° i5), Y Assomption de la Vierge (n° 86), Saint
François d’ Assise et une Pénitente (n° 90), Saint Antoine de Padoue et une Pénitente
(n° g5), et surtout les Archanges vainqueurs de Satan (n° 96). On y remarque
des figures compassées, très touillées, mais sans grand accent, des ombres opa-
ques, un coloris rougeâtre dans les chairs, tandis que dans les draperies les tons
sont rompus à l’excès, allant du rouge rosé et du jaune rougeâtre au bleu gri-
sâtre. Le Saint François et le Saint Antoine de Padoue offrent une facture
particulièrement faible et banale. Ifi Assomption de la Vierge a moins de profondeur
dans le coloris, mais plus de franchise; les tètes y sont rougeaudes. Dans les
Archanges vainqueurs de Satan , la composition ressemble à une idylle man-
quée : ceux des messagers célestes qui se trouvent debout sur le sol (le troi-
sième plane dans les airs et brandit l’épée) ne savent trop que faire de leurs
mouvements : tandis que l’un lève les mains, l’autre les baisse. Constatons
à ce sujet que l’Ecole léonardesque, antithèse vivante de l’École de Michel-
Ange, s’entend peu à la représentation des luttes et du drame.
Au Louvre, Marco d'Oggiono est représenté par une Sainte Famille : devant
l’étable, l’Enfant Jésus et le petit saint Jean-Baptiste nus, jouant avec un oiseau;
autour d’eux, à genoux, la Vierge, saint Joseph, sainte Élisabeth et saint Zacha-
rie ; dans le fond, Y Annonciation aux bergers. C’est une composition très faible,
sans force aucune dans le coloris.
M. Morelli a attribué en outre à Marco d’Oggiono le Salvator Mundi de la
galerie Borghèse (n° 33) et un Salvator Mundi de sa propre collection, aujour-
d’hui au Musée de Bergante. Ajoutons que nombre de copies de la Cène
de Léonard de Vinci figurent sous le nom de Marco (Académie royale de
Londres, Musée de l’Ermitage, etc.).
En résumé, chez cet artiste consciencieux, la médiocrité naturelle a empêché
les leçons de son maître de porter leurs fruits.
Ce n’est pas un des moindres miracles opérés par Léonard de Vinci que
d’avoir suscité, par la seule fascination de son génie, une nature aussi pro-
fondément artiste que Bernardino Luini, d’avoir inspiré un oeuvre aussi mer-
veilleux et qui complète à tant d’égards la tâche que lui-même avait laissée
inachevée2. Si rien ne prouve, que Luini ait été en rapports personnels avec le
1 . Bibl. : Longoni, Ceuni sui dipinti di Marco d’Oggiono. Lecco, i858.
2. Bibl. : Les principaux travaux à consulter sur Luini sont : l’article de M. Lafenestre, dans
la Galette des Beaux-Arts de 1870 (réimprimé dans les Maîtres anciens du même auteur; Paris,
1882, p. 35-78), et la monographie de M. Charles Brun dans Kunst und Kunstlcr de Dohme.
BERNARDINO LUINI.
67.3
maître, du moins peu d’élèves se sont à ce point inspirés -de son style, sinon
de sa méthode1. Il ressemble en ce ci à Sodoma, qui a été comme lui une des
plus brillantes émanations du génie léonardesque, sans qu’il soit possible de
déterminer les liens qui les rattachent l’un à l’autre.
L’on ne sait rien ou peu s’en finit de la vie de Luini (Vasari l’appelle Bernar-
dino del Lupino) : ne serait-ce pas que cette vie est toute dans l’œuvre du
maître! Où et quand est-il né; où et quand est-il mort?2. Autant de mystères,
que le hasard, une découverte heureuse dans les archives, pourront seuls
éclaircir. Nous ne disposons de points de repère certains que pour la période
comprise entre i5ai (date de la belle Madone du Musée de Brera) et 1 533 .
Dans cet intervalle, Luini exécute la Flagellation, de la Bibliothèque ambro-
sienne (i52i-iÔ22), et les peintures de Lugano (i52g-i53o). En 1 533, il fait
une nouvelle apparition dans cette dernière ville, puis on perd ses traces. Tout
nous autorise à croire que son existence se passa tout entière dans les riantes
plaines de la Lombardie, qu’elle fut partagée entre Milan, Saronno, Legnano,
Lugano et la Chartreuse de Pavie. Rome et Florence n'ont probablement jamais
reçu sa visite. Entreprit-il seulement le voyage de Venise? On est en droit
d’en douter. A quoi bon d’ailleurs les pérégrinations pour des natures aussi
riches! Rien qu’en puisant dans leur propre fonds elles y trouvent tout un
monde.
Dès 1 5 3 1 , ainsi qu’en fait foi la Madone conservée au Musée de Brera, Ber-
nardino Luini disposait en virtuose consommé de toutes les ressources de son
art. Cette composition a de la majesté, — on serait tenté de dire de la sévérité
- plutôt que de la candeur ou de la grâce. Mais un motif d’un charme inex-
primable, le petit ange assis au pied du trône et jouant du luth, figure spon-
tanée, libre, originale, vivante au suprême degré, nous apprend que, si le peintre
de la suavité frisait parfois violence à ses penchants, ce 11’était guère pour
longtemps. Quant à sainte Barbe, debout aux côtés de la Vierge, c’est une de
ces belles Milanaises, aux formes nourries, quoique élégantes, au visage large
plutôt'qu’ovale, au sourire aimable, au teint ambré, aux gestes mesurés, portant
sur toute sa personne un cachet d’indicible distinction. L’ordonnance, à la
fois nette et rythmée, fait penser à Fra Bartolommeo, le souverain maître de
1. Parmi les motifs empruntés par Luini a Léonard, je citerai l’Enfant Jésus montant sur
l’agneau, dans la fresque de Lugano (gravé dans la Galette des Beaux-Arts, 1870, t. I, p. 62). —
Luini s’inspira également des maîtres de la primitive Ecole milanaise : dans sa grande fresque
de la Bibliothèque ambrosienne, les portraits des donateurs, vus de profil, rappellent le motif
similaire de Borgognone dans le tableau de la National Gallery (voy. notre tome II, p. 791).
2. Le portrait de Luini du moins nous est conservé. Il figure dans plusieurs de ses fresques
et nous montre, d’après les expressions de M. Lafenestre, « un homme de stature moyenne, la
taille bien prise, la tête forte, le front large, l’œil mince et noir, humide et vif; il a lui-même
cette vive rougeur des chairs dorées, cet éclat blond d’une abondante chevelure, qu’il donne
volontiers à ses créations. Tel il apparaît à Milan et à Côme, tel il apparaît encore à Saronno,
dans la Dispute des Docteurs, toujours aimable et avenant, doux et paisible, la main prête à
s’ouvrir, les lèvres prêtes à parler » (Galette des Beaux-Arts, 1869, t. II, p. 449).
85
E. Müntz. — IIÏ. Italie. La l'in de la Renaissance
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
674
la mise en scène. Mais, chez le pieux peintre dominicain, les types ont toujours
quelque chose d’abstrait; ses créations laissent trop deviner qu’elles ont pris
naissance dans la solitude du cloître. Ici, au contraire, les personnages, la sainte
surtout, sont vivants et attachants, parce qu’ils procèdent du monde réel.
(A l’occasion, comme nous le verrons tout à l’heure, Luini n’hésitait pas à
donner place à des portraits dans ses peintures d’histoire.) Quand j’aurai ajouté
que la facture est légère au possible, que tout est venu du premier jet, sans
effort, je n’aurai pas encore épuisé les éloges auxquels ce chef-d’œuvre a droit.
Luini fut assurément une nature heureuse, enfantant sans douleur, et qui avait
mis toute sa félicité dans le travail.
Le bourg de Luino ou Luvino, sur le lac Majeur, qui passe pour avoir
donné le jour à Luini, contient une fresque dont on a souvent fait honneur
au maître, une Adoration des Mages (église Saint-Pierre). Mais M. Charles
Brun, dans sa monographie, hésite à se prononcer : l’œuvre, affirme-t-il, ne
révèle pas la plus légère influence de Léonard, et, ce qui est plus grave, elle
n’offre qu’un très faible intérêt.
Entre ifiao et i53o Luini décora de fresques le « Monastero Maggiore » ou
église de San Maurizio à Milan, les unes au compte d’Alexandre Bentivoglio et
de son épouse Hippolyte Sforza, les autres à celui de François Benozzi. Qui
n’a pas vu sur place le paradis créé par ce pinceau magique ne saurait appré-
cier toute la chaleur, toute l’harmonie et toute la suavité de la fresque, ces
tons ambrés qui luttent avec les plus riches incrustations de marbre. On y
retrouve la souplesse et la chaleur introduites pour la première fois dans la
peinture par Masaccio, le faire large et simple, que la sécheresse et la minutie
des quattrocentistes florentins avaient fait trop tôt tomber en désuétude.
Cette bonne fortune, si rare, de posséder un monument décoré en entier de
la main d’un maître, nous la devons à Luini. Il a fait tout ensemble le peintre
d’histoire et le décorateur; il a composé avec la même facilité brillante les
grandes scènes pathétiques et les ornements des pilastres ou des niches; bien
plus, ces pilastres et ces ornements se composent parfois de trompe-l'œil que
l’artiste complaisant a consenti à peindre de sa main. La peinture règne ici en
souveraine, sans l’accompagnement obligé des sculptures; en fait de moulures,
il n’y a juste que ce qu’il faut pour encadrer les fresques.
Sur la paroi du fond, dans le tympan de gauche, a pris place le donateur.
Il se tient à genoux, en compagnie de saint Jean-Baptiste, qui lui montre
l’agneau divin, de saint Benoît, qui semble l’encourager, et de sainte Placide,
qui appuie avec componction sa main sur son cœur. C’est une composition
du style le plus grave, avec ses figures si amples et si majestueuses, admirable-
ment groupées. Mais quelle que soit la majesté de cette page, la plus châtiée
peut-être que Luini ait jamais peinte, elle a peine à tenir, en regard de celle
qui lui fait pendant et dans laquelle le maître a déployé toutes ses ressources.
Agenouillée comme son mari, la donatrice appuie la droite contre la poitrine,
BERNARDINO LUINI.
675
tandis que sa gauche tient un livre ouvert. C’est une femme jeune encore, au
visage plein, quoique distingué, modelé avec une rare délicatesse, au costume
aussi somptueux que simple (gravée p. 28g). Derrière elle, faisant ressortir
l’éclat de son costume par la sévérité du leur, se tiennent debout sainte Agnès,
sainte Scholastique et sainte Catherine. Ces ligures forment un groupe moins
pur de lignes que celui des saints du côté opposé. On peut en outre critiquer
le contraste entre la
coiffe blanche , avec le
capuchon noir, de sainte
Scholastique et la toi-
lette véritablement ex-
quise de la donatrice.
C’est une note trop crue
dans cet ensemble si fin
et si discret, aux tons
assoupis, et qui semble
exiger que l’on parle bas
devant lui.
Les saintes — Cathe-
rine d’Alexandrie, Apol-
lonie, etc. — représen-
tées à mi-corps, dans des
niches, avec les instru-
ments de leur martyre
ou les emblèmes de leurs
vertus, forment le digne
complément des grandes
scènes religieuses. Il fuit
renoncer à décrire la
fraîcheur de leurs traits,
ce sourire attristé , la
grâce un peu noncha-
lante de leur attitude, leur partum de distinction (voy. la gravure ci-après,
p. 677, et celle de la page 5o).
Le Supplice de saint Maurice, peint sur la paroi du maître autel, abonde en
traits faits pour prouver que Luini n’était pas seulement un tempérament
lyrique, mais qu’il savait à l’occasion trouver des accents dramatiques. Le geste
du bourreau levant l’épée pour frapper le martyr est grandiose , digne des
dessinateurs les plus éminents. Et quel enthousiasme juvénile dans le saint
étendant les bras vers le ciel, comme pour proclamer son ardent désir d’y
trouver bientôt un asile (on songe au saint Symphorien , d’Ingres), tandis
qu’une femme, sa mère, sanglote à côté de lui! Plus loin, on trouve les motifs
La Décollation de sainte Catherine, par Bern. Luini.
(« Monastero Maggiore », à Milan.)
676
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
les plus pittoresques : cavaliers chargeant une multitude agenouillée; jeunes
gens qui s’embrassent pour se dire un dernier adieu. On croit voir revivre
Benozzo Gozzoli, l’intarissable conteur, mais avec moins de sécheresse dans le
coloris et avec une émotion plus vibrante.
La fresque suivante, saint Sigismond tenant l’église qu’il a fondée et s’avan-
çant vers saint Maurice, debout sur un piédestal, est moins heureuse. Ici la
scène du supplice est reléguée au second plan, ce qui enlève à la composition
la majeure partie de son intérêt. Quant aux personnages du premier plan, ce
saint debout, en guise de statue, cet autre qui s’avance vers lui, ces femmes
qui regardent avec plus d’indifférence que d’émotion, ils ne sont pas heureu-
sement groupés; l’action même manque de clarté. Mais qu’est-ce qu’un échec
isolé en regard de tant de triomphes!
A tout instant, au milieu des plus graves concerts, Luini fait entendre une
note vive et gaie, qui montre toute la fraîcheur et toute la liberté de ce
charmant esprit. Le petit ange, sortant d’une porte, un flambeau dans chaque
main, n’ayant pour cacher sa nudité qu’une ceinture flottante et regardant
autour de lui d’un air eflaré, est une de ses plus gracieuses inventions, à la
fois primesautière et strictement assujettie aux conventions décoratives. Léo-
nard n’eût pas tait mieux.
En 1 522 prend naissance la grande fresque qui, de l’oratoire de la Sainte
Couronne, est entrée à la Bibliothèque ambrosienne : le Christ couronné d’épines.
La composition est des plus simples, on pourrait ajouter des moins drama-
tiques : le Christ, assis sur un trône, manque de grandeur; quant aux bour-
reaux, ils sont déclamatoires, ennuyeux. L’artiste a voulu forcer son talent, et
cela lui a porté malheur. La partie la plus intéressante, ce sont ces braves
bourgeois agenouillés, leur bonnet à la main : ils sont très finement indivi-
dualisés et pleins de conviction.
La Flagellation du Christ, peinte dans la même chapelle, et terminée
le i5 août 1 53o, aux frais de Francesco Benozzi, a pour spectateurs le dona-
teur, agenouillé en compagnie de sa patronne, qui le présente. C’est une
figure grave et recueillie, offrant encore la précision qui caractérise les Primitifs,
et en même temps la distinction souveraine, le parfum d’élégance, que les
Milanais savaient mettre dans leurs portraits. Le Christ lui-même est un
morceau de nu fort habilement traité, et d’une expression pathétique. Mal-
heureusement, deci delà, on constate comme des fautes d’orthographe, qui
trahissent une éducation moins savante que celle des peintres florentins
contemporains : tel est ce bourreau au torse littéralement atrophié.
Plus haut, dans le tympan qui surmonte cette scène, saint Pierre parlant à
une jeune femme (la servante), qui d’un geste énergique lui montre le divin
supplicié, est aussi grandiose de lignes que profondément dramatique.
Dans la ville de Saronno, située entre Varèse et Milan, l’église est décorée
BERNARDINO LUINI.
677
tout entière par Luini et ses contemporains Gaudenzio Ferrari, Bernardino
Lanini, Cesare da Sesto. Luini y a peint, vers 1 5 2 5, le Mariage de la Vierge,
Y Adoration des Adages, la Présentation au temple, le Christ parmi les docteurs, des
Saints et des Saintes.
Le Mariage de la Vierge rappelle, par sa solennité, les pages les plus brillantes
Sainte Rose et sainte Justine, par Bernardino Luini.
(« Monastero Maggiore », à Milan.)
de Raphaël, la Guérison du paralytique, l’un des cartons de Londres, ou encore
le Mariage d Alexandre et de Roxane de Sodoma : ce ne sont que costumes
d’apparat, cols laissant à découvert le haut de la poitrine ou chemisettes
plissées; riches pourpoints, brocarts; cheveux bouclés ou relevés en nattes,
gracieux sourires; rien n’y manque de ce qui peut animer la cérémonie, la
rendre plus vivante et plus riante.
On remarquera qu’ici la Vierge, avec sa couronne de myrte, son costume
tout moderne, tout profane, et surtout avec ses traits empruntés à quelque
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
678
fière Milanaise du xvic siècle ', s’écarte absolument de la tradition sacrée :
nulle part Luini ne s’est permis une licence aussi grande. Dans les jeunes gens
brisant la baguette qui n’a pas fleuri, on ne trouve plus trace de conviction; ce
motif est devenu une formule banale, en quelque sorte de pure décoration.
La fresque qui représente la Vierge et saint Joseph adorant l’Enfant offre
des figures douces et sereines plutôt que majestueuses. La Vierge sourit, la face
inondée de bonheur ; saint Joseph vénère , tout recueilli , l’Entant étendu
dans l’attitude la plus naturelle, une main posée sur sa hanche, l’autre placée
près de sa bouche qu’il touche de l’index : dans les airs, plane un chœur
d’anges, de toute beauté, peints comme d’un soutfle. Assurément, il ne fuit
pas regarder ces figures de trop près : les maîtres, plus savants, de l’Ecole
romaine 11’auraient pas manqué d’y relever plus d’une lacune. C’est que Luini,
et avec lui toute l’Ecole lombarde, entend sacrifier le détail pour ne s’attacher
qu’à l’harmonie de l’ensemble; il serait désolé sises créations trahissaient
l’effort, si ses triomphes paraissaient lui avoir coûté des luttes. Aussi l’esprit
s’épanouit-il librement devant ces pages où tout est spontanéité et se laisse-t-il
gagner par une langueur, qid n’a toutefois rien de débilitant.
U Adoration des Mages et la Présentation an temple révèlent toutes les séduc-
tions de ce pinceau facile et brillant. Elles nous font assister au triomphe
définitif de la peinture proprement dite, en d’autres termes, de la peinture
qui a rompu avec la dureté non moins qu’avec les préoccupations plastiques,
avec les imitations de la statuaire, chères à Raphaël et à son École : ici la
couleur règne en maîtresse; c’est la gamme la plus claire, la plus harmonieuse,
la plus suave. Les figures, pleines de grâce et de souplesse, se meuvent dans
une atmosphère tiède et embaumée comme le zéphyr; nous sommes trans-
portés dans un monde idéal.
U Adoration des Mages, si elle n’est pas animée et pittoresque comme celles
des Primitifs florentins ou ombriens, dégage par contre un charme auquel il
est difficile de se soustraire. La Vierge assise, pleine de majesté et de recueille-
ment, présente aux monarques étrangers l’entant qui se tourne gracieusement
vers eux, et qui, malgré une certaine lourdeur de formes, ne détonne pas dans
ce concert mélodieux. Quant aux trois souverains, ils sont partagés entre une
joie intime et les témoignages du plus profond respect. L’un d’eux — un
vieillard à barbe blanche, — met un genou en terre devant le « bambino » ;
le second, un beau jeune homme à la barbe blonde, se tient devant lui, la
face inondée de bonheur, un calice dans une main, son chapeau dans l’autre ;
près d’eux un page, élégant comme une jeune fille; puis c’est le roi maure, à
qui un écuyer attache les éperons; plus loin, l’âne et le bœuf, avec leur
mine patiente et indifférente, qui est admirablement rendue. Au fond, se
1 . L'arrangement même de la tète est inspiré d’un motit antique ; voir par exemple la
planche XIV des Monuments de V Institut de Correspondance archéologique, t. IX.
Le Mariage de la Vierge, par Bernardino Luini. (Eglise de Saronno )
68o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
développe la suite des rois, montés sur des dromadaires, et une girafe (cet
animal introduit pour la première fois en Europe du temps de Laurent
le Magnifique, n’avait pas cessé, depuis près d’un demi-siècle, d’exciter la
curiosité publique).
Si, dans Y Adoration des Mages, le paysage — un paysage montueux, sans
horizon lointain — fait tous les frais de l’encadrement, dans la Présentation au
temple l’artiste a recours à un superbe décor d’architecture : il y développe un
portique à colonnes et à pilastres avec une balustrade sur laquelle jouent des
enfants. C’est un motif qui
rappelle Mantegna et qui
annonce Véronèse. A tra-
vers l’arcade principale, on
découvre un beau paysage,
enrichi d’un palmier, d’un
bouquet d’arbres indigènes
et , au fond , d’une église
dont la coupole hexagonale
rappelle celle de la Char-
treuse de Pavie. Pour ac-
teurs, un ange, la Vierge
assise sur l’âne qui doit la
porter en Egypte, et, derrière
elle, saint Joseph la suivant
à pied.
En i53o, Luini peignit à
Lugano, dans l’église Sainte-
Marie-des-Anges, sa Cruci-
fixion, de toutes ses fresques
la plus nombreuse en figures.
Comme on lui avait très probablement imposé l’obligation de représenter plu-
sieurs épisodes distincts, le Couronnement d'épines, le Portement de Croix, le Christ
mort sur les genoux de sa mère, Y Incrédulité de saint Thomas, il prit le parti fort
sage de placer les figures sur deux rangs se développant en tonne de frise. Au
centre, dominant toute la composition, le Christ en croix; autour de lui, un
essaim d’anges empressés à lui témoigner leur vénération ou leur douleur; à
ses côtés, les deux larrons; puis, au premier plan, la Vierge entre les saintes
femmes, le centurion, saint Jean, les soldats qui se disputent les vêtements du
supplicié, et d’innombrables autres acteurs. Au second plan, bordé de chaque
extrémité par un portique aux colonnes majestueuses, à belles cannelures, les
épisodes indiqués tout à l’heure. Au tond, un paysage avec une église à cou-
pole, dans le style milanais.
BERNARDINO LUINI.
68 1
La carrière, probablement assez courte,
de Luini a été extraordinairement rem-
plie. Les compositions de la casa Pelucca
à Milan, celles du Musée de Brera et du
Louvre, les fresques des églises de Milan
et des environs, les innombrables pein-
tures à l’huile répandues à travers toute
l’Europe, témoignent d’une production
incessante, on n’ose dire hâtive, d’une
merveilleuse fécondité. Je ne saurais affi-
cher la prétention de passer en revue tant
de fresques ou de tableaux de chevalet.
Il me suffira de chercher à caractériser les
facultés maîtresses d’un artiste sympa-
thique entre tous.
Au Musée de Brera, une quarantaine
de fresques plus ou moins considérables
proclament l’activité déployée par Luini
dans les églises ou les palais de Milan
et des environs. Santa Maria délia Pace,
Santa Maria in Brera , Santa Marta la
Pelucca, près de Monza, et bien d’au-
L’ordonnance est parfaite, très nette et bien rythmée, les motifs variés et
pittoresques comme chez les Primitifs, les personnages sympathiques et émus,
parfois éloquents. Le guerrier à cheval, à
la longue barbe ondoyante, au casque
empanaché, que l’on voit à la droite de
la croix, passe pour être le portrait même
de Luini. C’est une figure douce, recueil-
lie, mais également éloignée du mysti-
cisme et du sentimentalisme.
En 1 533, Luini se trouvait de nouveau
à Lugano pour toucher le solde de la
Crucifixion. A partir de ce moment, on
perd ses traces.
La Vierge et saint Joseph.
Par Bern. Luini. (Musée de Brera.
très sanctuaires lui devaient leur décora-
tion. On y trouve à profusion les idylles
les plus exquises, — c’est le genre le
mieux approprié au talent de Luini, — et les figures les plus poétiques. Tels
sont le Berger et la Bergère assis l’un à côté de l’autre, scène simple, noble et
suave comme un Giorgione, ou encore ces Joueurs de luth, et, du côté opposé,
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance
682 HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
la Vierge et saint Joseph s’avançant la main dans la main, figures véritablement
trouvées (gravées page précédente).
Luini a également abordé la mythologie. Vasari, qui semble n’avoir pas eu
l’occasion d’étudier par lui-même les ouvrages du maître milanais, mentionne
les fresques de la maison Robbia à Milan, représentant les Métamorphoses
d’Ovide. Citons en outre Daphné changée en laurier , la Naissance d’ Adonis, le
Sacrifice à Pan, tous au Musée de Brera; la Forge de Vulcain, au Musée du
Louvre; Flore, au palais de Hampton-Court, et enfin des sujets allégoriques,
tels que la Modestie et la Vanité (longtemps attribuée à Léonard), dans la galerie
Sciarra-Colonna à Rome.
Luini ne savait pas seulement créer les figures les plus poétiques, il excel-
lait en outre dans l’invention de motifs aussi pittoresques qu’originaux; tel
est Y Ensevelissement de sainte Catherine, qui, de la Pelucca, est entré au Musée
de Brera. Dans le bas, un sarcophage, orné de bas-reliefs qui représentent des
hippocampes; dans les airs, trois anges qui portent, avec autant de précaution
que de respect, le cadavre de la jeune sainte, chastement enveloppée dans ses
longues draperies. La simplicité toute plastique de ce groupe, qui se découpe
si franchement, son harmonie, son rythme, défient toute analyse et classent
Luini au premier rang parmi les peintres de race, je ne crains pas d’affirmer
que Léonard eût été impuissant à donner à une de ses compositions une net-
teté pareille, avec des contours si tranchés et un agencement si décoratif. C’est
où Luini montre qu’il avait l’imagination plus littéraire que son maître (voy.
la gravure de la p. i).
De délicieux épisodes de la vie pastorale alternent à tout instant avec des
représentations plus graves et plus religieuses. Tels sont, toujours au Musée de
Brera, les deux ménestrels accompagnant saint Joseph et la Vierge à la céré-
monie des fiançailles, les trois jeunes filles jouant à la main chaude, etc.
Luini nous paraît parfois un véritable anachronisme; dans certaines de ses
compositions, par exemple la Récolte de la Manne (gravée p. 461), il semble
être le contemporain de Gozzoli, tant il montre de fraîcheur et d’ingénuité.
Les fresques du palais Litta, acquises en 1867 par le Musée du Louvre, — la
Nativité, Y Adoration des Mages, le Christ bénissant, — charment par un coloris
harmonieux, une expression suave, exempte toutefois du sentimentalisme
auquel ont sacrifié certains successeurs de Luini, notamment Gaudenzio Ferrari.
Dans la Nativité, on remarquera le geste de l’Enfant Jésus portant un doigt à sa
bouche, geste familier à Luini; puis la majesté sereine de la Vierge, la physio-
nomie à la fois douce et robuste de saint Joseph, avec son type milanais si
bien accusé. Dans Y Adoration des Mages, la composition est serrée et concise
comme un bas-relief '.
1 . Plusieurs autres fresques de Luini ou de son entourage se trouvent à Paris dans des col-
lections particulières, notamment chez M. Cernuschi. M. Louis Lefort, de son côté, possède un
BERNARDINO LUINI.
683
L’impression que l’on éprouve en face des moindres fresques de Luini est si
douce, si bienfaisante, qu’on se laisse aller à une sorte de volupté, à une sorte
d’extase, sans éprouver le besoin d’analyser. La poésie de l’invention se joint
à la suavité du coloris, à l’ampleur, à la plénitude, à la beauté des formes,
pour charmer l’œil et ravir l’esprit. C’est la grâce riante, un peu efféminée,
l’expression ininterrompue de la bonté et de la jeunesse. Mais Luini a aussi
bien le type de l’homme mûr, saint Joseph, par exemple, que celui de l’ado-
lescent et de la jeune fille. Ce type se distingue par un visage assez large, au
nez droit, à la barbe assez longue, aux cheveux bouclés, avec plus de douceur
que de force, plus de ferveur que de fierté.
Toute cette École milanaise d’ailleurs ressemble à un beau et suave adolescent
qui se laisse aller au plaisir de vivre, au plaisir d’aimer, et qui ignore les
mauvaises pensées et les images laides. Libre aux Florentins de creuser les
mystères de la philosophie, la science du dessin : pour les disciples de Léo-
nard, s’ils ont réussi à remplir leur rôle de poètes, à émouvoir et à charmer,
leur ambition est satisfaite.
Comme peintre de tableaux, Luini s’est renfermé dans la spécialité des
Madones et des Salomés présentant la tète du saint Jean-Baptiste (Musée du
Louvre, Musées de Milan, de Florence, de Vienne, de Madrid, etc.).
Les portraits de Luini — des femmes principalement — ont plus de grâce
que de pénétration. Ce poète fortuné voyait tout à travers un prisme. Le
portrait de femme récemment exposé à Londres1 est tout léonardesque
d’aspect.
Les dessins de Luini sont moins nombreux que ses peintures, à l’inverse de
ce que nous avons constaté chez Léonard. Parmi les plus beaux, signalons
l’Enfant Jésus et le petit saint Jean-Baptiste qui s’embrassent, au Musée de
l’École des Beaux-Arts; c’est le carton, à la pierre d’Italie, qui a servi pour la
Sainte Famille du Musée de Madrid (Braun, n'JS 290, 291).
Aurelio Luini, le fils de Bernardino, peignit de nombreuses fresques au
« Monastero Maggiore ». Quelques-unes, comme le Baptême élu Christ , sont
fort habilement arrangées.
Il est intéressant de retrouver le reflet des préoccupations de Léonard de
Vinci chez ses élèves de la seconde génération, par exemple chez Aurelio, qui
dans ses fresques, d’ordinaire si médiocres, a répété plusieurs des types de
vieillards chers au fondateur de l’École milanaise (groupe d’apôtres, photo-
graphie Brogi, n° p35o; le personnage imberbe debout à droite, les mains
étendues).
beau fragment, que je considère comme de la main même du maître : le Repos pendant la Fuite
en Egypte (H. O”, 40, L. o”,73 ; anciennes collections Sommariva et Périn).
I. Archivio storico dell’ Arte, 1894, p. 2.58-2.59.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
684
Ainsi les miettes tombées de ce festin somptueux ont suffi pour faire vivre,
de longues années durant, toute une pléiade de peintres.
O11 manque de toute donnée précise sur la vie et l’œuvre d’un artiste qui
se rattache à la fois à l’École de Raphaël et à celle de Léonard de Vinci : Cesare
da Sesto1 2. Ce ne sont qu’hypothèses • et conjectures; mes lecteurs devinent si
le subjectivisme, qui caractérise de nos jours l’histoire de l’art, s’est donné car-
rière; ils devineront également que j’hésite à m’engager sur un terrain aussi
mouvant! N’est-on pas allé jusqu’à faire de Cesare, non l’imitateur, mais le pré-
curseur de Raphaël ! Ce serait celui-ci qui aurait plagié son obscur contemporain !
On admet que Cesare naquit à Sesto Calende, près du lac Majeur, entre 1476
et 1480; d’après les uns, il mourut avant 1 5e 1, d’après les autres après 1 5 2 3 . Il
est identique au « Cesare milanese », qui travailla vers 1 5o6, aux côtés de Peruzzi,
à la décoration du château d’Ostie. Il semble avoir également travaillé à
Messine. (C’est de cette ville que vient l 'Adoration des Mages, aujourd’hui au
Musée de Naples). Enfin, d’après Vasari et Lomazzo, il exécuta un certain
nombre de peintures en collaboration avec le paysagiste et animalier milanais
Bernazzano.
Si Y Adoration des Mages, de la collection Borromée à Milan, appartient vérita-
blement à Cesare da Sesto, elle nous le montre suivant encore les traces des
Primitirs : ce ne sont que physionomies timorées et détails réalistes; l’écuyer
assis qui ôte une de ses bottes, le page qui tient le pan du manteau d’un des
rois, etc. Nulle liberté dans l’ordonnance, pas plus que dans les gestes".
Dans le Baptême du Christ, du couvent de la Cava, jadis attribué à Andrea
Sabatini, aujourd’hui revendiqué en faveur de Cesare, les influences léonar-
desques se font jour : les deux anges procèdent en droite ligne des types créés
par le Vinci; quant aux deux acteurs principaux, ils ont toute la dureté et toute
la pauvreté des figures de Verrocchio, dans le tableau de l’Académie de Flo-
rence. Relevons une intéressante observation de Passavant : les dessous de
Cesare sont moins bruns que ceux de Léonard.
Infiniment plus libre, plus brillante, plus mouvementée, est Y Adoration des
Adages du Musée de Naples : ici l’influence de Léonard se mêle à celle de Bal.
Peruzzi. Le groupe central, notamment le saint Joseph qui s’incline, est visi-
blement imité du groupe correspondant de la Sainte Famille du Musée de l’Er-
mitage. La grâce un peu cherchée des figures, la richesse du portique à l’ombre
duquel se passe la scène, et je ne sais quel élan, quelle flamme, se ressentent
par contre de la tréquentation de Peruzzi.
L’action de Raphaël se luit à son tour sentir dans le tableau d’autel de la
collection Melzi à Milan : une Madone assise sur des nuages. C’est avec raison
1. Bibl. Passavant : Kunstblatt, 1 838, p. 277-279. — Marcel Reymond : Galette des Beaux-
Arts, avril 1892.
2. Archivio storico dell’ Arte, 1890, p. 36o.
CESARE DA SESTO.
685
que l’on a signalé les analogies qu’elle offre avec la Madone de Foligno. Le saint
Jean-Baptiste, du même tableau, ressemble à celui de la Dispute du Saint-
Sacrement.. Non moins raphaélesque est l’arrangement général de la Madone au
laurier , dut Musée de Brera : elle se rattache à la Madone avec l’Enfant debout
L’Adoration des Mages, par Cesare da Sesto. (Musée de Naples.)
(Passavant, n° f) o; gravée dans mon ouvrage sur Raphaël, p. 3ç7) • 1 facture,
I . Dans les dernières années, un critique a tenté de restituer à Cesare da Sesto le dessin de
la Salle des Boîtes, au Musée du Louvre : la Vierge tenant sur ses genoux l’Enfant Jésus (Rei-
set, n° 3 1 5). Ce qui est certain, c’est que l'Enfant, par son type comme par son attitude, rap-
pelle de la façon la plus frappante les figures que Raphaël a placées dans une série de tableaux
archi-authentiques, notamment dans la Vierge au baldaquin.
686 HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
au contraire, a déjà quelque chose de flou : elle semble déceler un contact avec
le Corrège, dont les premiers ouvrages à date certaine remontent, ne l’ou-
blions pas, aux années 1 5 1 4- 1 5 1 5 .
L ’Hérodiade, du Musée deVienne, donnée à Cesare par Vasari et Lomazzo,
et par conséquent d’une authenticité certaine, réunit la vivacité à la fierté.
La jeune princesse, faisant tace au spectateur, montre de la droite la tête que le
bourreau, placé derrière elle, étend sur un plat par un mouvement superbe.
Au Musée de Francfort, on fait honneur à Cesare d’une Sainte Catherine,
représentée les cheveux épars, à mi-corps, les deux mains appuyées sur la roue;
la martyre a pour vêtement une robe verte; derrière elle, un massif de ver-
dure; plus loin, un bout de lac ou de mer. C’est une œuvre des plus sédui-
santes de ce pinceau, qui, comme tous les disciples de Léonard, a toujours
sacrifié la force à la grâce.
Peu nombreux sont les Milanais qui ont échappé à l’influence de Léonard de
Vinci. Parmi eux, le plus intéressant, en même temps que le moins connu, est le
peintre architecte Bartolommeo ou Bramantino Suardi, qui travailla entre 1491
et i 536 (voy. p. 355). Longtemps inféodé aux traditions de Vincenzo Foppa
et de Bramante, il ne s’inspira que sur le tard et accidentellement des ensei-
gnements du Vinci. Les principales étapes de sa carrière sont : la Circoncision du
Louvre (1491), la Descente de Croix de la Chartreuse de Chiaravalle (i5i3),
ses travaux à Locarno (i522), sa nomination comme peintre et architecte de la
cour des Sforza ( 1 5 25). La dernière mention que nous possédions de lui date
de 1 536 : à ce moment, il maria sa fille.
Le tableau du Louvre, qui se distingue par sa gamme grisâtre, offre une
certaine facilité de composition, qui jure avec les inégalités que l’on observe dans
les tapisseries des Dottge Mois, de la collection Trivulce, attribuées à Braman-
tino par G. Mongeri. Dans la Vierge trônant du Musée de Brera (n° 4), on
remarque des formes amples mais disgracieuses (par exemple les bras), des
visages assez larges, à la façon de Mantegna et de Bramante, une ornementation
relativement froide, avec des palmettes assyriennes.
A mi-chemin entre Vérone et Milan, à Brescia, un groupe aussi compact
que brillant s’inspire des principes généraux de l’Ecole vénitienne, mais en
s’attachant à une facture plus mâle, à un coloris plus sévère. Comme leurs
maîtres et émules, ils excellent à la fois dans la peinture religieuse et dans le
portrait1.
Dès la fin du xve siècle, Vincenzo Civerchio, né à Crema, mais travaillant
plus souvent à Brescia que dans sa ville natale, développa les enseignements
de Vincenzo Foppa (avec qui on l’a souvent confondu) en les tempérant par
1. Bibl. : Crowe et Cavalcaselle, Histoire de la Peinture en Italie, édit, ail., t. VI
L’ECOLE DE BRESCIA.
687
plus de morbidesse Les églises de la région renferment un grand nombre de
peintures religieuses sorties de son pinceau et comprises entre les années 1496
et 1640.
Un autre artiste originaire de Brescia, Fioravante Ferramola, s’efforça de con-
cilier les leçons de Vincenzo Foppa avec celles de Costa et de Francesco Francia.
Le Mois de Mai, d'après un carton attribué à Bramantino Suardi.
(Collection Trivulce à Milan.)
Giovanni Girolamo Savoldo ou Girolamo Bresciano a partagé son existence
entre sa ville natale et Venise, abstraction laite de quelques séjours de peu de
durée à Florence et à Trévise. On ignore les dates de sa naissance et de sa mort :
on sait seulement, par une lettre de l’Arétin, qu’il vivait encore en i5q8, très
âgé.
1. Bihl. : Caffi, di Vincenzo Civerchio da Crema, bitlore, arcbitdto, inlaglialon dcl sccolo XV-
XVI. Florence, 1 883 . — La Grande Encydobcdie.
688
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Élève de Jean Bellin et imitateur du Titien, Girolamo Savoldo s’est avant tout
rompu aux difficultés du coloris : dans son portrait d’homme armé du Louvre,
il a entouré le personnage d’une série de miroirs, destinés à le montrer sous
toutes les laces, comme l’avait Lit Giorgione pour sa figure nue (p. 585).
Néanmoins on lui reproche d’avoir donné à ses carnations un ton rouge trop
uniforme et à ses ombres une tonalité trop noire. Cette tendance éclate surtout
dans le second portrait exposé au Louvre : un homme en costume du xvc siècle,
coiffé d’un bonnet noir; le modelé y est ferme jusqu’à la dureté (on dirait un
Antonello de Messine taillé dans le bois) ; le coloris va du brun au rouge
brique. Par contre, les études pour des tètes d’apôtres ou de saints, conser-
vées dans la même collection (n° 878), offrent une facture libre et large, mais
dépourvue de saveur.
Girolamo Romanino ou Girolamo da Brescia (né en iq85 ou i486, mort en
1 566) mêla aux enseignements qu’il avait reçus dans sa ville natale des élé-
ments puisés dans l’étude des peintres du Frioul et de Giorgione. Il rachetait
par un coloris tour à tour chatoyant, riche ou moelleux, par le mouvement
et l’allure de la composition, une certaine pauvreté ou lourdeur de formes.
Crémone, Padoue, Venise, Trente, semblent avoir été les limites extrêmes
des pérégrinations de ce maître éminent, que je regrette de ne pouvoir étudier
ici d’une manière plus complète. Il y peignit de nombreux tableaux d’autel
(entre autres la Sainte Conversation du Musée de Padoue, qui peut se mesurer
avec les plus beaux tableaux de Venise), des fresques, des portraits.
Le plus considérable des peintres bressans, Alessandro Bonvicino, surnommé
il Moretto (né en 1498, mort en 1 555), fréquenta d’abord l’atelier de Fiora-
vante Ferramola; il s’inspira ensuite plus ou moins directement de Romanino
et du Titien. Il ne quitta Brescia que pour faire quelques apparitions à Ber-
game, à Milan et à Vérone. Coloriste d’une science consommée, à la gamme
légère, transparente, argentine, autant que celle des Vénitiens est chaude, aux
formes pleines, amples et majestueuses, il peupla sa ville natale de retables
d’une grande tournure, principalement des Vierges triomphantes. Si son Saint
Pierre martyr , du Musée de Brera, est passablement agité, il y a autant de
grâce que de noblesse dans sa Sainte Justine du Musée de Vienne. L’inspira-
tion religieuse s’allie constamment chez lui à la recherche des eftets de l’art.
Rien de plus recueilli que sa Vierge trônant, de la Pinacothèque du Vatican,
ou ses quatre Saints du Musée du Louvre.
Les portraits de Moretto ont autant de gravité que d’aisance : ce sont des
figures amples et pleines, plutôt que vives et spirituelles (voy. la gravure de la
page 74)-
Nous ferons connaissance, en étudiant l’histoire de la peinture à Bergame,
avec G. B. Moroni, le plus éminent d’entre les élèves de Moretto.
L’ÉCOLE DE BERGAME.
A la suite de ces maîtres, qui représentent les plus nobles traditions de la
Renaissance, accordons un souvenir à leur compatriote Girolamo Muzio (i52u-
Sainte Justine, par Al. Moretto. (Musée de Vienne.)
i5ç)o), qui prit une place considérable parmi les peintres romains de la
décadence.
Les peintres de Bergame se sont mis, comme ceux de Brescia, à la remorque
de l’Ecole vénitienne.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
6go
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Francesco Rizo da Santa Croce s’inspira de Jean Bellin, de même que
Girolamo da Santa Croce, qui appartient toutefois à une période plus avancée.
Dans le Martyre de saint Laurent, au Musée de Naples, ce dernier prodigue les
costumes orientaux à l’envi des Carpaccio et des Mansueti.
Giovanni Busi ou Cariani (né à Fuipiano entre 1480 et 1490, mort après
1541) Élit un pas de plus : il met à contribution les modèles créés par Giorgione
et Palma Vecchio. On reproche la lourdeur, trait distinctif des Bergamasques,
à ses tableaux de sainteté ( Madone du palais Baglioni à Bergame, datée de iSao)
et à ses portraits ( Seigneurs et Dames, au palais Roncalli, dans la même ville,
datés de 1 5 1 9, portrait de Benedetlv Caravaggio, également à Bergame, dans
la Pinacothèque; prétendu portrait des frères Bellin, au Louvre).
Un autre enfant de Bergame, Giovanni Battista Morone ou Moroni (né à
Bondo, près d’Albino, entre iSaoet 1 5^5, mort en 1578), suit la bannière de
Moretto. Si ses tableaux religieux manquent d’inspiration, ses portraits comptent
parmi les plus sincères et les plus vigoureux de la Renaissance. Son Tailleur
de la National Gallery (gravé p. iSa) a pour lui une aisance et une distinction
inimitables : dans un autre portrait de la même collection, celui d’un Fenaroli
(gravé p. 1 5 1 ), l’artiste s’est par contre attaché à la précision, de même que
dans un portrait en pied du Musée des Offices : la figure n’est plus peinte
comme d’un souffle, mais solidement étudiée et charpentée. Le portrait du
Louvre — un vieillard assis, tenant un livre — est d’une facture large et
ferme, un peu épaisse, comme dans certains portraits du Tintoret. Quant à
Y Antonio Navagiero du Musée de Brera ( 1 5q5) , c’est une œuvre quelque peu
banale et vulgaire.
De même que Brescia et Bergame, Crémone a son École, pour ne pas dire
sa chapelle1. Plus j’approche du terme de mon travail, plus j’éprouve de
remords en pensant à tous les peintres de talent que j’ai dû négliger, sacrifier,
eu égard à l’abondance de biens. Au fond, ne 111e suis-je pas montré trop
sévère pour tant de manifestations fraîches, spontanées, ne péchant parfois que
par l’excès de facilité ! Nous avons en cette fin de siècle des trésors d’indulgence
pour les Primitifs et des accumulations de rigueur pour tous ceux qui ont paru
au moment où, non par leur faute, mais par celle des temps (« per li venti
contrarii »), en raison des miracles opérés par leurs prédécesseurs, il était par
trop difficile de Étire preuve d’originalité.
Boccaccio Boccaccino (né vers 1460, mort vers 1 5 1 8) forme un compromis
entre les Vénitiens et les Ferrarais : il allie à une gamme nourrie, parfois
vigoureuse , à des accents de tendresse , des formes trop souvent sèches et
archaïques, des attitudes lourdes, une ordonnance sans liberté.
L’événement le plus mémorable de sa carrière est son voyage à Rome, où il
1. Bibl. : Crowe et Cavalcaselle, Histoire de ta Peinture en Itaiie, t. VI.
L’ÉCOLE DE CRÉMONE.
6qi
peignit, à Santa Maria Traspontina, un Couronnement de la Vierge , si faible,
qu'il provoqua la risée universelle : je me hâte d’ajouter que l’artiste crémonais
avait mis contre lui le monde artiste en se permettant de déprécier les ouvrages
de Michel-Ange. Les deux œuvres maîtresses de Boccaccino sont le cycle de
fresques de la cathédrale de Crémone ( Scènes de l'Histoire de la Vierge, de
l’Enfance du Christ-, i5o6-i5i8) et le Mariage de sainte Catherine, à l’Académie
de Venise, remarquable par la fraîcheur des impressions non moins que par
l’éclat du coloris. On s’accorde en outre à inscrire à son actif la « Zingarella »
du palais Pitti (gravée p. 140). Par contre, la Sainte Famille du Louvre, avec
son faire si frêle et si mou, et le Portement de croix de la National Gallery, avec
ses expressions si timorées, sont des ouvrages d’école.
Galeazzo Campi (né vers 1477, vivait encore en 1 536'), le fondateur d’une dy-
nastie de peintres, est un imitateur de Boccaccino, aux figures dures et maigres.
Les fils de Galeazzo, Giulio et Antonio, de même que leur cousin Bernardino,
unissaient à une facilité, qui n’est pas discutable, une rare entente de la publi-
cité (voy. p. 1 7 1).
Giulio (f 1572) apprit de son père les rudiments de l’art; il s’attacha
ensuite à la manière de Soiaro, et compléta son éducation sous la direction de
Jules Romain. Il exécuta, tant à Crémone qu’à Milan, une longue série de
fresques monumentales, soit dans les églises, soit sur les façades des palais. Ses
peintures (galerie Poldi-Pezzoli à Milan, une femme debout chantant; à côté
d’elle un homme; le portrait de son père, daté de 1 535, au Musée des Offices)
ne manquent ni d’élégance, ni de charme. On en peut dire autant de ses dessins,
notamment du Hallebardier du Louvre, autrefois attribué au Titien (voy. p. 636).
Giulio forma de nombreux élèves, parmi lesquels ses frères Antonio et
Vincenzo, Lattanzio Gambara de Brescia, Sofonisba Anguisciola et ses sœurs1.
Les trois frères Campi ont laissé à Milan, dans les fresques ou retables
de l’église San Paolo, un témoignage intéressant de leur talent et de leur
science. Il y a beaucoup de facilité et peu d’intimité, beaucoup de relief et peu
d’harmonie, dans l’ Adoration des bergers, le Baptême de saint Paul, le Miracle de
saint Paul. De temps en temps on découvre un motif excellent : tel le cadavre
étendu au milieu d’un temple. Les deux fresques colossales peintes aux côtés
du grand autel, une scène de conversion et une scène de martyre (avec la
signature « Antonius Campus Cremonensis 1 5 64 »), pèchent par l’excès de
mouvement et de déclamation : il n’y a presque plus de centre de gravité dans
ces figures agitées, avec leurs jambes nues, leurs pieds chaussés de brodequins,
leurs effets de torse, leurs draperies pseudo-classiques. Antonio Campi tra-
vaillait en 1 58 1 encore à la décoration de San Paolo. En 1 585 il publia une
chronique enrichie de gravures sur cuivre : Cremona fedelissima citta e nobilissima
colonia dei Romani.
1. Le portrait de Sofonisba par elle-même, avec la date i55q, se trouve au Musée de Vienne.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
6q3
Bernardino Campi (né en iSao) fréquenta d’abord l’atelier de Jules Romain,
mais ne tarda pas à s’inspirer des ouvrages du Corrège. Sa Mère de douleurs, du
Louvre, se fait toutefois remarquer par un style serré et dur, plutôt que par la
morbidesse. Un dessin, également conservé au Louvre, la Tentation du Christ
(i58o), est d’une facture ronde et banale, sans accent aucun.
L’École piémontaise de la Renaissance ne compte qu’un petit nombre de
noms intéressants : Defendente de’ Ferrari ou Deferrari, originaire de Chivasso,
artiste au style extraordinairement rude et heurté1 2, Macrino d’Alba, Girolamo
Giovenone, tous encore fortement engagés dans les pratiques des Primitifs.
La Renaissance s’affirme enfin avec Gaudenzio Ferrari de Valduggia (né
vers 1481, mort le 3i janvier 1046) h Ce maître, aussi fécond que sympathique,
passe presque sans transition de l’imitation de ses compatriotes à celle de
Léonard de Vinci et de Raphaël, dont les ouvrages étaient dès lors répandus
dans toute la Haute Italie par des copies ou des gravures; poète ému, coloriste
habile, il sacrifie trop souvent la fermeté à la recherche de l’élégance ou du
mouvement. N’importe, il reste dans les retables ou les fresques dont il
enrichit la Haute Italie, et principalement les églises de Varallo, de Verceil,
où il se fixa vers 1 5 28, de Milan, où il termina ses jours, assez d’inspiration,
de réalisme, de solidité, pour intéresser et en même temps pour toucher.
Gaudenzio est resté fidèle, d’un bout à l’autre de sa longue carrière, à l’art
religieux : il a peint de préférence des scènes de la Passion ou des scènes de
martyre ( Portement de croix de Canobbio, Crucifixion, du Musée de Turin,
mouvementée, avec des gestes ultra-dramatiques); mais il s’entend également à
traduire des impressions plus sereines, par exemple dans sa belle Nativité, de
la collection Holford en Angleterre, avec ses accents réalistes si remarquables,
dans son Mariage de sainte Catherine, à Varallo, dans ses Saintes Cènes ou ses
Assomptions de la Vierge.
L’analyse du plus célèbre des tableaux de Gaudenzio, le Martyre de sainte
Catherine, au Musée de Brera, nous fera connaître les rares mérites comme aussi
les défauts du maître. Si la sainte est belle et touchante, mais de cette douceur
qui annonce la décadence, si l’ange, qui descend des deux, armé du glaive, si
plusieurs des spectateurs rendent bien les sentiments d’effroi ou d’indignation
que leur inspire la scène, d’autres spectateurs restent calmes, impassibles,
apathiques, comme si le peintre 11’avait pas eu assez de force pour taire
régner le même sentiment d’un bout à l’autre de la composition. A côté d’un
1. Bibl. : Gamba : l’Art, 1878, t. I, p. [74 etsuiv. — Sur l’Ecole de Verceil, voy. Colombo,
Document i c Notifie intorno agit Artisti verccUcsi (Verceil, 1 883), et Rieffel : Rcpcrtorium, j 891 .
2. Bibl. : Bordiga, Notifie intorno cille, opéré di Gaudenzio Ferrari. Milan, 1821. — Pergenti,
Elogio di Gaudenzio Ferrari. Milan 1848. — Neri et Massarotti, Gaudenpio Ferrari. Varallo, 1874.
— Colombo, Vita ai Opéré di Gaudenzio Ferrari. Turin, 1881. — La Grande Encyclopédie. -
Archivio storico dclV Arte, 1891, p. 317-827; 1892, p. iqS-ipS; 1894, p. 289-261. — Archivm
storico lombarde, XV' année, série 11, p. 19.8.
Un Halle bardier, attribué a Giulio Campi (Musée du Louvre).
G \UDENZIO FERRARI.
6g3
coloris lumineux, presque chaud et puissant, on relève des antes de perspective
assez choquantes : tandis que les figures du premier plan, notamment celles qui
tournent la roue, semblent tomber hors du cadre, celles du second plan sont
beaucoup trop petites.
Une autre des peintures conservées à Milan, le Baptême du Christ (église
Santa Maria presso San Celso), réunit à des gestes, à des expressions vérita-
blement déclamatoires,
un modelé soigneux
— le corps du Christ
est un morceau d’ana-
tomie remarquable —
et un coloris nourri.
Au Louvre, le Saint
Paul en méditation (avec
la date 1 5q3) nous
montre le maître sous
son jour le plus favo-
rable : le coloris en est
excellent, profond et
lumineux; l’expression
offre plus de convic-
tion que la majorité
des peintures restées
en Italie. Enfin le pay-
sage du fond a encore
la fermeté des Primi-
tifs.
Trop souvent, chez
Gaudenzio, la suavité
dégénère en fadeur,
tandis que, quand il
veut montrer de l’éner-
gie, il tombe dans la
La Vierge avec l’Enfant, par Gaud. Ferrari.
(Musée de Brera.)
déclamation. Par là il est bien déjà de la décadence.
Le principal élève de Gaudenzio, Bernardino Lanini, de Verceil (né en
1 5 1 o, mort entre 1 5 78 et i58o), à son tour, affadit encore la manière de son
maître .
Singulier contraste : l’École de Raphaël, le prince des dessinateurs, finit par
la dureté : Jules Romain, Perino del Vaga et tant d’autres, semblent buriner
plutôt que peindre; l’École de Léonard, au contraire, le coloriste par excellence,
tombe dans la mollesse et l’affadissement. Entre de tels extrêmes, le choix
est également difficile. Il serait injuste, en tout état de cause, d’en faire
6q4
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
remonter la responsabilité aux tondateurs des deux Écoles, car les principes
les plus féconds peuvent devenir pernicieux par l’abus.
Nous engager dans l’étude des maîtres de quatrième ou même de troisième
ordre qui ont défrayé de peintures les autres villes de la Haute Italie, et
notamment la Ligurie1,, serait sortir du programme de notre publication. C’est
par centaines que se chiffrent les tableaux d’histoire, les portraits intéressants,
distingués, brillants. Le secret, en pareil cas, est de savoir se borner. Il suffit
que cet examen ait été fait par des connaisseurs tels que MM. Cavalcaselle et
Crowe, Burckhardt et Bode, pour qu’il me soit permis de renvoyer, sans
scrupules, aux ouvrages classiques qui s’appellent Y Histoire de la Peinture en
Italie ou le Cicérone.
I. Bibl. : Alizeri, Notifie dei Professai t del Disegno nella Liguria. — Marius Chaumelin, dans
YHistoire des Peintres de Charles Blanc.
Pier Francesco Sacchi, de Pavie, qui travailla à Gênes de i.5i2 à 1027, nous est surtout connu
par ses Quatre Docteurs de l’Eglise, au Musée du Louvre ( 1 5 1 6) , d’un coloris vigoureux, mais
aux expressions molles et indécises; par son Christ en croix du Musée de Berlin ( 1 5 1 4) et sa
Vierge glorieuse de l’église Santa Maria di Castello à Gênes (i.52Ô). — Luca Cambiaso (né en
1527, mort à Madrid vers 1 58.5), le plus habile des élèves formés à Gênes par Perino del Vaga,
dessinateur sans consistance, mais coloriste brillant, chercha fortune en Espagne.
Sur les peintres de la Suisse italienne on devra consulter le mémoire de M. Rahn : Reperto-
rium fïir Kunstwissenschaft, 1889, p. 1-18, 110-139.
Portrait de Lomazzo.
D'après la gravure publiée dans le « Trattato dell’ Arte
délia Pittura ». (Milan, i58z|.)
Cadre de Miroir du wi" siècle. (Ancienne collection Spitzer.)
Le Martyre de saint Acasius (iragment), par Baeehiacca.
(Musée des Offices.)
CHAPITRE UNIQUE
LA GRAVURE. — LES ARTS DÉCORATIFS. — LA GLYPTIQUE ET I.’aRT DU MLDAIL-
LEUR. — L’ORFÈVRERIE. — LE MOBILIER. — LA MINIATURE. — LA MOSAÏQUE.
- LA PEINTURE SUR VERRE. — LA CERAMIQUE. — LA PEINTURE EN MATIERES
TEXTILES. — LA RELIURE.
aractériser les estampes ou les vignettes de la Fin de la
Renaissance serait une tâche des plus aisées1; à peine,
en effet, si la gravure au burin a survécu à l’Age d’Or;
quant à la gravure sur bois, on a vu dans le précé-
dent volume (pages 806, 812) combien fut rapide sa
décadence. Mais diverses circonstances nous ont obligé
à reporter sur ce troisième volume l’analyse des pro-
ductions appartenant à la période précédente. Il nous faut donc revenir sur
nos pas et passer en revue la phalange de maîtres éminents, dont Marc-
1 . Bibl. : T. I, p. 678. — Bartsch, le Peintre-Graveur. — Passavant, le Peintre-Graveur. -
Rcnouvier, îles Types et des Manières des Maîtres Graveurs. AIT siècle. — Schreiber, Manuel de
l’Amateur de la Gravure sur bois et sur métal au AT 7* siècle. Berlin, 1892 et suiv. — Duc de
Rivoli, Bibliographie des Livres à figures vénitiens — 7969-/727. Paris, 1892. — Le même, les
Missels imprimés à Venise de 14S1 à 1600. Paris, 1894.
E. Muntz. - III. Italie. La Fin de la Renaissance.
6g8
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Antoine Raimondi, le prince des burinistes du xvie siècle, forme l’aboutissant.
Dans la Haute-Italie, la majorité des graveurs de la fin du xve et du com-
mencement du xvie siècle — Mocetto, Beriedetto Montagna, Zoan Andrea1,
Bartolommeo de Brescia, Giovanni-Antonio de Brescia, — continuent la tradi-
tion de Mantegna (t. II, p. 808), tandis que Giulio Campagnola et Jacopo de’
Barbari s’efforcent de substituer la mollesse et la morbidesse à une fermeté
parfois excessive.
Girolamo Mocetto de Vérone, qui cultiva à la fois la peinture et la gravure,
est un maître laborieux, au burin quelque peu inégal et heurté, qui s’inspire à
la fois de Jean Bellin, son maître, de Mantegna, de Francia2. Ses grandes pièces,
telles que le Baptême du Christ ou la Résurrection du Christ , sont d’ordinaire mal
en cadre; il ignore en outre l’art de relier les figures les unes aux autres, science
cependant si familière à beaucoup de ses contemporains. Aussi bien n’a-t-il
eu que rarement encore recours aux hachures (par exemple dans les gravures
cataloguées par Bartsch sous les numéros 2 et 4). S’il réussit parfois à mettre
beaucoup d’expression dans ses tètes, il pèche d’ordinaire par la raideur de ses
attitudes : tel est le défaut propre à ses Batailles.
Un autre peintre-graveur, Benedetto Montagna de Vicence (vivait encore en
1 533), avait un burin infiniment plus souple que Mocetto; il se révèle tour à
tour comme dessinateur et comme coloriste et réalise souvent de rares effets
d’harmonie (voy. t. II, p. 149, la reproduction de son Enlèvement d'Europe').
L’influence des Vénitiens éclate dans plusieurs de ses pièces, entre autres dans le
Saint Benoit en compagnie de quatre saints ou saintes (Bartsch, numéro 10).
L’élément chrétien et l’élément antique se balancent chez lui; il a même traité
un motif comique : Un Paysan et une Paysanne se prenant aux cheveux.
Giulio Campagnola de Padoue (né en 1481 ; la date de sa mort est inconnue)
s’est efforcé plus qu’aucun autre maître d’assouplir le travail du burin. C’est
qu’il appartient en réalité plutôt à l’Ecole vénitienne qu’à l’École padouane et
qu’il s’est familiarisé avec les progrès accomplis par Giorgione dans le domaine
du clair-obscur. Grâce à l’emploi du pointillé, il obtient une finesse et une
légèreté de teintes qui n’ont rien à envier à la lithographie : rien de plus fondu
que son modelé. L 'Adolescent (gravé t. II, p. 4) est à cet égard un tour de force.
Mais il connaît également la fougue et l’audace; parfois ses estampes sont
vibrantes comme s’il avait fait usasse de l’eau-forte. Son Enlèvement de Ganymède
(gravé t. Il, p. 1 81) rivalise pour la franchise et l’effet avec les gravures de
1. Ce maître, qui habitait Mantoue, a été longtemps confondu avec Zoan Andrea Val vassore,
qui était à la fois libraire, éditeur, imprimeur et graveur sur bois. Voy. duc de Rivoli et Ch.
Ephrussi, Zoan Andrea et ses Homonymes. Paris, 1891.
2. Galichon, Primitive Ecole de Venise, Girolamo Mocetto. Paris, i85g.
LA GRAVURE.
699
Durer, dont il s’est d ailleurs inspiré. On ne saurait placer trop haut ce maître
La Vierge, saint Roch et saint Sébastien.
D’après la gravure de Benedetto Montagna et de Jacobus.
dessinateur, ce coloriste merveilleux, cet harmoniste auquel on doit, entre bien
d’autres chefs-d’œuvre, le Christ et la Samaritaine,
700
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE
Le peintre Marco da Udine ou Pellegrino da San Daniele (voy. p. 614), qui
Saint Jean-Baptiste, d’après la gravure de Giulio Campagnola
reproduisant en contre-partie la gravure de Mocetto.
a également manié le burin, ne sort guère, en tant que graveur, des données
propres à l’École de Jean Bellin.
Le Christ et la Samaritaine, d'après la gravure de Giulio Campagnola.
702
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
L’esquisse que nous avons essayé de donner du talent de Jacopo de’ Barbari
comme peintre (p. 596) s’applique également au graveur. C’est un esprit délié
et un dessinateur souvent trop grêle; il associe le sentimentalisme et la morbi-
desse au choix de motifs classiques (trophées, boucliers avec la tête de Méduse,
cuirasses, lances, casques, flèches, etc.), qui supposent au contraire la fermeté
et la noblesse des lignes, de même qu’il célèbre tour à tour Priape (t. II,
p. 1 1 5) et lçs saintes du martyrologe (voy. la gravure de la p. 597).
Seul le Triton du Pian de Venise (gravé t. 1, p. 164) jure, par son ampleur,
avec la mièvrerie de la plupart des gravures sur cuivre, où Jacopo pouvait
cependant se révéler directement au public, sans intermédiaire, tandis que, dans
la gravure sur bois, force lui était de passer par un traducteur.
L’École de Modène, représentée par G. B. del Porto et Nicoletto, Lit un pas
de plus vers l’imitation des modèles classiques.
Giovanni Battista del Porto, à qui son monogramme — un I et un B accom-
pagnés d’un oiseau — a valu le surnom sous lequel on le désigne d’ordinaire',
s’inspire tantôt de Durer, tantôt de l’antique. C’est un puriste, au dessin à la
fois très serré et très châtié, parfois même précieux. Il y a dans certaines de
ses estampes une vision charmante, de la sincérité, de la candeur, un culte
ardent pour les beautés de la nature. Rien de plus délicat ou de plus poétique
que sa Lcda au Cygne, son Enlèvement de Ganymêde.
Le compatriote de G. B. del Porto, Niccolô llosex ou de’ Rossi, plus
connu sous le nom de Nicoletto de Modène, dont les gravures à date
certaine sont comprises entre les années i5oo et 1 5 1 2, touche par cer-
tains côtés aux Primitifs, tandis que par d’autres il se montre déjà entiè-
rement émancipé. L’influence de Mantegna le dispute chez lui à celle
de Francia, surtout dans les grandes planches où il prodigue les motifs
d’architecture et les ornements. De même ses estampes sont tantôt excessive-
ment poussées, tantôt très peu chargées (la Médisance, gravée t. II, p. 29,
d’un travail si uni et si distingué, est le type le plus achevé de cette École, qui
ne cherche pas encore à réaliser des effets de clair-obscur).
Nicoletto a traité avec prédilection les sujets antiques, quoique dans certaines
de ses reproductions (Ja Statue équestre de Marc-Aurèle ) l’insuffisance des études
préparatoires saute aux yeux. Mais il a également montré beaucoup de supé-
riorité et de charme dans ses scènes religieuses. Rien de plus frais ni de plus
poétique que sa Vierge au singe (Passavant, n° 78), avec sa riche ornementation
à pilastres, à grotesques, à trophées, à génies, et le bimane qui, le corps entouré
d’un cerceau, marche à quatre pattes.
Vers le début du xvh siècle la phalange des peintres graveurs s’éclaircit de
1. Bibl. : Galichon, École tic Modène. Giovanni Battista ciel Porto. Paris, i85ç).
LA GRAVURE.
7o3
plus en plus : Mantegna, Botticelli, peut-être Francia et Léonard de Vinci,
avaient manié le burin en même temps que le pinceau : ni Michel-Ange, ni
Raphaël, ni le Corrège, ni le Titien, ni Véronèse, ni Luini, ne s’attaquent à
cette technique. La division du travail tend à prévaloir. Les burinistes ne sont
plus guère que les interprètes de l’œuvre des peintres.
Par contre beaucoup d’artistes se préoccupent dès lors de répandre leurs
compositions au moyen de la gravure : en première ligne Raphaël. Quant à
Jules Romain, si, du vivant de son maître, il n’avait jamais voulu, par mo-
destie, recourir à ce moyen de propagande, il en usa largement une fois fixé à
Mantoue. De même Rosso utilisa le burin de Caraglio.
On voit clairement d’autre part, dans les biographies deVasari, que la publi-
cation des gravures était dès lors organisée métho-
diquement. L’historien de l’art en Italie nous ap-
prend que les éditeurs romains — Baviera, Antonio
Lafreri, Salamanca — avaient à leurs gages des artistes
chargés de dessiner et de graver toutes les peintures
ou sculptures nouvelles de quelque importance h
Si la peinture italienne du xvie siècle compte plu-
sieurs chefs de file, dans la gravure un seul nom
domine, celui de Marc- Antoine ; tous ceux qui ont
manié le burin ont été, à des titres divers, ses dis-
ciples ou ses tributaires.
Marc -Antoine Raimondi de Bologne’ (né vers
1480, mort entre 1 525 et 1 53o) fréquenta l’atelier de
Francesco Francia r' et débuta par des nielles. Il avait
acquis une certaine notoriété dès i5oq. En i5o5, il
P y rame et Thisbé; en [5o6, ses copies frauduleuses d’après Durer; en 1 5 1 o,
son groupe des Grimpeurs d’après Michel- Ange (gravé p. 471)- A partir
de ce moment jusqu’en 1 52 7, il travailla dans la Ville éternelle, principa-
lement sous la direction et d’après les modèles de Raphaël. Son œuvre com-
prend plus de trois cents pièces, parmi lesquelles les estampes reproduisant
des compositions du Sanzio, le portrait de 1 ’Aréliu (gravé t. II, p. 61) et le
Martyre de saint Laurent (gravé p. 127) n’ont cessé, depuis tant d’années,
1. Voy. p. 424.
2. Bibl. : Fisher, Marc Antonio Raimoncli. Burlington Fine Arts Club, 1868. — Fillon, Nou-
veaux Documents sur Mat c-Autoine Raimondi. Paris, 1880. — Thode, die Antiiccn in deii Sticben
Marcantons, Agostino Vencÿiano’s nnd Marco Dentc's. Leip/.ig, 1881. - Lippmann : Ein Hol~y-
sebnitt von Marcanlonio Raimondi (extr. de Y Annuaire des Musées de Berlin). — Comte Dela-
borde, Marc- Antoine Raimondi. Paris, 1888.
3. On attribue à un compatriote de Raimondi, Jacopo Francia (d’après d’autres, Giulio
Francia), plusieurs estampes dont la tenue va parfois jusqu’à la sévérité : telles la Lucrèce et la
Clêopdtrc, qui allient à un certain archaïsme la noblesse et je ne sais quel charme.
Portrait de Marc-Antoine.
(D'après la gravure publiée
dans le recueil de Vasari.)
publiait son estampe de
704
HISTOIRE -DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
d’imposer par leur grande tenue, la franchise et la noblesse de l’exécution.
L’exemple de Marc-Antoine est bien fait pour nous montrer ce que peuvent,
en matière d'art, la conviction et le labeur : la volonté chez lui tient invariable-
ment lieu d'imagination. Il était incapable, je l’affirme sans hésiter, d’inventer
la composition même la plus rudimentaire; j’irai jusqu’à parier qu'il éprouvait
un embarras extrême à tracer fût-ce le plus simple des croquis. Mais placez-le
devant un modèle déterminé — qu'il ait pour auteur un artiste de l’antiquité,
Michel-Ange, Raphaël, Bandinelli — et mettez-lui le burin à la main, vous le
verrez se transformer en interprète incomparable !
Est-il nécessaire d’ajouter que, dès qu’il se néglige ou s’oublie, sa lourdeur
première reprend le dessus. De là les imperfections qui déparent un certain
nombre de ses gravures.
Rien n’est plus instructif à ce sujet qu’un parallèle entre les estampes du
maître italien et celles de son émule d’outre-monts, Albert Durer. Comme le
burin de celui-ci est pénétrant, comme il sait fouiller là où l’autre s’efforce
d’arrondir et de synthétiser. N’étant arrêté par aucune considération de style,
l’artiste allemand peut reproduire plus facilement la réalité avec ses nuances
infinies.
Agostino di Musi de Venise ou Agostino Veneziano, le plus habile parmi les
élèves de Marc-Antoine, débuta comme celui-ci par la copie des gravures de
Durer. Fixé à Rome vers 1 5 1 6 , il reproduisit, sous la direction de son
maître, plusieurs des plus belles compositions de Raphaël, entre autres Elyinas
frappé de cécité, Vénus blessée et Y Amour , le Portement de croix. A cette École il
acquit, d’après la définition de M. Duplessis ', « une sagesse dans les contours
et dans le modelé, une sobriété dans le maniement du burin qui lui étaient
inconnues précédemment ». La dernière partie de la carrière de ce maître,
dont on perd les traces en 1 536, fut consacrée à la reproduction des composi-
tions d’Andrea del Sarto, de fuies Romain, de Jean d Udine, de Bandinelli
(voy. la gravure de la page ii3) et de différents autres peintres. Tl grava
également des portraits, des motifs d’architecture, des ornements.
Marco Dente de Ravenne a pour lui une rare souplesse dans le maniement
du burin et réalise parfois des effets de clair-obscur véritablement brillants.
Dans le Conduit de cavalerie (Bartsch, n° 420) on admire le sentiment de la
couleur, et je ne sais quel pressentiment des ressources de l’eau-forte, qui se
mêle à de values réminiscences d’un chef-d’œuvre de Martin Schœn : Saint
Jacques le Majeur combattant les Injidèles.
Dente a gravé avec précision et éclat une série de bas-reliefs antiques, entre
autres le Trône de Neptune, qui lui a inspiré une planche superbe (Bartsch,
1. Histoire delà Gravure, p. 104.
LA GRAVURE.
7o5
n° 242). Mais il sait également servir d’interprète aux impressions modernes,
par exemple dans son étonnante planche des Squelettes (Bartsch, nu 425).
Les disciples directs de Marc-Antoine, Agostino Veneziano, Marco Dente,
sont bien encore de l’Age d’Or par leur culte de la tonne, par leur recherche
des lignes tranquilles et pures.
Le Lorrain Nicolas Béatrizet(né à Thionville en iSop; fixé à Rome de 1540
à i5Ô2) combina les enseignements d’Agostino Veneziano avec ceux de
G. Ghisi. Ses estampes ont de l’éclat , mais on leur reproche leur modelé
trop ressenti. Béatrizet a gravé entre autres, d’après Michel-Ange, la Chute
de Phaéton, Y Enlèvement de
Ganymède et le Songe de la
vie humaine.
Reverdino , dont les
estampes sont comprises
entre les années 1 53 1 et
'i 56i , a fait preuve d’une
ouverture d’esprit rare
chez les graveurs italiens :
outre les Écritures saintes,
la mythologie et l’histoire
ancienne, il a mis à con-
tribution les scènes de la
vie contemporaine, repré-
sentant tour à tour le
Mathématicien , les Alchimistes , le Joueur de luth, une Danse de Paysans (gravée
p. 75). D’ordinaire son exécution est soignée et son style serré, parfois même
un peu archaïque.
Gian Giacomo Caraglio de Vérone conserve, lui aussi, pendant longtemps de
de la fermeté et de la saveur; plus tard son burin devient souple, et finalement
trop facile.
Giulio Bonasone de Bologne, dont les estampes datées vont de 1 53 1 à 1 5 74,
s’est attaché à reproduire, sans trop de choix, les compositions de Raphaël, de
Michel-Ange, du Corrège, du Parmesan. Mais il appartient en même temps à
la catégorie des peintres-graveurs, car son crayon a inventé une partie des
sujets que son burin a traduits sur le cuivre. Comme technique, ce maître a
recours aux procédés les plus variés : tantôt il se plaît à prodiguer les tailles
parallèles, sans hachures (jambes d’Adam et terrains du fond, dans la gravure
cataloguée par Bartsch sous le nu 1); tantôt il poursuit les effets propres à l’eau-
89
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
706 HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
forte. Dans Judith et Holopherne (Bartsch, n°9), il se rapproche, par la recherche
du caractère, des graveurs de l’École de Fontainebleau. A côté des composi-
tions allégoriques, qui alternent dans son œuvre avec les scènes religieuses ou
mythologiques, on remarque ses portraits (voy. p. SpS), aussi vivants que
fouillés.
Enea Vico de Parme (voy. p. 5i) représence l’alliance de la gravure avec
l’archéologie : c’est dire que les éléments antiques et l’imitation des effets
propres à la sculpture dominent dans ses estampes. On a constaté que, vers
i55o, il fit usage de tailles fines et serrées qui, malgré une certaine délica-
tesse, donnent parfois à ses productions un aspect métallique.
Rappelons encore ici, parmi les imitateurs de Marc-Antoine, le mystérieux
Maître au dé, puis les graveurs de l’Ecole formée .à Mantoue par Jules Romain,
les Ghisi ou Mantovani (voy. p. 269).
Florence ne compte guère qu’un buriniste de talent, et encore quitta-t-il de
bonne heure sa ville natale : je veux parler de Domenico del Barbiere, avec qui
nous ferons plus ample connaissance lorsque nous étudierons l’École de Fon-
tainebleau.
La gravure au burin, avec la loyauté, la gravité, le sérieux, qui en sont insé-
parables, était bien le procédé qui convenait à la reproduction des chefs-d’œuvre
d’une époque encore si attachée au culte du grand art. Par une. conséquence
fatale, les Écoles de dessinateurs (Raphaël, Michel-Ange, Jules Romain, les
peintres de Fontainebleau) trouvèrent presque immédiatement les interprètes
les plus fidèles, tandis que les Écoles de coloristes (les Vénitiens, les Milanais,
le Corrège) attendirent longtemps les leurs.
Les facilités qu’offrait l’invention de la gravure à l’eau-forte ne pouvaient
que tourner au détriment de la gravure au burin. L’improvisation se substitua
peu à peu à une technique lente et minutieuse entre toutes; la recherche des
effets de couleur fit négliger la pureté et jusqu’à la précision du dessin.
Pouvait-il en aller autrement ? Même les plus belles eaux-fortes ne manquent-
elles pas de style, comparées aux productions du burin!
Dans le dernier tiers du siècle, le sérieux et la sincérité font place à une sorte
d’escamotage. Le modelé se réduit à des indications très générales; le style, la
tenue même, disparaissent jusqu’au jour où nos grands graveurs français du
xviie siècle, les Edelinck, les Nanteuil, les Audran, les Drevet, remettront en
honneur, en les renouvelant et en les développant, les principes de Marc-
Antoine Raimondi.
La gravure a l’eau-forte ne compte* encore que peu d’adeptes en Italie
pendant le xvi" siècle : on fait honneur de son introduction au Parmesan,
LA GRAVURE.
707
le brillant imitateur du Cortège. Ce procédé fut cultivé ensuite par Beccafumi
et surtout par Andrea Schiavone.
Tandis que la gravure au burin prenait un si radieux essor, la gravure
sur bois restait stationnaire, quoique des maîtres de la valeur de Marc-
Antoine, d’Ugo da Carpi, de Beccafumi, ne dédaignassent pas de s’y essayer
ou de la cultiver, et que l’invention de l’impression à plusieurs planches — la
gravure en clair-obscur ou en camaïeu — l’eût dotée de ressources nouvelles.
Le goût et l’exécution faiblissent graduellement : sauf de rares exceptions, les
contours comme le modelé perdent non seulement en noblesse et en pureté,
mais encore en netteté et en franchise.
Les circonstances cependant étaient propices : jamais encore la librairie
italienne, représentée par
les éditeurs vénitiens, les
Aide, les Giunti, les Zoan
Andrea Valvassore , les
Giolito de Ferrare (voy.
p. 320), les Marcolino de
Forli, les Sessa, n’avait
mis au jour tant de vo-
lumes illustrés. On en
jugera par un chiffre : de
1481 à 1600 on publia
à Venise près de trois
cents éditions de Missels
ornés de figures sur bois. Mais examinez les reproductions de -ces Missels
dans la belle monographie composée par le duc de Rivoli : la précision du
trait, la sobriété du modelé, disparaissent en même temps que la noblesse des
expressions ou le recueillement; il ne reste, des conquêtes du passé, que la
bouche contractée que les Primitifs avaient donnée à Marie ou au disciple bien-
aimé debout au pied de la croix. Au point de vue de la xylographie comme à
celui de la typographie, l’exécution a également baissé.
Parmi les livres illustrés qui donnent le moins de prise à la critique, nous
signalerons l’édition du Roland furieux de l’Arioste, publiée par Giolito (dans
l’édition publiée en 1 556, également à Venise, par Valgrisi, les bois manquent
de netteté et sont en outre fort mal tirés; dans celle publiée en 1070 par
Rampazetto, il y a plus de sobriété et d’esprit, mais les ornements sont d’un
goût déplorable). Dans les Trasfonnationi de Dolci (Venise, Giolito, r 55.3),
certains bois rappellent, par la simplicité et la netteté du trait, le modèle par
excellence, le Songe de Poliphile. On a pu juger par nos spécimens (p. 9 0-9 3)
de l’élégance d’une autre série de gravures, exécutée dans les ateliers de Marco-
lini : les Sorli ou Giardino dei Pensieri.
L’Illustration des Livres au xvic siècle.
D’après les « Trasfonnationi » de Dolci ( 1 553 ) .
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
708
A la suite de la gravure sur bois, mentionnons la typographie et avec elle la
calligraphie; toutes deux relèvent, par bien des côtés, des arts graphiques. Si
les plus habiles imprimeurs du xvie siècle n’ont guère réussi à ajouter à l’œuvre
de leurs devanciers, si les initiales ornées le cèdent presque sans exception à
celles de l’Age d’Or, du moins un certain nombre d’artistes spéciaux s’efforcèrent
de répandre les meilleurs modèles. Dès 1 5 14 le mathématicien ferrarais Sigis-
mondo dei Fanti publiait à Venise sa Théorisa et pratica... de modo scribendi
fabricandique omîtes Litteramm species, où il développait les théories émises par
Léonard de Vinci sur la construction des lettres, soit gothiques, soit latines.
Ce travail servit de base au Thesciuro de' Scrittori gravé par Ugo da Carpi
(Rome, 1 523).
Les initiales que nous avons empruntées à l’ouvrage de Fra Vespasiano
Amphiareo de Ferrare, Opéra nella quela si insegna a scrivere varie sorti di Lettere
(Venise, 1 556), témoignent du goût avec lequel le calligraphe mariait les motifs
propres à la Renaissance (enfants nus jouant, tirant de l’arc, etc.) à des enlace-
ments compliqués, sentant encore leur moyen âge (voy. p. 201). Dans
il Perfetto Scrittore du Milanais Gio-Francesco Cresci (1570), le goût est déjà
entièrement corrompu : les encadrements aussi bien que les lettres sont tour
à tour maigres, pauvres ou recroquevillées. Nous n’avons trouvé à y relever
que quelques initiales à entrelacs (voy. p. 583).
En abordant l’histoire des Arts décoratifs', j’ai à régler un arriéré énorme :
périodiquement, en terminant les précédents volumes, il m’a fallu rejeter le
trop-plein sur le volume suivant ; pour le coup cette ressource me fait défaut et
je risque ou de sacrifier les époques antérieures, si insuffisamment traitées dans
les deux premières parties de ma publication, ou bien de faire tort aux pro-
ductions de la Fin de la Renaissance, si amples, si nobles, si harmonieuses. Le
lecteur comprendra mon embarras. Peut-être me sera-t-il donné plus tard, dans
un travail spécial, de combler une lacune si regrettable.
Plusieurs branches des arts décoratifs étaient restées en retard sur les autres
pendant le xve siècle : telle en première ligne la céramique. Vers le second
tiers du xvie siècle, toutes arrivèrent à leur pleine expansion : quelques-unes
même, comme l’art du médailleur et la miniature, avaient déjà défleuri.
Il n’est pas facile de faire saisir l’activité qui continua de régner dans ce
domaine sans bornes : elle n’avait d’égale qu’un luxe, qui fit plus d’une fois
pousser les hauts cris aux moralistes (voy. p. 76 et suiv.).
Quelle variété d’invention et quels raffinements, rien que dans l’organisation
des fêtes, dans ce que l’on a appelé la décoration temporaire ! Longtemps encore
les artistes les plus considérables y prodiguèrent toutes les ressources de leur
génie, comme s’ils avaient tenu à montrer par combien de racines le culte du
1. Bibl. : T. I, p. 682. — Labarte, Histoire des Arts industriels. — La Collection Spifcçer.
LES ARTS DECORATIFS.
709
beau plongeait et dans les événements principaux de la vie de famille et dans
les réjouissances publiques. Banquets, mascarades, représentations théâtrales,
tournois, entrées solennelles, couronnements, funérailles, mirent tour à tour à
l’épreuve l’imagination des Peruzzi, des Jules Romain, des Leone Leoni et de
tant d’autres (voy. p. 189-190).
Pendant cette dernière période, les symptômes qui auparavant ne s’étaient
accusés qu’avec plus ou moins d’intermittence, gagnent en intensité, en atten-
dant la dégénérescence finale. L’abîme entre le grand art et les arts décoratifs se
creuse de jour en jour (t. II, p. 32 et suiv., 816-81 8). Si Michel-Ange consent
«PaBaniÉ
Bancs et Pupitres italiens du xvi” siècle, d’après les dessins de Michel-Ange.
( Bibliothèque Laurentienne.)
encore à modeler, pour le duc d’Urbin, la maquette d’une salière1 ou à fournir
les modèles des pupitres et des bancs de la Bibliothèque Laurentienne, à peu
de temps de là les contemporains de Perino del Vaga s’étonnent de voir
celui-ci accepter avec complaisance une foule de tâches jugées indignes d’un
« virtuose ». La fondation des Académies (p. 196) précipite la rupture entre
1’ « arte del disegno » et les procédés d’une application plus pratique. Est-il
surprenant que, réduits à leurs seules forces, se sentant incapables d’inventer et
n’osant solliciter le concours des architectes, des statuaires, des peintres, les
céramistes, les émailleurs, les sculpteurs en bois, et leurs congénères, trou-
vassent plus simple de copier des estampes! Vis-à-vis de combien d’entre eux
Marc-Antoine, pour ne citer que lui, n’a-t-il pas joué le rôle de Providence !
7io
HISTOIRE DE L’ART PENDANT EA RENAISSANCE.
Tout en s’efforçant de faire tenir dans un cadre commun les diverses branches
de l’art décoratif, la Fin de la Renaissance se montra soucieuse de laisser à
chacune d’elles une autonomie relative. Son rêve était de concilier l’harmonie
avec la liberté. Rien de moins systématique que le programme qu’elle traçait
aux décorateurs : la fantaisie pouvait s’y donner carrière à côté des combinai-
sons les plus savantes. C’est par où cette époque , vivante et généreuse , se
distingue avantageusement de certains styles plus récents, et notamment du
style Empire, si monotone et si mortellement ennuyeux, quoi qu’en disent
les quelques fanatiques qui essayent, en cette fin de siècle, de le remettre en
honneur.
Les artistes industriels de la Fin de la Renaissance ont pu commettre des
erreurs; ils ont du moins fait preuve jusqu’au bout d’une véritable probité
professionnelle : l’exécution est infiniment moins hâtive dans l’orfèvrerie, le
mobilier, la céramique, l’art textile, que dans la sculpture ou la peinture.
La dégénérescence ne s’est pas produite à la même heure dans toutes les
branches de l’art; mais dans toutes elle s’est traduite, parfois fort tard, par la
vulgarité de l’ornementation. L’exemple donné par les architectes de la queue
de Michel-Ange ne pouvait manquer de réagir sur des spécialistes, de plus en
plus habitués à demander leurs modèles aux représentants du grand art.
Se réglant sur eux, ils placèrent la recherche du relief et du mouvement
au-dessus de l’harmonie ou de la pureté des lignes; tentation d’ailleurs bien
explicable chez une génération fière d’avoir enfin réussi à dominer la matière et
à traduire librement toutes ses aspirations.
L’abus de la figure humaine, qui se substitue progressivement à l’ornemen-
tation végétale ou à l’ornementation plane, n’est que le corollaire de ces ten-
dances; on a vu, dans notre chapitre sur l’influence antique (p. 110-112), à
quel point on prodigua, sans nécessité appréciable et même contre toute vrai-
semblance, les motifs mythologiques ou allégoriques.
La Glyptique avait été jusque-là un art essentiellement anonyme; à peine si
quelques noms de graveurs en pierres dures du xve siècle ont été sauvés de
l’oubli1. Aussi bien s’étaient-ils appliqués plutôt à copier les modèles de l’an-
tiquité qu’à créer des compositions originales. Même dans l’œuvre des Gio-
vanni delle Corniuole et des Domenico dei Cammei, on ne trouve guère
que des portraits (voy. t. II, p. 821). Dans le premier quart du xvie siècle, la
situation change : les Picr Maria da Pescia, les Valerio Belli, les Giovanni da
Castelbolognese, les Cesati, les Matteo del Nassaro, disputent aux statuaires
la faveur des grands et l’emportent parfois sur eux ; les cours de France,
d’Espagne, d’Allemagne, de Bavière, de Pologne, rivalisent de sacrifices pour
se les attacher. Ces maîtres abordent en même temps les scènes les plus com-
1. Bibl. : Babelon, la Gravure eu pierres fines. Camées et Intailles. Paris, 1894.
LA GLYPTIQUE.
71 1
pliquées et réalisent la perfection dans l’infiniment petit, comme leur contem-
porain Michel-Ange dans le colossal. Leurs ouvrages valent plus encore par
leur fini prodigieux et par la richesse de leurs formes que par celle de la
matière première.
Pier Maria da Pescia (t. II, p. 821) était entré le premier dans la voie des
tours de force; sa Bacchanale du Cabinet de France ne contient pas moins de
quinze figures dans un champ qui ne dépasse pas i5 millimètres de longueur!
Valerio Belli de Vicence ou Valerio Vicentino (iqôSP-ifiqô) conquit une
situation plus prépondérante encore, quoiqu’il travaillât uniquement d’après
l’antique ou d’après les dessins de ses contemporains
Il était incomparable pour la finesse et la perfection
de l’exécution. Rien n’égalait la rapidité avec laquelle
il produisait.
Un coffret ou cassette en cristal de roche, orné de
vingt-quatre Scènes de la Vie du Christ, proclame jus-
qu’à nos jours, au Musée des Offices, l’habileté de main
prodigieuse de Valerio h Le pape Clément VII com-
manda en outre au maître une cinquantaine de reli-
quaires en cristal de roche ou autres pierres précieuses,
qu’il donna, en i532, à l’église de Saint-Laurent1 2 3 4 5.
La plupart des compositions de Belli ont été repro-
duites en bronze, sous forme de plaquettes, et dé-
crites à ce titre par M. Mobilier b
Giovanni Bernardi da Castelbolognese5 (1 495-1 553) n’eut rien à envier, ni
pour le talent, ni pour la notoriété, à Valerio Belli. Le duc Alphonse de Fer-
1. Bibl. : Casablanca, di Valerio Vicentino, intagliatore di cristallo. Venise, 1864. Le portrait a
la sanguine de Valerio se trouve au Musée de Weimar (Braun, n° 110), où il est attribué a
Michel-Ange! Une simple comparaison avec la gravure publiée par Vasari (édit, de i568,
t. Il, p. s85) suffit pour établir l’identité du personnage représenté (Communication de
M. Valton). — Le Musée du Louvre s’est récemment enrichi d’un disque de porphyre gravé,
la Paix mettant le feu à un trophée d'armes, que des connaisseurs attribuent à Valerio. Ce sujet
a en effet été modelé par le même artiste pour le revers d’une médaille de Léon X et sur une
plaquette de la collection G. Dreyfus (Molinier, Bulletin de la Société des Antiquaires , 189.3,
p. 88).
2. Ce coffret, offert par Clément VII à François I r, figura longtemps dans les collections de
Fontainebleau; il entra aux Offices, apporté probablement au grand-duc Ferdinand en 1.089
par Christine de Lorraine. (Vasari, t. IV, p. 389. — Plon, Benvcnuto Ccllini, p. 38g.)
3. Richa, Noti-ie istoriclie delle Chiese florentine; t. V, Florence, 1 7 5~, p. q.5-52.
4. Les Bronzes de la Renaissance. Paris, 1886, t. I, P- 189 et suiv.
5. Bibl. : Ronchini : Atti e Meinorie Sefonc di Purina, t. IV, p. 1-7. — Liverani, Maestro
Giovanni Bernardi da Castelbolognese, intagliatore di gemme. Faenza, 1870. (Cet auteur se fonde
sur le témoignage de documents contemporains pour affirmer que Giovanni ne nageait nulle-
ment dans l’opulence, comme on l’a prétendu (voy. p. 194). Mais on sait avec quel soin les
Portrait de Val. Vicentino.
(D’après la gravure publiée
712
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
rare, le cardinal Hippolyte de Médicis, les papes Clément VII et Paul III, le
cardinal Alexandre Farnèse, le comblèrent de 'faveurs. Son chef-d’œuvre est le
coflret orné de gravures sur cristal de roche, la « cassette Farnèse », conservée
au Musée de Naples (gravé p. 289). Il y a représenté, avec autant de finesse que
de netteté, d’après les dessins de Perino del Vaga (voy. p. 844), des scènes
mythologiques et des scènes de la vie d’ Alexandre Je Grand.
Alexandro Cesati, surnommé il Grechetto, apporta des perfectionnements
considérables à l’outillage de la glyptique et surpassa encore, si possible, ses
devanciers1. Originaire de Chypre d’après les uns, de Milan d’après les autres,
il travailla longtemps à la cour de Rome, puis à Venise, et s’établit finalement
à Chypre, où il semble être mort après 1 56q . Le fini et l’élégance de ses camées
et de ses médailles arrachèrent des cris d’admiration même à Michel-Antre
O
(voy. p. c;3).
Si Benvenuto Cellini, Leone Leoni, Caraglio, ne s’exercèrent qu’accidentel-
lement dans la glyptique, d’innombrables autres artistes, appartenant principa-
lement à la Haute Italie, s’en firent une spécialité et répandirent d’un bout à
l’autre de l’Europe la réputation des graveurs en pierres dures italiens2. Depuis
lors, ces gemmes, d’une extrême variété de formes — médailles ou camées,
bustes ou statuettes, coupes, plats, vases, chapelets, rosaires, reliquaires, —
n’ont cessé d’occuper une place d’honneur dans les vitrines des musées ou
dans celles des collections particulières.
L’Art du médailleur continue jusqu’à la Fin de la Renaissance à tenter
les artistes et à séduire le public : c’est par centaines que se comptent ses
productions". Mais il 11e pouvait manquer de se régler sur les évolutions de
la sculpture, dont il ne forme qu’un satellite. La finesse de la caractéristique,
la précision du rendu, l’harmonie ou le galbe ne brillèrent plus que trop sou-
vent par leur absence.
artistes d’autrefois dissimulaient leur ortune). — Voyez en outre, sur ce maître, mon Atelier
monétaire de Rome. (Paris, i88q, p. 36.)
1. Bibl. : Ronchini : Atti e Memorie... Segione di Parma, t. I, p. 25i-2ÔI. — Bertolotti,
Artisti lombardi a Roma, t. I, p. 3 1 6-3 18. — L’Atelier monétaire de Rome.
2. l'els sont les Milanais Giovanantonio dei Rossi, Antonio Masnago, Annibale Fontana,
Domenico Compagni (voy. la Grande Encyclopédie ), Jacopo Nizzola de Trezzo, Gasparoet Giro-
lamo Misuroni, les Marmitta de Parme, Antonio Dordonio (-j- 1584) de Busseto, dans l’Etat
de Parme; Matteo del Nassaro de Vérone, que nous retrouverons à la cour de François I"r, les
Anichini de Ferrare, Girolimo Corio, qui travaillait à Mantoue dans le dernier quart du
xvie siècle ( Archivio storico lombardo, 1887, p. 869), etc., etc. Florence est représentée par
Domenico di Polo.
3. Bibl. : T. I, p. 686. — Ideiss, les Médailleur s de la Renaissance : Venise: Paris, 1887. —
Florence et la Toscane. Paris, 1891-1892. — LL Rossi, I Medaglisti del Rinascimento alla corte di
Mantova , I-III. Milan, 1888. — Le même, Francesco Marchi e le Medaglie di Margherita d’Aus-
tria. Milan, 1888.
L’ART DU MÉDAILLEUR.
Aux médailleurs de l’ère précédente, dont plusieurs, tels que Caradosso, Spe-
randio, peut-être aussi le mystérieux Moderno ‘, prolongèrent leur existence
jusque vers le second quart du xvT siècle, firent suite Vittorio Camelio ou Gam-
bello de Venise ( 1 56o— i 53q ; voy. t. II, p. 53q), Giovanni Maria Pomedello
de Vérone1 2 3 4 5 6, le médailleur à l’Amour captif, l’auteur de la belle effigie de
Lucrèce Borgia (t. II, p. 27b). Puis surgit une génération nouvelle, plus
bruyante encore que brillante. Les Toscans désormais peuvent rivaliser avec
les maîtres de la Haute Italie : ils opposent Benvenuto Cellini, Leone Leoni,
Pastorino de Sienne, aux Valerio Belli de Vicence, aux Grechetto (v. p. 712),
aux Giovanni Cavino de Padoue (-J- 1570), aux Antonio Abondio de Milan
(médailles comprises entre 1 567 et 1587), aux Gianfederigo Bonzagna de Parme
(mort après 1 586) , aux Jacopo Primavera". Les gravures d’après les productions
des uns et des autres, semées à travers le présent volume, permettent au lecteur
de se rendre compte de leur talent respectif.
Si les médailles de Cellini et de Leoni ne l’emportent en rien sur celles de
leurs contemporains, celles de Pastorino Pastorini (f i5g2) ‘ sont aussi fermes
que pénétrantes, d’une facture tout ensemble étoffée et souple, précise et pleine
de distinction : c’est le Bronzino de l’art du médailleur.
La vogue des Plaquettes en bronze tend à diminuer pendant la dernière
période de la Renaissance. Il n’est point prouvé que les artistes dont les œuvres
ont été reproduites sous cette torme, les Valerio Belli, les Benvenuto Cellini,
les Leoni, les Giovanni da Castebolognese, l’anonyme dont l’œuvre a été catalo-
guée par M. Molinier sous le n"XL, etc., aient eu quelque part à la confection
des épreuves en bronze tirées de leurs pierres gravées, de leurs sceaux ou de
leurs médailles.
Il y aurait lieu de passer en revue ici les autres productions de l’art du fon-
deur; mais la matière est infinie : elle comprend les ustensiles les plus humbles
et des pièces d’apparat, depuis les chandeliers, les sonnettes, les encriers jus-
qu’au lustre de la cathédrale de Pise, exécuté de 1 585 à i58q sur le modèle
fourni par le sculpteur florentin Battista di Domenico Lorenzi (gravé p. 5 14) h
La Ferronnerie et I’Armurerie ne jettent pas moins d’éclat : la noblesse des
formes n’a d’égale que la perfection de la main-d’œuvre L
Si le premier de ces arts ne compte plus que peu de pages monumentales,
telles que grilles ou balustrades, quelles merveilles n’a-t-il pas créées dans le
1. Bibl. : Ilg. : Annuaire des Musées de Vienne, t. XI, p. 100.
2. Archiviez storico dell’ Ar te, 1888, p. 426.
3. Annuaire des Musées de Vienne, 1892, t. XII, p. 55 et suiv.
4. Bibl. : Kenner, Annuaire des Musées de Vienne, t. XII, 1891, p. 84 et suiv.
5. Archiviez storico dell’ Arte, 1 89.8 , p. 21 5.
6. Bibl. : Maindron, les Armes (Bibliothèque de 1 Enseignement des Beaux-Arts').
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
714
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
domaine plus restreint de la serrurerie! La clef du palais Strozzi (gravée p. 76)
est aussi line comme ciselure que nourrie et élégante comme composition:
sirènes, masques, dauphins s’y marient avec une incomparable suavité.
Dans l’Armurerie, tout, jusqu’aux plus humbles auxiliaires du harnachement,
mors, étriers, forme matière à surprises ou à méditations. Il est difficile de
faire saisir, dans le peu de lignes dont je dispose, l’extrême variété et l’extrême
richesse des engins de destruction inventés par la Fin de la Renaissance : cui-
rasses gravées par les habiles armuriers de Milan, haches d’armes aux fines cise-
lures, arquebuses damasquinées ou incrustées soit de nacre, soit d’ivoire, épées
à la poignée d’acier fouillée comme une statuette d’ivoire, casques surmontés
de chimères, de dragons et d’aigles, canons fondus par les Alberghetti.
Pour la Marqueterie en métal et la Damasquinure, on vante l’habileté
avec laquelle Francesco del Prato de Florence (f i56a) exécutait les figures,
le feuillage, les ornements
de toute sorte, entre autres
sur une armure destinée
au duc Alexandre de Mé-
dicis.
Clef d’arquebuse italienne du xvi" siècle.
(Collection Spitzer.) Par un concours de cir-
constances véritablement
exceptionnelles, I’Orfèvrerie prit à ce moment dans les mœurs publiques aussi
bien que dans les mœurs privées une importance qu’elle n’a eue ni auparavant
ni depuis. C’est le moment où les distinctions de toutes sortes, la rose d’or,
l’épée d’honneur, la chaîne offerte à quelque haut personnage, les cadeaux
princiers, tout se traduit par les productions des orfèvres1. Les redevances des
cités se composent également très souvent de pièces d’orfèvrerie. Jamais
encore ces productions et celles des branches congénères n’avaient joué un tel
rôle dans les relations de souverains à souverains. Le pape Clément VII, se
préparant à se rendre à l’entrevue de Marseille ( 1 533), s’occupe avec les soins
les plus méticuleux de faire enchâsser par les orfèvres les plus habiles la superbe
défense de licorne qu’il se propose d’offrir à François Ier. Parlerai-je de la
richesse de l’argenterie, de l’extension de l’orfèvrerie aux plus modestes instru-
ments ou ustensiles : sonnettes, encriers, fermoirs de livres ? Son domaine
est infini, et ce serait presque écrire l’histoire de la civilisation pendant la der-
1. Bibl. : T. II, p. 822. — Ronchini, Manno orefice fiorentino. Modène, 1878. — Cf. l’article
de M. de Fabriczy dans YArchivio storico dcll’ Arte de 189-], p. iqg-lSo. — Ronchini, i Bonga-
gni c Lorengo da Panna coniatori (Pcriodico di Numismatica c Sjrcigistica, t. VI). — Santoni, Maestro
Tobia da Camerino orafo ed emiilo di Benveimto Cellini (1530-1550). Camerino, 1888. — Anselmi,
la Croce astile di Cesarino del Roscetto per la chiesa di San Mcdardo in Arcevia. Rome, 1889. (Extr.
de YArchivio storico dcll’ Arte.) — Les ouvrages .de M. Plon sur Benvenuto Cellini et Leone
Leoni. — L YArchivio storico dcll' Arte de 1888.
L’ORFEVRERIE.
7i5
nière période de la Renaissance que de retracer les annales de cette branche de
l’art. On conçoit, en présence d’un tel engouement, l’orgueil des orfèvres, qui
deviennent bien la classe d’artistes la plus présomptueuse et la plus turbu-
lente, avec des coryphées
tels que Benvenuto Cellini
et Leone Leoni. C’est tout
le jeu d’intrigues et de
vanités de comédiens qui
se savent gâtés par le pu-
blic, avec cette différence
qu’ici la représentation
tourne à tout instant au
drame et se termine par la
mort de l’un des acteurs.
L’orfèvrerie italienne at-
teignit à ce moment à
sa suprême perfection. Le
temps n’est plus, il est
vrai, où le sculpteur et le
peintre doivent passer par
la boutique de l’orfèvre
pour apprendre à fond tous
les secrets de l’art : à peine
peut-on encore citer, pour
le xvie siècle, parmi les
orfèvres qui ont abordé les
branches supérieures de
l’art, Andrea del Sarto,
Baccio Bandinelli, Benve-
nuto Cellini ; mais grâce
aux modèles fournis par
des artistes éminents, grâce
à une prodigieuse habileté
technique, à une admirable
souplesse de main, cet art,
généralement un peu en
retard sur les autres, par-
vient au zénith au moment où la peinture et la sculpture tendent déjà à des-
cendre.
Demi-armure italienne en 1er gravé el doré.
(Collection Spitzer.)
En thèse générale, le caractère propre de l’orfèvrerie de cette époque, c’est la
disparition des formes architecturales, si longtemps inséparables de l’orfèvrerie.
J’explique cette modification par deux considérations : l’une que l’architecture
716
HISTOIRE DE E’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
de la Renaissance, moins fouillée et moins chargée que l’architecture gothique,
se prêtait moins aux tours de force de fini dans lesquels éclate l’habileté des
orfèvres; la seconde, c’est le besoin de vie, de mouvement, d’agitation, qui
possédait les artistes de cette génération ; partout ils veulent mettre des figures
animées, si ce n’est d’hommes, du moins d’animaux ou de végétaux, afin de
pouvoir y faire éclater la fougue qui les possède.
La Gravure des sceaux réalisa, elle aussi, à la même époque, l’idéal
Amorçoir italien du xvr siècle. (Collection Spitzer.)
de l’élégance dans le dessin et du fini dans le travail de la gravure.
Lautizio de Pérouse acquit une telle célébrité, que depuis on est tenté de
lui attribuer toute œuvre très parfaite. On lui payait, affirme B. Cellini, jusqu’à
cent ducats par sceau. Au Musée du Louvre et au Musée de South Kensington,
un sceau et une épreuve en bronze tirée sur un autre sceau rendent témoignage
de son incomparable habileté. L’un fut exécuté pour le cardinal Jules de Médicis
entre les années 1619 et 1 5 2 3 ; l’autre, pour le cardinal de Vich, entre les
années 1 5 1 7 et 1 5 2 5 ; tous deux représentent Y Adoration des Mages' (gravés
p. 227, 229).
I . Voy. Drury Fortnum, A descriptive Catalogue of tbe Bronzes. . . in tbe South Kensington Muséum :
Londres, 1876, p. 36, 67-69.
LE MOBILIER.
717
Par contre, les sceaux gravés par Cellini pour les cardinaux d’Este et de Gon-
zague montrent une composition passablement confuse, où la virtuosité tient
lieu de pondération et l’esprit de style.
L’Ameublement de la Fin de la Renaissance est aussi riche que varié : les
éléments rétrospectifs y entrent au même titre que les créations contempo-
raines; les formes empruntées à l’architecture s’y marient aux combinaisons
plus libres inspirées de l’art textile.
Quelques extraits des Ricordi de Fra Sabba de Castiglione (iSqô) ou du
Cabinet italien du xvi" siècle, en ébène incrusté d'ivoire. (Ancienne collection Spitzer.)
Voyage de Montaigne1 nous permettent de reconstituer, avec une précision qui
ne laisse rien à désirer, ces ensembles si brillants et si harmonieux. Le premier
nous apprend que les parois étaient alternativement enrichies de marqueteries,
de tapisseries ou de cuirs de Cordoue1.
1. « Il y en a qui choisissent, pour décorer leurs salles, les marqueteries de Fra Giovanni
di Monte Oliveto, de Fra Rafaello da Brescia, ou d’autres maîtres marqueteurs excellents...,
mais surtout, quand on peut se les procurer, les ouvrages plutôt divins qu’humains de Fra
Damiano de Bergame Quelques autres parent leurs maisons avec des tentures d’Arras et des
tapisseries de Flandres faites à figures, à feuillages ou à verdures ; des tapis et des moquettes de
Turquie et de Soria ; des carpettes et des tapisseries barbaresques ; des toiles peintes de la main
de bons maîtres; des cuirs d’Espagne ingénieusement travaillés, ou d’autres tentures à la nou-
velle mode, fantasques et bizarres, mais bien travaillées et venant du Levant, ou de l’Allemagne,
subtile inventeresse de choses belles et industrieuses. » (Bonnaffé, Sabba da Castiglione ; Paris,
i88j, p. 18.) — Voy. aussi les « Nouvelles » de Bandello, liv. I, nouv, ni.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
718
Dans ce cadre si propre à faire valoir le contenu prenaient place des fauteuils,
des tables, des lits, des bahuts, des coffres sculptés ou peints (la peinture sur
meubles conserva sa vogue jusque vers le milieu du siècle1 2), plus rarement
incrustés, de merveilleux cabinets en bois ou en métal, les uns enrichis
d’ivoire, les autres damasquinés ou ornés de reliefs soit ciselés, soit repoussés.
Montaigne, de son côté, constate que les « logis
italiens sont communément meublés un peu mieux
qu’à Paris, d’autant qu’ils ont grand foison de cuir
doré, de quoi les logis qui sont de quelque prix
sont tapissés. Nous en pusmes avoir un » — ajoute-
t-il ailleurs, « à mesme pris que du nostre, au
Vase d’or assès près de là, mublé de drap d’or
et de soie, comme celui des rois; chaque lit étant
du prix de 400 à 5oo escus. J’y avois les meubles
nécessaires, et fort propres, fort honnestes, à la ma-
nière italienne, qui dans beaucoup de choses, non
seulement égale la manière française, mais l’emporte
encore sur elle. Il taut convenir que c’est un grand
ornement dans les bâtimens d’Italie, que ces voûtes
hautes, larges et belles, qui donnent à l’entrée des
maisons de la noblesse et de l’agrément, parce que
tout le bas est construit de la même manière, avec
des portes hautes et larges. Les gentilhommes de
Lucques mangent dans l’été sous des espèces de
porches à la vue de tous ceux qui passent par les
rues. » Après s’être longtemps répandu en plaintes,
Montaigne finit par reconnaître que toutes les fois
qu’il a logé chez des particuliers, il a eu des appar-
tements non seulement bons, mais encore délicieux.
« Je fus quasi contreint de confesser, déclare-t-il
ailleurs, que ny Orléans, ny Tours, ny Paris mes-
mes, en leurs environs, ne sont accompaignés d’un
si grand nombre de maisons et villages, et si louin
que Florance; quant à beles maisons et palais, cela est hors de doubteh »
Escabeau italien du xvi” siècle.
(Ane. collection Spitzer.)
La Miniature, si florissante jusqu’au pontificat de Léon X, décline rapide-
ment, quoique des artistes de talent continuent à la cultiver3. Elle s’engage
1. Voy. le travail que j’ai consacré à ce genre de décoration dans les Mélanges Piot de 1894 :
les Plateaux d’ accouchées et la Peinture sur meubles en Italie du XIVe au XVIe siècle.
2. Edit. d’Ancona, p. 196, 387, 390-391, 496.
3. Bibl. : T. I, p. 697; t. Il, p. 828. — Curmer, les Évangiles. Paris, 1864. — Labarte.
Histoire des Arts industriels , 2L'édit., t. II, p. 274-278.
LA MINIATURE.
71g
dans une voie des plus dangereuses : l’imitation de la peinture de chevalet,
en même temps qu’elle sacrifie au goût, de jour en jour plus répandu, pour
une ornementation mouvementée, bruyante, baroque. Les contours perdent
en pureté et en noblesse ; le coloris en harmonie. Le passage d’un style à un
autre s’accuse dans le Missel, d’ailleurs encore si riche, du cardinal Pompeo
Colonna (f i532), conservé à Rome au palais Sciarra. Si les camées reproduits
dans les bordures rappel-
lent encore, par leur préci-
sion et leur délicatesse, les
traditions d’Attavante, de
Monte, de Francesco d’An-
tonio del Cherico, de nom-
breux autres motifs an-
tiques — colonnes triom-
phales , obélisques , téla—
nions, etc., — enlèvent à
l’ornementation toute fraî-
cheur et toute originalité
(Curmer, pl. 1 3, 451, etc.).
L’enlumineur d’un autre
manuscrit ( Bibliothèque
Barberini, nu 125; Cur-
mer, pl. 61 bis) va plus
loin : s’inspirant des leçons
de Michel-Ange, il pro-
digue dans ses génies nus
et les raccourcis et les
effets de torse.
Les livres de chœur con-
servent quelque temps en-
core l’ornementation tra-
ditionnelle (ce qui a pu induire M. Woermann à affirmer que la miniature
ne ressentit les atteintes du style nouveau que vers le milieu du xvf siècle ').
C’est ainsi que le frère Eustachio ( 1 473— 1 555) resta fidèle aux pratiques de
l’ancienne Ecole dans son superbe Aniiphonaire de la cathédrale de Florence :
on ne peut lui reprocher qu’une certaine crudité de coloris.
Le Psautier exécuté en i5q2 pour le pape Paul III (Bibliothèque Nationale,
fonds latin, n° 8880, ancien supplément latin, n" 702) se distingue par le fini
extrême des initiales et des miniatures; mais le dessin manque parfois d’élé-
gance (les génies nus sont trop lourds, les festons et autres ornements trop
Le Mobilier italien au xvi° siècle, d’après une peinture de Sodoma.
( Palais de la Farnésine à Rome.)
1. Geschichte der Malerei, t. II. p. 201.
720
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
contournés), le coloris est sans chaleur et même sans intensité. C’est de la
peinture en petit ; ce n’est plus de la miniature. Si l’enlumineur sait encore
donner aux camées des bordures toute la finesse désirable, il montre, en
adoptant pour beaucoup d’autres parties un ton de camaïeu gris ou bronze,
combien le sens de la vision s’était altéré dès cette époque b
Un artiste étranger, dom Giulio Clovio (1498-1578), né en Croatie, mais
fixé de bonne heure en Italie, incarne les dernières manifestations de la minia-
ture italienne1 2. L’ornementation 11e joue plus chez lui qu’un rôle accessoire :
elle n’est que trop souvent vide et banale. Ce qui l’intéresse, c’est de composer
ou de copier des tableaux; il s’y entend à merveille et donne à ces compositions
microscopiques un rare degré de fini. Parfois même il réussit à créer des ensem-
bles où le sentiment dramatique s’allie à l’entente de l’effet décoratif. Telle est
la miniature de la Divine Comédie que nous avons fait reproduire ci-dessus
(p. 198) : elle est aussi noble de formes qu’ingénieuse comme conception.
L’Émaillerie compte à peine dans la Renaissance italienne du xvie siècle.
Celle-ci a trop facilement abandonné à la France le monopole des émaux peints,
gloire impérissable de Limoges.
La Mosaïque en marbre, ou plus exactement la Marqueterie en marbre,
reçoit un développement inespéré, grâce à la fondation de la manufacture flo-
rentine des pierres dures3. Désormais, pour une période de près de trois siè-
cles, les artistes attachés à cet établissement assembleront avec autant de goût
que de patience les fragments d’onyx, de lapis lazuli, de fluorine, qui, eu
s’emboîtant les uns dans les autres, dessineront sur les bijoux ou les meubles
les bouquets les plus exquis ; ils appliqueront même leurs procédés minutieux
entre tous à la décoration monumentale : la chapelle des Princes ou chapelle des
Pierres dures, une des dépendances de l’église Saint -Laurent, rend témoi-
gnage à la fois de leur habileté et de la magnificence des Médicis.
La Marqueterie en bois, la « tarsia in legno », se plie, comme par le passé
aux tâches les plus diverses; tantôt elle enrichit les églises ou les palais de
boiseries monumentales, tantôt elle orne quelque coffret d’ornements, chefs-
d’œuvre de fini4. On a pu voir dans mon précédent volume (p. 826-827),
1 . Rappelons également ici le nom du miniaturiste Vincent Raymond de Lodève, qui tra-
vailla longtemps pour le pape Paul III ( 1 .538 et années suivantes).
2. Bibl. : Kukuljevic Sakcinski, Leben des G. Julius Clovio. Agram, 1 85a . — Ronehini, Giulio
Clovio ( Atti c Memorie délia Députations di Storia patria per le Provincie parmsnsi e modenesi,
t. III, p. 259-270). — Bertolotti, Don Giulio Clovio. Modène, 1882. — Les Archives des Arts.
Première série, p. 71-72. — Bradley, the Lije and Works c JJ. Giulio Clovio miniaturist. Lon-
dres, 1891.
3. Bibl. : Zobi, Notifie sloriche delV origine e progressi dêi Lavori di comimsso in Piètre dure
die si eseguiscono nell' 1 e K. Stabilinsnto di Fircnge. 2e édit. Florence, 1 85.3.
4. Bibl. : T. I, p. 703. — Schercr, Technik und Ge.hiehte der Intima. Leipzig, 1891. — Si
LA MARQUETERIE. - LA MOSAÏQUE.
quelles furent les tendances de la nouvelle Ecole, représentée principalement
par Fra Damiano de Bergame, et comment elle s’efforça, à l’aide de bois teints,
de composer des tableaux, cédant en cela au courant général. Un certain
nombre d’artistes toutefois restèrent attachés aux bonnes traditions et ne
songèrent qu’à créer des œuvres ornementales dont les arabesques ou les
grotesques feraient les principaux frais. De ce nombre est Baccio d’Agnolo :
ses marqueteries du chœur de l’église Sainte-Marie Nouvelle à Florence offrent
une incomparable élégance.
Le procédé de peinture — il serait plus juste de dire le procédé de gravure
— connu sous le nom de « sgraffito » (t. I, p. 784; cf. t. II, p. 32q), cet
auxiliaire si précieux de la polychromie, continua de jouir d’une vogue extrême.
Le peintre florentin Andrea Feltrini, s’il n’en est pas l’inventeur, comme
l’affirme trop légèrement Vasari (on en possède des spécimens de beaucoup
antérieurs), semble du moins l’avoir perfectionné. Une des gravures
publiées dans notre second volume (p. 33 1), la vue du palais Guadagni à
Florence, donne une idée approchante de ces décorations si largement traitées
(voy. aussi plus haut, p. 169, 3 1 3-3 14).
Oubliant que la nature même de la mosaïque (t. II, p. 83o-832), cette
juxtaposition de cubes aux dimensions plus ou moins considérables, aux contours
plus ou moins réguliers, fait obstacle à la précision du modelé et à la vivacité
des expressions, le xvi° siècle demanda aux mosaïstes de rivaliser avec l’infinie
souplesse du pinceau. De même que les Baldovinetti et les Ghirlandajo, le
Titien et le Tintoret ne virent dans ce procédé qu’une variante de la fresque
ou de la peinture à l’huile. Les mosaïstes ne furent plus à leurs yeux des inter-
prètes, des traducteurs, mais de simples copistes. Fa gravité, la pondération, la
scrupuleuse appropriation aux exigences décoratives, toutes les lois inhérentes à
un art essentiellement monumental, furent compromises par des tentatives
aussi généreuses que téméraires. Seul Raphaël, dans ses mosaïques de la
chapelle Chigi, s’était efforcé d’observer une juste mesure.
Les incrustations en pâtes de couleur, dans le genre du pavement de la
cathédrale de Sienne, prirent surtout une grande extension, grâce à Beccafumi
(voy. p. 535-536).
Les artistes de la Première Renaissance avaient cherché vainement le rapport
nos Musées irançais n’ont pas fait à cette industrie d’art la place à laquelle elle a droit, plusieurs
collections particulières de Paris en renferment de superbes spécimens. Tels sont, chez
M. Chabrières-Arlès, le « cassone », à génies nus, du milieu du XVIe siècle; chez M. Peyre, les
panneaux incrustés par Francesco Orlandini de Vicence (1.547) et Par F™ Damiano de Bergame
(1.548). (Bonnaffé, Sabha da Castiglione, p. 17-18. — La Collection Spit^er, t. II, p. 79.)
E. Münlz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
véritable entre la Peinture sur verre1 et la fresque, je veux dire le système de
coloration qui convenait le mieux aux vitraux destinés à éclairer les intérieurs
décorés de peintures murales. Et cependant l’éclairage au moyen de ver-
rières était dès lors la règle; nous les trouvons et au Campo Santo de Pise, et
dans l’oratoire du pape Nicolas V, décoré par Fra Angelico, et dans le choeur de
Sainte-Marie Nouvelle à Florence.
Ce ne fut qu’au xvie siècle que le problème fut définitivement résolu; il le fut
en partie au détriment de la peinture sur verre, qui dut se contenter de tons
moins éclatants et se rapprocher davantage de la grisaille. Néanmoins bon
nombre de verriers surent sauvegarder les droits de leur art et concilier la
transparence des colorations avec leur éclat. Rien de plus doux, de plus harmo-
nieux et de plus vibrant à la fois que la gamme de
Guillaume de Marcillat, le fondateur de la nouvelle
Ecole.
Guillaume de Marcillat ( 1 46 7— 162 9) était origi-
naire du Berry (et non de la Lorraine, comme on
l’a longtemps cru). Fixé à Rome sous le pontificat
de Jules II, il travailla au Vatican, sous la direc-
tion de Bramante, en compagnie d’un autre peintre-
verrier français, maître Claude, vers ifioq. fuies II
les chargea tous deux d’orner de vitraux le chœur
de l'église Sainte -Marie du Peuple : mieux pro-
tégé que les vitraux du Vatican, ce chef-d’œuvre
existe encore. On y voit, en une série de compar-
timents, la Vierge adorant l'Enfant Jésus , Y Adoration
des Bergers et Y Adoration des Mages, la Circoncision ,
la Fuite eu Egypte, le Christ parmi les docteurs.
Quelques observations au sujet de cet important ensemble ne seront pas
hors de propos : la gamme y diffère essentiellement de celle de l’ancienne
Ecole; une grisaille avec quelques taches rouges ou bleues, voilà pour le coloris;
les effets profonds et sonores, les jeux de lumière variés, le sentiment décoratif
s’effacent devant l’élégance du dessin, la recherche du style et de l’intérêt. Je
serais tenté d’attribuer ces concessions à l’influence de Michel-Ange et de
Raphaël, aux côtés desquels les deux artistes français avaient travaillé plusieurs
mois durant au palais apostolique \ Marcillat, heureusement, ne tarda pas à
revenir aux principes véritables d’un art qui est l’auxiliaire et non l’esclave de
la peinture murale.
Le chef-d’œuvre de Marcillat orne la cathédrale d’Arezzo. Il représente : la
Vocation de saint Matthieu, Y Expulsion des vendeurs du temple, (gravée p. 220),
1. Bibl. : La Revue des Arts décoratifs, 1890-1891, t. XI, p. 33o-3q7, SSq-Sjq.
2. Le Cicerone attribue les cartons des vitraux de Sainte-Marie du Peuple à un maître ombrien.
Mais Marcillat était un peintre assez exercé pour les composer lui-même.
Portrait de Marcillat.
(D’après la gravure publiée
dans le recueil de Vasari.)
723
LA PEINTURE
ia Femme, adultère, la Résurrection de
Lazare, etc. Avec un sentiment fort
juste des lois décoratives, Marcillat su-
bordonne les détails à l’ensemble, ne
développant les accessoires qu’autant
qu’il faut pour donner à la scène
principale plus d’éclat, de richesse, de
majesté. Que nous voilà loin des inex
tricables vitraux gothiques, avec leurs
amoncellements de figures, au milieu
desquelles l’œil cherche souvent en
vain à s’orienter ! Ce fils du Nord,
élevé dans la tradition de l’art du
moyen âge, est devenu un Italien de
la plus belle Renaissance par sa science
du groupement, par la netteté de son
récit. Dans la Femme adultère, notam-
ment, les figures sont magistralement
disposées : au premier plan, quelques
spectateurs, au centre le Christ, la
coupable, les accusateurs, formant une
équation parfaite avec le superbe édi-
fice à deux rangs de colonnes qui
s’élève au fond et qui donne à toute la
scène un indicible caractère de gran-
deur. L’ordonnance n’est pas moins
remarquable dans la Résurrection de
Lazare, qui se distingue en outre par
la noblesse, la beauté accomplie des
tètes (gravée t. II, p. 35).
Comme principe de coloration, les
vitraux de la métropole arétine l’empor-
tent sur ceux de l’église Sainte-Marie du
Peuple à Rome : le ton est plus clairet,
la note plus vive et plus joyeuse;
les associations, si savantes et si natu-
relles en même temps, du rouge cra-
moisi et du jaune chrome avec le vert
d’eau et le bleu cendré, sont un véri-
table régal pour la vue. En affirmant
ainsi, contrairement aux tendances qui
commençaient à prévaloir en Italie, les
SUR VERRE.
La Femme adultère, par G. de Marcillat.
(Cathédrale d’Arezzo.
droits de la couleur dans un art esse
724
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
tiellement décoratif, Guillaume se souvient des leçons de l’École franco-
flamande qu’il avait reçues dans sa jeunesse : il sacrifie, il est vrai, à l’in-
fluence de Michel-Ange (ces vitraux appartiennent aux années 1 5 1 g et sui-
vantes) dans de certaines particularités du dessin, par exemple dans la recherche
des raccourcis; mais, en revanche, toutes les fois qu’il le peut, il prodigue les
tons les plus riches de sa palette, surtout pour les costumes, dans lesquels il
ne recule pas devant les étoffes à ramages, si chères aux Primitifs, tandis que,
par les grandes et nobles lignes des palais, qu’il improvise avec une rare sûreté,
il assure à l’ensemble la pondération et l’harmonie.
Marcillat laissa un grand nombre d’élèves et d’imitateurs. Citons parmi eux
Pastorino de Sienne (voy. p. 71 3), Stagio Sassoli d’Arezzo, Porro de Cortone,
Michel Angelo Urbani, également de Cortone, Battista di Lorenzo Borro
d’Arezzo, qui exécuta en 1 5q6 deux grands vitraux pour la « Badia » de
Florence, et qui mourut dans la même ville en 1 553, Benedetto Spadari.
La céramique, si longtemps en retard sur ses sœurs, jette au xvie siècle un
éclat incomparable : variété et beauté des formes, délicatesse ou richesse du
coloris, choix de motifs pittoresques, touchants ou spirituels, tout s’y trouve
réuni1. Elle a son iconographie à part (voy. p. 21-22), une iconographie où
la religion, le patriotisme, les joies de la famille, le culte du passé, les rêves
d’avenir, se reflètent par mille traits pittoresques; elle sait dorénavant suf-
fire aux tâches les plus diverses : ici fournissant les pavements qui doivent
tapisser le sol des églises ou des palais'; là défrayant la table des grands d’une
vaisselle qui n’a rien à envier pour la magnificence à l’orfèvrerie2. C’est à elle
que les amoureux demandent de perpétuer, sur les vasi amatori, l’image de leur
bien-aimée (est-il une peinture à l’huile qui ait conservé la fraîcheur de ces
portraits recouverts d’émail! ils semblent sortir du four!); c’est elle qui a
mission de consacrer le souvenir du mariage par les vasi gameli ou vasi nu^iali,
celui de la maternité par les scodelle di donna da parte.
L’Italie centrale — les Marches, la Romagne, l’Ombrie, la Toscane — reven-
dique exclusivement, avec Venise, l’honneur d’avoir cultivé l’art des majo-
liques : Faenza, Castel-Durante, Urbino, Pesaro, Gubbio, Deruta, Caffagiuolo,
tels sont les centres dont sont sorties tant de merveilles : « Faenza, où
1. Bibl. : t. I, p. 709. — Piot : Galette des Beaux-Arts, 1 883, t. II. — Koma. Museo artis-
tico industriale. IV Esposi^ione. 1889. Arte ceramica e vetraria, par R. Erculei. • — Darcel : Ga\etle
des Beaux-Arts, 1892, t. VII, p. 1 36, t . VIII, p. 196, 1898, t. I, p. ni.
2. Montaigne se plaint de la rareté des services en étain et de l’abondance de la « vesselle de
terre peinte ». (Il ne pensait pas qu’un jour cette vaisselle se vendrait au prix de l’or.) Il finit
par se réconcilier avec les majoliques. ( Voyage , édit. d’Ancona, p. 181-384-404-519.) Tout un
trésor de maximes et de sentences se cache dans ces productions si longtemps dédaignées :
« Que celui qui sèmeles épines ne marche pas les pieds nus...; la beauté ne compte guère là où
règne la cruauté...; se taire n’est pas oublier. » (Darcel, Notice des Faïences italiennes du Musée du
Louvre, p. 72, i3q, 1 36.)
LA CERAMIQUE.
720
dominent les nuances les plus délicates de l’outremer; Gubbio, qui inonde ses
produits d’une pluie d’or et de rubis; Deruta, aux reflets nacrés d’un effet plus
doux ; Urbin , reconnais-
sante, s’aidant des estam-
pes de Marc-Antoine pour
reproduire sans relâche les
belles compositions du maî-
tre immortel qui l’a illus-
trée; Venise, dont on dis-
tingue de loin les camaïeux
bleu et or1 ». Quant aux
maîtres qui les ont mode-
lées ou décorées, les Rat-
taello Ciarla, les Giorgio
Andreoli de Gubbio , les
Xanto Avelli de Rovigo,
les Fontana, ils ont enfin
reconquis de nos jours un
rang qu’ils ne perdront
plus.
Puisqu’il ne m’est pas
donné de décrire ou d’ana-
lyser, dans ce rapide som-
maire, des chefs-d’œuvre
qui se comptent par cen-
taines, constatons du moins
que les formes des vases
participent de l’essor géné-
ral des esprits : elles de-
viennent plus libres et plus
amples; l’anse n’adhère
plus comme naguère timi-
dement au vase : elle s’en-
lace à lui avec vigueur. De
même le coloris gagne en
éclat et en variété : cer-
, ,,TT i ■ i Vitrail de la Bibliothèque Laurentienne à Florence,
tains plats d Ulbm OU de (Attribué à Jean d’Udine.)
Gubbio sont aussi riches
et aussi vibrants, que les meilleurs tableaux de l’École vénitienne.
L historien des majoliques, Passeri, tait coïncider la décadence de la céramique
i. Piot : Galette des Beaux-Arls , iBBi, t. II, p. 369. (Vov. ci-dessus, p. aSq-aSô.)
726
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
italienne avec la mort du duc Guidobaldo II d’Urbin (1574). Le départ ou la
disparition de Girolamo Lanfranco, de Raffaele del Colle, de Battista Franco,
frappèrent à mort l’industrie naguère si florissante (voy. aussi p. 168). N’im-
porte, dans cet intervalle relativement court, les Giorgio da Gubbio, les Xanto,
les Fontana, avaient assez fait pour porter leur art à son apogée et pour s’assurer
l’admiration de la postérité la plus reculée.
Grâce à l’initiative des princes d’Este et des Médicis, la porcelaine fut sur le
point de s’assurer dès le xvic siècle la place qu’elle n’a définitivement conquise
qu’au xviiic1. Alphonse II, à Ferrare (vers 1 565), le grand-duc Cosrne P1' et
plus spécialement François Ier, à Florence, instituèrent des expériences qui furent
couronnées de succès (dès le xve siècle quelques essais avaient été tentés à
Venise). Si les rarissimes et si précieux spécimens de la fabrication florentine
(on en possède une trentaine en tout, reconnaissables à leur fond blanc, à leurs
ornements bleus, à leur marque composée de la coupole de Sainte-Marie des
Fleurs, d’un F ou des armoiries des Médicis) offrent tous quelque défectuosité,
soit pour la pâte, soit pour l’émail, ils se distinguent du moins par la variété
des formes — plats, aiguières, gourdes — tantôt empruntées à l’Orient, tantôt
inspirées de la Renaissance. Le même éclectisme règne dans l’ornementation :
les peintres employés par François Fr ont tour à tour mis à contribution la
céramique chinoise, la céramique persane, ou l’antiquité classique; ils sont
allés jusqu’à copier les estampes d’A. Aldegrever.
En s’assurant le monopole de la verrerie, Venise prenait l’engagement
d’apporter à cette industrie tous les perfectionnements et de lui donner toute
l’extension dont elle était susceptible. Elle y réussit : depuis plus de quatre
siècles, les productions de ses ateliers — ■ verres de tables, lustres, cadres de
miroirs, ustensiles et ornements de toute sorte — séduisent par leur légèreté,
leur grâce, leur fantaisie. A Florence ou à Rome, les motifs architectoniques
ou classiques n’auraient pas tardé à envahir un art qui a besoin avant tout de
liberté. Il faut féliciter les Vénitiens d’avoir su éviter cet écueil : ils ont prouvé
une fois de plus quelle largeur de vues, quelle tolérance comportait l’esthétique
de la Renaissance. Elle admettait sans scrupule aucun même les formules de
l’art oriental : les reliures exécutées à Venise, les porcelaines des Médicis en
font foi.
Plus que toute autre branche des industries artistiques. Part textile se
ressentit des progrès du luxe, du besoin de raffinement (voy. p. 76-79)- Sans
parler des merveilleux brocarts, brocatelles, velours fabriqués à Florence, à
Lucques, à Gênes, à Venise, quel éblouissement que ces tentures de haute
lisse, ces broderies, ces dentelles, dans lesquelles la soie et l’or ne sont rien
auprès de l’élégance du dessin, du fini de la main-d’œuvre !
1. Biul. : Baron Davillier, les Origines ch la Porcelaine en Enrobe. Paris, 1882.
LA TAPISSERIE.
La tapisserie, dont l’essor s’était ralenti pendant l’Age d’Or (voy. t. II,
p. 834; Léon X n’avait-il pas été forcé de s’adresser aux ateliers de Bruxelles
pour faire tisser les Actes des Apôtres !), se relève à partir du second tiers
du siècle : Ferrare, Mantoue, Florence, voient surgir, sur l’initiative des Este,
des Gonzague, des Médicis, des fabriques dont de nombreuses tentures de
haute lisse proclament jusqu’à nos jours l’ardeur et l’habileté. On trouvera
dans Y Histoire de la Tapisserie en Italie , publiée par la maison Dalloz, et dans la
Tapisserie, publiée par la maison Quantin, tous les détails désirables sur la
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
728
manufacture de Ferrare, dirigée par les Flamands Nicolas et Jean Karcher, sur
celle de Florence, dirigée par le même Nicolas et par Jean Rost, de Bruxelles.
La première eut la bonne fortune de traduire sur le métier des cartons com-
posés par les Dossi et par Garofalo ; la seconde compta pour fournisseurs
attitrés Bronzino, Salviati, Bachiacca, pour ne point parler du Flamand Jean
van der Straeten ou Stradano.
L'existence d’une troisième manufacture, celle de Mantoue, n’a été établie
que depuis peu : grâce aux re-
cherches d’ Antonio Bertolotti ',
nous savons aujourd’hui que Ni-
colas Karcher présida à ses desti-
nées de i539 à 1 562 , tout en
donnant des soins aux manufac-
tures de Florence et de Ferrare.
Malgré le talent déployé par
les Karcher et les Rost, on peut
affirmer que la tapisserie est une
des branches de l’art qui atteignit
à son apogée au siècle suivant
seulement, sous Louis XIV, avec
les étourdissantes tentures des
Gobelins.
De même que la tapisserie fut
détrônée en France, au xvmc siè-
cle , par les papiers peints , de
même elle dut céder la place en
Italie, vers la fin du xvL siècle,
aux cuirs de Cordoue.
La Broderie déploya une acti-
vité égale à celle de la tapisserie,
tout en suivant une voie à part.
Vasari, après avoir constaté que, dans les ouvrages de Paolo de Vérone, le
travail était serré, solide, et qu’il produisait l’effet d’une peinture, ajoute que
de son temps cette méthode excellente était presque abandonnée, et que 1 on
avait adopté un point plus large, moins durable à la fois et moins agréable à
l’œil. le ne saurais m’associer à ses regrets : adopter pour la broderie un style
large et véritablement décoratif, au lieu de la faire rivaliser avec la peinture
à l’huile, est un progrès, non une déchéance.
Un certain nombre de noms de brodeurs ont surnagé : tels sont ceux
Les Étoffes brochées au xvi“ siècle.
(D'après le recueil deVecellio.)
I. Le Arti mitiori alla corte di Mantova. Milan, 1889.
LA DENTELLE.
729
d’Angelo di Fariengo de Crémone et de Jean Lenglès de Calais, tous deux
attachés à la cour pontificale, au temps de Clément VII. Vasari, de son côté,
cite avec éloges Niccolô de Venise, l’ami de Perino del Vaga.
La Dentelle 1 était un des derniers venus parmi les arts décoratifs
(voyez tome II, page 835); elle regagna rapidement le temps perdu.
Les Mois. Tapisserie florentine exécutée par Jean Rost, d'après les cartons de Bacliiacca.
(Musée des Tapisseries de Florence.)
Dès 1627 paraissait à Venise le Libro primo de Rechami, auquel succéda en
l53o YEsemplario di Lavori dove le tenere fanciuUe et al Ire donne nobili potranno
facilemente imparare il modo et ordine di lavorare con l’aco in mono..., suivi
d’innombrables publications analogues. Longtemps encore ces recueils, qui
contiennent d’ailleurs des modèles de broderies aussi bien que des modèles de
I. Bibl. : Mme Bury Pallisser, Histoire Je la Dentelle. — Seguin, la Dentelle. Paris, 1876. • —
Urbani de Gheltof, Trattato ston'co tecnico délia ■ Fabrica^ione dei Merletti venepani . Venise, 1878.
— Livres à dentelles, reproduits et publiés par Amand Durand sous la direction de M. Bochcr.
Paris, 1 883. — Lefébure, la Broderie et les Dentelles.
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
73o
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
dentelles, conservent un caractère archaïque; les motifs y manquent d’élégance
et même de netteté. Dans la Ver a Perfettione del DisegnoÇVe nise, ifiçi), dont
nous avons reproduit plusieurs gravures (voy. notamment p. 5o3), règne
encore je ne sais quelle saveur de la Première Renaissance; la fraîcheur des
impressions s’allie à une certaine timidité dans la composition.
11 n’est pas jusqu’au cuir qui, sous ces mains diligentes, ne
se transforme en ornements élégants.
L’industrie du Cuir sculpté et du Cuir gaufré , cette
industrie à peine représentée de nos jours dans les collections
publiques, se montre à nous sous plusieurs faces distinctes,
sous forme de coffrets (ancienne collection Spitzer), de four-
reaux d’épées ou de poignards (fourreau de l’épée de César
Borgia au Musée de South Kensington), d’étuis pour les livres,
de reliures, etc.
Quoique les Italiens lissent fréquemment usage , dès le
xve siècle, de Cuirs de Cordoue (ils les appelaient « quoio
rosso di Spagna, quoio d’oro Spagna, quoio d’ariento di Spa-
gna, corami d’oro »), ils attendirent longtemps avant d’en
fabriquer à leur tour.
L’histoire de la Reliure italienne à l’époque de la Renais-
sance est encore à faire". Gustave Brunet n’a-t-il pas écrit que
« l’art véritable de la reliure ne commence qu’avec Grolier!5».
En réalité les relieurs italiens étaient restés en retard; ils
avaient conservé fort longtemps les pratiques du moyen âge,
faisant alterner les couvertures en parchemin ou en soie avec
les couvertures en cuir. S’agissait-il d’un manuscrit particulière-
ment précieux, on ajoutait des plaques d’émail ou des nielles.
Les volumes de la bibliothèque du pape Eugène IV (7 1447)
étaient la plupart reliés en cuir blanc, rouge, noir, vert, ou en
parchemin; beaucoup d’entre eux sont mentionnés comme reliés
« modo florentino ». Parfois il est question de couvertures en
étoffe (« coopérais panno serico antiquissimo »). Le pape Nico-
las V (7 iq55) poussa infiniment plus loin le luxe des reliures :
tout en continuant à employer le cuir, tantôt uni, tantôt gau-
fré (« liber... copertus corio rubeo intpresso »), parfois aussi le parchemin.
Gaine
gravé et
(Ane
collect**
en cuir
estampé,
ienne
Spitzer.)
1. Voy. les Collections des Mèdicis au XVe siècle, p. 22, 29, 82, 9 3.
2. Bibl. : G. Brunet, la Reliure ancienne et moderne, Paris, 1878. — Gruel, Manuel histo-
rique et bibliographique de V Amateur de Reliures. Paris, 1887. — Bouchot, les Reliures d’art à la
Bibliothèque Nationale. Paris, 1888. — Adam, der Bûche inbaud. Leipzig, 1890.
3. La Reliure ancienne et moderne, p. 7.
LA RELIURE. 781
pour la majeure partie des volumes, il fit exécuter un certain nombre de
reliures en velours, avec une profusion d’écussons et de fermoirs en argent.
Au temps de Léon X, nous voyons que l’on recouvrait les volumes de la
Bibliothèque Vaticane tantôt de velours rouge, tantôt de cuir rouge. Les
manuscrits continuaient à être enchaînés'.
A Florence, la bibliothèque de Pierre de Médicis (1465) était presque toute
reliée en toile (« coperta sericea rubea, cum fibulis argenteis »). Le possesseur
avait adopté la couleur bleue pour les ouvrages de théologie, la couleur fauve
Broderie italienne du xvr siècle. (Ancienne collection Spitzer.)
pour les ouvrages de grammaire, la couleur violette pour la poésie, la couleur
rouge pour l’histoire, enfin la couleur blanche pour la philosophie.
L’emploi de la dorure et des petits fers, parfois attribué à Aide Manuce, opéra
une véritable révolution dans la reliure. Les relieurs vénitiens ne tardèrent pas
à mêler des motifs orientaux aux motifs antiques. Plusieurs de leurs reliures,
entre autres celles qui ont appartenu au bibliophile allemand Petrus Ugelheimer
(mort en 1489 au plus tard), remontent à la fin du xv1' siècle. Il n’est pas
impossible que des ouvriers musulmans les aient exécutées à Venise même.
1. Voy. le volume que j’ai publié, avec M. Fabre, dans la Bibliothèque des Ecoles françaises
d’Athènes et de Rome : la Bibliothèque du Vatican au .XV° siècle. (Paris 1887), et le volume que j’ai
publié à la librairie Leroux : la Bibliothèque du Vatican au .Y T 7° siècle,
732
HISTOIRE DE L'ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Ici encore l’Italie servit d’initiatrice au reste de l’Europe, en attendant que
chaque nation se fit un style à son image. Tel fut, en effet, le propre de la
Renaissance : les étrangers ne la prirent pas toute faite aux Italiens; ils se
l’approprièrent et se l’assimilèrent par un travail opiniâtre, de manière à y
exprimer leurs aspirations aussi bien que leurs besoins. Un style ne saurait être
viable à moins.
Le Vénitien Tommaso Maioli s’est assuré, parmi les bibliophiles, une gloire
égale à celle de notre Grolier. Il composait lui-même les dessins qu’il confiait
aux plus habiles relieurs. Des rinceaux font les principaux frais de l’ornemen-
tation des volumes destinés à sa bibliothèque.
Les compatriotes de Maioli conservèrent longtemps aussi l’habitude d’orner
de peintures les plats des livres. Telle est une reliure de 1 565, qui a passé en
vente à Paris'.
Malgré les erreurs que nous avons signalées, malgré la dégénérescence
croissante du goût, c’est par milliers encore que se chiffrent, jusque vers la fin
du xvf siècle, les œuvres irréprochables, soit pour la noblesse et l’harmonie des
formes, soit pour le fini de l’exécution. Que d’inventions ingénieuses et pitto-
resques jusque dans les industries en apparence les plus modestes! que de
motifs riches, magnifiques, ou tout simplement, ce qui vaut mieux, tour à
tour fiers et gracieux ! La postérité serait bien ingrate si elle ne bénissait la
société qui lui a légué tant de modèles incomparables, où se reflètent à la fois
le raffinement des mœurs et le culte pour les plus hautes jouissances de l’esprit.
I. Catalogue de Manuscrits précieux avec miniatures des .XIIIe, XIVe, XVe, XVI” siècles faisant
partie de la collection de M. L. G. Vente du 6 juin 1891. — Le bibliophile génois Demetrio
Canevari (i559-i62.5), dont les reliures ont presque égalé la réputation de celles de Maioli,
appartient à la toute dernière période de la Renaissance.
Médaille de Valeriano Bolzani (f 1 558) .
Par un Anonyme italien.
TABLES
Modèle de Broderie italienne du xvi” siècle.
(D’après la « Vera Perfettione del Disegno ». Venise, iSgi.
TABLES
TABLE DES
INSÉRÉES DAN
GRAVURES
S LE TEXTE
Page-s
Les Anges porlant le corps de sainte Ca-
therine. Fresque de B. Luini 1
Initiale A. D’après le recueil de Fra V. Am-
phiareo. (Venise, 1 556) i
Le Mariage mystique de sainte Catherine, par
le Corrège 2
La Sainte Famille de Boni, par Michel-Ange. 3
Diane. Fresque de Paul Véronèse 4
Frontispice gravé par Enea Vico 5
Entrée de Charles-Quint à Bologne 6
Initiale P., d’après « il Perfetto Scrittore » de
Cresci (Rome, i5po) 7
Buste de Julien de Médicis, par Michel-Ange. 9
Portrait de Ferd. de Gonzague 10
Portrait d’Andrea Doria 11
Buste de Brutus,par Michel-Ange 12
Tournoi organisé en 1 565 i3
Armes italiennes imitées de l'antique 14
Bouclier faussement attribué à Benvenuto Cel-
lini i5
Casque italien du xvi” siècle 16
Médaille du marquis de Marignan 17
Médaille du maréchal de Strozzi 17
Portrait de l'amiral Seb. Venier, par le Tinto-
ret _ 18
Armes italiennes du xvi” siècle. Epée 19
Armes italiennes du xvi” siècle. Cuissard. . . 20
Armes italiennes du xvi” siècle. Poire à pou-
dre 21
Armes italiennes imitées de l'antique 25
Statue de Ferd. de Gonzague, par Leone
Leoni 26
Statue du grand-duc Ferdinand I", par Fran-
Pages.
cheville 27
Casque faussement attribué à Benvenuto Cel-
lini 28
La « Madonna del Sacco », par Andrea del
Sarto 29
Initiale P, d'après les « Iscrittioni » de P. Jove
(Florence, i552) 29
Saint Pie V 35
Saint Charles Borromée 39
Croix italienne, en or émaillé, du xvi” siècle . 40
Le Jugement dernier, par Michel-Ange. ... 41
Les Noces de Cana, par Paul Véronèse. ... 43
Statue de Moïse, par Michel-Ange 45
Sainte Catherine, par Andrea del Sarto. ... 47
La Madone de Saint-Georges, par le Corrège. 49
Sainte Apollonie, parBern. Luini 5o
La Vierge de l’Assomption, parle Titien . ... 5o
Médaille de Vittoria Colonna 52
Modèles de broderie du xvi” siècle 53
Initiale L, d'après les « Iscrittioni » de P. Jove
(Florence, 1 552) 53
Le pape Paul III, par le Titien 55
Un Mariage vénitien au xvi” siècle 65
Portrait de femme, par Paris Bordone. ... 70
La Belle du Titien 71
Un Bal italien au xvi” siècle 72
L'Invitation à la danse, d'après il « Ballarino » . 73
Portrait du comte Martinengo, par Moretto. . 74
Les Plaisirs rustiques au xvr siècle, d’après la
gravure de Reverdino 75
La clef du palais Strozzi . 76
La villa de Tivoli 77
Etrier de la collection Spitzer 78
7-36
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Éperon de la collection Spitzer 73
Verres vénitiens 79
Masque de Satyre, par Michel-Ange 80
Détail de l’autel des Rois Mages. ...... 81
Initiale L, d'après la « Cremona » de Campi.
(Crémone, 1 583) 81
Médaille de Cardan 33
Portrait supposé du Tasse, attribué à Al. Al-
lori 38
Portrait supposé de T. Folengo 89
Portrait de Fr. Marcolini 91
La Paresse, d'après les « Sorti » de Marco-
lini 92
La Chance, d'après les « Sorti » de Marcolini. ç3
La Justice, d’après la gravure de Marc-An-
toine ç5
La Forge de Vulcain, par Vasari 97
L'Art littéraire dans les faïences. Le Jugement
de Marsyas 98
L’Art littéraire dans les faïences. L'Enleve-
ment d’Europe 99
L'Apennin de Jean Bologne 100
Le Polyphénie de Jules Romain 101
Sainte Famille, par le Parmesan io3
Joseph conduit en prison, par Pontormo. . . io5
Coupe de Caffagiolo 106
Enfants lutinant un bouc 107
Initiale V, d’après le traité de Perspective de
Barbare (Venise, i568) 107
Projet de palais, d’après Palladio 108
Hercule et le lion de Némée, par Moderno. . 109
Cacus volant les bœufs d’Hercule, par Mo-
derno 109
Fermoir de bourse (ancienne collection Spit-
r zer) no
Épée de la collection Spitzer. . m
Entrée de serrure (ancienne collection Spitzer). 112
Les Modèles antiques. Fac-similé de la gra-
vure d’Agostino Veneziano 1 1 3
La Chute de Phaéton, par Michel-Ange. ... ii5
Le Bacchus de Jacopo Sansovino 119
La Récompense, par Paul Véronèse 121
La Félicité, par Paul Véronèse 123
Le Martyre de saint Laurent, d’après Bandi-
nelli 127
Tapisserie, d’après Bachiacca 129
Initiale A. (« Délia Perspettiva » de Barbara.
Venise, i508.) 129
Femme appuyée sur un bâton. Dessin de Mi-
chel-Ange
Homme assis écrivant. Dessin de Michel-Ange.
Le Vieillard entre la Mort et la Volupté. . . .
Cosme I'r de Médicis, par Cellini
Fragment d'une Cène d'Emmaüs, par Marziale
( 1 507)
La » Zingarella », attribuée à Boccacino. . . .
Malatesta Baglione (?), par le Parmesan. . . .
Un Sculpteur, par Bronzino
Vieillard par Pontormo
Le Jeune Homme au gant, par le Titien. . . .
La Perspective au xvr" siècle, d’apres le Traité
de Barbara ( 1 508)
Les Études anatomiques au xvr siècle. Fac-
similé de dessins de Michel-Ange .... 146
Le saint Barthélemy de Marco d'Agrate. . .
César recevant le tribut du monde animal, par
Andrea del Sarto
Portrait d’un membre de la famille Fenaroli,
par G. -B. Moroni
Portrait d’un Tailleur, par G. -B. Moroni. . . .
Un Forçat, d’après le recueil de Vecellio. . .
Un Paysan des environs de Venise, d'après le
même
i3i
i33
i3p
140
141
14-
143
144
145
-148
149
150
1 5 1
152
153
Fine Fiancée, d'après le même i55
Une Fiancée vénitienne, d’après le même. . . 1 56
Une Veuve vénitienne, d’après le même. . . . 157
Broche italienne en or ciselé et émaillé. ... i58
Portrait de jeune femme, par Bronzino. . . . i5p
Une Courtisane romaine, d’après le recueil de
Vecellio 160
Une Vénitienne, d’après le même 161
Une Mariée au temps de l’Ascension à Venise,
d’après le même 162
Une Paysanne des environs de Venise, d’après
le même 1 . . . i63
Une Paysanne de la Marche deTrévise, d’après
le même 164
Une Paysanne d'ischia, d'après le même. ... i65
Marque typographique des frères Sessa. ... 168
Graffite du palais Corsi 169
Initiale A. (Traité d’Architecture de Serlici.) . . 169
Le Type de Femme chez Bernardino Luini . . 172
Le Type de Femme chez Paul Véronèse. . . . 173
Types humains rapprochés de têtes d'ani-
maux 174, 175
Buste de Baccio Bandinelli, par lui-même. . . 177
Portrait de Vasari 179
Un Atelier italien au xvi" siècle i85
Pilastre sculpté par S. Mosca 188
Dosseret du lit de Castellazzo 189
Le Palais de Jules Romain 191
Le sculpteur Francesco da San Gallo iç3
La Vierge et l’Enfant, par Michel-Ange .... 198
Miniature de la ■ Divine Comédie » de Dante,
par Giulio Clovio 199
Statue funéraire de l'évêque Bonafede, par
Francesco da San Gallo 201
Initiale M. (« Opéra » d'Amphiareo. Venise,
i556.) 201
Portrait du cardinal Hippolyte de Médicis, par
le Titien 203
Lorenzino de Médicis 205
Portrait de Cosme de Médicis, par Bronzino. . 206
Portraits de la duchesse Éléonore de Tolède
et de son fils Ferdinand, par Bronzino . . . 207
Pilier en stuc 209
Portrait de François de Médicis 210
Don Garcia de Médicis, par Bronzino 21 1
Portrait de Bianca Capello . ." 212
La Hile de Rob. Strozzi, par le Titien 2i3
Vitrail de la Chartreuse de Florence 2iS
Le Palais de Marbre à Pise 219
Le Christ chassant les Vendeurs, par Marcillat. 220
Une Matrone noble de Sienne, d’après le re-
cueil de Vecellio 221
Le Christ apparaissant à sainte Catherine, par
le Sodoma. 223
Chapiteau sculpté par Stagio Stagi 224
Le " Possesso » de Sixte-Quint 225
Initiale Q. (D’après une gravure du xvr siècle.) 225
Médaille d'Adrien VI, par un anonyme italien. 326
Médaille de Clément VII, par Bernardi de
Castelbolognese 226
Sceau du cardinal J. de Médicis 227
Pilastre par S. Mosca 228
Sceau du cardinal de Vieil 229
Jeune Fille noble de Rome 23o
Une Rue de Rome au xvr siècle 23i
Le pape Paul III, d’après le Titien 233
Le pape Paul IIP Buste attribué à Michel-
Ange 235
Le Palais Farnèse à Rome 287
Coffret avec cristaux de roche 239
Jules III, d'après la médaille de Cavino. ... 240
Marcel II, d’après une médaille anonyme. . . 240
Paul IV, d’après une médaille anonyme. ... 241
.54
TABLE DES GRAVURES INSEREES DANS LE TEXTE.
'37
Pie IV, d’après la médaille de G. -A. Rossi de
Milan
Saint Pie V, d’après une médaille du même . .
Grégoire XIII, d’après une médaille du même.
Statue de Sixte-Quint à Lorelte, par Ant. Cal-
cagni (1509)
Fontaine de Viterbe
Ange jouant du luth (fragment), par le Rosso.
Les Dieux de l’Olympe (fragment), par Jules
Romain
Initiale S. (Recueil de Vecellio. Venise, i58p).
Yittoria Colonna jeune
Yittoria Colonna âgée
Une Baronne napolitaine, d’après le recueil de
Vecellio
Fernand François II d’Avalos
Le Duc François-Marie II d’Urbin, par le
Titien
La Duchesse Eléonore d’Urbin, par le Titien.
Le Duc Guidobaldo II. d’après la médaille de
G.-B. Capo
Vase de l’atelier d’Urbin
La Fontaine de Césène
La Fontaine de Neptune, par Jean Bologne. .
Le Duc Octave Farnèse
Le Duc Alphonse Ier d’Este
Le Duc Hercule II d’Este
Le Cardinal Hippolyte II d’Este, d’après la
médaille de D. Poggini
Le Duc Alphonse II d’Este, d’après la médaille
de D. Poggini
Portrait de Fréd. de Gonzague, par Raphaël.
La Salle des Chevaux, au palais du Té
.Médaille d’Hippolyte de Gonzague, par Leone
Leoni
Une Matrone de Mantoue, d’après le recueil
de Vecellio
La Sainte Famille, par Michel-Ange
La Naissance de l’Amour, par Paul Yéronèse.
Initiale V. (« Iscrittioni » de P. Jove. Florence,
1 552)
La Procession du Doge 274
Le Doge G. Priuli
Verres vénitiens du x\T siècle
Le Doge P. Loredano
Portrait de Daniel Barbara , par Paul Yéro-
nèse
Portrait de M.-A. Barbare, attribué à Paul
Yéronèse
La Justice et la Paix aux pieds de Venise, par
Paul Yéronèse
Une Dame de Vieence, d’après le recueil de
Vecellio
Médaille de Benavides, par Cavino
Médaille de Bassiano et de Cavino, par le
même
Une Dame noble de Brescia, d’après le recueil
de Vecellio
Le Mausolée de Martinengo.
Portrait de Maximilien Sforza
Portrait de François-Marie II Sforza
Hippolyte Sforza, par Bern. Luini
Dame noble de Gênes, d’après le recueil de
Vecellio
Médaille d’Andrea Doria, par Leone Leoni.. .
Frontispice du Traité d’Architecture de Serlio.
Entablement du mausolée de Fil. Decio. par
Stagio Stagi
Perspective d’une Rue, d’après la gravure de
Serlio
Une Rue italienne au xvi* siècle, d’après la
gravure de Serlio
Projet de palais, d’après Palladio .
242
242
243
244
245
240
247
247
2414
248
249
25 1
252
253
254
255
257
25q
260
261
262
263
264
2Û5
269
270
271
273
279
280
281
282
283
288
289
291
292
293
295
297
299
3or
Les Ordres appliqués à la décoration d’une
façade de palais, d’après Serlio 3o3
Les Ordres appliqués à la décoration d’une
façade de palais, d’après Serlio 3oq
Le Palais Uguccioni à Florence 3o5
Façade postérieure du palais Pitti 3o6
Colonne historiée, par Benedetto da Rovez-
zano 307
Le Palais de Leone Leoni à Milan 3n
La Salle des Cinq Cents, au Palais Vieux de
Florence 3 1 3
La Grande Salle du Palais des Doges à Venise. 3 1 5
L’Escalier de la Bibliothèque Laurentienne . . 3 1 7
Projet d’église composé par Serlio 319
Porte de San Zenone à Vérone 320
Le Pont du Rialto à Venise 32 r
Le Pont des Soupirs à Venise 322
La Fontaine des Tortues à Rome 32.3
La Grotte du jardin Boboli à Florence .... 3c5
Marque typographique des Giolito 320
Fragment d’un des plafonds du château de
Mantoue 327
Initiale L. (D’après une gravure du xvt" siècle). 327
Portrait de Baccio d’Agnolo 328
Le Palais des Offices à Florence 029
Portrait de Bald. Peruzzi 33o
La Farnésine 33 1
Façade du palais Massimi 332
Le Cloître de l’Oratoire de Sainte-Catherine à
Sienne 333
Portrait d’Arist. da San Gallo 33q
Portrait d’Ant. da San Gallo 335
La Cour du palais Farnèse . . 336
La Façade postérieure du palais Farnèse . . . 337
La Bibliothèque Laurentienne 339
La Coupole de Saint-Pierre de Rome 3qr
Portrait de Vignole 342
La Villa de Caprarole 34.1
Portrait de Gir. Genga 3q5
Portrait de San Micheli 347
La Porte du fort Saint-André au Lido de Ve-
nise 348
Portrait de Sansovino, par le Tintoret 349
Une Travée de la Bibliothèque de Saint-Marc. 35o
La Loge du campanile de la place Saint-Marc. 35 r
La Basilique de Vicence 153
Le Théâtre olympique de Vicence 355
Projet de Palais, par Palladio 356
Modèle de Vase composé par Serlio. . . ... 357
Plat de Caffagiuolo 358
Frontispice du Traité d’Architecture de La-
bacco 35g
La Diane de Benvenuto Cellini 36i
Initiale M. (« Il perfetto Scrittore » de Cresci.
Rome, 1570) 36 1
La Vierge avec l’Enfant, par J. Sansovino. . . 363
Colonne historiée de la cour du Palais Vieux
de Florence 365
La Main du Penseur de Michel-Ange 366
Le Monument commémoratif de la bataille de
Ravenne 367
Médaillon en cire du xvt* siècle 370
Modèle de broderie du xvr siècle 3~i
Initiale B. (Recueil d’Architecture de Labacco,
1 576) 371
Portrait de Michel-Ange à l’âge de soixante-
douze ans 37.3
La Madone de Bruges, par Michel-Ange. . . . 38t
Le Cupidon agenouillé, par le même 383
Etudes pour les Esclaves du tombeau de
Jules IL par le même 387
Le Prisonnier endormi, par le même 38q
Le Prisonnier révolté, par le même 3qi
93
E. Münlz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
738
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Moïse entre Lia et Rachel, par le même. . . . 3q3
La Chapelle des Médicis, par le même 3q5
Julien de Médicis, par le même 398
Laurent de Médicis, par le même 3yç
L’Aurore, par le même 401
La « Pietà », par le même 403
Portrait de Michel-Ange dans l'extrême vieil-
lesse 407
Jupiter trônant entre les Signes du Zodiaque,
d’après la gravure de Marc-Antoine 40O
La Naissance de la Vierge, par Bandinelli et
Raf. da Montelupo 409
1 nitiale L. (D’après une gravure du x\T siècle). 410
Portrait de Rustici 410
Saint Jean-Baptiste entre le Lévite et le Pha-
risien, par Rustici 41 1
Statue de saint Jacques, par Jac. Sansovino. 4 1 3
La Mise au tombeau et la Résurrection, par le
même 415
Bas-relief de Baccio Bandinelli et de Giovanni
dell’ Opéra 417
Portrait de B. Cellini 418
Le Persée, par B. Cellini 419
La Délivrance d’Andromède, par le même. . . 420
Le Piédestal du Persée, parle même 421
La Salière, par le même 422
Médaille de Leone Leoni, par lui-même .... 423
Buste de Jean Bologne 424
L’Enlèvement des Sabines, par le même. . . . 425
Mercure volant, par le même 427
L’Océan, par le même 428
L’Annonciation, par le même 429
Saint Luc, par le même 401
Portrait de G.-A. da Montorsoli 433
Portrait de Tribolo . . . , 432
La Nature, par Tribolo 433
Portrait de Lorenzetto 435
La Décollation de saint Jean -Baptiste, par
Danti q36
Portrait de Ben. da Rovezzano 437
Cheminée en pierre provenant du palais Ros-
selli del Turco, par le même 439
Portrait d’A. Cittadella ... 441
Portrait de Prop. de’ Rossi 443
Le Tombeau de P. Strozzi 443
Chapiteau du palais Gondi à Florence 446
Encadrement du xvt siècle 447
L'Amour sacré et l’Amour profane, par le Ti-
tien 449
Initiale E. (Le « Iscrittioni » de P. Jove. Flo-
rence, 1 552) 44Q
Le Sacrifice de Noé, par Michel-Ange 451
La Présentation de la Vierge au Temple, par
le Titien ' 453
Esther devant Assuérus, par Vèronèse. . . . 455
Spectateurs de la Présentation de la Vierge au
Temple, parle Titien , 457
Un des Convives du Repas chez Lévi, par Vé-
ronèse 459
La Récolte de la Manne, par Luini 461
Casque italien du svr siècle 466
Modèle de Broderie du x\T siècle 467
Initiale H. (Recueil d’Architecture de Labacco.
i57D 4O7
Les Grimpeurs, d'apres la gravure de Marc-
Antoine 471
Fragment de la Voûte de la chapelle Sixtine,
par Michel-Ange 477
Figure décorative, par le même 482
La Sibylle de Cumes, par le même 483
Figures décoratives, par le même 484-485
Une Héroïne de l’Ancien Testament, par le
même 487
Judith emportant la tète d’Holopherne, par le
même 494
Saint Philippe Benizzi guérissant une possé-
dée, par A. del Sarto 495
Initiale V. (Le « Iscrittioni » de P. Jove. Flo-
rence, 1 552) 495
Portrait de Raf. del Garbo 496
Portrait de Musicien, par Zacchia 497
Portrait de Pontormo 499
Portrait de Rid. Ghirlandajo 5oi
La Translation des cendres de saint Zanobi,
par Rid. Ghirlandajo Soc
Portrait de Granacci 504
Portrait de Bugiardini 5o3
Portrait de Sogliani 504
Portrait d’Andrea del Sarto jeune, par lui-
méme 504
Portrait d’Andrea del Sarto âgé 5o5
Les Blasphémateurs foudroyés , par A. del
Sarto 5o5
La sainte Cène, par le même 507
Saint Michel, par le même 509
Portrait de Lucrezia Panciatichi, par Bronzino. 5 r 1
Portrait de Salviati 5i3
Le Lustre de la cathédrale de Pise 514
Diane et Actéon, par le Parmesan 5 1 5
Initiale F. (D’après une gravure du xvr siècle). 5i5
Portrait de Sodoma, par lui-même 517
Jeune homme offrant à saint Benoit un flacon
de vin, par le même 519
Roxane aux pieds d’Alexandre, par le même. . 523
La Présentation de la Vierge au Temple, par
le même 526 - 527
L’Évanouissement de sainte Catherine, par le
même 529
Saint Victor, par le meme 53o
Saint Bernard Tolomei, par le même 53i
La Vierge au Donateur, par lîald. Peruzzi. . . 533
Portrait de Beccafumi 535
Sainte Catherine recevant les stigmates, par
Beccafumi 535
Médaillon sculpté sur l’autel de sainte Agathe. 536
Les Attributs de Diane, par le Corrège. ... 537
Initiale L. (« Opéra » d’Amphiareo. Venise,
i556) 537
Apollon jouant du violon, par Spagna 53q
Portrait de G.-F. Penni , . . 542
Portrait de Vinc. Tamagni 542
Portrait de P. da Caravaggio 548
Portrait de Perino del Vaga 543
Portrait de Jean d'Udine 5q5
Portrait de Bagnacavallo 547
Portraits de Jules Romain 548-549
Portrait de Daniel de Volterra 55i
La Descente de Croix, par Daniel de Volterra. 553
Portrait de Tad. Zucchero 555
La Madeleine, par Tint. Viti 56r
Plafond peint en trompe-l’œil, par Garofalo. . 563
Portrait de Girolamo da Carpi 564
Saint Sébastien, par Dosso Dossi 565
Marque des éditeurs Sessa 566
Les Attributs de Diane, par le Corrège. . . . 567
Initiale R. (D’après une gravure du xvr siècle). 567
La Madone de saint Sébastien, par le Corrège. 5/3
La Madone de saint Jérôme, par le même. . 577
Jupiter et Léda (fragment), par le même ... 579
Portrait du Parmesan 58i
Médaille du pape Paul III, par Al. Cesati . . . 58c
Modèle de Broderie italienne du xvi" siècle. . 583
Initiale G, d’après « il perfetto Scrittore » de
Cresci. Rome, 1570 583
La Vierge entre saint Jean-Baptiste et sainte
Madeleine, par Cima da Conegliano 58q
TABLE DES GRAVURES INSEREES DANS LE TEXTE.
739
Portrait de Carpaccio 5qi
Sainte Catherine, par J. de’ Barbari 597
Portrait de Giorgione 5gg
Le Concert du Palais Pitti, par Giorgione. . . 604
Moïse enfant soumis à l'épreuve du feu. par le
même 6o5
Le Concert champêtre, par le même 607
Portrait de Sebastiano del Piornbo 609
Portrait de Palma le Vieux 612
Sainte Barbe, par le même 61 3
Les Trois Sœurs, par Palma le Vieux 614
Portrait de Gir. Pennachi 61 5
Portrait de Pordenone 61 5
Saint Laurent Giustiniani et d’autres saints,
par Pordenone 616
Saint Onuphre, par B. Montagna 617
Anges Musiciens, par le même 619
Salière à grotesques. (Fabrique d’Urbin.) . . 620
Jupiter et Antiope, par le Titien 621
Initiale L, d'après le Discorso sopra la mirabile
opéra di basso rilievo de V. dell’ Aquila.
(Rome 1590.) 621
Portrait du Titien, d’après la gravure d'Au-
gustin Carrache 623
La Vierge des Pesaro, par le Titien 629
Spectateurs de la Présentation de la Vierge au
Temple, par le même 63i
Spectatrice de la Présentation de la Vierge au
Temple, par le même 633
Portrait de Catherine Cornaro, par le même. . 635
Une Madone du Titien 63q
Marque typographique des Giunta 640
Entrée de Charles-Quint à Bologne, d’après la
gravure de Hogenberg 641
Initiale L. (Vitruvede Cesariano. Corne, 1 52 1 .). 641
Portrait de Paul Vèronèse, par lui-même. . . 643
Le Couronnement d'Esther, par Paul Vèro-
nèse 645
Figure décorative, par le même 65i
L’Harmonie, par le même 653
Junon (l'Air), par le même 655
L’Enlèvement d'Europe, par le même 659
Venise parmi les Divinités, par le Tintoret. . 661
Portrait de Vinc. Zeno, par le même 662
Le Pécheur remettant au doge l’anneau de
saint Marc, par Bordone 663
La Nourrice des Médicis, par le même .... 664
Portrait de Bat. Franco 665
Apollon et Vénus, par Paul Vèronèse 666
Modèle de Broderie italienne du xvi* siècle. . 667
Initiale A. (Vitruvede Cesariano. Côme, 1521 .). 668
La Vierge au Coussin vert, par Andrea Sola-
rio 669
La Vierge et l'Enfant, par Boltraffio 671
La Décollation de sainte Catherine, par Bern.
Lui ni 675
Sainte Rose et sainte Justine, par le même. . 677
Le Mariage de la Vierge, parle même 679
Sainte Catherine, par le même 680
La Vierge et saint Joseph, par le même. . . . 681
L’Adoration des Mages, par C. da Sesto. . . 635
Le Mois de Mai, attribué à Bramantino Suardi . 687
Sainte Justine, par Moretto 639
La Vierge avec l'Enfant, par G. Ferrari. . . . 6g3
Portrait de Lomazzo 694
Cadre de miroir du xvi° siècle 6g5
Le Martyre de saint Acasius, par Bachiacca. . 697
Initiale C. (D'après une gravure du temps.). . 697
La Vierge, saint Roch et saint Sébastien, par
B. Montagna 699
Saint Jean Baptiste, par Campagnola 700
Le Christ et la Samaritaine, par le même ... 701
Portrait de Marc-Antoine 703
Les trois Docteurs en conférence, par Marc-
Antoine 705
L'Illustration des Livres au xvr siècle, d’après
les « Trasformationi » de Dolci 707
Bancs et Pupitres de la Bibliothèque Lauren-
tienne 709
Portrait de Val. Vicentino 71 1
Clef d’arquebuse italienne du xvr siècle. . . 714
Demi-armure italienne en fer gravé et doré. . . pi5
Amorçoir italien du xvr siècle 716
Cabinet italien du xvr siècle 717
Escabeau italien du xvr siècle 718
Le Mobilier italien au xvr siècle (palais de la
Farnésine à Rome) 719
Portrait de Marcillat 722
La Femme adultère 723
Vitrail de la Bibliothèque Laurentienne à Flo-
rence 725
Verre vénitien du xvr siècle 727
Les Étoffes brochées au xvr siècle 729
Gaine en cuir gravé et estampé 730
Broderie italienne du xvr siècle 781
Médaille de Valeriano Bolzani 732
Modèle de Broderie italienne du xvr siècle. . 735
Modèle de Vase composé par Serlio 757
TABLE
DES PLANCHES HORS TEXTE
Pages.
L'Enfant Jésus et le petit saint Jean-Baptiste,
par Bernardino Luini Frontispice.
Étude pour l’Assomption de la Vierge, par le
Titien 52
Paysage, attribué au Titien 72
Étude oe Femme, par Michel-Ange 02
L'Enlèvement de Proserpine, par Jules Romain. 120
Étude pour une des figures de la Descente de
Croix, par Andrea del Sarto 140
Un Artisan à son établi, attribué à Andrea del
Sarto. 192
Étude d’Homme, par Michel-Ange 3p6
La Vierge et l’Enfant Jésus. Étude pour le
groupe de la chapelle des Médicis, par
Michel-Ange 400
Un Évangéliste, par Baccio Bandinelli 416
Composition décorative, attribuée au Prima-
tice 436
L'Enlèvement d’Europe, par le Titien 460
Étude d’Ane, par Bandinelli . . 464
La Vierge, sainte Anne et l'Enfant Jésus, par
Michel-Ange 4O0
Pages.
La Furia, par le même 472
Etude pour une Sibylle, par le même 480
La Prudence, par le même 488
Etude pour la Sainte Cène, par Andrea del
Sarto 5o3
Étude de Figures, par Bal. Peruzzi 532
Composition allégorique (Psyché ravissant
l'eau du Styx), par Jules Romain 548
Étude pour une Annonciation, par Taddeo
Zuccherô 554
Vénus portée par les Amours, par le Corrège. 503
Jupiter et Antiope, par le même 58o
L’Assassinat d’une Femme par son mari, par le
Titien 624
La Mise au tombeau, par le même 628
L'Adoration des Mages, par Paul Vénumse. . 648
Sainte Famille, parle même 052
La Mise au tombeau, par le Tintoret OÙ4
Composition allégorique, par Jac. Ligozzi. . . 000
La tête de saint Jean-Baptiste, par Andrea So-
lario 008
Un Hallebardier, attribué à Giulio Cawpi. . . 692
TABLE ALPHABETIQUE
DES MATIÈRES ET
A
Abbaco (A.), 12O (G), 1O1, 216, 235,
3oi, 35q (G).
Abbate (Nie. dell), 20, 122, 25g,
566, 58 1.
Abondio, 713.
Académies, 3i, 85, 103-109, I26, 182,
184, 197, 209, Oui, 709.
Acciajuoli, 426.
Accolti, 54, 84, 55o.
Accords (Tab. des), 90.
Acliillini, 82.
Actéon, 1 16, 5 1 5 (G), 604.
Acuto, 443, 469-471.
Adonis, 116-117, 604, 61 1, 6i3, 63o,
042.
Adrien VI. Yoy. Papes.
Agosta, 25o.
Agnolo di Cristofano, i8<).
- di Dominio, 474.
Agrate (M. d'), 147, 289, 445.
Agresti, 246, 256, 462.
Agrippa, 1 1.
Airoldi, 5i8.
Airoli. 187.
A lama 11 ni (L.), 86.
Albane (!'), 168, 627.
Albe (duc d'), 247.
Alberghetti, 322, 365, 714.
Alberti (L. B.), 63, 181, 299, 348, 352.
Albertinelli, 497-499, 5o3, 56o.
Albinea, 570.
Albino, 690.
Albi/./.i, 3i. 214.
Alciat, 90, 181.
Aide (les), 209, 263, 280, 586, 707,
73i.
Aldegrever, 168, 726.
Aldobrandini, 246.
Aldroandi, ii5, 23o, 238.
Aleander, 35.
Alessi, 22, 222-223, 235, 288, 289,
292, 296, 3oo, 3o3, 3i6, 319, 321,
324-327, 341, 344, 354-357.
Alexandre le Grand, 117,260,528-
524 (G), 527, 532, 646, 712.
(D.), 217.
- . Voy. Papes.
DES NOMS CONTENUS
AI fan i, 540.
Aliprandi, i.3i.
Allégorie (!'), 92 (G), 121-124, 261,
464, 5 1 1 , 638-639, 653, 656, 658.
Allegri (les), 568, 572, 53i. Voy.
Corrège.
Allemagne , 8, 3i, i63, 166, 244,
275, 3 10, 5g5, 606, 710, 717, 731.
- (Jean d’), 584. Voy. en outre
Augsbourg, Calcar, Charles-
Quint, Cologne, Nuremberg, etc.
Allori (Al.), 08 (G), 93, 1O4, 216, 5o6,
5i4.
Altissimo (dell'), 86, 216.
Altoviti (B.), 23o, 421 .
Amalteo, 281, 617.
Amasco, 33.
Amatrice (Cola dell), 223, 25i,
555.
Amazones, 117, 544.
Ameublement. Voy. Mobilier.
Ammanati, 100, 126, 128, 169, 1O6,
190- 191, 208, 216, 218, 220, 222,
235, 240, 243-244, 254, 279, 283,
296, 3o6(G), 321-322, 328, 33o, 340,
368, 413-414, 416, 425, 4-33.
Amour (!'). Voy. Cupidon.
Amphiareo, 708.
Amsterdam, 585.
Anatomie (IJ, 114, 145-149 (G), 178.
483-484, 498, 56g, 58o, 642, 656.
Voy. aussi Nu.
Anceschi (T. degli), 563.
Ancône, 25i, 326, 335, 597.
- (Domenico d'), 167.
Andrea di Cosimo, io3.
Andrea di Luigi, 223.
Andreani, 166, 269, 55 1 .
Andreasi, 845, 448.
Andromède, 97, 116-117.
Angelico (Fra), 461, 722.
Angleterre, 8, 3 1 , 216-217, 226, 244,
277, 4 1 1 , 487, 554. Voy. aussi
Blenlieim , Henri VIII, Jac-
ques I", Londres, Hampton-
court, Oxford, Windsor.
Angouléme (J. d’), 167.
Anguisciola, 144, 171, 691.
Anichini, 261.
Animaliers, 1 35, 464 (G), 5oo, 680.
DANS CE VOLUME1
Annibal, 1 17.
Anselmi, 535-536, 53i.
Antiope, 1 1 5- 1 1 6, 147 573, 50o (G),
621 (G), 636, 664.
Antiques (Collections d'), 2, 110-
1 12, 209-213, 264-265, 27O, 288, 290.
Antiquité (Influence de 1), 14 (G),
23-25, 32, 86, io7-iio(G), 121-128
(G), 161-162, 179, 264, 288, 291),
314, 828, 435, 472, 489, 504, 5o6,
533, 569, 63o, 637, 646, 652, 655-
656 (G). 661, 664, 678, 702-703.
Antonio d’Amato, 555.
— del Cherico, 719.
- del Francese, 406.
— di Gino, 218.
Anvers , 167, 424,481-482,534,623.
Apollon, 117-113, 141,249,357, 542,
460, 654-655, 664, 666 (G).
Aprile, 206.
Aragon (Alphonse d'), 24O.’
— (Catherine d’), 226.
- (Jeanne d’), 66, 164, 238.
— (Marie d’), 148, 248, 643.
Area (N. dell'), 379.
Archimède, 1 3 1 .
Architectes et Architecture,
293-358 (G) et passim.
Aregio (P. de), 217.
Arétin (F), 40, 55-56, 61, 70, 79, 83,
86-87, 102. 126, 129, 1 34, 166, 171,
174-176, 206, 240, 252. 275, 277-279,
444, 5c5, 58o, 012, 628, 687, 708.
Aresco, 27. 174, 187. 218, 220 (G),
372, 422, 480-482, 442, 496,51 3, 637,
722-725 (G).
Argenta (Jac. d'), 180.
Argenterie. Voy. Orfèvrerie.
Argus, 604.
Ariadne, io3, 118,604,627.
Arioste (F), 21, 69, 86, 88-go, 175
181, 201, 275, 565, 568, 614, 625
627, 707.
Aristote, 67, 82, 586.
Aristotele, 56, 474.
Armazotto, 27.
Armenino, i83, 256.
Armes et Armurerie, 14-21 (G),
25 (G), ni (G), 2 1 3-2 14, 21/r, 460
(G), 713-716 (G).
1. Les noms propres de personnes sont imprimés en caractères courants, les noms de lieux en italiques
et les noms communs en petites capitales.
La lettre G placée entre parenthèses (G) indique que la pagre visée contient une gravure.
Pour les prénoms on a adopté autant que possible la forme italienne : il faudra donc chercher Augustin
a Agostino, Jean à Giovanni. Pierre à Pietro. — Les artistes qui 11e sont connus ou qui ne sont désignés
d'habitude que par leur prénom joint au nom de leur patrie seront classés au nom de cette dernière : Mes-
sine (Antonello de), Sienne (Agostino de), etc.
La liste des monuments de chaque ville contient d'abord les édifices religieux rangés dans l'ordre alpha-
bétique, en commençant par la cathédrale, puis les édilices civils.
On a ajouté à l'index les noms des principaux personnages, soit mythologiques, soit historiques, repré-
sentés au moyen de la sculpture, de la peinture ou par d’autres procédés.
lui certain nombre d'erreurs typographiques s'étant glissées dans le volume, malgré les efforts de
l'auteur et de l'imprimeur, on a rectifié les principales d'entre elles dans cette Table alphabétique.
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
742
Armoiries, i3~, 3io.
Arona, 286.
Arras , 167, 717.
Arrivabène, 56o.
Arts décoratifs, 188-190, 544, 708-
732 (G) et passim.
Art du Médailleur, 112, 119,434,
442, 712-713 et passim.
Art textile, 726-731 (G). Vov.
aussi Broderie, Dentelles, Ta-
pisserie.
Ascanio, 184.
Ascoli, 25 1.
- (Amico d'), 58.
Asinalunga , 202.
Aspertini (Am.), 59, 93, 258, 557-
558.
Aspetti, 283.
Assise, 3 16, 538-539.
- (Andrea d’), 541.
— (Tiberio d'), 223, 540.
Ateliers, i85 (G).
Athènes, 92, 3o3, 478.
Atlas, 119.
Attavante, 719.
Audran, 706.
Augsbourg, 20, 5ii, 5g6, 608, 63c-
633, O45, 664-665.
Auguste, 535.
Austracino, 226.
Autriche (Barbe d ), 263.
- (Catherine), 290.
- (Eléonore), 134.
- (Jeanne), 208.
- (Marguerite), 26o-2Ôr, 596.
Avales (les d’), 11, 78, 143, 248-249,
25i (G), 253, 287, 634.
Avelli (X.), 21
Averroès, 82, 586.
Avignon, 236.
B
Bacchanales et Bacchus, 10.8, 116,
1 18, 147, 383, 544, 565, 626-628,
654, 711-
Baccio d'Agnolo, 157, 216, 3og, 3a8-
329 (G), 721.
Bachiacca, 129 (G), i35, 188, 196,
216, 228, 5oo, 697 (G), 728-729 (G).
Backereel, 167.
Badile, 642, 65 1 .
Baglione (les), 54, 141 (G).
Bagnacavallo, 59, 258, 546-547 (G),
557.
Bagnajxt, 246.
Baldovinetti, 504.
Balduccio, 56.
Bâle, 170.
Bambaja, 289.
Banda (A. délia), 196.
Bandello, 3i, 38, 78, 85, 8g, 287.
Bandinelli, 22, 42, 5g (G), 62, 97,
102, 1 1.3-114 (G), 127 (G), i36, 177-
178 (G), 184, 190, 192, ig5, 205,
207-208, 227-228, 235, 33o, 362,
364-366, 368, 409 (G), 414, 416-417
(G), 431, 434-435, 464-405 (G), 473,
704, 715, 721.
Barbarigo, 456, 608.
Barbarj (J. de’), 196, 585, 5q5-597
(G), 698-702.
Barbara (les), 145 (G), 187, 277-282
(G), 652-656. Vov. aussi Maser.
Barbazzi, 258.
Barbiano, 370.
Barbiere (Dom. del), 145, 216, 435-
436, 706.
Bardi, 172.
Barozzi. Voy. Vignole.
Barile, 228, 504.
Barili, 456.
Baroccio, 253, 552, 554.
Baronino, 235.
Bartoli, 214.
Bartolommeo (Fra), 468, 495, 497,
499, 5o3, 5og, 534, 61 1 , 626, 644,
673.
- di Pietro, 384.
Bartoloni, 214.
Basaiti, 587, 593-594.
Bassano, 281.
Bassano (les), 104, 235, 430, 456,
665-666.
Bassiano, 1 12, 283 (G).
Bastiani, 593, 595.
Bastianino, 1 34.
Baudry (Paul), 483, 703.
Baviera, 229, 232.
Beaumont, 89.
Beccafumi, 39, 121, i3i, 189, 218,
221, 224, 291,461,532,535-536 (G),
707, 721.
Begarelli, 259, 364, 441, 443.
Belcaro, 334.
Bellay (Joach. du), 238.
Belli (Val.), 28, 114, 175, 188, 192,
227, 229, 236, 283, 710-713 (G).
Bellin (les), 60, 116, 141, 176, 23 7,
278-279, 454, 460, 556, 583-599, 601-
6o3, 609, 612, 617, 622,624, 6264)27,
635, 642, 653, 667, 683, 690, 698,
700.
Beltraffio, 668, 670-671 (G).
Bembo, 3 1 , 35, 37, 67, 85, 102, 171,
181, 277, 282-283, 297, 3i8, 568,
586, 625, 636.
Benavides, 283 (G), 6i3.
Benozzi (Fr.), 674, 676.
Bentivoglio (les), i63, 287, 674.
Benvenuti, 563.
Berengario, 82, 145.
Bérénice, 157.
Bergame, 90, 188, 284, 517, 53g,
5g3-594, 597-598, 612, 618, 671-672,
688-689, 690, 717, 721.
— Voy. Damiano.
Berlin (Académie de), 109.
- (Collection Pourtalès), 413.
- (Musée de), 117, 139 (G), 179,
187, 196, 2i3 (G), 36i, 38o, 412-413,
496, 498-500, 5o2, 5o8, 5i2, 538, 546,
556, 558, 562, 564, 566, 569, 577-579
(G), 591-592, 594, 596,601,608,611-
612, 6i5, 625, 638, 665,671,694.
Bernabei, 219.
Bernardi, 226 (G).
Bernardino, 184.
Bernardo, 296.
Bernazzano, 1 35, 684.
Berni, 88, 157.
Bernin, 357, 4-44-
Berry, 722.
- (duc de), 369.
Bertani, 186, 270, 297, 346, 55o.
Bertelli, i85 (G).
Berto di Giovanni, 540.
Bertoldo, 375, 398.
Besançon, 5io, 632.
Bessarion, 35o, 586.
Bianchi, 568,
Bianchini (V.), 56.
Bianco (Sim.), 216, 435.
Bible (la), io3, io5 (G), 1 33 (G),
168, 249, 253, 382, 392-393, 433, 436,
473-486 (G), 5oo, 5o3, 528, 58i , 646-
647, 660, 706.
Bibliothèques, 3co.
Bilia (B. délia), 223.
Biondo (M.), 173, 182.
Bissolo, 279, 5q3.
Blenheim, 612.
Boccace, 67, i36, 181.
Boccacino, 140 (G), 179, 236, 562,
690-691.
Bocchi, 90.
Boides (G.), 167, 262.
Boldrini, i36, 166.
Bologne, 7 (G), 21, 92, ni, 118, 149,
187, 25o, 256-258 (G), 264, 276, 298,
3o2-3o3, 3o5-3o6, 3o8, 3i6-3i7, 332,
334, 342, 344-345, 355, 364, 375,
378-379, 386-387, 425, 432-433 (G),
441-442, 5o3, 5z5, 546, 554, 558-56i
(G), 564, 567, 570, 612, 619, 632,
636, 641 (G), 703, 705.
- (Jean), 22, 27, 97, 100 (G), 1 25,
i3o, 1 35, 147, 167, 172, 186, 190-
195, 2o3, 208, 210, 213-214, 216,
218, 222, 258-259 (G), 292, 3oi,
322, 324, 362, 365, 408 (G), 414,
420, 423-431 (G).
Boltraffio. Voy. Beltraffio.
Bolzani, 732 (G).
Bonafede, 434.
Bonasone, 116, 120, 145, 373 (G),
705.
Bondo, 690.
Bonifazio (les), i3o, 1 35, 279, 280,
283, 586, 606, 619-620, 640, 645.
Bonomo (J. -F.), 40.
Bonvicino, 284, 688.
Bonzagni, 236, 260, 7 1 3.
Bordone (P.), 70 (G), 124, 148, i65,
274, 279, 5i2, 645, 664-665 (G).
Borgherini, 499-500.
Borghini. 3i, 172, 214, 362,460.
Borgia (les), 261, 282, 626, 713, 780.
Borgo San Sepolcro , 222, 540, 55o-
55 1 .
Borgognone, 673.
Borro, 11.
— 7-4-
Borroinée (les), 36, 39-40 (G). 58,
i35, 242, 286-289, 356.
Boscoli, 219, 392.
Botticelli, 181, 457, 504, 584, 703.
Boucher (F.), 58i.
Bourbon (le connétable de), 232,
417.
Bourges, 369.
Bourgogne (ducs de), 368, 5g5.
Bouts (Th.), 585.
Bracciano, 57, 246.
Bragadin, 18.
Brambilla, 289.
Bramante, 61, 192, 201, 232, 240,
295, 302, 334, 340, 342, 345, 348,
354, 474, 686, 722.
Bramantino. Voy. Suardi.
Brandani, 253, 441.
Brantôme, 74, 78, i52, 210, 214,
243, 248, 262.
Bregno (A.), 38i.
Brescia, 2i5, 243, 271, 276, 279,
284-286 (G), 292, 3o8, 327, 087-690,
7 1 7-
- (Bart. da), 698.
TABLE ALPHABETIQUE DES MATIÈRES
Brescia , (Cristoforo da), 144,
284.
— (G. A. da), 698.
— (Gir. da), 96.
- (Jac. da), 413.
- (Leon, da), i3o.
- (Prosp. da), 244.
— (Raf. da), 215, 717.
— (Stef. da), 144, 284.
Brevio, 3i.
Bril, 168, 458.
Broderie (la), 53 (G), 188, 371 (G),
467 (G), 583 (G), 667 (G), 728-735
(G).
Bronzino, 139-14.3 (G), 1 5C, 1 59, i63-
164, 184, 188-189, 195-195, 206-208
(G), 21 1 (G), 214, 216, 218, 235,
254-255, 453-454, 457, 460, 499, 509-
5 1 2 (G), 514, 554, 634, 713, 728.
Bruges , 167, 38o-332 (G), 584-585,
588, 594.
Brunellesco, 182, 299, 328, 338, 340,
346, 348, 373, 3g5.
Bruno (Giordano), 37.
Brunswick , 0i3.
Brusantini, 86.
Brusasorci, i83, 270, 282-283.
Brutus, 12 (G), 25, 37, 402.
Bruxelles , 167, 727-728.
Budée, 181.
Bufalini (Nie.), 223.
Bugiardini, 122, 149, 157, 216, 258,
474, 5o3 (G).
Buglioni, 216.
Buonaccorsi. Voy. Vaga.
Buoncompagni, 243.
Buonconsiglio, 282, 618.
Buontalenti, 186, 210, 212, 216, 296,
3oi, 325-326 (G), 33o.
Busati, 593.
Busi, 90, 690.
Bussato, 712.
Byzance , 584, 6o3.
c
Caccianimici, 187.
Cademosto, 3i.
Cadmus, 604.
Cadore, 622, 636.
Cadres (les), 455-456.
Caffagiuolo , 106 (G), 208, 358, 724.
Calais, 729.
Calamach, 25o, 292.
Calavrese, 249, 555.
Calcagni (les), 186, 216, 244 (G),
26.3, 402-403.
Calcar (.(. de), 167, 249, 666.
Caliari (la famille), i58, 568, 642,
65i, 659. Voy. en outre Véro-
nése.
Calisto, 116, 604, 643.
Calligraphie (la), 708.
Callimaque, 157.
Callot, 94.
Calvaert, 168.
Calvi, 291.
Calvin, 33, 37, 1 36, 262.
Camaldoli , 214.
Cambi, 248.
Cambiaso, 290-291,463, 694.
Çamelio, 713.
Camerino (Tob. da), 56.
Camille, 117, 542.
Camillo, 264.
Cammei (D. de'), 290, 710.
Campagna, 445.
Campagnola (les), 348, 601, 618,
624, 698-701 (G).
Campanella, 37.
Campi (les), 171, 184, 187, 190, 269-
270, 272, 284, 636, 670, 691-692 (G).
Canavo, 145.
Candido (P.), 22, 1Û7.
Candie, 18, 118.
Canevari, 782.
Canobbio, 692.
Canossa, 372.
Canova, 3, 398.
Capello (Bianca), 71, 212 (G).
Capo, 254 (G).
Capocaccia, 366.
Capo d' {stria, 588.
Caporali, 219, 298, 355, 540.
Capponi, 205, 455.
Caprarole. 27-28, 90, g5, i3o, 171,
236, 309, 342-843 (G), 554.
Caprese , 372.
Caraccioli, 439-444.
Caradosso, 229, 713.
Caral'fa (les), 33-34, 5a, 241. Voy.
aussi Papes : Paul IV.
Caraglio, 116, 120, 1 23, 703, 705, 712.
Caravage (M. A. de), 99.
— (Pol. de), 100, 232, 247, 249-
25o, 458, 542-543 (G), 555.
Caravaggio, 542.
Cardan, 56, 63-64, 82-83 (G), 88.
Cardiere, 378.
Cardisco. Voy. Calavrese.
Carducci, 253.
Carducho, 217.
Careggi, 205.
Cariani. Voy. Busi.
Cariatides, 3 oç>-3 1 1 (G), 443 (G).
Caricature (la), i35-i36, 5o8.
Carnesecchi, 3i.
Caro, 3i, 85, 89, 171, 181, 253.
Caroso, 71-73 (G), 162.
Carota, 188, 216, 544.
Caroto, 619.
Carpaccio, 585, 587-593 (G), 595,
602, 617, 642, 653, 663, 665, 690.
Car pi, 332.
— (Gir. da), i3o, 261-262, 302,
314, 324, 345, 064 (G).
(R. da), 238, 3n.
- (Ugo da), 178, 707-708.
Carraohe (les), 95, 179, 257, 56i,
58 1, 623 (G).
Carrare, 2o5, 279, 292, 3O4, 386, 380,
401, 441 , 444.
Carthage, 117.
Casa (G. délia), 1 5, 3 1 , 84. 67-68,
86, 172, 181, 552.
Casale, 235.
Casali, 186.
Cascanio, 440.
Caseitlin (le), 214.
Casignuola, 364.
Casio, 670.
Casques. Voy. Armes.
Cassel, 63q.
Castagne (A. del), 647.
Castelbolognese (G. da), 192, 194,
204, 229, 2.36, 289 (G), 258, 544,
710, 71.3.
Castelcolalto, 65.
Castel Durante , 98 (G), 189, 254,
665, 724.
ET DES NOMS. 748
Castel Fiorentino 218.
Castelfranco, 600-602.
Castellani, 249.
Castellazzo, 188-189 (G).
Castello, i35, 172, 192, 210, 323-324,
426, 432-433, 435. -
- (G.-B.), 284, 292.
■ Castelnuovo di Garfagnano, 279.
Castelvetro, 85.
Castiglione (B.), 26, 67, 05, 87, i53-
1 54, 23o, 25i, 266, 362, 547.
— (S. da), 16, 67% 166, 170, 727.
Castiglione d'Olona , 473.
— Fiorentino, 218.
Castrioti, 253, 325.
Castro, 27, 202, 246, 3oo.
Catane, 25o.
Cataneo, 325.
Catena, 279, 593, 595.
Caton d’Utique, 25.
Cattaneo (Dan.), 124, 184, 2o5, 279,
283, 292, qi3, 444-445.
Cattani, 170.
Catulle, 627.
Cava (la), 684.
Cavalière (B. del), 184, 216.
- (T. del), 1O7, 238, 492-493.
Cavino, 107-108, 112, 240 (G), 283
(G), 713.
Cellini (B.), i5 (G), 20, 28 (G), 38,
54-58, 62, 64, 78, 87,-97, ido, 102,
1 14, 122, 125, 1 38 (G), i3g, 146-147,
157, 106, 1 7 1 , 173, 177-17O, 181,
183-184, 188-19.3, 195-196, 2o5-20Ô,
208, 210, 216-217, 22V 226-280,
232-236, 249, 263, 265, 268, 282-283,
361-368 (G), 414, 417-422 (G), 460,
463, 473, 71 1-717.
Centaures (les), 45.
Céramique (la), 16 (G), 79, 98 (G),
i3o, 168, 189, 21 1, 252-255 (G), 261,
264, 290, 665.
Cérémonial et Cérémonies. Voy.
Fêtes.
Cérès, 1 16, 643, 654-655.
Ceri (A. de), 5q3.
Cervelleria (G.-B. del), 186, 218.
Cervin. Voy. Papes. Marcel II,
Césalpin (A.), 82.
César, 11O, 149-150 (G), 268, 5o6.
Cesariano, 109, 187, 289, 298, 355.
Cesati. Voy. Greclietto.
Cesetta, 250-257 (G).
- (B. da), i32, i36, 486.
Cesi, e3o, 238.
Chantilly, 70, 562.
Chapon, 486.
Charles I" d’Angleterre, 271.
Charles VIII, 83.
Charles-Quint, 7 (G), 19-20, 53, 5g,
83,86, 104, 119, 122, i3a, 1 34, 142,
143, iq3, 2o5, 209, 226, 241, 247-
248, 258, 260, 275, 284, 287, 291,
36q, 366, 423, 458, 578, 619, 632-
633, 641 (G).
C haro 11, 487.
Chcrubino, 236.
Cliiaravatle, 606.
Chigi (les), 189, 23i-232, 433-484,
522-525, 609.
Cliiodarola, 557-558.
( 'hitisi, 372.
Chivasso, 692.
Chloé, 664.
1 hypre, 712.
| Christine (la reine), 70.
Ciano, 187, 18g.
I Ciarla, 254, 725.
744
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Cibo (les), 229, 53’.
Cicéron, 498.
Ciciliano, 25o.
Cicogna, 276.
Cincinnato, 217.
Cincinnatus, 1 17.
Cioli (les), 216, 2i3, 25i, 370, 406,
433.
Cire (la), i3g, 366,370 (G).
Città di Castello, 223, 53g.
- di Pieve , 539.
Cittadella (Ail'.), 27, 56, 159, 205,
210, 253, 261, 267-268, 276, 283,
864, 366-367, 441-443 (G).
Civerchio, 196, 686.
Cividale , 546.
Cirità Castellana, 223.
VeccHiarif2b.
C'ivitali, 3o8, 33i, 392.
Clarici, 253.
Claude, 721.
Clément. Voy. Papes.
Clementi (les), 186, 25g, 3 1 7, 879,
443.
Cléopâtre, 117,652,743.
Clesius, 281.
CIoss. Voy. Clesius.
Clovio (G.), 145, 199 (G), 203, 232,
236, 284, 489-490, 55o, 720.
Coccaie (M.), 32-33, 89.
Coffres de mariage, 498, 6o3.
Coiffure. Voy. Costume.
Colle (R. del), 249, 254-255, 556-55 1,
726.
Collections d'antiques. Voy. An-
tiques.
Cologne , 584, 596, 664.
Colomb (Clir.), 27.
Colombo, 112.
Colonna (les), 11, 53, 58, 66, 75,
23i, 242, 413, 719.
- (Jac.), 279.
— (Vit.), 38, 52 (G), 64, 66, 84,
90, 184, 230, 248 (G), 270-274, 406,
1 ome, 176, 286, 673.
Commandino, 253.
Compagni, 712.
Compïègne , 435.
Couches , 470.
Concours, 645.
Condition des artistes, 362-363,
522, 610, 625, 05i-652.
Condivi, 179, 1O2, 371, 338-309, 405.
Conegliano (C. da), 537-589 (G),
592-593, 642, 653.
Constantinople , 2o5, 275.
Contarini (les), 35, 1O7, 278, 3i3,
444. 624.
Conte (Jac. del), 216.
Conti (D.), 216.
Contino, 32i.
Cor doue, 229, 717. 728, 7co.
- (Gons. de), 608.
C'orio, 712.
Coriolan, 117.
Coriolano (C.), 178.
Cornaro (les), 848, 5g6.
- (Cath.), 232, 608, 635 (G).
Cornelia, 268.
Cornelio (L.), i35, 167, 262.
Corniuole (G. delle), 710.
Corrège (le), 2 (G), 48-49 (G). 98-
94, 112, 1 1 5- 1 iO, 123, 125, 140, 147
(G), 17 1, iq5, 259-260, 265, 260, 271.
292, 44 1 , 449, 453, 455-456, 489, 4< « ),
403, 405, 4O7, 507, 528, 532-537 (( i),
548, 554, 561,564, 56"-582 (G), 597,
616, 636, 686, 692, 703, 705-707.
Correggio, 568-570.
Corse (ia), 50.
Corte, 435.
Cortegliali, 594.
Cortegiani, 216.
Cortone , 219, 724.
Cosini (les; , 57, 216, 218, 290-291,
423.
Cossa, 56i.
Costa, 269-270, 55i, 558, 56o-562,
566, 602, 087.
Costume (le), 125, i5o-i66 (G), 249
(G), 467, 5 18, 520-521, 50o, 602,
675, 677, 728 (G).
Cotignola. Voy. Marchesi.
Cousin (J.), 181.
Coxcie, 167, 228.
Cracnvie. "Coll. Czartoryski, 267,
614.
Cranach, 596.
C’redi (Lor. di), 5o3, 670.
Crema , 196, 284, 686.
Crémone , 160, 171, 184, 190, 2O4,
61 5, 664, 688, 690-691, 729.
Crescentius, 25.
Cresci, 708.
Crescione, 249.
Crète (la), 281.
Cric o, 187.
Criscuolo, 555.
Crivelli, 21, 190, 556.
Croatie (la), 720.
Cuirs, 90, 229, 717, 72O (G), 730
(G).
Cungi, 222.
Cupidon, 120, 272 (G), 383 (G), 493,
499, 5 1 1 , 524, 63o, 638, 656, 004,
704.
Curione, 3i, 67.
Curtius, 1 1 7, 522,
Cyclopes (les), 1 16.
D
Dalniatie (la), 280.
Damasquinure (la), 714.
Damiano (Fra), 118, 117.
Danaé, ii5-u6.
Danemark (Christine de), 287.
Danese. Voy. Cattaneo.
Danses des morts, 128.
Dante, 64, i36, 1O1, 199 (G), 284,
872, 092, 400, 4117, 489-490.
Danti (G.), 844.
- (VillC.), 22. 178, 19I, 222-223,
3o5, 436 (G).
Daphné, 532, 604.
Daphnis, 664.
Darius, 117, 523-524 (G), 646.
David (Louis), 3.
Decio (les), 89, 218, 295 (G).
Déjanire, 117.
Delacroix (E.), 640.
Delorme (Pli.), 328.
Dente, 232, 541, 703-705.
Dentelles, iOi, 729.
Dentocambi, 196.
Deruta, 16 (G), 90, 724-725.
Desgodets, 108.
Desiderio d'Adjutorio, 196.
Dessins, 462-465 (G), 5gg.
Devises. Voy. Emblèmes.
Diable (le), 1 36.
Diana, 5g5.
Diane, 4, (G), 116-117,260, 267(0),
36i (G), 5i5 (G), 53p (G), 50~ (G),
571, 58i, 593, 604, 654-655, 664.
Dianti (L.), 134, 627.
Dietterlin, 299.
Dijon , 368-36g.
Dioclétien, 242.
Diodore, 401.
Diogène, 1 16.
Doceno, 222.
Dolce (Lod.), 86. 90, 102, 137, "07
(G).
Domenico di Baccio, 216.
Domenico di Polo, 205, 216, 712.
Domenichi, 90.
Dominiquin (le), g5, 16O, 627.
Donatello, 28, i83, 362, 36 9, 374-
375, 38o, 395, 410, 41 2-414, 440.
Donato, 276.
Doni (A.), 3 (G), 223, 256, 379-380.
Dordonio, 712.
Doria (les), 11 (G), 27, 137, 195,
291-292 (G).
Dosio, 216, 218, 235, 301,423,432,
544, 612.
Dossi (les), 1 18, 175, 188, 255, 25g,
261-262, 282, 459, 546, 558, 56c,
564-565 (G), 723.
Douai, 424.
Draperies, 161, 375, 602.
Dresde (Musée de), 49 (G), 97, 1 18,
189, ig5, 5oo, 5o8, 546, 549, 562,
565, 578-575 (G), 5.96, 601, 613-614
(G), 625, 628, 647, 664.
Drevet, 706.
Dubroucq, 424.
Dryden, 89.
Duca (J. del), i35, 25o, 392.
Duccio, 221.
Ducerceau, 281 (G).
Dupérac, i3 (G), 77 (G), 263. 333.
Durante, 222.
Durer, 166, 168, 179-180, 287, 38:,
460, 499, 5e5, 585, 5g3, 5g5-5gO,
693-699, 702-704.
Dyck (Van), 64:1.
E
Écoles. Voy. Allemagne, Byzance,
Ferrare, Flandre, Florence, Fon-
tainebleau, F'rance, Milan, Mu-
rano, Naples, Ombrie, Padoue,
Parme , Rome , Sienne , Ve-
, nise, etc.
Écrits théoriques, 173, 297,462.
Edelinck. 706.
Edilité, 243, 267, 3oo.
Edimbourg, 117.
Edits somptuaires. Voy. Luxe.
Education (F), 67-69.
Elbe, 220.
Émaux, 720.
Emblèmes, 90.
Émilie (F), 208, 287-259 (G), 441 -
449 (G).
Emilio (Paolo), 87.
Empoli, 218, 49O.
TABLE ALPHABETIQUE DES MATIÈRES ET DES NOMS.
745
Encyclopédistes, 186-187,256-257.
, 277, 284, 438, 444, 536, 642.
Énée, 544, 601, 6o3.
Épées. Vov. Armes.
Escaliers, 314-317 (G).
Esclavonie (1'), 280.
Esculape, 435.
Escurial (1’), 407 (G), 421.
Espagne (1’), 109, 154, 217, 226, 249,
255, 270, 275, 281, 286, 290, 41 1,
439-440, 694, 710, 717.
— (Franc, cl'), 184.
Este (la famille d'), 63, 118, i3o,
1 35, 194, 204, 240, 252, 261-265
(G), 441, 564, 717, 726-727, 480
(G).
- — Alphonse I, 134,711.
— Alphonse II, 280, 344, 626,
— Hercule II, i35, 627.
— Isabelle, 112, 252, 633.
Esthétique (1'), 169-174, 264, 726.
Etiquette, 70-71. Voy. Fêtes.
Étoffes. Voy. Art textile et Cos-
tumes.
Europe, 99, 116-117, 460,465, 604,
618, 657-65q (G), 698, 712.
Eusebio di S. Giorgio, 223, 53g.
JJustachio, 82, 145, 719.
Eventails, 161.
Expertises, 192.
Ex-voto, 434.
Evck (Van), 3, i5o, 179, 585.
F
Fabriano (Gent. da), 278.
Faenza , 3o, 229, 236, 256, 307, 55o,
557.
Falconetto (les), 108, 282, 348, 366,
619, 711, 724.
Falloppio, 82.
Famagouste, 18.
Fano (Gir. de), 486.
Fanti, 708.
Fanzolo, 643.
Farfengo, 729.
Farinato, 270, 283.
Farnèse (les), 11, 23, 28, 53-54, 63-
64 (G), 90, i3o, 144, 171, 192, 202,
229, 233, 235-237, 246, 252, 260-261
(G), 337, 339,341-342, 442,544,712.
Voy. aussi Papes : Paul III.
Fattore (il). Voy. Penni.
Fedi (Luc.), 141, 5o5, 5o3.
Fei, 216.
Fellre , 614-615.
— (Morto da), 614-615.
Feltrini, 188, 216, 721.
Ferdinand (le roi), 632.
Ferramola, 284, 687-688.
Ferrure, 3o, 39, 76, 100-102, 1 18, i3o,
1 34-i35, 167, 25o-25i, 261-264 (G),
275, 280, 302, 314, 344-345, 387,
402,418, 441, 459, 559, 566 (G), 5q6
(G), 570, 61 5, 623, 626-627, 636,
640, 707-708, 712, 726-728.
— (Girolamo de), 25i, 413.
— (Renée de). Voy. France.
Ferrari (Def. de), 692.
— (Gaud.), 48, 286, 290, 55 1 , 647,
682, 687, 692-693 (G).
Ferrari, (Marco). Voy. Agrate.
Ferrucci (A.), 423, 432.
Fêtes, 161-162, 258, 262, 274-275,
287, 502, 5i3, 535, 591, 637, 703-
709.
Fetti, 543.
Ficin (M.), 35.
Fiesole , 193 (G), 218, 292, 434.
— (G. de), 291.
- (Mino de), 376, 446.
Filândro, 109.
Filarete, 181.
Filippi (les), iTp 261-262, 565.
Fiorenzo di Lorenzo, 557, 541.
Firenzuola, 3 1 , 56, 170, 418.
Flandre (la), i35, 166, 191, 203-209,
262, 459, 5 12, 554, 584-585, 590,
594-595,599,666, 669, 717. Voy. en
outre Anvers, Bruges, Bruxel-
les, Hollande, Malines, etc.
— (Giorgio de), 167.
— (Gualtieri de), 167.
— (Henri de), 224.
Fletcher, 89.
Flore, 1 16, 627, 634.
Florence, 4, 18, 20, 22-23, 27, 3g, 48,
5g, 70, 73, 73,92, 104, ni, 1 18, 122,
125-126, i3o, i36, 140-141, 1 55, 1 57-
i58, 165,167, 171-172, 178, 184-188,
194, 196-197, 203-205, 208, 210 (G),
2 1 3-2 18, 221-222,227, 229, 232, 242,
254, 256, 258, 276, 279-280, 2f>>
291, 3oi, 314, 3i6, 3 19, 322, 324,
226-341 (G), 349, 363, 371-440 (G),
453-455, 458, 462, 464-515 (G), 5iy-
5 18, 520, 522, 533, 541, 543 (G), 56g,
583-584, 5gg, 623, 628, 63o, 638, 640,
656, 661, 665-666, 673-674, 687, 706,
711-712, 714, 718, 724, 726, 729
(G), 73i.
— Cathédrale, 65-96, 177 (G),
182, 340, 375,403 (G), 413 (G), 417,
437, 554, 719.
— Annonciation, 29 (G) , 1 53,
167, 365, 495 (G), 498-499, 504-507
(G).
— Baptistère, 41 1 (Ci), 486 (G).
— Chartreuse, 201 (G), 214-215
(G), 434, 499.
- S. Laurent, 9 (G), 227, 3 1 2 ,
3i7-3i8, 327-328, 337-338, 375, 3g5-
3gg (G), 433-434, 452, 487, 71 1, 720.
— Églises diverses, 214, 307 (G),
33o, 378, 406, 412,423, 430-431 (G),
435, 437, 480, 496, 498-499, 5o3, 5o5,
507 (G), 522, 540, 721-722.
- Académie des Beaux-Arts,
496, 5o8-5io (G), 533, 684.
— Bibliothèque Laurentienne,
179, 204, 214, 227, 3oi, 3i2, 314,
320, 326, 338-33g (Ci), 404, 545.
— Collections diverses, 129 (G),
378, 3go, 5o 1 .
- Hospices, 145.
- Jardin Boboli, 208, 323-325
(G), 388, 3go, 426, 428 (G).
- Loges, 125, 208,329,341,369,
375, 419 (G), 425, 426 (G).
- Musée national, 3 (G), 12 (G),
i5 (G), 28 (G), 80, 1 19 (G), i38 (G),
198 (G), 220, 307, 38o, 382-384, 388,
3go, 402. 412, 416, 421, 426-427 (G),
434-439 (G), 45 1 , 709, 725 (G).
- Musée des Offices, 88-89, 97
(G), io3 (G), io5 (G), 142 (G), i63,
206-208 (G), 210-214 (G), 246 (G),
252-253 (G), 329-33i (Ci), 334, 349
(G), 376, 394, 416 (< j), 426, 456 (G),
464, 468, 470, 472-473, 480 (G), 488-
490 (G), 498-502 (G), 5o8(G),5io-
5 1 2 (G), 514, 524,. 540, 55o, 552,
554 (G), 562, 565, 570, 58i-582, 584
(G), 5ç>3, 608, 611-612, 627, 634-635
(G), 666 (G), 683, 691, 71 1.
— Palais divers, 85, i36, 169
(G), 214, 3o4-3o5 (G), 329-330, 424,
434, 439 (G), 444 (G), 545, 714,721.
— Palais Pitti, 125, i3o, 140 (G),
iq3 (G), i65, 203 (G), 208, 279 (G),
3o6-3o7 (G), 33o-33i, 493, 496, 499,
5oi-5o2, 5o8, 535-530, 549-55o, 564,
586, 598, 6oi-6o5 (G), 61 1, 618, 662
(G), 664-665 (G), 691.
— Palais Vieux, i3o, 162, ig3,
208-209 (G), 307, 3 1 3-3 1 4 (G), 33 1 ,
365 (G), 384, 425, 457, 468-473, 492,
5oi, 5 1 1 , 5i3.
— Ponts, 208, 32i, 33o.
— (Antoine de), 217.
- (Miguel de), 217.
- (Tomaso de), 217.
Floriani, 187, 281.
Florigerio, 281,456.
Fogolino, 614.
Folengo, 3i, 89 (G).
Folii, 3o5 (G), 329.
Foligno, 2o3, 224.
Fontainebleau , 20, 140, 148, 182,
25g, 378, 5io-5ii, 706, 7 1 1 .
Fontaines, 257 (G), 25g (G), 322-
323 (G).
Fontana (A.), 712.
- (Dom.), 243-244,280, 286, 3i6,
337, 345.
- (L.), 187.
- (O.), 21-22, 99 (G), 726-727.
- (P.), 188, 258, 56i.
Fontanellato, 58i, 5 1 5 (G), 58i.
Foppa, 686-687.
Forli, 256, 302, 462, 556-557, 7°7-
— (Biondo da), 181.
- (Franc, da), 1 18.
— (Melozzo da), 533, 556-557,
572, 653.
Formigine, 186, 257.
Foscarini, 278.
Fouquet (J.), 179.
France (la), 8, 3i, 1 52, 154,164,186,
194, 216-217, 244,262-26.3, 271, 275,
288, 298, 3oq, 3q 1 342, 368, 38g, 406,
411, 418, 421-424, 426, 435, 5o5,
5 10, 5 1 3, 554, 044-6145, 668-669,
7o5, 710, 720-725 (G), 728-729.
- (Gabriel de), 262.
- (Janes de), 262.
- (Jean de), 262.
(Marguerite de), 2912.
- (Renée de), 3o, 262-263. Voy.
en outre Charles VIII, Fontai-
nebleau, François 1", Henri H,
Henri III, Louis XII, Paris, etc.
Francesco di Giorgio, 181, 525.
Francfort, 53g, 576, 5g6, 6128, 612,
686.
Francheville (P. de), 27 (G), 167,
427, 430.
Francia (les), 258, 498, 55~-56o,
564, 570, 670, 087, 698, 702-703.
Franciabigio, i33, 195-196, 216,473,
498, 5oo, 504.
Franco (les), 22, 72 (G), 118, i.’n,
i35, 216, 254, 279-280, 554, 640,
645, 664-665 (CI), 72O.
François I", 17, 20, 74, 83, 100,
122, 1.34, 142, 154, 192, 207, 2.3 1 ,
258, 275, 284, 287, 290-291, 3qi
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance.
I
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
746
3q5, 402, 41 1 , 418, 425,440, 5o3,
634, 713, 7I4-
(Franken, 167.
Frascati , 77, 246.
Frascator, 16, 640.
Frate (il), qo.
Frédéric II (l’empereur), 25, 54.
Fregoso, 68, 445.
Frioul (le), 3g, 187, 281, 554, 614,
622, 088. .
Fugger.(les), 23i, 608.
Fuipiano , 690.
Fulvio (A.), ii2.
Fungai, 221, 533.
G
Gaddi (les), 182, 214.
Gaetani (les), 23i.
Gagini (les), 25o, 440-441.
Gaillon, 668.
Galeazzo, 691.
Galeotto, 236.
Galilée, 37, 83, 217, 407.
Galli, 286, 383.
Gallo, 57.
Gallus, 262.
Gambara, 246, 271, 284, 691.
- (V.). 16, 64, 84, 563.
Gandini, 58i.
Ganymède, 1 16, 119, 205, 578, 698,
702.
Garbo (R. del), 157, 216. 455, 496-
497 (G).
Garnier (Ch.), 338, 340.
Garofalo, 39, 45, 1 0 1 , 118, i3o-i3i,
148, 188, 261-262, 541, 562-564 (G).
Gatti, 284, 578, 58i, 691, 728.
Gines, 22-23, 27, 1 18, 160, 167, 187,
218, 222, 276, 284, 290-292 (G),
3oo, 3o3, 3i6, 319, 321, 326-327,
354-357, 423, 425, 432, 434, 445,
544, 549, 6i5, 694, 726, 782.
Genga (les), 253-256,- 270, 3 16, 324,
345 (G), 366, 546, 557.
Gherardi, 28, 194, 222-223.
Ghiberti, 178, 181, 233, 375, 410,
412, 427-428.
Ghirlandajo (les), i33, 157, 162, 181,
184, 216, 219, 373-374, 377, 38o,
45o, 467-468, 473, 497, 5oo-5o3 (G),
5o5, 533, 584, 721.
Ghisi (les), 120, 269, 346, 706.
Ghisoni, 55 1 .
Giampetritio. Voy. Pedrini.
Giangiacomo, 249.
Giberti, 23o.
Gié (le maréchal de), 385.
Gilli, 42.
Giocondo (Fra), 348.
Giolito, 280, 326 (G), 707.
Giorgio di Giovanni, 20.
Giorgione, 60, 95, 98, i3o, i35, 146-
147, i5o, 237, 278, 454, 460, 465,
545, 565, 567, 58o, 584-587, 597,
609 (G), O12, 614, 618, 620-622, 624,
629, 642, 652-653, 664, 666, 681,
688, 690, 698.
Giotto, 179, i83, 375, 392, 479, 514,
047.
Giovanni (Fra), 717.
Giovenone, 290, 692.
Giraldi, 89.
Giugni (R. de’), 187,366.
Giuliano d’Agnoio, 414.
Giunta, 275, 280, 586, 640 (G), 707.
Giustiniani, 292.
Glyptique (la), 210-21 1-, 290, 710-
712 (G).
Goes (H. van der), 585.
Goltzius, 65 (G).
Gonzague (les), 10-11 (G), 2Ô-28(G),
38, 63, 90, 122, 164, 205, 263, 265-
272 (G), 280, 287, 405, 5 1 5, 549-
55o, 578, 6o3, 614, 626, 627, 648,
7i7, 727-
— (Isabelle de), 569, 627.
Gozzadini, 442.
Gozzoli (Ben.), i33, 461, 480, 5oo,
682.
Grâces (les), 1 16, 571, 6i3.
Gradenigo, 225.
Granaci, 157, 188, 214, 216, 373,
473-474, 5oi-5o3 (G).
Grandi, 100, 261, 562.
Granvelle, 247, 632.
Granville, 173.
Grassi, 11.
Grassis (P. de), 1 53.
Gravure (la), 1 3 1 , 697-708(0).
Gravebona, 286.
Graziadei, 219.
Gïcce (la), 26, 106, 314, 346, 368,
478-480, 594.
Grechetto,93, 234, 236, 582 (G), 710-
712.
Greco (Dom.), 281.
Grégoire. Voy. Papes.
Grillenzoni, 568.
Grimaldi,, 292, 425.
Grimani, 111,276, 279, 65>65i.
Gritti, 243, 276.
Grolier, 730, 732.
Grosse tto, 33 t.
Grotesques, 256, 614, 620. Voy.
aussi Ornementation.
Guaccialotti, 139.
Guagnino, 87.
Guarini, 73, 264, 290.
Guastalla , 10, 26-27 (G), 122, 269.
Gubbio , 254, 256, 540, 724-725.
— (Giorgio di), 725-726.
Guichardin (L.), 87.
Guide (le), g5, 168, 5c5.
Guidicci, i5.
H
Hambourg , 5g6.
Hampton-Court, 143.
Hanovre , 525.
Heemskerk, 167.
Henri II de France, 36. 305, 41 1,
425, 5i3, 552.
Henri III, 190, 275,637.
Henri IV, 43.0.
.Henri VIII d'Angleterre, 56, 87,
226, 253, 487.
Hercule, 100, 109-116, 120, 1 25, 177,
25g, 262, 270, 379, 433, 441, 498,
522, 604. '
Heures (les), 120.
Hogenburg, 7 (G), 641 (G).
Holbein, 141, 143, i65, 167, 5 1 i-5i 2,
636.
Holkham, 470.
Hollande (la), 575, 666.
— (François de), 407 (G).
Homère, 372.
Hongrie (la), 203, 435.
Houdon, 147, 440.
Humanisme et Humanistes, 1-2, 24-
25, 3o-32, 35, 58, 67, 85, 585-586.
I
Ibi, 256, 540.
Iconographie sacrée (1’), 48, 491,
6o3, 675, 678, 724.
Imola , 188.
— (Innocenzo da), 59, 258, 541,
56o-56i.
Imprimerie (1’), 708.
Improvisation il’), 102.
Indaco, 216, 228, 474, 5o3.
Inde (1’), 21 1.
India (Bern. I’), 118, 283.
Ingegno, 223, 540-541.
Ingres, 3, 675.
Innocent X. Voy. Papes.
Innspruck, 377.
Inquisition (F), 3o, 586, 660.
Io, 1 15, 578, 604.
Isabelle (l’impératrice), i32, 423,
633.
Ischia , i65, 248.
Istrie (F), 286.
Ivoires, 366.
Ixion, 1 16.
J
Jacobus, 699.
Jacone, 5g, 76.
Jacopo di Sandro, 474.
Jacques I", 426.
Jacques V de Piombino, 220.
Janni, 167, 365.
Jardins, 322-325 (G).
Jésuates (les), 214.
Jonquov, 167.
Jove (P.), 27, 3i, 87, 90, i3c, 172,
176, 216, 226, 286-288 (G), 434.
Jugements derniers, 44-46, 121,
1 34, 452-492 (G), 5io, 663-664.
Jules. Voyez Papes.
Junon, 1 17, 120, 571,643, 655 (G).
Jupiter, 100 (G), 115-120, 125, 420,
442, 478-479, 49-3, 544, 578,58o(G),
604,621 (G), 636, 6q3, 654, 664.
K
Karcher, 208, 262, 269, 728.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES ET DES NOMS.
7-17
L
/
Labacco. Voy. Abbaco.
Lafreri, 14 (.G), 25 (G), 229, 33g,
703.
La Haye , 562.
Lama, 555.
Lamo, 171, 179.
Lampagnano, 28O.
Lampsonius, i32.
Lanei, 249, 253.
Landini, 216, 243, 323 (G).
Làndo, 3o, 276.
Lanfranco; 726.
Lanini, 286, 29b, 677, 6g3.
Lanzia, 325.
Laocoon, 117, 121, 124, i36, 141, 134.
Lapitiies (les), 45 1 .
Lappoli, 218-219, 232, 462.
Lasca, 178.
Lastricati, 246.
Lattanzio, 691.
Laurana, 440.
Laureti, 25o, 258, 612.
Lautizio, 227-229 (G), 716.
Lazzate (B. da), 289.
Le Brun, 648.
Léda, 1 i5-i 16, 120, 254, 2ôr, 493,
499, 5 17, 577-579 (G), 702.
Legnano, 6~3.
Lenglès, 729.
Leonardo (« il Fattore »), 249.
Leoni (les), 26 (G), 56, 61, 114, 122.
125, 137. 1 53, 164, 1 7 1 , 190, 193,
206, 216-218, 236, 242, 248, 260,
370 (G), 282-283, 289-290, 292 (G),
3og, 3u (G), 317, 364-365, 405,
422-428, 625, 709, 712-715.
Lerme (duc de), 425.
Leuti (Pell. di), 422.
Leyde (L. de), 166, 179.
Levva (A. de), i5i, 287.
Liberale (les), i35, 281, 61g.
I.ibri (Girol. dai), 619.
Licinio (G. A.). Voy. Pordenone.
- (B), 143, 617.
Liège, 182.
Ligorio, 118, 184, 187, 190, 242, 249,
264-265, 344.
Ligozzi, 666 (G).
Ligurie (la), 694.
Lille, 1 58, 539.
Limoges , 720.
Lione (G. del), 55o.
Lippi (les), 28, 461, 496.
— (Giov.), 302.
Littérature (la), 81-98, 169-183, j
264. Voy. aussi Humanisme.
Livourne , 33 1 .
Locarno , 686.
Lodève , 167, 236, 720.
Lodi , 284-285, 290.
— (Calisto da), 284, 286.
Lomazzo, 173, i83, 460, 684, 686,
694 (G).
Lombardi (Al.). Voy. Cittadella.
Lombardie (la), 139, 284-292 (G),
3o2, 314, 440, 445-446. Voy. aussi
Milan.
Lombardino, 55o.
Londres, 371, 671, 683.
— Académie, 272 (G), 38o, 382.
45 1, 672.
Londres , British Muséum', 72 (G),
1 1 5 (G), 464, 493.
— Collections diverses, 116,
376..
— National Gallery, 74, i3o,
143, i5i, i53 (G), 196, 40% 460,
467-468, 493-494, 493-499, 5oo, 5o3,
5 1 i-5i 2, 535, 55o, 563, 565, 576,
578, 5g3-594, 606,610-611,614, 617,
627, 046, 664, 669, 673, 690-691.
— South Kensington Mu-
séum; 21, 140, 146, 227 (G), 364,
38o, 383, 384 (G), 412,416, 434,
716, 730.
Longhena, 354-
Longhi, 187, 556.
Loredano, 276, 278 (G), 444, 608.
Lorenzetto, 216, 235, 266, 433-435
(G), 473.
Lorenzi (les), 218, 406, 7 1 3.
Loreto , 27, 244 (G), 25i, 254,302,
335, 409 (G), 431 (G), 579.
Lorraine, 722.
— (Christine de), 712.
Lotto, 134, 143, 232, 25 1, 279,597-
598, 634.
Louis XII, 83, 87.
Louis XIV, 73, 723.
Lucerna, 109.
Lucien, 493.
Lucqiies, 222, 3io, 33o, 425, 4.^0,
441, 497, 53o-53i, 535, 558-559, 7i8>
726.
Lucrèce, 106, 116-117,401,525,613,
703.
Lugano, 286, 673, 63o-63i.
— (Tom. da), 366, 413.
Luini, frontispice (G), 1 (G), 3g,
48, 5o, 1 34, i63, 170, 172 (G), 286,
287, 289 290 (G), 3og, 449, 460-
461 (G), 5i3, 672-683 (G), 703.
Luino, 674.
Lulli, 217.
Lunghi, 339.
Lunigiana, 222.
Lupicino, 217.
Luther, 37, 3g, i36.
Luxe (le), 76-79 (G), 160-161,286,
726. Voy. aussi Costume et Or-
fèvrerie.
Luzio de Rome, 291.
Luzzo, 614-615.
Lyon, 204.
Lysippe, 1 1 1.
M
Macéra ta, 25 1, 3o3.
Machiavel, 11-12, 1 5, 23,85-87, 407.
Macrino d'Alba, 692.
Madrid (Musée de), frontispice(G),
21, 45, 71,116-117, 125-126, i3e,
142, 262, 423, 5o3, 528, 576, 532,
584, 6o3, 61 1, 627, 63o, 633, O42,
683, 694.
Maffei, 109, 220.
Maffiolo, 292.
Magagni, 57, 221.
Magliana, 538.
Magnadola, 117.
Mahomet, 18, 176, 814, 3gR.
Maïoli, 187, 275, 7.I?, ■
Maître à la Chausse-Trape, 249.
Maître au Dé, 118, 120. ,
Maître de la Mort de la Vierge,
167.
Majano , 292.
— (les da), 376, 38i, 446.
Majoliques. Voy. Céramique.
Malaspina, 582.
Malatesta (Li), 218.
Matines, 228, 262.
— (Henri de), 222, 224.
Malte, 25o.
Manchester, 336.
Manetti (G.), 181.
Mangone, 196, 216, 296.
Manin (L.), 654.
Mannequin (le), 148.
Manni, 539-540.
Manno, 216.
Mansueti, 279, 5g3 (G), 5g5, 690.
Mante
gna,
, 11O,
143
, 182,
266,
269,
271,
278,
45o,
462
, 483,
522,
55i,
556,
562,
563-56ç,
684,
585,
593,
6o3,
617
-618, 642,
644,
655,
680,
681,
608,
702.
Mantoue,
22, 3e
1, IOO-IOI
(G),
1 16,
I l8,
i35,
186,
190- 192
(G),
194.
228,
2.6 1,
232,
2-
17 (G)
, 265-271
(G),
275,
29O,
297
3oo,
302,
307-
3 10,
3 14
, 3 16-
3i8,
324,
327
(G),
345,
352,
443
(G)
, 523,
544,
540-
549,
55 o-55 1 ,
568-56g,
578,
61 5,
627,
636,
: 642-C
q3,
655,
698,
703,
706,
7 1 2,
727-72
:8.
Mantovano (les)
, 2.3
4, 255
, 269 (G).
271. 458, 548-551. Voy. aussi Ye-
nusti.
Manuce. Voy. Aide.
Manzuoli, 109.
Maraveg'gia, 18.
Marc-Antoine, 117. Voy. aussi
Raimondi.
Marc Aurèle, 1 14, 235, 338, 552,
Marcel II. Voy. Papes.
Marcello, 278, 684.
Marches (les), 164, 25 1 , 724.
Marchesi, 5g, 264, 23o, 249, 253,
287, 564.
Marchetti, 256, 307.
Marchi (F. de'), 3z5.
Marcillat (G. de), 167, 21O-220 (G),
722-724 (G).
Marco (G.), 221.
Marcolini, g 1 -g3 (G), 256, 707.
Marenilla, 260.
Marescalco. Voy. Buonconsiglio.
Marignan (marquis de), 17 (G),
194, 242, 317, 30g, 405.
Marini, 288.
Mariais (G. A. de), 290.
Marmirolo. Voy. Mantoue.
Marmitta, 112, 71 2.
Marot, 2O2.
Marozzo, 1 1 .
Marqueterie (la), 714, 720-721.
Mars, 100, 117-118, 121, 4.35, 604,
654, 664.
Marseille, 2o5, 714.
Marsyas, 98 (G), 481, |g3, «>4.
Martelli, 196.
Martin. Voy. Papes.
Martinengo, 74 (G), 234 (G).
Martini (B.), 446.
- (G.), 281.
- (L.), 181.
- (S.), 221.
74» HISTOIRE DE
Martine, 216.
Marziale, i3q (G), 587, 593-59.4.
Masaccio, i83, 374-375, 392, 674.
Maser, 4 (G), 101, 1 7 1 , 272 (G),
278, 282, 324, 454, 460, 462, 642,
646, 65o-65ô (G), 666 (G).
Masini, 256-257 (G).
Masnago, 712.
Masolino, 473.
Massinissa, 652.
Mattelica, 53g.
Matteo di Lorenzo, 214.
Mattioli, 82.
Maturino, 100, 216, 232, 4.58, 473,
542.
Maurolico, 82.
Maximilien (l'empereur), 622.
Mazzoli, 270, 441.
Mazzolini (les), 261, 562, 53i.
Mazzoni, 187, 261, 3o2, 366, 441.
Mazzuola (Gir.), 271.
Mazzuoli. Voy. Parmesan.
Mécènes, 200-292 (G), 626, 640.
Meda (les), 289, 356.
Médicis (les), 9 (G), 11, 23, 25, 27,
28, 42, 53-54, 57, 63-64," /5, 78,
85, io3, io5 (G), in, 125, i3o,
1 36, 140, 1 55, i65, 170, 172, igo,
194, 197, 2ü3-2 i i (G), 226-227 (G),
2.35, 242, 248, e5o, 263, 266, 3oi,
3 18, 364, 368-370, 372, 374, 377-
378, 38o, 388, 391, 393-399 (G), 400-
401, 404, 407, 414, 423, 425-426,
\)3 1-432, 434, 458, 473, 487, 49),
5o6, 5 1 1 , 5i3, 53o, 547, 586, 664-
665, 712, 720, 727, 730.
— (Alexandre de), 54, 119, 204-
2o5, 210, 219, 260-261, 714.
— (Cosme I" de), 23, 27-28, 54,
57, 59, 71, 74, 1 14, i3o, 138-140 (G),
167, I72, 190, 194, 205-210 (G),
2 1 3, 220, 25o, 365, 404, 414, 417,
421, 424, 425-426, 433-484, 5oo, 5 12,
728.
— (Ferdinand I" de), 27 (G),
212-213,425,711.
- — (François de), 27, 5~, 208-
2 1 3 (G), 242, 367, 424.
— Voy. Papes : Pie IV.
Meldolla. Voy. Schiavone.
Meleghino, 196, 261.
Melzi, 667, 670.
Memling, 179, 288, 585, 588.
Menzocchi (les), 255-256, 366, 55“.
Mercié, 480.
Mercure, 1 16, 1 18, 121-122, 427 (G),
604, 65z, 654.
Merliano. Voy. Nola.
Messine, 218, 25o, 432, 543, 684.
- (Antonello de), 141, 278, 584-
585, 618, 688.
Meubles. Voy. Mobilier.
Michel-Ange, 2-3 (G), 9 (G), 12 (G),
16, 19-20, 22, 28, 3942 (G), 44-48
(G), 52, 5g, 64, 80 (G), 82-83, 87-88,
92-93, 95-96, 100-102, 109, 114-115
(G), 1 2ü-i 22, 124-126, 128, 1 3 1- 1 33
(G), i36-i39, 145-148 (G), i52, i 58-
i5g, 166-171, 174-179, 182, 187-188,
n)o, 193-198 (G), 201, 204-205, 208,
210, 214, 216, 218, 226-228, 230,
232, 234-238 (G), 240. 242, 248, 2?4,
261, 200, 268, 272 (G), 279, 283,
286, 290 (G), 291-292, 295-297, 298-
3oo, 304, 3o8, 3io,3i2, 3 14, 3 1 6-3 1 7
(G), 320-321, 324, 326, 328-329, 336-
337 (G), 339, 344, 348, 355, 357,
36i-364, 366-368, 369, 371-416 (G),
L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
423, 425-426,430-435,438,440-441,
443, 445, 468 (G), 472 (G), 480 (G),
488 (G), 494-495 (G), 497, 499, 502-
5o3, 5io-5ii, 5i3, 536, 54i, '545,
547, 55o-552, 554, 559, 563-564, 567,
56g, 58o, 583, 609-61 1,622, 63o-63i,
636-637, 644, 65 i-652, 654, 658, 660-
661, 663, 665, 691, 703-706, 710-712,
719, 722, 724.
Michèle di Ridolfo, 184.
Michelozzo, 28, 586.
Michiel, 182, 348.
Milan, 11, 19, 22, 3o, 48, 74, 78, 114,
123, 134, 140, 1 5 1 , i58-i5g, i63,
175, 187, 190, ig3, 208, 217, 222,
224 (G), 247-248, 276, 3og-3i 1 (G),
316,327, 352, 354 356, 364,410, 422-
423, 438, 465,495-496, 498, 5 16-5 1 7,
6z5, 636,640,667-684,686, 688, 691-
692, 706, 7 1 2-714.
- cathédrale, 147, 149 (G), 317,
356, 369, 405, 445-446, 55 1.
— églises diverses, 355-356, 435,
628, 681, 691, 6g3.
— Monastero maggiore, 5o(G),
1 34, 1 63, 172 (G), 287, 289 (G),
674-677 (G).
— S. Maria presso S. Celso,
3o8.
- Bibl. Ambrosienne, 673, 676.
- Collections diverses, 563,
668, 670-671 (G), 682, 684, 686-687
(G), 691.
— Musée de Brera, 1 (G), 398
461 (G), 517, 546,551, 556-55-, 55g-
56o, 563, 565 (G), 587, 591-594,617,
647, 668, 672-674, 68i-683 (G), 685-
636, 690-693 (G).
— Palais Marini, 288, 3o‘3, 355,
357.
- (Andrea da), 688.
— (Gianmaria), 280.
Mili, 286.
Milton, 86-37, &?•
Minerbio, 258.
Minerve, 117-119, 122, 1 36, 249,571,
652, 664.
Mini, 216.
Miniati, 216.
Miniature (la), 199 (G), 71S.
Minos, 1 36, 486, 4814-490.
Mirandole (Pic de la), 35.
Miruolo, 260.
Misuroni, 290, 712.
Mobilier, 189, 5oo, 717 (G).
Mocchi, 427.
Mocenigo, 276.
Mocetto, 698-700 (G).
Modèles vivants, 147.
Modène, 3o-3i, 25g, 264, 341, 441,
565-566, 563-56g, 647, 702.
— (Nicoletto de), 702.
Moderno, 109 (G), 121, 713.
Modes. Voy. Costume.
Mœurs et moralité, 24, 53-57, 69-
76.
Molanus, 44.
Molière, 86.
Molza, 2o5.
Moncade, 247.
Monsignori, 287.
Montagna (les), 617-618 (G), 698-
699 (G).
Montaigne, 11, 17, 24, 33, 38, 04,
69, 76, 84, i53, 1 58, i65, 2iî>, 212,
222, 238, 25 1, 258, 28 j, 3o3, 3 10,
717-718, 724.
Montalcino, 20.
Montai vi, 33o.
Montalvo, 122.
Mont-Cassin, 208, 25o, 36g, 434.
520.
Monte (del), 23o, 342, 719.
Monte-Amiata, 241.
Monte-Baroccio, 255.
Montefalco, 540.
Montefeltro (les), 25i-256, 266.
Montefiascone, 219, 346-347.
Monte impériale, 27, 255, 324.
Montelupo (les da), 20, 6g, io3,
216, 218-219, 224, 228, 230, 232,
235, 25 1, 266,392, 409 (G), 430-431,
437.
Monte Oliveto, 2 1 5, 5ip-52i (G),
525, 555, 717.
Montepulciano, 219, 238.
Monte Sansovino, 219.
Montluc, 17, 1 5i-i 5a.
Montmorency, 38g.
Montorsoli, 146, 186, 197, 216, 2 1 0,
220, 222, 228, 235, 249, _25o, 258,
291, 364, 430-432, 441.
Monza, 681.
Morata, 3i.
Moreto, 217.
Moretto, 174, 279, 290, 688-690 (G).
Morgant, 140, 370.
Moro (Ant.), 167.
— (B. del), 264, 270.
Morone. i5.
Moroni (G. -B.), 143, i5i-i52 (G),
274, 284,619, 688, 690.
Morosine, 282.
Morosini, 187.
Mosaïque (la), 462, 534, 720-721.
Mosca (les), 188 (G), 216,218,222,
224, 228(6), 235, 3io, 43 1 , 436-437.
Moscheroni, 382.
Moschino, 216.
Moscou, 3o3.
Moscovie (la), 203.
Moyen âge. Voy. Style gothique.
Munari, 566.
Munich (Pinacothèque), 117, 142,
167, 35p, 36i, 374675, 3p8, 496,
502, 534, 594, 632, 635, 638.
Murano , 116, 21 1, 275, 58q, 586,
6o3.
Muret, 37, 263.
Murillo, 5i .
Muziano, 197, 2q3, 284.
Muzio, 689.
Mytens, 167.
Mythologie. Voy. Antiquité.
N
Naldini, 216.
Nanni di Baccio, 216, 235.
— di Banco, 412.
Nannocino, 216.
Nanteuil, 706.
Naples, 19, 22, 3o, 55 (G), 92, 99,
i3p, 144, 160, 107, 187, 203, 218,
235 (G), 237. 289 (G), 247-250 (G),
276, 3 10, 33o, 369, 432, 438-440,
542-643, 546, 549, 555, 563, 56q,
567, 571, 612, 633, 670, 684-635 (G),
690, 712.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES ET DES NOMS.
7-10
Napoléon I", 3ç3.
Narbonne , 610.
Nanti, 246, 538.
Nassaro (M. del), 60, 266, 710,
712.
Naturalisme. Voy. Réalisme.
Nature morte, 50.
Navagero, 241, 277.
Negrolo, 290.
Negroni, 555.
Nelli, 292.
Nefi, 246, 326.
Neptune, 1 18, 25o, 259 (G), 422 (G),
425, 654, 704.
Ne vers, 271.
Nichelosa, 3i8.
Nicolas. Voy. Papes.
Nicosia, 18.
Nifo, 66, 170.
Nigrolo. Voy. Negrolo.
Nîmes, 3oo.
Niobé, 542, 604.
Nizzola, 712.
Nocera, 176.
Nola, 249, 369.
— (Giov. da), 36g, 438-440.
Novare, 290, 325.
Nu (Étude du), 126-128 (G).
Nuremberg, 584-505, 595.
O
Ochino, 3o.
Oggiono (M. d'), 667, 671-672.
Oidoni, 290.
Olivétains (les), 5i8-522, 53o-53i.
Olivieri, 438.
Ombrie (1’), 4, 222-224, 292, 459,
466, 5oi, 521-522, 533-541 (G), 722,
724.
Opéra (G. dell’), 406, 414, 416-417
(G), 427.
Ordini (A. de'), 278.
Ordonnance, 451-455 (G), 468, 481,
499, 5o3-5io, 572, 610, 644-646, 657,
723.
Orfèvrerie et Orfèvres, 229
(G), 290, 504, 714, 717, 724, 726,
73i.
Orient (1’), 23, 275, 593, 658. Voy.
aussi Turquie.
Orlandini, 721.
Orléans, 718.
Orley (B. Van), 167, 541.
Ornements et Ornementation,
3o8-3û9, 3i2, 367 (G), 436-q38, 482-
483.
Orphée, 1 14, 462.
Orsi, 58 1.
Orsini (les), 53-54, ni, 166, 172,
23 1, 237.
Ortolano, 563.
Orvieto, 45, 81 (G), 224, 314, 335,
346, 376, 430-431, 4.87, 472, 534.
Orzinuovi, 617.
Ossuna (duc d'), 247. ,
Ostie, 24Ô, 684.
Ovide, 604, 609.
Oxford, i3i-i33(G), 145 - 148 (G),
376 (G), 387-388 (G), 464, 469, 476,
493.
P
Pacchia, 202, 221, 53q.
Pacchiarotti, 57, 221, 533-534.
Pacciotti, 253, 325.
Pacioli, 1 81 .
Padonno, 348.
Padouan (J.), 3q8.
Padoite, 116, 126, 1 52- 1 53, 203, 265,
282, 283, 3 18, 348, 352-353, 365, 4i3-
414, 416, 444-445, 584, 586, 5q5,
607, 618, 628-624, 626, 638, 693,
7i3.
Pagani, 274-275 (G), 427.
Pagliano, 218.
Pagni, 219, 269 (G), 548, 556.
Paleario, 3o, 33.
Paléologues (les), 290.
Paleotti, 44.
! Païenne, 25o, 440, 56i.
Palestrina, 608.
Palladio, 108 (G), 198, 258,268, 274-
278, 281-283, 292, 296, 293-301 (G),
314. 3 16, 319, 32i, 324, 328, 349,
352-355 (G), 357, 653.
Pallavicini, 292, 5 18.
Palma (les), 21, 45, 90, 1 18, i35, 196.
275,279, 282,534,586,597,612-613
(G), 640, 6go.
Palmezzano, 256, 556.
Panciatichi, 5 1 1 -5 1 2 (G).
Pandone, 440.
Panetti, 562.
Panvinio, 1 1 1.
Paolino (Fra). Voy. Signoraccio.
Papes, 225-246 (G), 5i3.
— Adrien VI, 3i, 37, 39, 157,
167, 221, 225-226 (G), 228,395,433,
612.
— Alexandre VI. 623.
— Alexandre VII, 245.
— Clément VII, i5, 28, 89, 70,
83, 100, 119, 126, 175, 192, 196-
197, 204-210, 226-231 (G), 233-234,
25o, 258, 260, 3947396, 404, 432-q33,
545-547, 619,711-712, 714, 729.
- Clément VIII, 126, 245, 340.
— Eugène IV, 233, p3o.
— Grégoire XI, 438.
— Grégoire XIII, 197, 201, 240,
243-244 (G), 25 1, 339, 438.
— Innocent X, 246, 340.
— Jules II, 201,225-220, 232, 234,
240, 254, 261, 3i6-3 1 7, 368-369, 379,
382, 386-388, 391, 30, 4:14, 431, 472-
485, 522, 722.
— Jules III, 28, 71, 1 19, 222, 240
(G), 3 1 2, 842, 436,
— Léon X, 36, 157, 179, 190, 192,
197, 204-205, 210, 219, 226-228, 23o
282, 234-235, 240, 258, 261, 282, 2g5,
3i6, 335, 349, 388,393-395,397, 481 ,
q58, 489, 5i8, 525, 542, 547, 636,
71 1, 718, 727, 731.
Léon XII, 225.
— Léon XIII, 3;.
- Marcel II, 35, 3g, 109, 240
(G).
- Martin V, 233, 245.
— Nicolas V, 181, 233, 722, 730.
- Paul III, 27, 3 1, 33,42, 44, 54
56, 70-71, 75, 1 19, i3o, 144, 171,
198, i0, 227, 280, 233-2.87 (G), 23g,
240, 246, 260, 275, 286, 3o2, 317,
335, 339, 362,404-405,445, 458, 5 1 3,
554,582 (G), 6.87, 712, 719-720.
— Paul IV, 1 5, 27-28, 3 1 , 53, 1 19,
126, 241 (G), 244, 344, 364, 486.
— Paul V, 245.
— Pie III, 386.
— Pie IV, 1 19, 201, 222, 242 (G),
288, 32 r, 344, 405.
— Pie V, 3i (G), 42, 240, 242 (G),
244.
— Sixte IV, 36, 240, 243-244, 25 1,
286, 386.
— Sixte-Quint, 24, 27, 36, i3o,
160, 201, 225 (G), 240, 243-245 (G),
25 1 , 3oo, 320, 3.87, 345, 612.
— Urbain VIII, 37, 245.
Paracelse, 82.
Paris, 178, 233, 33i, 341, 344, 346-
847, 357, 374, 417, 422, 424, 430,
600, 6o3, 618, 718, 728.
— Bibliothèque nationale, i63,
711, 719.
— Collection E. André, 262,627.
— Chabrières-Arlès,72t
— Chavagnac de), 549.
— — G. Dreyfus, 376.
— Galichon, i58(G),50.
— Gavet, 487.
Peyre, 721.
— — Ravaisson, 572.
— — Rothschild (de), 5 1 1 ,
620.
— — Spitzer, 19-21 (G), 76
(G), 90, 111-112 (G), 255, 277 (G),
870 (G) ,6q5 (G), 7 14-7 18 (G), 730-781
(G). — Ecole des Beaux-Arts,
frontispice (G), 90, 120 (G),i40(G),
192 (G), 465, 532 (G), 536, 624 (G),
03r, 683.
— Musée du Louvre, 2 (G), 22,
27, 43 (G), 52 (G), 66, 71 (G), 90,
1 iô, 117, 123, 124, 126, i3o, 143-
144 (G), 147, i56, 164, 173 (G), 188,
196, 214, 229 (G), 24O, 36 1, 303-364
(G), 374, 375-378, 389-390 (G), 399-
420 (G), 402, 408, 410, 414, 416,
424 (G), 430, 433-435 (G), q38 (G),
460 (G), 462-465 (G), 468 (G), 470,
496-5oi (G), 5o5, 5o3-5i3, 5i7-5i8,
53i-532, 536, 538, 540, 543-544, 646,
549-550, 552, 555-550, 55g, 56i-565,
568-569 (G), 571, 574, 576 (G), 578,
58i-582 (G), 584, 588-589 (G), 591-
592, 598, 601-607 (G), 61 1 , 61 3, 618-
621 (G), 627-628 (G), 634-630, O42-
643 (G), 64600, 652 (G), 664-665,
668-670 (G), 672, 631-583, 635-686,
638, 690-694 (G), 716, 727 (G).
— Opéra, 483.
Parme, 1 23, 140, 217, 227, 236, 25c,-
260, 295, 317, 327, 443, 446, 455,
465, 537 (G), 548, 567-568 (G), 570,
576 (G), 582 (G), 0i, 706, 712-713.
Parmesan (le), 56, 97, 102-103 (G),
1 16, 1 3q, 140-141 (G), 143, 173,
175, 187, 204, 210, 223, 228, 232,
258, 260, 456, 463, 5 1 3, 5i5 (G),
536, 504, 56i, 564, 58i-5o2 (G),
642, 705-70.
Parques (les), q35, 5pi.
Partenopeo, 10.
Pasqualingo, 422.
Pasqualino, 278,,
Passeri, 232.
Passerini, 219, 23o.
Passerotti, 258, 5ûi.
Pasti (M. dei), i3g.
7oo
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
Pastorino, 221, 236, 260, 262, 366,
7i3, 724-
Patrizio (Fr.), 264.
Paul Franchoys, 167.
Pavie, 142, 276, 280, 446, 617-618
(G), 6(17, 670, 673, 680, 694.
Paysage (le), i35, 458-461, 5o5, 629,
643.
Paysans, i3i, i 54 (G), 1 63- 1 66 (G),
5oo, 6i3, 698, 705.
Pedrini, 667.
Peinture (la), 95-98, 449-694 (G)
et passim.
- de genre, i3o-i3i, 604, 666.
- sur verre, 188, 2 15 (G), 220
(G), 722:725 (G).
Pellegrino. Voy. San Daniele.
Pclucca, 682.
Pencz, 168.
Pennacchi, 256, 258, 269, 281-282,
291, 614-615 (G).
Penni (les), 188, 196, 216, 218, 228,
248-249, 269, 291, 541-542 (G), 547,
555.
Pennone, 292.
Pepoli, 268.
Per game, 124.
Pérouse, 140, 222, 3û9-3io, 326, 355,
432, 435, 5oo, 5i8, 537-540, 542,
552.
— (Lautizio de). Voy. Lautizio.
— (Polidoro de),' 366.
Persée, 102, 116-117, 419-421 (G).
Perspective (la), 144, 173, 480,
498, 60 1, 620, O42, 662.
Pérugin (le), 1 83, 217, 222, 385, 4:14,
412, 458, 495-496, 504, 5ip, 522,
537-540, 546, 55g, 560, 570, 584.
Peruzzi (B.), 20, 219-221, 226, 246,
» 250, 296, 298, 304, 3o5, 3io, 319,
324, 328, 33o, 334 (G), 337, 342,
5z3, 533-535 (G), 542, 55 1, 684.
Pesaro, i3o, 253-255, 323, 345, 458,
7-4-
Pesaro (les), 629-630 (G), 639.
Pescaire. Voy. Avalos.
Pescatore, 86.
Pescia, 219, 431, 55o.
— (Pier Maria da), 229, 710-71 1 .
Pesth , 600, 671.
Petraja, 426.
Pétrarque, 1, 24, 64, 67, 86, i36,
181, 35o, 586.
Pétrucci, 532.
Phaèton, 1 1 5 (G), 493, 53o, 532, 604.
Phalaris, 542.
Phidias, 182, 368, 372, 399, 478-479,
483.
Philémon, 604.
Philippe II d'Espagne, 86, 125,
- 247, 275, 287, 63o, 632.
- III, 430.
Physionomie (la), 173.
Piazza, 284.
Picchi, 222.
Piémont (le), 4, 22, 290, 3o2, 5 16.
Pienza, 5 18, 522.
Piero délia Francesca, 176, 181,
457, 471.
Piero di Cosimo, 499, 504.
Pierre martyr, 3o.
Pietrasanta , 218, 3o3.
— (R. da),25i.
Pietro di Urbano, 218.
Pilastres et Piliers, 188 (G), 20g
(G), 228 (G), 3o8.
Piloto, 216.
Pini, 182, 33o.
Pintio, 173.
Pinturicchio, 5oo, 521-522, 53q, 539,
540, 55g.
Piombino , 220, 53 1 .
Piombo (Seb. del), 19, 122, 141,
158,162,174-175, 192, 195-196,214,
226-228, 237-238, 246, 263, 393,
460-463, 486, 493, 5oo, 5c3, 541,
547, 552, 554, 5g3, 609-612 (G),
637-638, 640, 660.
Pisanello, 1 35, 139,457,480.
Pise, 27 (G), 47 (G), 182, 186, 203,
209, 218-219 (G), 224 (G), 296 (G),
3o8, 3 10, 340, 365, 38o, 386, 423,
425, 427, 429-430 (G), 434-435, 468-
, 471, 5o3, 5o8, 514 (G), 53>532,544,
7i3, 722.
— (Nicolas de), 217, 379.
Pistoja, 218, 540.
— (Gerino da), 218, 5qo.
— (Leonardo da), 218.
Pitti (B.), 382.
Pittoni, 90.
Plafonds, 455, 483.
Plaisance, .187, 227, 259-261, 304,
344, 366, 56i, 569, 6i5-6i6.
— (Giovanna de), 259-260, 571.
Plata (P. délia), 249, 440.
Platon, 67, 82, 108, 116, 264, 297,
400, 586.
Plotin, 264.
Plutarque, 67-68.
Pluton, 65q.
Poccetti, 5iq.
Poggibonsi, 218, 5qo.
Poggini (les), 216, 263-264 (G).
Poggio a Cajano, 149-150 (G), 172,
210, 498, 5o6, 552.
Pôle (R.), 68, 238, 612.
Polidorino, 555.
Politien, 181.
Pollajuolo, 374. 377, 461.
Pologne (la), 710.
Polyphénie, 100 (G), 609.
Pomarancio, 201, 224.
Pomedello, 713.
Pomone, 664.
Ponte (Ant. da), 3ig, 32 1 .
■ — (Giov. da), 278, 354.
— (Vinc. da), 276.
— Voy. Bassano.
Pontormo, 27, 56, 5g, 99, 104-105
(G), 140, 143 (G), 148, i33, 195,
197-198, 205, 214, 216, 220. 462,
473, 498-499 (G), 5oi, 5oq, 5io.
Ponts, 3zi (G).
Ponzio, 436.
Porcari, 25.
Porcelaine. Voy. Céramique.
Pordenone (B. L. da), iq3, 617.
— (G. A. da), 60, 100, 1 18, 1O2,
184, 188, 195, 261-262, 269, 279,
281 , 291, 557, 584, 6o3, 6i5-6i6(G),
617, 640.
Porro, 724.
Porta (les délia), 171, 173-174, 187,
190, 192, 235, 242, 244, 272, 290,
292, 3 iG-3i 7, 822, 336-337 (G), ?40_
841, 344, 365, 438, 443, 465.
- '82, 174-175 (G).
— (Gius.), 279.
Portes, 320-32 i.
Porti, 652.
Portigiani (les), 216-217, 365, 427.
Porto (Fr.), 3i.
— (G. B. del), 702.
— (T.), 1 1 2.
Porto-Ferrajo, 220, 33 1 .
Portrait (le), 1 32, 1 35, 137, 143-
144, 176, ig3 (G), 206, 212, 456-
458, 499, 5o8-5o9, 5 i i -5 i3, 585,
608, 61 1 , 6i3, 632, 634, 63ç, 648.
Portugal, 27 3.
— (Béatr. de), 290.
Possevino, 87.
Pouzzoles, 248.
Prato, 182, 218, 443, 5oi.
- (Bart.), 317.
- (Fr. del), 192, 205, 216, 714.
— (P. da), 440.
Pratolino, 100 (G), 210, 212, 32.3,
33o, 426.
Praxitèle, i32.
Previtali, 593-59q._
Primatice (le), 20, '173, 235, 258, 268,
341, 456 (G), 463, 548, 55o, 557.
Primavera, 7i3.
Prisciano, 78.
Priuli, 276 (G).
Procacini, 58i.
Prométhée, 48, 1 16, 390, 656.
Proportions (les), 173.
Propriété artistique, 473.
Proserpine, 116, 120 (G), 270.
Prud'hon, 128, 571.
Psyché, 1 18, 120, 263, 543-544,'
548 (G).
Pucci, 612.
Puligo, 216, 407.
Pupini, 258.
Pyrame, 703.
Q
Quercia (J. délia), 374-376, 379,
442, 5iG.
R
Rabelais, 3, 71, 83, 161, 238.
Raccourcis, q55, 487-483, 492.
Racine, 86.
Radagaise, 172.
Raimondi (M. A.), 94-95 (G), 117,
1 27 (G) , 168, 174, 228, 282, 362, 408
(G), 414, 454, 470-471 (G), 532, 541,
547, 558, 652, 697-717 (G), 709, 725.
Rainaldi, 340.
Ramazotti, 442.
Ramirez, 33o.
Rampazetto, 707.
Rangone, 277, 443.
Raphaël, 16, 22, 46-48, 5i-5z, 61,66,
92-93, 95-96, 99, 104, 106, 1 16, 118,
1 2 1 , 125, i32-i33, i 3g, 162, 167,
169, 170-171, 174, 176, 179, 181, i38,
195-196, 201, 210, 217-219, 227-280,
232, 235, 237, 240-241,253, 205-266,
269-271 (G), 278, 282, 328, 338,
345, 372, 374, 382, 392-394, 401,
417, 414, 433-434, 450-451, 454,
457-458, 462-464, 468, 473, 479,
481, 486, 491, 493, 495-498, 5oo-
502, 5oq, 5 1 1 , 5i3, 517, 522-525,
528, 53o, 534-547, 55o-55 1, 554-555,
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES
558-564, 566-56", 56g, 571, 5/5-576,
578, 582, 6o3, 609-612, 622, 63o,
636, 630, 642, 644, 646-647, 65i,
654-655, 668, 677:678, 684-685, 692,
703-706, 721-722, 737.
Ravenne, i3o, 187, 253, 256, 277,
367 (G), 556, 564, 704.
Raymond (V.), 167, 236, 720.
Réalisme (le), 3,, 21, 141, 488-489,
509, 61 1, 632.
Rébus, 90.
Réformation (la), 29-35, 262.
Reggio, 186, 259, 292, 443, 570.
Reliure (la), 726, 730-731.
Rembrandt, 141, 454, 457, 5y5, 634.
Rennes , 117.
Reverdino, 45,75 (G), 1 2 1 , 1 3 1 , 1 35,
137 (G), 705.
Ribera, 9g, 249-250, 555.
Ricamatori. Voy. Udine (Jean d').
Ricci, 238.
Ricci. Voy. Pedrini.
Ricciarelli. Voy. Volterra (I). da).
Riccio, 221.
Richelieu, 389.
Ridollî (B.), 366.
Rienzi, 25.
Righetto, 283.
Rimini, 90, 168, 203, 256, 3io, 360,
564.
Rinaldo. Voy. Mantovano.
Ripatransone, 182.
Robbia (les délia), 1 33, 218, 364.
Robert (L.), 653.
Roberti (Ere.), 55g, 56i-562.
Robusti. Voy. Tintoret.
Romagne (la), 58, 256-257 (G), 724.
Romain (Jules), 22, 28, 48, 61, 100,
113, ii5, 1 18, 1 20 (G), 125, i33, i35,
i36, 168, 170, 188, 190-192 (G),
194, 196, 219, 226, 228, 230-231,
247 (G), 256, 258, 262, 265-271
(G), 296, 3oo, 3o2, 304, 3o8, 3io,
314, 3i6, 327-328, 345-346, 348,
442, 460-461, 463, 465, 542, 544,
546-501 (G), 563, 655, 691-693, 703-
704, 706, 709.
Romanino, 282, 284, 286, 688.
Rornano (P. P.), 17 (G).
Rome , 20-22, 24, 26-27, 3i-33, 3~, 3g,
48,70,73-74,76,78,85, 108-111,114,
125, i3i, i36, 140, 145, 1 57-1 5g, 1O1,
167, 179, 186-187, 190' 194-196,
204-205,. 213-214, 217-218, 220-221,
225-246 (G), c5o, 256, 264, 266, 268,
279, 298,300,307, 309, 3i3, 3i6-3 1 7,
3ig, 321-324, 326-328, 33o-336, 338,
341-343 (G), 344-345, 349, 35c, 355,
366, 368, 374, 376-377, Ô79, 382-38",
38g, 394-396, 404, 417-418, 421, 424-
426, 432, 434, 438, 442, 444-445,
451-462, 467, 472, 495-406, 5oi, 5o3-
504, 517, 522-525, 534, 536, 538,
541-554 (G), 558, 564, 567, 5og, 609-
612, 614, 6c5, 63o, 636-638, 640,
65o-65 1, 656, 660, 665, 673, 690,
703-705, 708, 712, 726.
- S. Pierre et le Vatican, 12
(G), 21, 37. 41 (G), 46-47, 122, i3o,
1 33, 1 36, 199 (G), 222, 228, 284,
236-237, 240-244, 254, 276, 280, 281,
283, 290, 3oo, 304, 307, 3i2, 3 14,
3 IO-5 17, 320, 555, 585, 338-341 (G),
344, 357, 375-376, 382, 384, 3g2, 894,
402, 404-408, 484, 445, 451 (G), 468,
490, 492 (G), 522-524, 528,53o, 533,
541-647, 554, 576, 595,597,631,634,
537, 6|8, 688, 722, 730-731.
Rome , S. Andrea délia Valle, 229,
238, 345, 438.
— S. Croce, 375, 534.
— Gesù,344-
- S. Jean de Latran, 244, 337,
418, 433, 556.
— Minerve, 393-394, 421.
— Panthéon, 196,418,434, 546.
- S. Pierre ès Liens, 3g3 (G).
— Églises diverses, 45 (G), 100,
122, 137, 167, 188 (G), 228 (G), 3oi,
3o3, 3 1 7, 34 1 , 344, 349, 433-434, 437,
438,458, 489, 493, 521, 533-535
(G), 540, 540, 549, 553, 61 1, 668,
— Académie de S. Luc, 56o.
— Capitole, g3, 110, 187, 235,
283, 3oo, 338-340, 382, 538-539 (G),
556, 563.
— Fontaines, 322-323 (G).
- Jardins, 240.
- Palais Altoviti, c3o, 438, 534.
- Palais Borghèse, 98, 126,449,
499-500, 5 1 1 , 517, 547, 563, 565,
578,581,628,672.
- Palais de la Chancellerie,
104, 5i3.
- Palais Colonna, i3i.
- Palais divers, 1 3 1 , 235, 302,
5.04, 334, 598, 682, 719.
— Palais Doria, 612, 664.
- Palais Farnèse, 28, i3o, 172,
236-237 (Ci): 244, .304, . 309, 335-337,
(G).
— Palais de la Farnésine, 3og,
33i-332 (G), 341, 522-527 (G), 532,
534, 541, 545, 547-548, 575, 578,
609, 655, 719 (G).
- Palais Massimi, 3o3, 304, 332-
333 (G).
— Palais du Quirinal, 244-245,
572.
- Ponts, 104, 534.
- Thermes, 242, 317, 341.
- Villas, 100, 2i3, 23o, 235, 238,
3o3, 307, 342, 345, 443, 524, 545,
547, 664.
— (Luzio de), 291.
Romulus, 1 19, 532, 542.
Rondani, 58i..
Rondinelli, 256, 556.
Rosa (S.), 99, 25o, 555.,
Rosselli (C.), 504.
Rossellino, 376.
Rossetti, 220.
Rossi (le cardinal), 458.
- (G.-A. de'), 208, 242 (G), 240,
290, 712.
- (Prop. de’), 258, 433, 442.
- (Vinc. dei), 27, 186, 21O, 218.
Rosso, 20, 48, 1 1 5, 118, 125, 145,
147, 184, 186, ig5, 216, 217, 220,
222, 227-228, 232, 246 (G), 454,
462, 463, 473, 493, 504, 5io, 540,
Rost (les), 2o3, 728-729 (G).
Rota, 264, 280.
Rovere (les délia), 71, i3o, i3g,
25i-256 (G), 306, 50o, 034, 72O.
Rovezzano (B. da), 188, 216, 23o,
307 (G), 38 1, 437 (G), 489 (G).
Roviale, 555.
Rozzanti (P.), 216.
Rubens, 102, 124,253,357,481-482,
552, 624, 627, 640, 656, 660.
Rucelli, 60, 84.
Rustici, 57, 5g, 157, 214, 216-217,
221, 36e, 364-365, 409-41 1 (G), 413.
ET DES NOxMS. 701
S
Sabatini (les), 258, 541-542, 555,
558, 56i, 670, 684.
Sabbioneta , 26, 27 (G), 271-272, 3oo.
Sacchetti, 181.
Sacchi, 694.
Sadler. 168.
Sadolet, 3i, 35, 67-68, 73, 204.
Saint-Denis , 440.
Saint-Pétersbourg : Musée de l'Er
mitage, 22, 106 (G), 117, 238,
571, 576, 61 1, 612, 672, 684.
Salai, 667.
Salamanca, 703.
Salamanque , 188.
Salerne , 541, 555, 670.
Salo (les da), 279, 284, 413.
Salva, 346.
Salvestro, 236.
Salviani, 82.
Salviati (Francesco), 5g, 118, 169,
174, 188-189, 191, 208, 216, 224,
23o, 235-236, 246, 258, 260, 279,
455-454, 498, 5i0, 5 1 3 (G), 554,
645, 728.
— (G). Voy. Porta,
Sammacchia, 258.
San Daniele (P. da), 262, 281, 456,
6o3, 614, 700.
Sangallo (les), 20, 56, 5g, 61, io3,
161, 1912, 193 (G), 196, 201 (G),
205, 210, 216-218, 219, 223-224,
226-228, 234-236, 246, 250-251, 29(1,
301, 324, 307, 3og, 314, 3i8, 324,
326, 828, 334-340 (G), 368, 405, 484,
446 (G), 473-474.
San Geinignano, 218, 235, 542. Voy.
aussi Tamagni.
Sangronis , 217.
San Marino, 220.
San Micheli (les), 20, 39, 60, 219-
220, 227, 278, 283, 287, 296, 298,
302, 304, 307, 314, 3i6, 3i8, 320
3:i (G), 324-326, 328, 846-348 (G),
363, 487.
Sannazar, 73, i8r, 249, 482, 607.
Sanseverino, 36g, 4.38.
Sansovino (A.), 349, 30g, 41 1, 436.
- (F.), i:3.
- ,(J.) , 22, 61, 63, 1 12, 1 19 (G),
128, i3g. 147, 1 53, 174, 178, 184,
187-188, 191-192, . 214, 216, 280,
232, 249, 258, 262, 2OO, 276, 278-
279, 284, 296-298, 302, 304, 3p9,
314, 3i8-320, 327-33o, 842, 348-35i
(G), 363-364 (G), 366, 368, 411-415
(G), 482, 444-445, 473, 645.
Sant'Angelo in l’ado , 256, 554.
Santa Croce (Fr. da), 690
- (Gir. da), 249, 482, 438, 440,
GÇO.
Santi (G.), 56o.
Santo (S.), 324.
Santo di Tito, 222.
Sanuto (G.), 12.3, 264.
San Vito, 281,617.
Saracini, 532.
Saronno , 673, 676-680 (G).
Sarpi, 270, 586.
Sarto (A. del), 4, 29 (G), 47-4O (G),
5g, 1 33, 140 (G), 149, 1 5.3, 163, 190,
192 (G), 195-196, 210-218, 248, 462-
702
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
463, 4/3, 4q5 (G), 497-5 10 (G), 5i3,
534, 55g, 564, 704, 708 (G), 715.
Sassoferrato, 601.
Sassoli, 724.
Saturne, 117,121,401,654.
Satyres (les), 1 18.
Sauli, 292.
Savelli, a3 1 .
Savoie (la), 71, 290.
Savoldo, 279, 2O4, 290, 687-688.
Savonarole, 32, 46, 134, 30o, 471,
476. ,
Saxe (l’Electeur de), 632.
Scævola, 652.
Scaletti, 256; 55o.
Scaliger, 181.
Scamozzi, 272, 282, 29O, 3og, 354.
Scandinavie (la), 244.
Scarpagnino, 278.
Sceaux, 227 (G).
Scherano, 218.
Schiavone (A.), 124, 191, 279-280,
645, 666, 707.
Schizzone, 232.
Schongauer (M.), 179, 375, 704.
Schoorel, 167.
Sculpture (la) , 363-367 (G), 444
(G).
Scultori, 346.
Sebenico, 264, 280, 666.
Seccadonati, 433.
Ségovie , 3o3.
Semini, 291.
Seravezza, 362.
Seregni (les), 288-289, -556.
Serinalta, 612.
Serlio, 108, 181, 1 03, 235, 248, 257,
293 (G), 20, 298,300 (G), 307-308,
319 (G), 334, 349, 357 (G), 766 (G).
Sermoneta (F. da), 72.
— (Gir. da), 260, 545.
Serranci, 427.
Serrurerie (la), 112 (G), 718, 714.
Sessa, i63 (G), 566 (G), 707.
Sesti (A. de), 602.
Sesto (C. da), 246, 541, 555, 677,
684-086 (G).
Sesto-Calende, 684.
Settignano, 218, 292, 33o, 370, 372,
435.
— (Desiderio da), 376.
Sévère (Sept.), 245.
Sforza (les), i5p, i63, 286-289 (G),
385, 674, 686.
Sgraffites, 169, (G), 721.
Sguazzella, 216.
Shakespeare, 83, 89, 372.
Sicile (la), 186, 25o, 258, 290, 440-
441.
Siciliano (B), 625.
Sienne, -17-18, 20, 23, 33, i5i, 209,
220-224 (G), 228, 232, 236, 3io, 33i-
334 (G), 418, 456, 5i5-536 (G), 63o,
721.
— (Marco de), 249.
— (Mich. Ang. de), 221, 433.
Sigmaringen , 576.
Signatures d'artistes, 195 -i0,
667-668.
Signoraccio (Bern. del), 218.
— (Paol. del), 218.
Signorelli, 219, 376, 461, 472, 490,
5 1 8-520, 533, 546.
Silène, 118.
Simeoni, 90.
Sinigaglia , 255-256.
Sisyphe, 1 16.
SI u ter, 3.
Socini (les), 3o, 3p.
Soderini, 385, 487.
Sodoma, 57, 140, 202, 218, 220,
223 (G), 290, 449, 462, 5i5-536 (G),
55 1 , 63o, 656, 6p3, 677, 719 (G).
Soggi, 134, 148, 216, 219, 496.
Sogliani, 39, i5p, 216, 218, 5o3 (G),
544.
Soiaro. Voy. Gatti.
Solario (les), 5i8, 569, 600, 667-
670 (G).
Soliman, 17, 184, 241.
Solosmeo, 59, 216, 25o, 413, 433.
Sophocle, 372.
Sophonisbe, 652.
Sorcellerie (la), 32.
Soria, 717.
Soriano, 368.
Sozzini, 187, 36p.
Spadari, 524.
Spagna (le), 224, 53p-539(G).
Spagni. Voy. Clementi.
Spalatro , 280.
Spanocchi, 5 17.
Spanzotti, 5 16.
Sparzo, 253.
Spavento, 278, 354.
Sperandio, 713.
Speroni, 89.
Spilimberg , 281, 61 5.
— (Irène de), 23 1, 666.
Spinola, 11.
Spolète, 224, 538.
Spontoni, 87.
Spranger, 167.
Squarcione, 116, 595.
Stagi, 218, 224 (G), 295 (G), 3 j8, 436.
Stampa, 84, ip5.
Stoldo, 218, 248.
Strada, 270.
Stradan, 22, i3o, 167, 490, 728.
Strozzi (les), 11, 17 (G), 25, 74,76
(G), 213-214 (G), 3io, 3i8, 38g, 4»,
443.
Stucs, 642.
Stuttgard, 178, 349, 591-592.
Style gothique, i5q, 3o5, 3op.
Suardi, 289, 355, 686-687 (G).
Subino (P. di), 218.
Suisse (la), 3o, i65, 286, 694.
Sulmona , 25o.
Susini, 427.
Sustris, 22, 167.
T
Tacca, 364, 427, 480.
Tacite, 25.
Tadda (Fr. del), 25 1 .
Taddei, 38i.
Tamagni, 218, 232, 542 (G).
Tamarozzo, 558.
Tantale, 1 16.
Tapisserie (la), 118, 129 (G), 260,
262, 269-270, 457, 5oo, 5 1 1 , 5i3,
541, 585, 6i5, 727-729 (G).
Tarquin, 1 16.
Tartaglia, 82.
Tasse (le), 67, p3, 82, 86, 88-90 (G),
212, 252-253, 263-264, 277.
Tasso (les), 5q, 188, 270, 819, 329,
418, 544.
Tasso, 188, 3ig, 418, 544.
— (Bern.), 86, 216, 253.
Taurin (Rich.), 283, 305.
Tebaldi (D.), 264.
Terribilia, 25p.
Thastocopuli, 281.
Théâtres, 266, 319. Voy. aussi
Fêtes.
Thésée, 544, 604.
Thionvillc , po5.
Thisbé, po3.
Thorwaldsen, 3.
Tibaldeo, 2o5.
Tibaldi, 186, 25p, 258, 286, 289, 20,
354, 356, 554, 558.
Tibère, 126.
Tiene, 652.
Tiepolo, 444, 549, 50, 660.
Tintoret, 18 (G), 45-46, 6o-6r, 93, 98,
104, 117-118, 134, 147-148,167, 184,
190-192, i0, i0, 270,274, 279-280,
283, 3iq, 349 (G), 427, 456, 465,
567, 610, 614, 6q5, 647, 657, 660-
664 (G), 6190, 721.
Tite-Live, 25.
TitienKle), 2, 20-21, 4.5, 5o-52 (G),
55 (G); 60-61, 71-72 (G), 93, 0, 102,
116-117, 124-125, 128, i3o, i32, 1 34-
1 36, 1 38, 141-144 (G), 147, i53, i58,
167, lpi, 174-176, I90, ig3, 10,
2o3 (G), 213-214 (G), 233-237 (G),
248, 251-254 (G), 260-268, 270271,
275, 278-279, 281, 314,423, 449-467
(G), 5o5, 5 12, 563, 565, 567, 5pq,
580,597-599,601,603,604, 606, 607,
609O10, 612-614, 618,624 (G), 640-
642 (611,644-647, 652, 656-658, 660-
661, 664-666, 688, 691, po3, 721.
Tivoli , 27, 77 (G), 240, 263, 3o3,323-
324, 554.
Tizianello, 625.
Tiziano, 267, 413.
Todi, 538.
Tolède (Éléon"de), 54,207-208 (G).
— (Garcia de), 25o.
— (Pierre de), 247-248, 440.
Tolomei, 109, 221, 297.
Tonno, 25o.
Torre (délia), 82.
Torrentino, 209.
Torri (B.), 187.
Torrigiani (les), 216-217, 074, 4»,
411.
Toscane. Voy. Florence.
Toscani, 532.
Toschi, 216. ‘
Toto (N. del), 216.
Tours, 41 1, 718.
Trait, 280.
Trente, 281, 444, 688.
— (Antonio de), 56, 281.
— (Concile de), 32, 36, 42, 3 16,
586, 660.
Tresseni, 290.
Trevi, 538, 540.
Trévisan, 276.
Trévise, 117, 1 52, 164 (0,281-282,
5ç5, 597-50, 609,614-615,644,651,
664, 687.
Trezzo , 290, 712.
Tribolo, io3, 172, 192,208,210,214,
216, 218, 25 1, 258, 368, 3po, 413,
432-435 (G), 473.
Trissin, 187, 352.
Trivulce, 280, 355.
Trompe-l'œil, ioo-ioi, 455, 534,
642, 674.
Tucci, 220.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES ET DES NOMS. 753
Tudor (Marie), 134.
Tura, 272, 557, 56i, 570,
Turin , 147 (G), 203, 525, 647, 664,
692.
Turini, 219, 23o, 431, 547.
Turner, 640.
Turquie (la), 8, 17-18, 203, 314, 717.
Tyrol (le), 281-282.
U
Uccello, 471, 480, 504.
Ucline , 281, 546, 6r5, 700.
- (Jean d'), 39, i35, 188-189 (G),
214-215 (G), 229, 235, 458, 545-546
(G), 614, 704, 725.
- (Martino d). Voy. San
Daniele.
Ugelheimer, 731.
Ulysse, x 16, 6i5.
Unghero (N.), 216.
Urbain VIII. Voy. Papes.
Urbani, 219.
Urbin, 21, 75, 90, i3o, 168, 188-189,
205, 25i-256 (G.), 264, 275, 324,
33o, 345, 406, 441, 554, 559-360,
620, 640, 709, 724-725. Voy. aussi
Montefeltro et Rovere.
— (Franc, d’), 373.
V
Vaga (P. del), 22, 108-104, 1 1 5, i83-
184, 188, 195-196, 201, 216, 218,
232, 235, 286, 291, 3 14, 405, 423,
488,462,473, 5o3, 543-545(G), 55 1 ,
693-694, 709, 712, 729.
— (il), 543.
Valdès, 3o,
Valditggia , 692.
Valgrisi , 707.
V aile (A. délia), 283.
^'a nombreuse, 214.
Valori, i3ü, 402.
Valvasone, 89.
Valvassore, 698, 707.
Vanini, 37.
Vanni, 221.
Vannucchi. Voy. Sarto.
Vanocci, 187.
1 'a prin, 526.
l 'ara lia, 290, 692.
Varchi, i55-i56, 166, 171-172, i83.
Vasari, 21, 59, 93, 95-97 (G), 99, io3,
1 22-123, i3o, 141, 149,156,176-177,
i83 (G), 192-193, 197, 2o5, 208, 2 1 5-
216, 219, 223, 228, 23o, 236, 240,
242, 249, 258, 279, 28.3, 296, 304,
314,329-330 (G), 362. 467, 498, 5io,
5 1 3-5 14, 661 et passim.
Vasto. Voy. Avalos.
Vecchietti. 172, 214, 424,
Vecellio (les), i52-i66(G), 221 (G),
23o(G), 249 (G), 23c (G), 291 (G).
624-623, 728 (G). Voy. aussi Titien.
Veiasquez, 141, 458, 640.
Veltroni, 219, 249.
Vendramin, 278.
Veneziano (Ag.), 90, 107 (G), n3-
1 14 (G), 232, 280, 348, 470, 541,
703-705.
Venier, 18 (G), 276, 278, 292, 3i3,4i3,
44-1-
1 ’enise, 4, 17-18, 21-23, 27, 3o, 5o,
53 (G), 60, 65 (G), 72-73, 92, 95,
iii, 116-118, 120, 124-126, 128, i3o,
i34-i35, 1 30, 143, 147-148, 1 5 1 , 1 53
i58 (G), 161-165 (G), 168, 1 71-172,
175, 182, 186-187, 190, 192, 194,
2o5, 208-210 (G), 216-217, 232, 256,
264, 283-284, 295,. 3oi, 3o2, 307,
309, 314, 3i6, 3 18-3 19, 322-33o (G),
346- 35o, 352, 354, 35g (G), 364, 371
(G), 374, 377, 3g6, 41 2-4 1 3, 422, 427,
435, 438, 443-445, 453-456, 459-461,
465, 467 (G), 483, 495-496, 5 1 2-5 1 3,
545-546, 554, 574, 577, 58o, 583,
667 (G), 673,687-688, 698, 702, 706-
707, 712-713, 715, 720, 724-725, 727
(G), 729-732, 735 (G).
Basilique de Saint-Marc,
412-413, 4i5 (G), 462, 533.
- Églises diverses, 194, 276,
3 18, 352, 354, 368, 413, 455, 587,
5gi , 592-593, 595, 6i3 (G), 626,
644-645 (G), 65g.
— Frari, 444, 629-630 (G), 637.
- S. Giovanni e Paolo, 445, 592-
5g3, 63 1.
— S. Rocco, 63g, 645, 661.
— Académie, 5i (G), 453 (G),
457 (G), 459 (G), 470, 587-592 (G),
594, 6i5 (G), 63i-633 (G), 647, 649-
65o, 664 (G), 691.
— Bibliothèque de Saint-Marc
191, 276, 296, 302, 304, 3o8-3io,
320, 35o, 412, 444, 645.
— Collections diverses, i3o,
601, 604-605, 609.
— Fondaco dei Tedeschi, 60,
606, 623-624.
— Monnaie, 276, 302, 307.
- Musée Correr, 56o.
- Palais des Doges, q5, 121
(GJ, 123-124 (G), i3o, i38, 172, 276,
278, 281, 3iq-3i5 (G), 3ig, 444,
591, 606, 6z3, 635, 642, 646, 65o,
6(51-664 (G).
- Palais divers, 279, 304, 3og,
347- 348 (G), 35o-35i (G), 354,
5.19.
Ponts, 276, 279, 3ig, 32 1 (G),
354.
- (André de), 228.
(Augustin de). Voy. Vene-
ziano.
- (Bart. de), 5g6.
— (Nie. de), 5+4, 729.
Venturi (L.), 253.
Vénus, ii5-i2i, 126, 262, 268, 487,
493, 499, 5 1 1 , 568,577, 601, 604,
63 5, 642, 65q, 655-656, 664, 666 (G),
704.
Venusti, 286, 554.
Verceil, 290, 5 1 5-5 17, 532, 692.
— (Ant. da), 532.
Verdelotto, 609.
Vernia , 372.
Vérone, 117, i3i, i5c, co3, ;i5, 2.80,
276, 283,307, 3og, 3i6, 3i8-3:i (G).
327, 346-348,366, 444-445, 536 (G),
618-619, 644, 666, 686, 688, 698,
705, 712-713.
1 ’èrone , (B. de), 97.
(Fra Giov. de), 2 1 5.
— (Paolo de), 728.
Véronèse (Paul), 4 (G), 43-44 (G),
60-61, 98, 101, 1 1 7, 121-124 (G),
128, 134, 144, i58, 166, 171, 173
(G), 187-188, 190-191, 194, 234,270-
272 (G), 274, 278, 282 (G), 283,314,
353, 449-450, 464-455 (G), 459 (G),
462-463, 465, 567, 58o, 5gg, 610,
619-620, 622, 640-666 (G), 680, 703.
Verroccliio, 373-374, 377, 3g5, 600,
684.
Verrerie (la), 275-277 (G), 726.
Vertumne, 664.
Vésale, 145, 55o.
I ’ezzano , 222, 497.
I ’iadana , 280.
Vicence , 187-188, 236, 282 (G), 3oo,
304, 3i6, 3ig, 324, 352-353, 355 (G),
6i5, 617-618, 644-647, 664, 698
71 1, 713, 721.
Vicentino (And.), 21.
— (Valerio). Voy. Belli.
Vieil (card. de), 229 (G), 716.
Vico, 5 (G), 112, 120, 184, 260, 204,
283, 440, 706.
Vida, 3i, 284.
Vienne. Collection Albertine, 189,
375, 377, 464, 469-470, 524, 648 (G).
- Musées, 18 (G), 70 (G), 117,
124, i3o, 141 (G), iq3, 1 7 1 , 2i3,
233 (G), 269-270, 280 (G), 422 (G),
457,508, 5io, 578, 582, 601,604-605,
6i2-6i3, 632-633,683, 686, 688-689
(G), 691.
Vigenère (Bl. de), 66.
Viggiani, 1 1 .
Vignole, 108-109, 181, 186, 235-236,
240, 242, 245 (G), 257-258, 260, 296,
2g8-3oo, 314, 3x6, 332, 336, 339, 341-
344 (G), 348, 356.
Vignon, 262.
Villani (J.), i8r.
Villanova, 6i5.
Villas, 72-73, 77 (G), 246, 322-323.
Vinci (L. de), 11, 16, 47, 5o, 57, 82,
99, 120, 134, i3g, 148, 171, 178, 176,
181-182, 232, 237, 278, 390, 327,
372, 374, 385, 406-407, 409-4 1 1 , 484,
457, 460, 464, 467-470, 472, 495, 498,
5oo-5oi, 507-509, 5 1 5-5 18, 520,523,
5z6, 532, 534, 56g, 572, 58o, 5g8,
6oi-6o3, 628, 636, 640, 647, 658,
667-684, 686, 692, 703, 708.
- (Pierino de), 186, 216, 218,
23o, 235, 248, 2.,2, 434-435.
Vincidore, 258, 558.
Virgili ( Pol.), 87, 252.
Vitelli, 66, 228.
Vitellius, 205.
Viterbe , 246-24(1 (G). 322-323, 611.
Viti (T.), 256, 541, 55g, 50 1 (G).
Vitrine, 5g, 108-109, 170, 278, 208.
3 12, 3ig, 352, 355.
Vittoni, 218.
Vittoria (A.), i3g, 170, 187, 276, 277
281, 366, 413, 444, 454, 653.
Vivarini, 584,594, 617.
Volpaia, 216.
Voltaire, 24, 82.
I "olterra , 219, 33 1 , 46.Î, 53o.
- (Daniel de ), 114, 122, 126, 172
186, 192, 220, 221, 2.3o, 249, 261,
23o, 3 14 , 365-360, 428, 432, 438,
442, 462-463, 470, 486, 55i-553 (G/,
661.
Vulcain, 9.7 (G), 116, 523, 604,654.
92
E. Müntz. — III. Italie. La Fin de la Renaissance
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
7^4
W
Walcli. Voy. Barbarj.
Watteau, 58i-582.
Weimar, 50, 711.
Weyden (R. van der), 17g.
Windsor , 464, 493, 517.
Witte (P. de). Voy. Candido.
X
Xante, 22, 90, 735-726.
Xénophon, 67.
Ximénès, 249.
Z
Zacohia (les), 222, 235, 258, 281,
442, 497 (G), 556.
Zaganelli, 564.
Zanfragnino. Voy. Scarpagnino.
Zante. Voy. Xanto.
Zappi, 188.
Zara , 280.
- (Hier. da),28o.
Zelotti, 460, 643, 652, 657.
Zeno, 187.
Zenoi, 33i (G), et passim.
Zeuxis, i35.
Zio, 276.
Zoan (Andrea), 698.
Zoroastre, 5p.
Zuccheri (les),
21 - :
:2, 9:
!, g5-g6,
1 18,
i3o,
i36,
'57
- 167,
171-172,
177,
i79,
186,
189,
■9',
197, 201,
224,
236,
246,
252,
254,
256, 279,
280,
366,
4^7,
49°
i, 514.
, 554-555
(G).
Zwing!
le, 37
Zwoll,
209.
TABLE DES CHAPITRES
Pages.
INTRODUCTION. — La Fin de la Renaissance. — Limites chronologiques du sujet. . i
LIVRE I. — LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA FIN DE LA RENAISSANCE. — LE SENTI-
MENT NATIONAL. — LA RELIGION. — LES MŒURS. — L’ÉTAT D’AME. — LA TRADITION.
— LE RÉALISME. — L’ESTHÉTIQUE ET L’ENSEIGNEMENT 5
Chapitre I. — Le Patriotisme et l’Art. — I. Le Cosmopolitisme, le Sentiment national
et l’Esprit régional. — IL Le Gouvernement intérieur
Chapitre IL — La Religion et l’Art. — I. L’Église et la Réformation. — IL L’Église et
kl Renaissance. — Le Concile de Trente. — Ferveur et Indifférentisme. — Scrupules
nouveaux. — Michel- Ange et la Cour pontificale. — Véronèse et l’Inquisition. —
III. L’Expression du Sentiment religieux dans les Œuvres d’Art 29
Chapitre III. — Les Mœurs et l’Art. — La Morale et la Virtuosité 53
Chapitre IV. — ■ L’État dame des Italiens pendant la dernière Période de la Renaissance.
— Parallèle entre l’Art, la Science et la Littérature. — Conditions spéciales de l’Art.
— La Décadence naît de la Perfection Hi
Chapitre V. — La Tradition. — I. Les Sources : Ruines et Musées. — IL Les Sujets. —
L’Allégorie. — III. Influence de l’Antiquité sur le Style. — IV. L’Étude du Nu. . . 107
Chapitre VI. — Le Réalisme. — I. Les Sujets. — IL L’Interprétation. — III. L’Exécution :
le Modèle vivant et le Document anatomique. — IV. Le Costume. — V. Les Artistes
septentrionaux en Italie 129
Chapitre VIL — I. L’Esthétique de la Fin de la Renaissance. — IL L’Arétin et la
Critique d’Art. — Vasari et l’Histoire de l’Art. — III. La Condition des Artistes. . 169
LIVRE IL — les mécènes. — encouragement des arts et propagande de la
renaissance. — groupement régional des écoles ....... 199
Chapitre I. — Les Milieux italiens pendant la dernière Période de la Renaissance. —
Florence et la Toscane. — • Sienne. — Pérouse et l'Ombrie 201
HISTOIRE DE L’ART PENDANT LA RENAISSANCE.
7 56
Chapitre II. — Rome et les États Pontificaux. — Adrien VI et la Réaction contre la
Renaissance. — Clément VII et le Sac de Rome. — Paul III et les Farnèse. — Les
derniers Papes humanistes. — Sixte-Quint 225
Chapitre III. — Le Royaume de Naples. — Le Duché d’Urbin. — Pologne et la
Romagne. — Les Duchés de Ferrare et de Mantoue. ... ; 247
Chapitre IV. — Venise et la Vénétie. — Milan et la Lombardie. — Le Piémont. —
Gènes et Andrea Doria 27.3
LIVRE III. — l’architecture, -michel-ange, VIGNOLE, SANSOVINO, PALLADIO. . . 2Q.3
Chapitre I. — L’Architecture de la Fin de la Renaissance. — Les Ouvrages théoriques
et les Ordres. — Les différents Éléments de la Construction et les différents Genres
d’Édifices 2ç5
Chapitre IL — Les Écoles d’Architecture de la Fin de la Renaissance. — Florence et
Rome : Peruzzi, San Gallo, Michel-Ange et Vignole. — Venise, Vérone et Vicence :
Sansovino, San Micheli et Palladio 327
LIVRE IV. — la sculpture. — michel-ange . 35q
Chapitre I. — La Sculpture de la Fin de la Renaissance. — Les Procédés. — Les Idées
et les Sujets. — Le Style 36 1
Chapitre II. — Michel-Ange sculpteur 3yi
Chapitre III. — Les derniers Sculpteurs de la Renaissance. — Rustici et Jac. Sansovino.
- Cellini. — - Leone Leoni. — Jean Bologne. — Les Sculpteurs de Naples, de la
Sicile et de Venise 409
LIVRE V. — la peinture. — michel-ange. — sodoma. — le corrége. — les
VÉNITIENS. — BERNARDINO LUINI 447
Chapitre I. — Supériorité de la Peinture sur la Sculpture. — Les Sujets. — Le Style.
— Le Portrait et le Paysage. — Les Procédés. — Groupement des Écoles 449
Chapitre IL — Michel- Ange peintre 467
Chapitre III. L’École florentine. — Andrea del Sarto. — Les Petits Maîtres. -
Bronzino 4Q5
Chapitre IV. — Sodoma et l’École siennoise 5i5
Chapitre V. — L’École ombrienne. — L’École romaine : Jules Romain. — Les Écoles
de Naples, de Bologne et de Ferrare. — Garofalo et Dosso Dossi 537
Chapitre VI. — Le Corrège et l’École de Parme 56 7
Chapitre VIL L’École vénitienne : les derniers Disciples des Bellin. — Carpaccio et
Cima. — Les Novateurs : Giorgione. — Sebastiano del Piornbo. — Les Palma. . . 583
Chapitre VIII. — Le Titien 621
Chapitre IX. — Paul Véronèse. — Le Tintoret. — Les derniers Vénitiens 641
TABLE DES CHAPITRES.
/J/
Chapitre X. — L’École milanaise. — Les Élèves de Léonard de Vinci. — Bernardino
Luini. — L’École lombarde
Ô67
LIVRE VI. — LA GRAVURE. — LES ARTS DÉCORATIFS 6ç5
Chapitre unique. — La Gravure. — Les Arts décoratifs. — La Glyptique et l’Art du
Médailleur. — L’Orfèvrerie. — Le Mobilier. — La Miniature. — La Mosaïque. -
La Peinture sur verre. — La Céramique. — La Peinture en matières textiles. —
La Reliure 697
TABLES.
Table des gravures insérées dans le texte ........ 7.35
Table des planches hors texte • 741
Table alphabétique des matières et des noms 755
Modèle de vase composé par Serlio.
PARIS. — IMPRIMERIE GENERALE LAHURE
Q, RUE D E I-LEUR US, Q.
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